Philippe Jaccottet

Philippe Jaccottet.

L’ignorant

Plus je vieillis et plus je croîs en ignorance,
plus j’ai vécu, moins je possède et moins je règne.
Tout ce que j’ai, c’est un espace tour à tour
enneigé ou brillant, mais jamais habité.
Où est le donateur, le guide, le gardien?
Je me tiens dans ma chambre et d’abord je me tais
(le silence entre en serviteur mettre un peu d’ordre),
et j’attends qu’un à un les mensonges s’écartent:
que reste-t-il ? que reste-t-il à ce mourant
qui l’empêche si bien de mourir? Quelle force
le fait encor parler entre ses quatre murs?
Pourrais-je le savoir, moi l’ignare et l’inquiet?
Mais je l’entends vraiment qui parle, et sa parole
pénètre avec le jour, encore que bien vague:

«Comme le feu, l’amour n’établit sa clarté
que sur la faute et la beauté des bois en cendres… »

(L’ignorant 1952-1956, Editions Gallimard, 1957)

Albert Camus

Autres citations tirées d’Actuelles. Deux réponses à Emmanuel d’Astier de la Vigerie.

Première réponse Caliban n°16. Mai 1948.

«Il me semblait, et il me semble toujours, qu’on ne peut pas être du côté des camps de concentration. J’ai compris alors que je détestais moins la violence, que les institutions de la violence.»

«Nous sommes au temps des hurlements et un homme qui refuse cette ivresse facile fait figure de résigné. J’ai le malheur de ne pas aimer les parades, civiles ou militaires. Laissez-moi vous dire cependant, sans élever le ton, que la vraie résignation conduit à l’aveugle orthodoxie et le désespoir aux philosophies de la violence. C’est assez vous dire que je ne me résignerai jamais à rien de ce à quoi vous avez déjà consenti.»

«…Je n’ai pas appris la liberté dans Marx. Il est vrai: je l’ai apprise dans la misère.

«…Et je continue de penser qu’on ne combat pas le mauvais par le pire, mais par le moins mauvais.»

Deuxième réponse La Gauche. Octobre 1948.

«On n’a pas le mérite de sa naissance, on a celui de ses actions. Mais il faut savoir se taire sur elles pour que le mérite soit entier.»

«Mon rôle, je le reconnais, n’est pas de transformer le monde, ni l’homme: je n’ai pas assez de vertu ni de lumières pour cela. Mais il est, peut-être, de servir à ma place les quelques valeurs sans lesquelles un monde, même transformé, ne vaut pas la peine d’être vécu, sans lesquelles un homme, même nouveau, ne vaudra pas d’être respecté. C’est là ce que je veux vous dire avant de vous quitter: vous ne pouvez pas vous passer de ces valeurs, et vous les retrouverez, croyant les recréer. On ne vit pas que de lutte et de haine. On ne meurt pas toujours les armes à la main. Il y a l’histoire et il y a autre chose, le simple bonheur, la passion des êtres, la beauté naturelle. Ce sons aussi des racines, que l’histoire ignore, et l’Europe parce qu’elles les a perdues, est aujourd’hui un désert. »

Répétitions au théâtre Antoine de la pièce Les possédés. Mise en scène par Albert Camus (Jack Garofalo).

Albert Camus

Albert Camus, 17 octobre 1957.

“Ce n’est pas me réfuter que de réfuter la non-violence. Je n’ai jamais plaidé pour elle. Et c’est une attitude qu’on me prête pour la commodité d’une polémique. Je ne pense qu’il faille répondre aux coups par la bénédiction. Je crois que la violence est inévitable, les années d’occupation me l’ont appris. Pour tout dire, il y a eu, en ce temps-là, de terribles violences qui ne m’ont posé aucun problème. Je ne dirai donc point qu’il faut supprimer toute violence, ce qui serait souhaitable, mais utopique, en effet. Je dis seulement qu’il faut refuser toute légitimation de la violence, que cette violence lui vienne d’une raison d’État absolue, ou d’une philosophie totalitaire. La violence est à la fois inévitable et injustifiable. Je crois qu’il faut lui garder son caractère exceptionnel et la resserrer dans les limites qu’on peut. Je ne prêche donc ni la non-violence, j’en sais malheureusement l’impossibilité, ni, comme disent les farceurs, la sainteté: je me connais trop pour croire à la vertu toute pure. Mais dans un monde où on s’emploie à justifier la terreur avec des arguments opposés, je pense qu’il faut apporter une limitation à la violence, la cantonner dans certains secteurs quand elle est inévitable, amortir ces effets terrifiants en l’empêchant d’aller jusqu’au bout de sa fureur. J’ai horreur de la violence confortable. J’ai horreur de ceux dont les paroles vont plus loin que les actes. C’est en cela que je me sépare de quelques-uns de nos grands esprits, dont je m’arrêterai de mépriser les appels au meurtre quand ils tiendront eux-mêmes les fusils de l’exécution.”

Deux réponses à d’Astier de la Vigerie in Actuelles. Écrits politiques, 1950. Gallimard-Folio. Première réponse publiée dans Caliban n°16. Mai 1948.

Emmanuel d’Astier de la Vigerie 1900-1969.

Emmanuel d’Astier de la Vigerie, grand résistant pendant la Seconde Guerre mondiale, fonde en 1941 le mouvement Libération-Sud et le journal Libération, puis devient, en novembre 1943 et jusqu’en septembre 1944, commissaire à l’Intérieur de la France libre. Élu député après-guerre, il est l’un des «compagnons de route» du Parti communiste français, puis devient gaulliste de gauche. Fait unique dans l’ordre de la Libération, ses frères François (1886-1956) et Henri (1897-1952) sont également compagnons de la Libération.

Un grand article de Philippe Lançon sur Camus. Libération 02/01/2010.

https://next.liberation.fr/culture/2010/01/02/camus-cet-etrange-ami_602169

Albert Camus

Photo d’identité d’Albert Camus.

Albert Camus est mort un 4 janvier. Mon père est né un 4 janvier.

https://www.ina.fr/video/I09335535

Albert Camus, L’Eté. La mer au plus près. 1954. «J’ai grandi dans la mer et la pauvreté m’a été fastueuse, puis j’ai perdu la mer, tous les luxes alors m’ont paru gris, la misère intolérable. Depuis, j’attends.»

                                  Carnets, II, 1942-1951 « Celui qui désespère des événements est un lâche, mais celui qui espère en la condition humaine est un fou »

Carnets III (1951-1959) “Mes dix mots préférés : le monde, la douleur, la terre, la mère, les hommes, le désert, l’honneur, la misère, l’été, la mer.”

Carnets III (1951-1959)”Ce que je désire de plus profond aujourd’hui est une mort silencieuse, qui laisserait pacifiés ceux que j’aime”.

Alger. Saint-Eugène. Vue du stade et du cimetière européen.

Albert Camus, Chroniques algériennes 1939-1958.

https://www.ina.fr/video/CAF90037025

Voir l’Algérie de Camus (Belcourt, Tipasa), celle de mon père (Oran, Blida, Alger, Bab el Oued), celle de ma mère (Blida, Alger, Bab el Oued, Saint-Eugène).

Alger. Cimetière de Saint-Eugène.

George Sand – Gustave Flaubert

George Sand – Gustave Flaubert.

George Sand à Gustave Flaubert

Nohant, 8 décembre 1874

Pauvre cher ami,

Je t’aime d’autant plus que tu deviens plus malheureux. Comme tu te tourmentes et comme tu t’affectes de la vie! Car tout ce dont tu te plains, c’est la vie, elle n’a jamais été meilleure pour personne et dans aucun temps. On la sent plus ou moins, on la comprend plus ou moins, on en souffre donc plus ou moins, et plus on est en avant de l’époque où l’on vit, plus on souffre. Nous passons comme des ombres sur un fond de nuages que le soleil perce à peine et rarement, et nous crions sans cesse après ce soleil qui n’en peut mais. C’est à nous de déblayer nos nuages.

Tu aimes trop la littérature, elle te tuera et tu ne tueras pas la bêtise humaine. Pauvre chère bêtise, que je ne hais pas, moi, et que je regarde avec des yeux maternels, car c’est une enfance, et toute enfance est sacrée. Quelle haine tu lui as vouée, quelle guerre tu lui fais ! Tu as trop de savoir et d’intelligence, mon Cruchard, tu oublies qu’il y a quelque chose au-dessus de l’art, à savoir la sagesse, dont l’art à son apogée, n’est jamais que l’expression. La sagesse comprend tout, le beau, le vrai, le bien, l’enthousiasme par conséquent. Elle nous apprend à voir hors de nous quelque chose de plus élevé que ce qui est en nous, et à nous de l’assimiler peu à peu par la contemplation et l’admiration.

Mais je ne réussirais pas à te changer, je ne réussirais même pas à te faire comprendre comment j’envisage et saisis le bonheur, c’est-à-dire l’acceptation de la vie, quelle qu’elle soit! Il y a une personne qui pourrait te modifier et te sauver, c’est le père Hugo, car il a un côté par lequel il est grand philosophe, tout en étant le grand artiste qu’il te faut et que je ne suis pas. Il faut le voir souvent. Je crois qu’il te calmera : moi, je n’ai plus assez d’orage en moi pour que tu me comprennes. Lui je crois qu’il a gardé son foudre et qu’il a tout de même acquis la douceur et la mansuétude de la vieillesse.

Vois-le, vois-le souvent et conte lui tes peines, qui sont grosses, je le vois bien, et qui tournent trop au spleen. Tu penses trop aux morts, tu les crois trop arrivés au repos. Ils n’en ont point. Il sont comme nous, ils cherchent. Ils travaillent à chercher.

Tout mon monde va bien et t’embrasse. Moi, je ne guéris pas, mais j’espère, guerre ou non, marcher encore pour élever mes petites-filles, et pour t’aimer, tant qu’il me restera un souffle.

George Sand

Tu aimes trop la littérature, elle te tuera. Correspondance, de George Sand et Gustave Flaubert, édité par Danielle Bahiaoui, Le Passeur, 672 p., 11,90 €.

Homère

Gustave Flaubert jeune.

Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues. Editions Conard, 1913.

” Homère. N’a jamais existé. — Célèbre par sa façon de rire : un rire homérique.”

Portrait imaginaire d’Homère aveugle. Paris, Louvre.

Sit tibi terra levis

Un ami est parti ce matin. Triste Noël. Adieu, Luc!

Tibulle (en latin Albius Tibullus), né vers 54 ou 50 av. J.-C. et mort en 19-18 av. J.-C..

Tibulle (Elégies, 2, 4, 50):

«Et bene, discedens dicet, placideque quiescas,
Terraque securae sit super ossa levis.»

«Il s’éloignera en disant: «Dors en paisible repos!
Sois tranquille, et que la terre soit légère à tes os!»

Jean Giono.

Jean Giono, L’histoire de Monsieur Jules (L’oiseau bagué):

«Au fond, dans la vie, on a tant de besoin de consolation, de tendresse, de main sur les yeux; et toujours à faire le rodomont et le narquois au milieu du jour, et à rouler ses bras et à bomber sa poitrine, en criant moi, moi, moi, comme si l’on était capable de raser à la main les forêts de toutes les montagnes, et puis, pas plutôt caché, on pleure dans ses doigts.»

Gaston Miron (1928-1998)

Gaston Miron.

Je remercie Jean- Louis Trintignant de m’avoir rappelé ce poème que j’avais tant aimé quand j’avais lu L’homme rapaillé du poète québécois Gaston Miron, il y a bien longtemps.

https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/141218/trintignant-au-firmament-final

La marche à l’amour 
Tu as les yeux pers des champs de rosées
tu as des yeux d’aventure et d’années-lumière
la douceur du fond des brises au mois de mai
dans les accompagnements de ma vie en friche
avec cette chaleur d’oiseau à ton corps craintif
moi qui suis charpente et beaucoup de fardoches
moi je fonce à vive allure et entêté d’avenir
la tête en bas comme un bison dans son destin
la blancheur des nénuphars s’élève jusqu’à ton cou
pour la conjuration de mes manitous maléfiques
moi qui ai des yeux où ciel et mer s’influencent
pour la réverbération de ta mort lointaine
avec cette tache errante de chevreuil que tu as

tu viendras tout ensoleillée d’existence
la bouche envahie par la fraîcheur des herbes
le corps mûri par les jardins oubliés
où tes seins sont devenus des envoûtements
tu te lèves, tu es l’aube dans mes bras
où tu changes comme les saisons
je te prendrai marcheur d’un pays d’haleine
à bout de misères et à bout de démesures
je veux te faire aimer la vie notre vie
t’aimer fou de racines à feuilles et grave
de jour en jour à travers nuits et gués
de moellons nos vertus silencieuses
je finirai bien par te rencontrer quelque part
bon dieu!
et contre tout ce qui me rend absent et douloureux
par le mince regard qui me reste au fond du froid
j’affirme ô mon amour que tu existes
je corrige notre vie

nous n’irons plus mourir de langueur
à des milles de distance dans nos rêves bourrasques
des filets de sang dans la soif craquelée de nos lèvres
les épaules baignées de vols de mouettes
non
j’irai te chercher nous vivrons sur la terre
la détresse n’est pas incurable qui fait de moi
une épave de dérision, un ballon d’indécence
un pitre aux larmes d’étincelles et de lésions profondes
frappe l’air et le feu de mes soifs
coule-moi dans tes mains de ciel de soie
la tête la première pour ne plus revenir
si ce n’est pour remonter debout à ton flanc
nouveau venu de l’amour du monde
constelle-moi de ton corps de voie lactée
même si j’ai fait de ma vie dans un plongeon
une sorte de marais, une espèce de rage noire
si je fus cabotin, concasseur de désespoir
j’ai quand même idée farouche
de t’aimer pour ta pureté
de t’aimer pour une tendresse que je n’ai pas connue
dans les giboulées d’étoiles de mon ciel
l’éclair s’épanouit dans ma chair
je passe les poings durs au vent
j’ai un coeur de mille chevaux-vapeur
j’ai un coeur comme la flamme d’une chandelle
toi tu as la tête d’abîme douce n’est-ce pas
la nuit de saule dans tes cheveux
un visage enneigé de hasards et de fruits
un regard entretenu de sources cachées
et mille chants d’insectes dans tes veines
et mille pluies de pétales dans tes caresses

tu es mon amour
ma clameur mon bramement
tu es mon amour ma ceinture fléchée d’univers
ma danse carrée des quatre coins d’horizon
le rouet des écheveaux de mon espoir
tu es ma réconciliation batailleuse
mon murmure de jours à mes cils d’abeille
mon eau bleue de fenêtre
dans les hauts vols de buildings
mon amour
de fontaines de haies de ronds-points de fleurs
tu es ma chance ouverte et mon encerclement
à cause de toi
mon courage est un sapin toujours vert
et j’ai du chiendent d’achigan plein l’âme
tu es belle de tout l’avenir épargné
d’une frêle beauté soleilleuse contre l’ombre
ouvre-moi tes bras que j’entre au port
et mon corps d’amoureux viendra rouler
sur les talus du mont Royal
orignal, quand tu brames orignal
coule-moi dans ta palinte osseuse
fais-moi passer tout cabré tout empanaché
dans ton appel et ta détermination

Montréal est grand comme un désordre universel
tu es assise quelque part avec l’ombre et ton coeur
ton regard vient luire sur le sommeil des colombes
fille dont le visage est ma route aux réverbères
quand je plonge dans les nuits de sources
si jamais je te rencontre fille
après les femmes de la soif glacée
je pleurerai te consolerai
de tes jours sans pluies et sans quenouilles
des circonstances de l’amour dénoué
j’allumerai chez toi les phares de la douceur
nous nous reposerons dans la lumière
de toutes les mers en fleurs de manne
puis je jetterai dans ton corps le vent de mon sang
tu seras heureuse fille heureuse
d’être la femme que tu es dans mes bras
le monde entier sera changé en toi et moi

la marche à l’amour s’ébruite en un voilier
de pas voletant par les lacs de portage
mes absolus poings
ah violence de délices et d’aval
j’aime
que j’aime
que tu t’avances
ma ravie
frileuse aux pieds nus sur les frimas de l’aube
par ce temps profus d’épilobes en beauté
sur ces grèves où l’été
pleuvent en longues flammèches les cris des pluviers
harmonica du monde lorsque tu passes et cèdes
ton corps tiède de pruche à mes bras pagayeurs
lorsque nous gisons fleurant la lumière incendiée
et qu’en tangage de moisson ourlée de brises
je me déploie sur ta fraîche chaleur de cigale
je roule en toi
tous les saguenays d’eau noire de ma vie
je fais naître en toi
les frénésies de frayères au fond du coeur d’outaouais
puis le cri de l’engoulevent vient s’abattre dans ta gorge
terre meuble de l’amour ton corps
se soulève en tiges pêle-mêle
je suis au centre du monde tel qu’il gronde en moi
avec la rumeur de mon âme dans tous les coins
je vais jusqu’au bout des comètes de mon sang
haletant
harcelé de néant
et dynamité
de petites apocalypses
les deux mains dans les furies dans les féeries
ô mains
ô poings
comme des cogneurs de folles tendresses
mais que tu m’aimes et si tu m’aimes
s’exhalera le froid natal de mes poumons
le sang tournera ô grand cirque
je sais que tout mon amour
sera retourné comme un jardin détruit
qu’importe je serai toujours si je suis seul
cet homme de lisière à bramer ton nom
éperdument malheureux parmi les pluies de trèfles
mon amour ô ma plainte
de merle-chat dans la nuit buissonneuse
ô fou feu froid de la neige
beau sexe léger ô ma neige
mon amour d’éclairs lapidée
morte
dans le froid des plus lointaines flammes

puis les années m’emportent sens dessus dessous
je m’en vais en délabre au bout de mon rouleau
des voix murmurent les récits de ton domaine
à part moi je me parle
que vais-je devenir dans ma force fracassée
ma force noire du bout de mes montagnes
pour te voir à jamais je déporte mon regard
je me tiens aux écoutes des sirènes
dans la longue nuit effilée du clocher de Saint-Jacques
et parmi ces bouts de temps qui halètent
me voici de nouveau campé dans ta légende
tes grands yeux qui voient beaucoup de cortèges
les chevaux de bois de tes rires
tes yeux de paille et d’or
seront toujours au fond de mon coeur
et ils traverseront les siècles

je marche à toi, je titube à toi, je meurs de toi
lentement je m’affale de tout mon long dans l’âme
je marche à toi, je titube à toi, je bois
à la gourde vide du sens de la vie
à ces pas semés dans les rues sans nord ni sud
à ces taloches de vent sans queue et sans tête
je n’ai plus de visage pour l’amour
je n’ai plus de visage pour rien de rien
parfois je m’assois par pitié de moi
j’ouvre mes bras à la croix des sommeils
mon corps est un dernier réseau de tics amoureux
avec à mes doigts les ficelles des souvenirs perdus
je n’attends pas à demain je t’attends
je n’attends pas la fin du monde je t’attends
dégagé de la fausse auréole de ma vie

L’Homme Rapaillé, 1970.

Trintignant, Mille, Piazzolla Théâtre de la Porte-Saint-Martin

Du 11 au 22 décembre Du mardi au samedi à 18 h 30, sauf 16 et 17 décembre.

Pierre de Ronsard

Pierre de Ronsard (Anonyme du XVII siècle) Musée de Blois.

Je n’ay plus que les os (Pierre de Ronsard)

Je n’ay plus que les os, un Schelette je semble,
Decharné, denervé, demusclé, depoulpé,
Que le trait de la mort sans pardon a frappé,
Je n’ose voir mes bras que de peur je ne tremble.

Apollon et son fils deux grans maistres ensemble,
Ne me sçauroient guerir, leur mestier m’a trompé,
Adieu plaisant soleil, mon oeil est estoupé,
Mon corps s’en va descendre où tout se desassemble.

Quel amy me voyant en ce point despouillé
Ne remporte au logis un oeil triste et mouillé,
Me consolant au lict et me baisant la face,

En essuiant mes yeux par la mort endormis?
Adieu chers compaignons, adieu mes chers amis,
Je m’en vay le premier vous preparer la place.

Derniers vers, Posthume, 1586.

Autoportrait. Juin 1972.Japon.

Marie-Sophie Leroyer de Chantepie (1800-1888)

 

Marie-Sophie Leroyer de Chantepie (Anonyme) Musée du pays de Château-Gonthier.

Marie-Sophie Leroyer de Chantepie (31 octobre 1800, Château-Gontier – 23 octobre 1888, Angers) est une écrivaine française.

Elle a hérité de ses parents, à leur mort (1830?), une confortable fortune: fermes et terres autour d’Angers, maisons dans la ville même. Dans sa propriété La Licorne, elle accueille généreusement beaucoup de nécessiteux. Leur nombre atteint parfois les dix-huit personnes. Célibataire, profondément croyante, elle souffrira toute sa vie d’obsessions intérieures: scrupules liés à la religion; conflits domestiques.

L’art lui apporte quelques consolations. Grande lectrice, amatrice de peinture, de musique (concerts, opéras), elle se désespère du néant de la vie culturelle de province. Elle voyage peu. Elle séjourne parfois à Nantes, où elle loue une maison pour assister à des opéras.

Pour pallier ses angoisses, elle correspond, entre autres, avec George Sand, et durant 19 ans, avec Gustave Flaubert .

Elle écrit pour la première fois à Flaubert depuis Angers, le 18 décembre 1856, afin de lui témoigner son admiration après la lecture de Madame Bovary qui venait de paraître dans la Revue de Paris, avant publication, chez l’éditeur Michel Lévy, au mois de septembre 1857:
«J’ai vu d’abord que vous aviez écrit un chef d’œuvre de naturel et de vérité. Oui, ce sont bien là les mœurs de cette province où je suis née, où j’ai passé ma vie…»

À Flaubert elle écrit aussi:
«Je crois, comme vous, au progrès, mais toujours il faudra se séparer, souffrir, mourir, et cette prévision seule suffira pour empêcher d’être heureux; alors il faut chercher ailleurs l’immortalité, l’union indissoluble, le bonheur… Je crois comme vous à l’évolution perpétuelle de l’humanité sur notre globe, mais voilà pour le temps, mais au-delà, mais ailleurs! Que se passera-t-il et que trouverons-nous? Voilà le grand, l’éternel problème, auprès duquel le problème social disparaît…»

Son premier roman est édité en 1844, Les Duranti. Elle publie ensuite Angélique Lagier (1851), Angèle ou Le Dévouement filial (1860). La Bibliothèque nationale de France mentionne 13 œuvres, certaines publiées après sa mort.

Elle écrit aussi des articles dans Le Phare de la Loire. On remarque aussi Mémoires d’une provinciale (1880) et la parution posthume de Souvenirs et Impressions littéraires (1892) dans lesquels Marie-Sophie consacre un chapitre à George Sand et un autre à Gustave Flaubert.

Aristocrate issue d’un milieu très privilégié, Marie-Sophie fréquente surtout des artistes et des Républicains. Ces derniers sont majoritaires dans son salon à partir de 1871. Armand Barbès est son héros, et les prolétaires des martyrs qui luttent pour une juste cause.

Mais la sensibilité politique de Mademoiselle de Chantepie, ses idées sociales, sont toujours le fruit de la dimension chrétienne de sa personnalité. Le républicain, chez elle, prend racine dans la spiritualité évangélique.

Elle meurt le 23 octobre 1888 dans sa maison d’Angers.