Louis Aragon

Ah le vers entre mes mains mes vieilles mains gonflées nouées de veines se brise et l’orage de la prose sillonnée de grêle et d’éclairs
s’abat toute mesure perdue sur le poème lâché comme un chien débridé qui court à droite et à gauche flairant tournant cherchant la rime
tombée à terre et cela fait un joli désastre tout ce verre de Venise en morceaux où la bête échappée hurle à douleur et le sang paraît à ses pattes si bien qu’il n’y a plus qu’à se laisser emporter par le torrent par le langage sans autre frein que la souffrance le souffle le cœur défaillant la chute et les genoux couronnés la sueur tout le long du corps détraqué qu’occupe un bondissement déréglé dans sa cage d’os
la guerre c’était hier car quarante ans ça passe vite sur la carcasse la guerre d’il y a quarante ans et cette autre qui vint en l’an quarante est-ce que nous ne sommes pas tous les enfants de ce monstre qu’on croit mort à chaque fois qu’il n’est qu’endormi n’avons-nous pas au front de notre tête au fond de notre chair à notre nuque prête à ployer à nouveau la marque du monstre dont nous sommes sortis la guerre
et nos bouches pâles parlent contre le ventre qui nous a portés qui nous a faits à sa semblance horrible et rien n’est plus pacifique à l’entendre que le soldat couvert du sang versé qui jure que c’est fini plus jamais plus jamais il ne versera le sang d’autrui même si on lui joue de la musique même si on lui raconte des histoires de fantômes si on lui donne de belles bottes neuves pour cacher cette tristesse des pieds las
la guerre c’est de la guerre que je parlais quand la prose s’y est mise comme la misère sur le pauvre monde et bien sûr que tout me paraît pauvre enfantin qui s’arrête au bout de quelques syllabes comme un qui balbutie pour dire l’énorme dévastation mais la prose la prose ici croyez-m’en ce n’est pas l’impuissance à décrire l’horreur ici qui la ramène écumante soufflante haletante hors d’elle animal traqué ce n’est pas la guerre hors d’échelle toujours et toujours dévorante ce n’est pas la guerre la mémoire le spectre de ce qu’elle fut et j’ai vu la Woëvre à tombe ouverte j’ai vu la Champagne dépouillée de gencives sur ce ricanement de squelette et la forêt d’Argonne avec l’épouvante des patrouilles égarées les sables la tourbe de la Somme et le long dos d’âne disputé du Chemin des Dames cette arête vive du massacre et j’ai vu l’intermède espagnol jetant ses cadavres sur la route et Valence nocturne et bleue Madrid plein de coups de feu le torrent d’hommes qui reflue aux défilés avec les larmes de l’enfance au Boulou tout ce retour d’apocalypse préfigurant les mille nationales de la mort leurs détours et leurs stratagèmes de Tirlemont à Angoulême ô noyés de Dunkerque cimetière de proues ô cohue aux ponts de la Loire et le Piège sur les fuyards refermé que des oiseaux de feu jubilant cernent et piquent sont-ce les jeux du cirque et le pas de fer des chars me dispense enfin de compter sur mes doigts l’ânonnement alexandrin non ce n’est pas la guerre je vous dis ce n’est pas
la guerre abattant sur moi cette trombe ce déferlement qui ne sait d’où il vient où il va ce qu’il fait qui me roule m’ emporte me traîne me rejette et me reprend me met en pièces me balaye et me balance m’enlève au haut de sa vague et je tombe je tombe je tombe de son retrait ce n’est pas la guerre je vous dis mais la vie ma vie notre vie
simplement la vie de tous les jours qui ne s’arrête pas quand j’écris un poème la prose de tous les jours la haine de tous les jours la nuit de tous les jours la mise en pièces coutumière un mal banal à chaque respiration réinventée la douleur mesquinement immense et que disais-je
Et le pis est qu’à tous les pas je heurte contre ce que j’aime
et le pis est que la déchirure passe par ce que j’aime et que c’est dans ce que j’aime que je gémis dans ce que j’aime que je saigne et que c’est dans ce que j’aime qu’on me frappe qu’on me broie qu’on me réduit qu’on m’agenouille qu’on m’humilie qu’on me désarçonne qu’on me prend en traître qu’on fait de moi ce fou ce perdu cette clameur démente et le pis est que chaque mot que chaque cri chaque sanglot comme un écho retourne blesser d’où il sort et cette longue peur que j’ai de lui comme un boomerang inhumain suivez sa courbe en haut de l’air et voyez donc comme il revient le meurtrier par une merveille physique
comme il revient frapper d’abord ce que je voulais protéger ce dont j’écartais son tranchant son cheminement assassin ce qui m’est plus cher que ma chair et le dedans de ma pensée ce qui m’est l’être de mon être ma prunelle ma douceur ma joie majeure mon souci tremblant mon haleine mon coeur comme un oiseau tombé du nid ma déraisonnable raison mes yeux ma maison ma lumière ce par quoi je comprends le ciel la feuille l’eau départagés le juste et l’injuste écarté de ses brumes le bien et comme le baiser d’une aube la bonté
Laissez-moi laissez-moi je ne puis pas voir souffrir ce que j’aime et je dis des choses sans lien comme des plaies ouvertes et je pose des simples sur les brûlures je propose des remèdes usés je répète les mots des anciennes superstitions oubliées je refais les gestes des rebouteux je mets la maladresse de mes doigts où cela souffre et ce vent qui traverse ma lèvre dérisoire l’imbécile qui croit dire ce que cela fait en moi quand je détourne la lâcheté de mes yeux laissez-moi je ne puis pas voir souffrir ce que j’aime je fais souffrir ce que j’aime à refuser de le voir souffrir je ne puis pas je ne puis pas que ce soit moi du moins qui flambe et grille et me torde écartelez-moi je vous en supplie moi seul écorchez-moi laissez-moi souffrir pour ce que j’aime donne -moi ta main donne-moi ton mal passe-moi le feu qui t’habite passe-moi ce feu qu’il te quitte et qu’il se mette à se nourrir de moi de moi seul de mes fibres mes muscles mes nerfs que je l’emporte loin de toi que je l’emporte ah laissez-moi le détourner dans mes bras contre mon ventre l’enserrer qu’il se propage à mes entrailles qu’il me morde moi et nul autre moi changé en signal en torche en incendie en cendres ah pluie étouffante des cendres brûlante pluie enfin qui va descendre pluie de moi seul à la fin consumé
Laissez-moi la tourmente des phrases fait voler des bouts de papier griffonnés des sortes de papillons noirs et bruns les vestiges d’hier une écriture déchirée
Nul ne peut lire les mots de l’encre après la flamme ni
que cette poussière qui retombe ne fut qu’une longue une seule une interminable lettre amour interminée»

Le roman inachevé, 1956.

François-René de Chateaubriand

Le jeune Chateaubriand (Anne-Louis Girodet), v 1790.

«J’ai jeté un dernier regard sur les montagnes du nord que les brouillards du soir couvraient d’un rideau blanc, sur la vallée du midi, sur l’ensemble du paysage, et je suis retourné à ma chambre solitaire. À une heure du matin, le vent soufflant avec violence, je me suis levé, et j’ai passé le reste de la nuit sur la terrasse. Le ciel était chargé de nuages, la tempête mêlait ses gémissements, dans les colonnes du temple, au bruit de la cascade: on eût cru entendre des voix tristes sortir des soupiraux de l’antre de la Sibylle. La vapeur de la chute de l’eau remontait vers moi du fond du gouffre comme une ombre blanche: c’était une véritable apparition. Je me croyais transporté au bord des grèves ou dans les bruyères de mon Armorique, au milieu d’une nuit d’automne; les souvenirs du toit paternel effaçaient pour moi ceux des foyers de César: chaque homme porte en lui un monde composé de tout ce qu’il a vu et aimé, et où il rentre sans cesse, alors même qu’il parcourt et semble habiter un monde étranger.»

Voyage en Italie (1803-1804)

Charlotte Delbo (1913 -1985)

Paris V. Rue Lacépède n°33.

Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants

Vous qui passez
bien habillés de tous vos muscles
un vêtement qui vous va bien
qui vous va mal
qui vous va à peu près
vous qui passez
animés d’une vie tumultueuse aux artères
et bien collée au squelette
d’un pas alerte sportif lourdaud
rieurs renfrognés, vous êtes beaux
si quelconques
si quelconquement tout le monde
tellement beaux d’être quelconques
diversement
avec cette vie qui vous empêche
de sentir votre buste qui suit la jambe
votre main au chapeau
votre main sur le cœur
la rotule qui roule doucement au genou
comment vous pardonner d’être vivants…
Vous qui passez
bien habillés de tous vos muscles
comment vous pardonner
ils sont morts tous
vous passez et vous buvez aux terrasses
vous êtes heureux elle vous aime
mauvaise humeur souci d’argent
comment comment
vous pardonner d’être vivants
comment comment
vous ferez-vous pardonner
par ceux-là qui sont morts
pour que vous passiez
bien habillés de tous vos muscles
que vous buviez aux terrasses
que vous soyez plus jeunes chaque printemps

Je vous en supplie
Faites quelque chose
Apprenez un pas
Une danse
Quelque chose qui vous justifie
Qui vous donne le droit
D’être habillés de votre peau de votre poil
Apprenez à marcher et à rire
Parce que ce serait trop bête
A la fin
Que tant soient morts
Et que vous viviez
Sans rien faire de votre vie.

Je reviens
d’au-delà de la connaissance
il faut maintenant désapprendre
je vois bien qu’autrement
je ne pourrais plus vivre.

Et puis
mieux vaut ne pas y croire
à ces histoires
de revenants
plus jamais vous ne dormirez
si jamais vous les croyez
ces spectres revenants
ces revenants
qui reviennent
sans pouvoir même expliquer comment.

Une connaissance inutile, 1970.

Charlotte Delbo (1913 – 1985)

Charlotte Delbo. Photo anthropométrique prise le 17 mars 1942 par le service de l’identité judiciaire

Charlotte Delbo est née le 10 août 1913 à Vigneux-sur-Seine. Elle est morte le 1er mars 1985 à Paris.
Issue d’une famille d’ouvriers italiens, elle adhère en 1932 aux Jeunesses communistes, puis en 1936 à l’Union des jeunes filles de France fondée par Danielle Casanova. A l’Université ouvrière, elle rencontre en 1934 son futur mari, le militant communiste Georges Dudach, formé à Moscou, qu’elle épouse en 1936.
Elle travaille avant la guerre comme assistante du metteur en scène Louis Jouvet. Pendant l’Occupation, après avoir hésité, elle part avec lui et la troupe de l’Athénée en Amérique du Sud en mai 1941. Elle revient à Paris le 15 novembre1941.
Elle s’engage alors dans la Résistance avec son mari. Ils font partie du «groupe Politzer», chargé de la publication des Lettres françaises dont Jacques Decour est le rédacteur en chef. Charlotte Delbo est chargée de l’écoute de Radio Londres et de Radio Moscou qu’elle prend en sténo ainsi que de la dactylographie des tracts et revues.
Charlotte Delbo et son mari sont arrêtés le 2 mars 1942 au 93 rue de la Faisanderie (16e arrondissement de Paris) par les Brigades spéciales,. Georges Dudach est fusillé au fort du Mont-Valérien le 23 mai 1942, à l’âge de 28 ans. Elle est déportée à Auschwitz par le convoi du 24 janvier 1943 parmi 230 femmes. Elle sera l’une des 49 rescapées de ce convoi.
Elle écrira des années plus tard son indispensable trilogie Auschwitz et après.
Aucun de nous ne reviendra (1965)
Une connaissance inutile (1970)
Mesure de nos jours (1971)

De 1965 à 1972, j’ai habité Vigneux-sur-Seine. Charlotte Delbo est enterré dans le même cimetière que mon père et ma seconde mère.

Ô vous qui savez…
Ô vous qui savez
saviez-vous que la faim fait briller les yeux que la soif les ternit
Ô vous qui savez
saviez-vous qu’on peut voir sa mère morte
et rester sans larmes
Ô vous qui savez
saviez-vous que le matin on veut mourir
que le soir on a peur
Ô vous qui savez
saviez-vous qu’un jour est plus qu’une année
une minute plus qu’une vie
Ô vous qui savez
saviez-vous que les jambes sont plus vulnérables que les yeux
les nerfs plus durs que les os
le cœur plus solide que l’acier
Saviez-vous que les pierres du chemin ne pleurent pas
qu’il n’y a qu’un mot pour l’épouvante
qu’un mot pour l’angoisse
Saviez-vous que la souffrance n’a pas de limite
l’horreur pas de frontière
Le saviez-vous
Vous qui savez.

Auschwitz et après : Aucun de nous ne reviendra (Editions de Minuit, 1970)

Charles Baudelaire

Illustration pour “Les Fleurs du Mal” de Charles Baudelaire – 1917. (Georges Antoine Rochegrosse 1859-1938),

L’Amour du mensonge

Quand je te vois passer, ô ma chère indolente,
Au chant des instruments qui se brise au plafond
Suspendant ton allure harmonieuse et lente,
Et promenant l’ennui de ton regard profond;

Quand je contemple, aux feux du gaz qui le colore,
Ton front pâle, embelli par un morbide attrait,
Où les torches du soir allument une aurore,
Et tes yeux attirants comme ceux d’un portrait,

Je me dis: Qu’elle est belle! et bizarrement fraîche!
Le souvenir massif, royale et lourde tour,
La couronne, et son cœur, meurtri comme une pêche,
Est mûr, comme son corps, pour le savant amour.

Es-tu le fruit d’automne aux saveurs souveraines?
Es-tu vase funèbre attendant quelques pleurs,
Parfum qui fait rêver aux oasis lointaines,
Oreiller caressant, ou corbeille de fleurs?

Je sais qu’il est des yeux, des plus mélancoliques,
Qui ne recèlent point de secrets précieux;
Beaux écrins sans joyaux, médaillons sans reliques,
Plus vides, plus profonds que vous-mêmes, ô Cieux!

Mais ne suffit-il pas que tu sois l’apparence,
Pour réjouir un cœur qui fuit la vérité?
Qu’importe ta bêtise ou ton indifférence?
Masque ou décor, salut! J’adore ta beauté.

Les Fleurs du mal. Tableaux parisiens. 1861.

Les promesses d’un visage

J’aime, ô pâle beauté, tes sourcils surbaissés,
D’où semblent couler des ténèbres,
Tes yeux, quoique très noirs, m’inspirent des pensers
Qui ne sont pas du tout funèbres.

Tes yeux, qui sont d’accord avec tes noirs cheveux,
Avec ta crinière élastique,
Tes yeux, languissamment, me disent : ” Si tu veux,
Amant de la muse plastique,

Suivre l’espoir qu’en toi nous avons excité,
Et tous les goûts que tu professes,
Tu pourras constater notre véracité
Depuis le nombril jusqu’aux fesses ;

Tu trouveras au bout de deux beaux seins bien lourds,
Deux larges médailles de bronze,
Et sous un ventre uni, doux comme du velours,
Bistré comme la peau d’un bonze,

Une riche toison qui, vraiment, est la soeur
De cette énorme chevelure,
Souple et frisée, et qui t’égale en épaisseur,
Nuit sans étoiles, Nuit obscure ! “

Les épaves, 1866

Dessin de Charles Baudelaire (Edouard Manet) 1862.

Michel Eyquem de Montaigne

Portrait présumé de Montaigne par un auteur anonyme (anciennement attribué à Dumonstier) repris par Thomas de Leu pour orner l’édition des Essais de 1608. Chantilly, Musée Condé.

Des cannibales

(…) Trois d’entre eux, ignorant combien coûtera un jour à leur repos et à leur bonheur la connaissance des corruptions de deçà, et que de ce commerce naîtra leur ruine, comme je présuppose qu’elle soit déjà avancée, bien misérables de s’être laissé piper au désir de la nouvelleté, et avoir quitté la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre, furent à Rouen, du temps que leur feu roi Charles neuvième y était. Le Roi parla à eux longtemps; on leur fit voir notre façon, notre pompe, la forme d’une belle ville. Après cela, quelqu’un en demanda à leur avis, et voulut savoir d’eux ce qu’ils y avaient trouvé de plus admirable;ils répondirent trois choses, d’où j’ai perdu la troisième, et en suis bien marri; mais j’en ai encore deux en mémoire. Ils dirent qu’ils trouvaient en premier lieu fort étrange que tant de grands hommes, portant barbe, forts et armés, qui étaient autour du Roi (il est vraisemblable qu’ils parlaient des Suisses de sa garde), se soumissent à obéir à un enfant, et qu’on ne choisissait plutôt quelqu’un d’entre eux pour commander; secondement (ils ont une façon de leur langage telle, qu’ils nomment les hommes moitié les uns des autres) qu’ils avaient aperçu qu’il y avait parmi nous des hommes pleins et gorgés de toutes sortes de ­commodités, et que leurs moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnés de faim et de pauvreté; et trouvaient étrange comme ces moitiés ici nécessiteuses pouvaient souffrir une telle injustice, qu’ils ne prissent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons.

Je parlai à l’un deux fort longtemps; mais j’avais un truchement qui me suivait si mal et qui était si empêché à recevoir mes imaginations par sa bêtise, que je n’en pus tirer guère de plaisir. Sur ce que je lui demandai quel fruit il recevait de la supériorité qu’il avait parmi les siens (car c’était un capitaine, et nos matelots le nommaient Roi), il me dit que c’était marcher le premier à la guerre; de combien d’hommes il était suivi, il me montra un espace de lieu, pour signifier que c’était autant qu’il en pourrait en un tel espace, ce pouvait être quatre ou cinq mille hommes; si, hors la guerre, toute son autorité était expirée, il dit qu’il lui en restait cela que, quand il visitait les villages qui dépendaient de lui, on lui dressait des sentiers au travers des haies de leurs bois, par où il pût passer bien à l’aise.

Tout cela ne va pas trop mal: mais quoi, ils ne portent point de hauts-de-chausses!

Essais, I, 31, 1580-1592. Orthographe modernisée, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade.

France Bloch-Sérazin (1913-1943)

J’ai lu avec grand intérêt France Bloch-Sérazin– Une femme en résistance (1913-1943) de l’historien Alain Quella-Villéger, publié par les Editions Les femmes, 296 pages, 18 €. C’est une enquête complète, précise et agréable à lire, malgré parfois quelques approximations et errata ici ou là. Les lettres sont particulièrement émouvantes.

La journaliste et romancière Ania Francos avait publié en 1978, aux éditions Stock, Il était des femmes dans la Résistance avec un beau portrait de France Bloch en couverture. Elle rendait hommage à cette grande résistante et s’interrogeait: «Je me demande pourquoi le parti a pratiquement sanctifié Danielle Casanova et n’a consacré que quelques petites brochures à France. Il est vrai que cette dernière ne dirigeait pas l’Union de jeunes femmes de France.»

France Bloch [France Bloch-Sérazin, après son mariage avec Frédéric Sérazin] est née le 21 février 1913 à Paris. C’était la fille de l’écrivain Jean-Richard Bloch (1884-1947) et de Marguerite Bloch, née Herzog (1886-1975). sa mère était la sœur de l’écrivain André Maurois (1885-1967). France Bloch avait un frère (Michel 1911-2000) et deux sœurs (Marianne 1909-2003 et Claude 1915-2009). Titulaire d’une licence de chimie générale en juin 1934, elle entra comme assistante au Service central de la Recherche scientifique de l’Institut de chimie, rue Pierre Curie à Paris, et poursuivit jusqu’à la guerre des travaux de recherche.

En mai 1939, elle épousa Frédéric Sérazin, ouvrier métallurgiste chez Hispano-Suiza depuis 1935 et militant communiste. Ils eurent un fils, Roland, en janvier 1940.

Cette militante communiste, résistante de la première heure, fut la chimiste de l’Organisation spéciale (OS) puis des Francs-tireurs et partisans. En effet, elle entra en 1941 dans un des premiers groupes FTPF, dirigé par Raymond Losserand (1903-1942), conseiller municipal communiste du XIVe arrondissement de Paris. Elle installa un laboratoire rudimentaire dans un logement de deux pièces, 1 avenue Debidour dans XIXe arrondissement et fabriqua des bombes et des explosifs qui furent utilisés dans la lutte armée. Elle était en liaison avec le groupe de l’Ouest, commandé par le colonel Fabien et le colonel Dumont. Le 16 mai 1942, elle fut arrêtée par la police française en raison de ses activités. Après de terribles interrogatoires, la torture et quatre mois de cellule, elle comparut devant un tribunal spécial allemand. Elle fut condamnée à la peine de mort comme dix-huit autres co-inculpés le 30 septembre 1942. Ces derniers furent immédiatement exécutés au stand de tir de Balard (XVe arr.). France Bloch fut déportée en Allemagne le 10 décembre 1942 et enfermée dans une forteresse à Lübeck Le 12 février 1943, elle fut guillotinée à Hambourg dans la cour de la maison d’arrêt, Elle n’avait pas encore trente ans.

Son mari fut arrêté en février 1940. Il s’évada deux fois, mais repris à chaque fois. Résistant en zone sud, il fut arrêté par la Milice et la Gestapo à Saint-Étienne (Loire) le 15 juin 1944, torturé et assassiné le même jour. Son cousin germain, Jean-Louis Wolkowitsch, né aussi en 1913, fut arrêté le même jour qu’elle et fusillé comme otage le 11 août 1942 au Mont-Valérien. Sa grand-mère, Louise Laure Bloch, raflée à Néris-les-Bains le 12 mai 1944, mourut à Auschwitz le 4 juin 1944.

Les survivants (Louis Aragon)

A Jean-Richard Bloch

J’ai rencontré portant ses yeux de porcelaine
Celle qui vit son coeur mis en mille morceaux
Et mon ami qui rêve à sa reine lointaine
Dont l’ombre fuit dans les ruisseaux

J’ai rencontré jouet de nos jours mécaniques
Cet autre qui revint pour ne plus retrouver
Son amour emporté par le vent tyrannique
Comme une lettre inachevée

J’ai rencontré l’amant la sœur le fils la mère
Celle qui se refuse à ne pas croire absent
L’enfant qui n’écrit plus et qui tourne en chimère
Á l’horizon couleur du sang

Ils vivent d’une vie étrange et machinale
Le silence est en eux quand ils parlent pourtant
Quel songe déplient-ils en ouvrant le journal
Ô saveur de cendre du temps

Ce que vous pourriez dire ils le savent d’avance
N’allez pas leur parler surtout des disparus
Nuir des propos polis et de la survivance
Voyez-les traverser la rue

Ils vont chez le coiffeur ou font cuire la soupe
Vous n’arriverez pas à les prendre en défaut
Vous n’arriverez pas à faire qu’ils se coupent
Ils font tous les gestes qu’il faut

Ils ont su de la mort qu’ils étaient deux au monde
Quelle force mon Dieu les peut donc habiter
Un bonheur divisé se pourrait-il qu’il fonde
Cette incroyable dignité

Miroir intérieur ma terrible mémoire
Á qui vit sans son coeur tout semble indifférent
Mais tout est différent quand à ce foyer noir
Le feu de la haine reprend

Car il faut la nommer l’inhumaine l’humaine
Sans qui nous ne pourrions ni vivre ni marcher
C’est la sainte vertu qui te porte la haine
Honte à qui s’en voudrait cacher

Cela vous fait frémir Vous n’avez à la bouche
Que les mots de l’amour Comment voulez-vous donc
Aujourd’hui sans objet que ces mots-là nous touchent
Pour un sacrilège pardon

L’amour nous le gardons à ceux-là qui partirent
Et dont la voix n’a plus d’écho que notre voix
Pardonner ce serait oublier leur martyre
Ce serait les tuer deux fois

                              

Stéphane Mallarmé

Stéphane Mallarmé (Pierre-Auguste Renoir). 1892. Versailles, Musée National du Château.

Renouveau

Le printemps maladif a chassé tristement
L’hiver, saison de l’art serein, l’hiver lucide,
Et, dans mon être à qui le sang morne préside
L’impuissance s’étire en un long bâillement.

Des crépuscules blancs tiédissent sous mon crâne
Qu’un cercle de fer serre ainsi qu’un vieux tombeau
Et triste, j’erre après un rêve vague et beau,
Par les champs où la sève immense se pavane

Puis je tombe énervé de parfums d’arbres, las,
Et creusant de ma face une fosse à mon rêve,
Mordant la terre chaude où poussent les lilas,

J’attends, en m’abîmant que mon ennui s’élève…
– Cependant l’Azur rit sur la haie et l’éveil
De tant d’oiseaux en fleur gazouillant au soleil.

Poésies, 1866.

Stéphane Mallarmé. Lettre du 27 juin 1884 à Léo d’Orfer, parue dans La Vogue, 18 avril 1886.
«Définissez la Poésie», lui demande la revue La Vogue en 1884. Par retour du courrier :
«La Poésie est l’expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence : elle doue ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle.»

Bertrand Maréchal, professeur à l’Université de Paris-Sorbonne, publie chez Gallimard la Correspondance 1854-1898 de Stéphane Mallarmé. Nouvelle édition augmentée en un volume. 65 euros. 3 340 lettres. Parution: 28 mars 2019.

Guy de Maupassant

Guy de Maupassant (Félix Nadar) 1888.

Temples grecs
Rien de moins dangereux aujourd’hui que de parcourir cette Sicile redoutée, soit en voiture, soit à cheval, soit même à pied. Toutes les excursions les plus intéressantes, d’ailleurs, peuvent être accomplies presque entièrement en voiture. La première à faire est celle du temple de Ségeste.
Tant de poètes ont chanté la Grèce que chacun de nous en porte l’image en soi ; chacun croit la connaître un peu, chacun l’aperçoit en songe telle qu’il la désire.
Pour moi, la Sicile a réalisé ce rêve ; elle m’a montré la Grèce ; et quand je pense à cette terre si artiste, il me semble que j’aperçois de grandes montagnes aux lignes douces, au lignes classiques, et, sur les sommets, des temples, ces temples sévères, un peu lourds peut-être, mais admirablement majestueux, qu’on rencontre partout dans cette île.
Tout le monde a vu Paestum et admiré les trois ruines superbes jetées dans cette plaine nue que la mer continue au loin, et qu’enferme, de l’autre côté, un large cercle de monts bleuâtres. Mais si le temple de Neptune est plus parfaitement conservé et plus pur (on le dit) que les temples de Sicile, ceux-ci sont placés en des paysages si merveilleux, si imprévus, que rien au monde ne peut faire imaginer l’impression qu’ils laissent à l’esprit.
Quand on quitte Palerme, on trouve d’abord le vaste bois d’orangers qu’on nomme la Conque d’or ; puis le chemin de fer suit le rivage, un rivage de montagnes rousses et de rochers rouges. La voie enfin s’incline vers l’intérieur de l’île et on descend à la station d’Alcamo-Calatafimi.
Ensuite on s’en va, à travers un pays largement soulevé, comme une mer, de vagues monstrueuses et immobiles. Pas de bois, peu d’arbres, mais des vignes et des récoltes ; et la route monte entre deux lignes ininterrompues d’aloès fleuris. On dirait qu’un mot d’ordre a passé parmi eux pour leur faire pousser vers le ciel, la même année, presque au même jour, l’énorme et bizarre colonne que les poètes ont tant chantée. On suit, à perte de vue, la troupe infinie de ces plantes guerrières, épaisses, aiguës, armées et cuirassées, qui semblent porter leur drapeau de combat.
Après deux heures de route environ, on aperçoit tout à coup deux hautes montagnes, reliées par une pente douce, arrondie en croissant d’un sommet à l’autre, et, au milieu de ce croissant, le profil d’un temple grec, d’un de ces puissants et beaux monuments que le peuple divin élevait à ses dieux humains.
Il faut, par un long détour, contourner l’un de ces monts, et en découvre de nouveau le temple qui se présente alors de face. Il semble maintenant appuyé à la montagne, bien qu’un ravin profond l’en sépare ; mais elle se déploie derrière lui, et au-dessus de lui, l’enserre, l’entoure, semble l’abriter, le caresser. Et il se détache admirablement avec ses trente-six colonnes doriques, sur l’immense draperie verte qui sert de fond à l’énorme monument, debout, tout seul, dans cette campagne illimitée.
On sent, quand on voit ce paysage grandiose et simple, qu’on ne pouvait placer là qu’un temple grec, et qu’on ne pouvait le placer que là. Les maîtres décorateurs qui ont appris l’art à l’humanité, montrent, surtout en Sicile, quelle science profonde et raffinée ils avaient de l’effet et de la mise en scène. Je parlerai tout à l’heure des temples de Girgenti. Celui de Ségeste semble avoir été posé au pied de cette montagne par un homme de génie qui avait eu la révélation du point unique où il devait être élevé. Il anime, à lui seul, l’immensité du paysage ; il la fait vivante et divinement belle.
Sur le sommet du mont, dont on a suivi le pied pour aller au temple, on trouve les ruines du théâtre.
Quand on visite un pays que les Grecs ont habité ou colonisé, il suffit de chercher leurs théâtres pour trouver les plus beaux points de vue. S’ils plaçaient leurs temples juste à l’endroit où ils pouvaient donner le plus d’effet, où ils pouvaient le mieux orner l’horizon, ils plaçaient, au contraire, leurs théâtres juste à l’endroit d’où l’oeil pouvait le plus être ému par les perspectives.
Celui de Ségeste, au sommet d’une montagne, forme le centre d’un amphithéâtre de monts dont la circonférence atteint au moins cent cinquante à deux cents kilomètres. On découvre encore d’autres sommets au loin, derrière les premiers ; et, par une large baie en face de vous, la mer apparaît, bleue entre les cimes vertes.
Le lendemain du jour où l’on a vu Ségeste, on peut visiter Sélinonte, immense amas de colonnes éboulées, tombées tantôt en ligne, et côte à côte, comme des soldats morts, tantôt écroulées en chaos.
Ces ruines de temples géants, les plus vastes qui soient en Europe, emplissent une plaine entière et couvrent encore un coteau, au bout de la plaine. Elles suivent le rivage, un long rivage de sable pâle, où sont échouées quelques barques de pêche, sans qu’on puisse découvrir où habitent les pêcheurs. Cet amas informe de pierres ne peut intéresser, d’ailleurs, que les archéologues ou les âmes poétiques, émues par toutes les traces du passé. (…)
Gil Blas, 8 septembre 1885.

Temple de Ségeste (ou Temple de Héra) Fin du Ve siècle av. J.-C.

Jean-Paul Michel

Sélinonte. Temple E consacré à Héra.

«Un signe nous sommes, et privé de sens…»

De Sélinonte en son Chaos se pourraient relever les pierres, mais le sens, à coup sûr, est perdu.
Les plus hautes figures d’art non plus n’échappent donc pas à la perte.
Cet avertissement est de ceux qui se peuvent mal entendre d’un vivant qui écrit.
L’oublier grèverait pourtant d’une lourde hypothèque le sérieux d’écrire, la qualité de savoir, le courage nécessaires à qui veut, du moins, enregistrer un peu de l’irrécusable réel.

Que «les poètes fondent ce qui demeure» est du petit nombre de ces vérités dont ne peut douter l’historien de cette surprise: qu’il y ait de l’être. Mais de ce que signifie ici, «demeurer», comment ne pas former une acception restreinte, dès lors qu’à ce point saisit l’énormité du Chaos?
Si Ségeste – son Théâtre -, pouvait témoigner d’une certaine résistance à l’effacement, Sélinonte, qu’elle travailla à détruire, témoigne, avec une éloquence presque excessive, de ce que la ruine n’épargne rien.
Chaos les piliers des temples!
Chaos les fortifications militaires cyclopéennes!
Chaos, l’agora perdue!
Chaos! Chaos! Chaos!
Qu’à ce point le sens se perde, des figures de la Prière, de l’Adjuration, de l’Appel, jette une ombre mortelle sur les architectures les plus hautes.

«Un signe nous sommes, et privé de sens». Sélinonte matérialise visiblement ce diagnostic. Rien de réel, sinon au prix de ce dernier savoir.

La vie profane en son entier se fait alors connaître pour ce qu’elle est: efforts émouvants pour éloigner la douleur, nier le mal, oublier le non-sens et la mort.
«Dansent et chantent les Génies de la légèreté, de la gaie volonté d’ignorer!» Du plaisir des formes! De la jouissance de la lumière! Des fruits savoureux du jour! «Oh sans doute est-il bon qu’ils dansent, chantent, oublient!» Cette gaieté, le temps qu’elle dure, dispense de pleurs, d’alarmes, allège, sauve.

L’art n’efface pas la perte. Il lui répond.

Route de Sélinonte. août 1994.

“Défends-toi, Beauté violente!” Poésie/Gallimard, 2019.

Jean-Paul Michel.