Charles Cros 1842 – 1886

Les Hommes d’aujourd’hui, n°335 (1888). Caricature de Charles Cros par Manuel Luque ( Paris, Musée Carnavalet).

Je finis de lire les poèmes de Charles Cros. L’édition Garnier-Flammarion de 1979 regroupe Le Coffret de santal et Le Collier de griffes (Présentation de Louis Forestier). Elle est bien faite et très utile. Je la préfère aux deux tomes de la collection Poésie/Gallimard (Le Coffret de santal. N°78. 1972. Le Collier de griffes. N°79. 1972. Préface d’Hubert Juin.)
Le tome de la Pléiade (n°221) est épuisé depuis longtemps. (Charles Cros-Tristan Corbière. Oeuvres complètes, 1970. Édition de Louis Forestier et Pierre-Olivier Walzer avec la collaboration de Francis F. Burch)
Charles Cros fut une figure majeure de la bohème parisienne des années 1870-1880. Animateur de revues et de cercles littéraires, il côtoya Paul Verlaine, Arthur Rimbaud, Germain Nouveau, Villiers de l’Isle-Adam, Jules Laforgue, Alphonse Allais. Compagnon d’absinthe de Verlaine, il alla avec lui en octobre 1871, à la gare de l’Est (appelée encore à l’époque la gare de Strasbourg), attendre Rimbaud à la descente du train de Charleville. Il le logea quinze jours chez lui dans le logement qu’il partageait avec le peintre Michel Eudes, dit de L’Hay, au 13 rue Séguier (Paris, VI). Cros et Rimbaud se brouillèrent parce que celui-ci avait déchiré, dans un but hygiénique, des pages d’une revue où figuraient des poèmes de son hôte.
De son vivant, Charles Cros ne fit paraître qu’un seul recueil, Le Coffret de santal (1873. 74 poèmes. Paris, Lemerre. Nice, Gay et fils. 500 exemplaires. L’ édition sera augmentée en 1879. Maison Tresse. 114 poèmes). Les textes du Collier de griffes furent publiés ensemble pour la première fois chez Stock en 1908, après sa mort. Il était l’ami d’Edouard Manet (1832-1883) qui peindra la maîtresse de Cros, Nina de Villard (1843-1884, La Dame aux éventails). Il se partagea entre la science, la littérature et l’alcool.

La dame aux éventails (Nina de Callias), (Édouard Manet) 1873. Paris, Orsay.


Ses poèmes fascinèrent les surréalistes, de Louis Aragon à René Char, en passant par André Breton, qui écrivit dans son Anthologie de l’humour noir : « Le pur enjouement de certaines parties toutes fantaisistes de son œuvre ne doit pas faire oublier qu’au centre des plus beaux poèmes de Charles Cros un revolver est braqué. »

Cinq poèmes de ce génial inventeur (phonographe, télégraphe automatique, photographie des couleurs):

Tsigane

Dans la course effarée et sans but de ma vie
Dédaigneux des chemins déjà frayés, trop longs,
J’ai franchi d’âpres monts, d’insidieux vallons.
Ma trace avant longtemps n’y sera pas suivie.

Sur le haut des sommets que nul prudent n’envie,
Les fins clochers, les lacs, frais miroirs, les champs blonds
Me parlent des pays trop tôt quittés. Allons,
Vite ! Vite ! en avant. L’inconnu m’y convie.

Devant moi, le brouillard recouvre les bois noirs.
La musique entendue en de limpides soirs
Résonne dans ma tête au rythme de l’allure.

Le matin, je m’éveille aux grelots du départ,
En route ! Un vent nouveau baigne ma chevelure,
Et je vais, fier de n’être attendu nulle part.

Le coffret de santal, 1879.

Heures sereines

                      A Victor Meunier

J’ai pénétré bien des mystères
Dont les humains sont ébahis :
Grimoires de tous les pays,
Êtres et lois élémentaires.

Les mots morts, les nombres austères
Laissaient mes espoirs engourdis ;
L’amour m’ouvrit ses paradis
Et l’étreinte de ses panthères.

Le pouvoir magique à mes mains
Se dérobe encore. Aux jasmins
Les chardons ont mêlé leurs haines.

Je n’en pleure pas ; car le Beau
Que je rêve, avant le tombeau,
M’aura fait des heures sereines.

Le coffret de santal, 1879.

Hiéroglyphe

J’ai trois fenêtres à ma chambre :
L’amour, la mer, la mort,
Sang vif, vert calme, violet.

Ô femme, doux et lourd trésor !

Froids vitraux, cloches, odeurs d’ambre.
La mer, la mort, l’amour,
Ne sentir que ce qui me plaît…

Femme, plus claire que le jour !

Par ce soir doré de septembre,
La mort, l’amour, la mer,
Me noyer dans l’oubli complet.

Femme ! Femme ! cercueil de chair !

Le collier de griffes, 1908.

Je suis un homme mort depuis plusieurs années ;
Mes os sont recouverts par les roses fanées.

Le collier de griffes, 1908.

Testament

Si mon âme claire s’éteint
Comme une lampe sans pétrole,
Si mon esprit, en haut, déteint
Comme une guenille folle,

Si je moisis, diamantin,
Entier, sans tache, sans vérole,
Si le bégaiement bête atteint
Ma persuasive parole,

Et si je meurs, soûl, dans un coin
C’est que ma patrie est bien loin
Loin de la France et de la terre.

Ne craignez rien, je ne maudis
Personne. Car un paradis
Matinal, s’ouvre et me fait taire.

Le collier de griffes, 1908.

René Char – Charles Cros 1842-1888 II

Portrait analogique de René Char (Victor Brauner), 1950.

Les Grands astreignants, selon René Char, sont ceux et celles qui vous contraignent à moins de médiocrité, et vous montrent la voie d’une vie plus dense et plus pure. Pour lui, Charles Cros en faisait partie.

Charles Cros (René Char)

C’est une joie de mettre un moment sa main dans celle de ce fin compagnon du crépuscule, de ce dévaleur de pentes chimériques au bas desquelles vous attend sur les lèvres d’un amour non fredonné le poème impromptu de la vaillance mélancolique. L’honnêteté de Cros, le mot qui tend à l’exprimer parfument les abords de la serre noire où se déchiquette Rimbaud. Il arrive qu’une geôle de minuit affleure en larme de sang sur le mordoré de ce regard qu’un souhaiterait longtemps tenir dans le sien pour se découvrir inspiré sans se sentir novice. Cros, c’est la glissière de la tendresse répartie sur le houblon du rempart où notre condition, dans ses meilleurs jours, nous permet d’accéder, seulement là, à mi-corps, une moitié bleue, l’autre partie mortelle.

Recherche de la base et du sommet, Gallimard, 1971. III. Grands astreignants ou la conversation souveraine.

René Char a enregistré le poème de Charles Cros, À ma femme endormie en 1989. Il est disponible sur le CD Poèmes (Gallimard).

https://www.youtube.com/watch?v=AsHkMLwRVeU

À ma femme endormie (Charles Cros)

Tu dors en croyant que mes vers
Vont encombrer tout l’univers
De désastres et d’incendies;
Elles sont si rares pourtant
Mes chansons au soleil couchant
Et mes lointaines mélodies.

Mais si je dérange parfois
La sérénité des cieux froids,
Si des sons d’acier et de cuivre
Ou d’or, vibrent dans mes chansons,
Pardonne ces hautes façons,
C’est que je me hâte de vivre.

Et puis tu m’aimeras toujours.
Éternelles sont les amours
Dont ma mémoire est le repaire ;
Nos enfants seront de fiers gas
Qui répareront les dégâts,
Que dans ta vie a fait leur père. *

Ils dorment sans rêver à rien,
Dans le nuage aérien
Des cheveux sur leurs fines têtes ;
Et toi, près d’eux, tu dors aussi,
Ayant oublié le souci
De tout travail, de toutes dettes.

Moi je veille et je fais ces vers
Qui laisseront tout l’univers
Sans désastre et sans incendie ;
Et demain, au soleil montant
Tu souriras en écoutant
Cette tranquille mélodie.

Ce poème a paru pour la première fois, après la mort du poète, dans Vers et prose, de septembre-novembre 1907.

Le collier de griffes, 1908.

* Charles Cros a eu deux fils, Guy Charles Cros (1879-1956) et René (1880-1898). Son fils aîné, poète lui-même se voua à faire connaître les œuvres de son père.

Ce volume de La Pléiade, publié en 1970, et qui regroupait les Oeuvres complètes de Charles Cros et de Tristan Corbière est aujourd’hui épuisé.

José Manuel Caballero Bonald 1926 – 2021

José María Caballero Bonald. 2014.

Le poète, romancier et essayiste José Manuel Caballero Bonald, Prix Cervantes 2012, est décédé à Madrid. Il avait 94 ans. Il était né le 11 novembre 1926 à Jerez de la Frontera (Cádiz). En 1959, il devint l’ami des poètes que l’on a regroupé ensuite sous le nom de groupe poétique de la Génération de 1950. Pour rendre hommage à la mémoire d’ Antonio Machado, à l’occasion du XX ème anniversaire de sa mort, ils se réunirent à Collioure (Blas de Otero, José Agustín Goytisolo, Ángel González, José Ángel Valente, Jaime Gil de Biedma, Alfredo Costafreda, Carlos Barral etc.). En 1968, il passa un mois à la prison de Carabanchel pour ses activités politiques clandestines. Il réalisa un grand travail pour recueillir et étudier le flamenco (Archivo del cante flamenco, six disques et une étude préliminaire, Vergara, 1968. Medio siglo de cante flamenco, 1987). Son essai Luces y sombras del flamenco date de 1975 (Barcelona, Lumen). Il publia en 1995 Tiempo de guerras perdidas, premier tome de ses mémoires et en 2001 la deuxième partie La costumbre de vivir. La littérature, le flamenco et la mer furent les passions de sa vie.

«El que no tiene dudas, el que está seguro de todo, es lo más parecido que hay a un imbécil.» (2012)

Mientras junto mis años con el tiempo

Cuántas veces, al acabar el día,
perdiendo pie en las aguas agolpadas
de mis años, he visto arder, gemir
el cargamento de mi vida, sólo
pendiente del precario hilo trémulo
de algo que aún mantiene su vigencia
sobre mi corazón, nombre arrancado
a golpes de memoria, para que
nunca pueda decir que no es verdad
que espero todavía, que consisto
en seguir esperando todavía,
mientras junto mis años con el tiempo
y así me recupero de la vida
que voy destituyendo diariamente.

Las horas muertas. Instituto de Estudios hispánicos. Barcelona. 1959.

Tandis que j’ajuste mon âge au temps

Combien de fois, en fin de journée,
perdant pied dans les eaux entassées
de mon âge, j’ai vu brûler, gémir
la charge de ma vie qui tenait
au seul fil précaire et tremblant
d’une chose qui encore s’impose
à mon cœur, nom arraché
à coups de mémoire, pour que jamais
je ne puisse dire ce n’est pas vrai
j’attends encore, je suis destiné
à attendre encore et toujours
tandis que j’ajuste mon âge au temps,
pour ainsi me récupérer de la vie
que je destitue jour après jour.

Traduction Claude de Frayssinet. Poésie espagnole. Anthologie 1945 – 1990, Actes Sud / Editions Unesco, 1995.

Carlos Saura – Antonio Machado

J’ai vu, il y a quelques jours, sur Arte Peppermint frappé, un film espagnol réalisé par Carlos Saura en 1967. Il avait obtenu l’ours d’argent du meilleur réalisateur au festival de Berlin en 1968 et devait être présenté au festival de Cannes en mai 1968. Celui-ci fut interrompu, suite aux événements.

Je me souviens de l’avoir vu à Madrid en 1969. J’avais beaucoup oublié les détails de l’histoire.

Résumé : Julián (José Luis López Vázquez) est radiologue dans une clinique de Cuenca. Il est assisté d’Ana (Geraldine Chaplin), une infirmière brune et timide. Il est invité chez un de ses amis d’enfance, Pablo, un aventurier affairiste qui revient d’Afrique (Alfredo Mayo). Il vient de se marier avec Elena, belle jeune femme blonde (Geraldine Chaplin). Pablo lui sert son cocktail favori, un peppermint frappé. Lorsque Elena apparaît, Julián croit reconnaître en elle une mystérieuse femme qu’il a vue jouer du tambour lors de la Semaine sainte à Calanda. Elle affirme qu’elle ne l’a jamais vu et qu’elle n’est jamais allé à Calanda. Attiré par elle, il fait tout pour la séduire. Frustré, il se reporte sur Ana, son assistante, qui est amoureuse de lui. Il la fait se vêtir, se maquiller, bouger comme Elena. Celle-ci raconte tout à son mari. Lors d’une soirée, ils lui offrent un tambour et récitent un poème d’Antonio Machado pour se moquer de lui. Julián invite le couple dans sa maison de campagne, verse un poison dans le peppermint frappé qu’il leur fait boire. Il place les corps dans leur voiture qu’il pousse dans un précipice. De retour à la maison de campagne, il trouve Ana, vêtue comme la femme de Calanda. Elle a compris ce qui s’est passé.

Le film est dédié à Luis Buñuel. Les tambours de Calanda (Aragon) font référence au metteur en scène aragonais puisqu’il s’agit de sa ville natale. On les entend dès L’Âge d’or (1930). Peppermint frappé a été tourné à Cuenca (Castilla-La Mancha) où a vécu et est mort le frère de Carlos Saura, le grand peintre Antonio Saura (1930-1998). On voit justement son tableau Brigitte Bardot quand les trois personnages visitent le Museo de Arte Abstracto Español de cette ville.

On pense à Belle de jour de Buñuel, à Vertigo d’Alfred Hitchcock, à Blow-up d’Antonioni, à Cul-de-sac de Polanski. Un peu trop de références, peut-être. On entend aussi la magnifique musique du Misteri d’Elx (seconde moitié du XV ème siècle).

José Luis López Vázquez (1922-2009) et Alfredo Mayo (1911-1985) étaient des acteurs de théâtre et de cinéma très célèbres à l’époque franquiste.

Geraldine Chaplin et José Luis López Vázquez. Cuenca, Casas colgadas (maisons suspendues) du XIV ème siècle qui surplombent la paroi rocheuse des gorges du fleuve Huécar.

Elena lit une première fois le poème Yo voy soñando caminos d’Antonio Machado, que Julián sait par coeur. Elle le lit à nouveau avec son mari Pablo. Cela fait partie de l’ humiliation qui poussera Julián à commettre le double crime.

Poème déjà publié sur ce blog le 13 septembre 2019.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/09/13/edgar-morin-antonio-machado/

XI. Yo voy soñando caminos ( Antonio Machado )

Yo voy soñando caminos
de la tarde. ¡ Las colinas
doradas, los verdes pinos,
las polvorientas encinas !…
¿Adónde el camino irá ?

Yo voy cantando, viajero
a lo largo del sendero…
– La tarde cayendo está -.
” En el corazón tenía
la espina de una pasión :
logré arrancármela un día;
ya no siento el corazón. ”

Y todo el campo un momento
se queda, mudo y sombrío,
meditando. Suena el viento
en los álamos del río.

La tarde más se oscurece;
y el camino que serpea
y débilmente blanquea,
se enturbia y desaparece.

Mi cantar vuelve a plañir :
” Aguda espina dorada,
quién te pudiera sentir
En el corazón clavada. ”

Soledades (1899-1907)

Poema publicado por primera vez en 1906 en la revista Ateneo con el nombre de Ensueños.

XI

Je m’en vais rêvant par les chemins
du soir. Les collines
dorées, les pins verts,
les chênes poussiéreux! …
Où peut-il aller, ce chemin ?

Je m’en vais chantant, voyageur
Le long du sentier…
– Le jour s’incline lentement.
« Dedans mon cœur était clouée
l’épine d’une passion ;
Un jour j’ai pu me l’arracher:
Je ne sens plus mon cœur. »

Et toute la campagne un instant
demeure, muette et sombre,
pour méditer. Le vent retentit
dans les peupliers de la rivière.

Mais le soir s’obscurcit encore ;
et le chemin qui tourne, tourne,
et blanchit doucement,
se trouble et disparaît.

Mon chant recommence à pleurer:
«Épine pointue et dorée,
ah ! si je pouvais te sentir
dedans mon cœur clouée.»

Solitudes, Galeries et autres poèmes (1899-1907. Traduction Bernard Sesé. NRF Poésie/ Gallimard n°144. 1981.

Pierre Darmangeat a montré les analogies entre ce poème et une poésie de Juan Ramón Jiménez intitulée Tristeza dulce del campo du recueil Pastorales (1903-1905)

Tristeza dulce del campo (Juan Ramón Jiménez)

Tristeza dulce del campo.
La tarde viene cayendo.
De las praderas segadas
llega un suave olor a heno.

Los pinares se han dormido.
Sobre la colina, el cielo
es tiernamente violeta.
Canta un ruiseñor despierto.

Vengo detrás de una copla
que había por el sendero,
copla de llanto, aromada
con el olor de este tiempo;
copla que iba llorando
no sé qué cariño muerto,
de otras tardes de setiembre
que olieron también a heno.

Pastorales, 1903-05.

Segovia. Casa Museo Antonio Machado . Buste du poète, 1920 (Emiliano Barral 1896 -1936)

Primo Levi

Primo Levi (Marcello Mencarini).

Aux amis

Chers amis, si je vous appelle ainsi
C’est au sens large de ce mot :
Femme, soeur, cousins, camarades,
Compagnes et compagnons de jeunesse,
Et vous, rencontrés une seule fois
Ou pratiqués toute la vie,
Pourvu qu’entre nous, fût-ce un seul moment,
Une corde ait été tendue.

À vous, compagnons d’un chemin
Que n’a pas épargnés la peine,
Mais à vous aussi qui avez perdu
Le coeur et l’envie de vivre.
Personne ou quelques-uns, un seul ou toi
Qui me lis : souviens-toi du temps
Avant que se fige la cire :
Chacun de nous porte l’empreinte
De l’ami rencontré en route.
Dans les bons et les mauvais jours,
Nous les fous ou nous les sages,
Chacun marqué par chacun.

Maintenant que le temps presse,
Que les combats sont finis,
À vous tous le souhait modeste
Que l’automne soit long et doux.

Le fabricant de miroirs, Liana Levi, 1989. Traduction André Maugé.

Agli amici

Cari amici: qui dico amici
nel vasto senso della parola:
moglie, sorella, sodali, parenti,
compagne e compagni di scuola;
persone viste una volta sola
o praticate per tutta la vita
purché a noi, per almeno un momento,
sia, stato teso un segmento,
una corda ben definita.

Dico per voi, compagni d’un cammino
folto, non privo di fatica,
e per voi pure, che avete perduto
l’anima, l’animo, la voglia di vita.
O nessuno, o qualcuno, o forse uno solo, o tu
che mi leggi: ricorda il tempo,
prima che s’indurisse la cera,
quando ognuno era come un sigillo.
Di noi ciascuno reca l’impronta
dell’amico incontrato per via;
in ognuno la traccia di ognuno.
Per il bene od il male
in saggezza o in follia
ognuno stampato da ognuno.

Ora che il tempo urge da presso,
che le imprese sono finite,
a voi tutti l’augurio sommesso
che l’autunno sia lungo e mite.

Racconti e Saggi, 1986.

Moins de six mois après avoir écrit l’ avant-propos du Fabricant de miroirs, le 11 avril 1987, Primo Levi se suicide dans la cage d’escalier de l’immeuble de Turin où il a toujours vécu et où il est né soixante-huit ans plus tôt. Le poème intitulé, Aux amis, placé en tête de ce livre, résonne comme un adieu.

René Char – Charles Cros 1842-1888 I

René Char voulait publier une anthologie de ses poètes préférés. Il pensait l’appeler Poèmes pour les temps obscurs. Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Charles Cros et son poème Liberté qu’il récitait parfois à pleine voix. Il publiera avec Tina Jolas un recueil exclusivement réservé aux poètes étrangers, une anthologie bilingue, subjective et sélective. Le recueil s’intitulera La Planche de vivre. (Gallimard, 1981). On y trouvera le provençal Raimbaut de Vaqueiras, poète du XIIe siècle, mais aussi Pétrarque, Lope de Vega, Shakespeare, William Blake, Shelley, Keats, Emily Brontë, Emily Dickinson, les Russes Théodore Tioutchev, Nicolas Goumilev, Anna Akhmatova, Boris Pasternak, Ossip Mandelstam, Vladimir Maïakovski, Marina Tsvétaeva, et enfin Miguel Hernández.

Liberté (Charles Cros)

Le vent impur des étables
Vient d’Ouest, d’Est, du Sud, du Nord.
On ne s’assied plus aux tables
Des heureux, puisqu’on est mort.

Les princesses aux beaux râbles
Offrent leurs plus doux trésors.
Mais on s’en va dans les sables
Oublié, méprisé, fort.

On peut regarder la lune
Tranquille dans le ciel noir.
Et quelle morale ?… aucune.

Je me console à vous voir,
À vous étreindre ce soir
Amie éclatante et brune.

Le Collier de griffes: derniers vers inédits, 1908.

Charles Cros, vers 1880. (Félix Nadar).

Federico García Lorca – Poète à New York II

Valderrubio (Granada). Maison où est né Federico García Lorca le 5 juin 1898.

J’avais déjà publié le 3 février 2018 New York (Oficina y denuncia).

http://www.lesvraisvoyageurs.com/tag/federico-garcia-lorca/page/3/

J’ajoute aujourd’hui la traduction française de Pierre Darmangeat (1909-2004) qui fut Inspecteur Général d’Espagnol.

NEW YORK Officine et dénonciation

       Á Fernando Vela

Sous les multiplications
il y a une goutte de sang de canard.
Sous les divisions
Il y a une goutte de sang de marin.
Sous les additions, un fleuve de sang tendre ;
un fleuve qui avance en chantant
par les chambres des faubourgs,
qui est argent, ciment ou brise
dans l’aube menteuse de New York.
Les montagnes existent, je le sais.
Et les lunettes pour la science,
je le sais. Mais je ne suis pas venu voir le ciel.
Je suis venu voir le sang trouble,
le sang qui porte les machines aux cataractes
et l’esprit à la langue du cobra.
Tous les jours on tue à New York
quatre millions de canards,
Cinq millions de porcs,
deux mille pigeons pour le plaisir des agonisants,
un million de vaches,
un million d’agneaux
et deux millions de coqs
qui font voler les cieux en éclats.
Mieux vaut sangloter en aiguisant son couteau
ou assassiner les chiens dans les hallucinantes chasses à courre,
que résister dans le petit jour
aux interminables trains de lait,
aux interminables trains de sang
et aux trains de roses aux mains liées
par les marchands de parfums.
Les canards et les pigeons,
les porcs et les agneaux
mettent leurs gouttes de sang
sous les multiplications ;
et les terribles hurlements des vaches étripées
emplissent de douleur la vallée
où l’Hudson s’enivre d’huile.
Je dénonce tous ceux
qui ignorent l’autre moitié,
la moitié non rachetable
qui élève ses montagnes de ciment
où battent les coeurs
des humbles animaux qu’on oublie
et où nous tomberons tous
à la dernière fête des tarières
Je vous crache au visage.
L’autre moitié m’écoute,
dévorant, chantant, volant dans sa pureté
comme les enfants des conciergeries
qui portent de fragiles baguettes
dans les trous où s’oxydent
les antennes des insectes.
Ce n’est pas l’enfer, c’est la rue.
Ce n’est pas la mort, c’est la boutique de fruits.
Il y a un monde de fleuves brisés et de distances insaisissables
dans la petite patte de ce chat, cassée par l’automobile,
et j’entends le chant du lombric
dans le coeur de maintes fillettes.
Oxyde, ferment, terre secouée.
Terre toi-même qui nages dans les nombres de l’officine.
Que vais-je faire : mettre en ordre les paysages ?
Mettre en ordre les amours qui sont ensuite photographies,
qui sont ensuite morceaux de bois et bouffées de sang ?
Non, non ; je dénonce,
je dénonce la conjuration
de ces officines désertes
qui n’annoncent pas à la radio les agonies,
qui effacent les programmes de la forêt,
et je m’offre à être mangé par les vaches étripées
quand leurs cris emplissent la vallée
où l’Hudson s’enivre d’huile.

Poète à New York. Traduction Pierre Darmangeat. Collection NRF Poésie/Gallimard n° 30 , 1968.

Ce poème a été publié pour la première fois en 1931 dans la Revista de Occidente (XXXI, enero, págs.25-28). Cette revue culturelle et scientifique espagnole a été fondée en 1923 par le philosophe José Ortega y Gasset,

Merienda. 1927.

Federico García Lorca – Poète à New York I

Federico García Lorca (Alfonso Sánchez Portela ), 1930.

Fable et ronde des trois amis

Henri,
Émile,
Laurent.
Tous trois étaient glacés.
Henri par le monde des lits,
Émile par le monde des yeux et les blessures des mains,
Laurent par le monde des universités sans toits.

Laurent,
Henri,
Émile.
Tous trois étaient brûlés.
Laurent par le monde des feuilles et les boules de billard,
Émile par le monde du sang et les épingles blanches,
Henri par le monde des morts et les journaux abandonnés.

Laurent,
Henri,
Émile.
Tous trois étaient enterrés.
Laurent dans un sein de Flore,
Émile dans l’inerte genièvre oublié au fond du verre,
Henri dans la fourmi, dans la mer et dans les yeux vides des oiseaux.

Laurent,
Henri,
Émile.
Tous trois furent dans mes mains
trois montagnes chinoises,
trois ombres de cheval,
trois paysages de neige et une cabane de lis
parmi les pigeonniers où la lune devient plate sous le coq.

L’un
puis l’autre,
puis l’autre.
Tous trois étaient momifiés,
avec les mouches de l’hiver,
avec les encriers où urine le chien et que méprise le chardon,
avec la brise qui glace le coeur de toutes les mères,
par les blancs décombres de Jupiter où les ivrognes mangent la mort à leur goûter.

Trois
puis deux
puis un.
Je les ai vus se perdre en pleurant et chantant
dans un œuf de poule,
dans la nuit qui montrait son squelette de tabac,
dans ma douleur pleine de visages et de poignantes esquilles de lune,
dans ma joie de roues dentées et de fouets,
dans ma poitrine troublée par les colombes,
dans ma mort déserte avec un seul promeneur égaré.

J’avais tué la cinquième lune
et à l’eau des fontaines buvaient les éventails et les applaudissements.
Le lait tiède emprisonné des nouvelles accouchées
agitait les roses d’une longue douleur blanche,
Henri,
Émile,
Laurent.
Diane est dure,
mais elle a parfois les seins embrumés.
La pierre blanche peut battre dans le sang du cerf
et le cerf peut rêver par les yeux d’un cheval.

Quand s’écroulèrent les formes pures
sous le cri-cri des marguerites,
je compris que l’on m’avait assassiné.
On courut les cafés, les cimetières, les églises,
on ouvrit les tonneaux et les armoires,
on brisa trois squelettes pour arracher leurs dents en or.
On ne me trouva plus.
On ne me trouva plus ?
Non. On ne me trouva plus.
Mais on sut que la sixième lune s’enfuit vers les sources du torrent,
et que la mer se rappela, soudain !
les noms de tous ses noyés

Poète à New York. Traduction : Pierre Darmangeat. Collection NRF Poésie/Gallimard n° 30, 1968.

Ce poème n’a pas été publié du vivant du poète. Un manuscrit est conservé à la Fondation García Lorca de Grenade. Plusieurs titres ont été barrés : Primera fábula para los muertos, Fábula de los tres amigos, Fábula de la amistad y Pasillo. Le poète exprime dans une danse macabre funèbre sa frustration qui est due à l’amour perdu et à la douleur qu’il ressent. Dans le manuscrit figure l’exclamation «¡Ho Federico!» qu’il a enlevé par la suite de même que les autres références à son nom tout au long du recueil. La dernière strophe est saisissante. Son voyage à New York, du 25 juin 1929 au 4 mars 1930, a été provoqué par sa rupture avec le jeune sculpteur Emilio Aladrén (1906-1944). Déprimé, il se sentait aussi trahi par ses anciens amis de la Residencia de Estudiantes, Salvador Dalí y Luis Buñuel. Le film Un perro andaluz (Un chien andalou) était sorti le 6 juin 1929 au Studio des Ursulines à Paris et fut projeté dans le même cinéma pendant les neuf mois suivants.

Autorretrato para Poeta en Nueva York. 1929-30.

Fábula y rueda de los tres amigos

Enrique,
Emilio,
Lorenzo.
Estaban los tres helados.
Enrique por el mundo de las camas,
Emilio por el mundo de los ojos y las heridas de las manos,
Lorenzo por el mundo de las universidades sin tejados.

Lorenzo,
Emilio,
Enrique.
Estaban los tres quemados.
Lorenzo por el mundo de las hojas y las bolas de billar,
Emilio por el mundo de la sangre y los alfileres blancos,
Enrique por el mundo de los muertos y los periódicos abandonados.

Lorenzo,
Emilio,
Enrique.
Estaban los tres enterrados.
Lorenzo en un seno de Flora,
Emilio en la, yerta ginebra que se olvida en el vaso,
Enrique en la hormiga, en el mar y en los ojos vacíos de los pájaros.

Lorenzo,
Emilio,
Enrique.
Fueron los tres en mis manos
tres montañas chinas,
tres sombras de caballo,
tres paisajes de nieve y una cabaña de azucenas
por los palomares donde la luna se pone plana bajo el gallo.

Uno
y uno
y uno.
Estaban los tres momificados,
con las moscas del invierno,
con los tinteros que orina el perro y desprecia el vilano,
con la brisa que hiela el corazón de todas las madres,
por los blancos derribos de Júpiter donde meriendan muerte los borrachos.

Tres
y dos
y uno.
Los vi perderse llorando y cantando
por un huevo de gallina,
por la noche que enseñaba su esqueleto de tabaco,
por mi dolor lleno de rostros y punzantes esquirlas de luna,
por mi alegría de ruedas dentadas y látigos,
por mi pecho turbado por las palomas,
por mi muerte desierta con un solo paseante equivocado.

Yo había matado la quinta luna
y bebían agua por las fuentes los abanicos y los aplausos.
Tibia leche encerrada de las recién paridas
agitaba las rosas con un largo dolor blanco.
Enrique,
Emilio,
Lorenzo.
Diana es dura,
pero a veces tiene los pechos nublados.
Puede la piedra blanca latir en la sangre del ciervo
y el ciervo puede soñar por los ojos de un caballo.

Cuando se hundieron las formas puras
bajo el cri cri de las margaritas,
comprendí que me habían asesinado.
Recorrieron los cafés y los cementerios y las iglesias.
Abrieron los toneles y los armarios.
Destrozaron tres esqueletos para arrancar sus dientes de oro.
Ya no me encontraron.
¿No me encontraron?
No. No me encontraron.
Pero se supo que la sexta luna huyó torrente arriba,
y que el mar recordó ¡de pronto!
los nombres de todos sus ahogados.

Poeta en Nueva York, 1929-1930. Publié en 1940.

Poète à New York. 1948. Paris, Guy Levis-Mano.

Robert Desnos – Théodore Fraenkel – Jean Carrive

Fin du confinement léger. Je peux aller dans le Quartier Latin après une visite médicale à Paris. Á la librairie Compagnie, j’achète L’Étoile de Mer. Jean Carrive, André Breton, Robert Desnos, Pierre Picon et Simone Kahn. 1923. Une correspondance surréaliste. J’avais dans ma bibliothèque Théodore Fraenkel. L’ami de Robert Desnos. Lettres et documents inédits (1917-1952). Premier mai: je lis ou relis les deux petits recueils.

L’Étoile de Mer

Après avoir publié un bulletin ronéoté, le Bonjour de Robert Desnos, l’Association des Amis de Robert Desnos publie chaque année depuis 1996 un cahier Robert Desnos, L’Étoile de Mer, dirigé par Thomas Simonnet.
Ces cahiers, offerts et destinés aux membres de l’association, peuvent également être commandés au siège au prix de 10 euros le numéro. Attention, certains numéros sont épuisés.

Numéro 1 : Robert Desnos et Paris (1996).
Numéro 2 : Robert Desnos et les enfants (1997).
Numéro 3 : Robert Desnos et la scène (1998).
Numéro 4 : Youki et Robert Desnos (1999).
Numéro 5 : Robert Desnos, journaliste à Aujourd’hui (2000).
Numéro 6 : Robert Desnos et les Étoiles (2001).
Numéro 7 : Desnos / Hugo (2002).
Numéro 8 : Desnos / Breton, archives de la rue Fontaine, nouvelles acquisitions de la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet (2004).
Numéro 9 : Desnos et Barral, autour du film La belle saison est proche (2005).
Numéro 10 : Théodore Fraenkel, l’ami de Robert Desnos. Lettres et documents inédits, 1917-1952 (2006).

En 2008, L’Étoile de Mer a ouvert une nouvelle série :
Numéro 1 : Desnos et les Milhaud (2008).
Numéro 2 : La Liberté ou l’amour ! et ses traductions (2010).
Numéro 3 : Robert Desnos / Annie Le Brun « De l’érotisme » (2011).
Numéro 4 : Robert Desnos et ses fantômes (2012).
Numéro 5 : Robert Desnos, Images (2014).
Numéro 6: Robert Desnos et la guerre (2015).

En 2016-2017, exceptionnellement, la revue L’Etoile de Mer cède le pas à une très belle parution aux éditions des Cendres, Pour Denise. L’ouvrage rassemble deux poèmes de Robert Desnos, adressés à ” Denise aux yeux clairs dont les regards m’émeuvent”.
Derrière ces deux poèmes se cache une femme hors du commun et pourtant bien peu connue: Denise Naville, traductrice de Hölderlin, Clausewitz et Celan, entre autres…
Une personnalité hors normes à redécouvrir au fil des mots du poète, dans un ouvrage précieux.

Éditions des Cendres 8 rue des Cendriers 75020 PARIS tél : 01 43 49 31 80 editionsdescendres@gmail.com
Numéro 7 : Robert Desnos, Poétique et mathématiques (2018).
Numéro 8 : Robert Desnos et A à Zèbre (2019).
Numéro 9 : Jean Carrive, André Breton, Robert Desnos, Pierre Picon et Simon Kahn, 1923, Une correspondance surréaliste.

Robert Desnos et le journaliste Jesús Ortega à la terrasse des Deux Magots. 1929.
  • Robert Desnos a fait de Théodore Fraenkel dès 1932 son exécuteur testamentaire. En 1945, celui-ci va s’employer selon les volontés de son ami à aider Youki (Lucienne Badoud 1903-1966) autant qu’il le peut. http://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/02/23/theodore-fraenkel-1896-1964/
  • http://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/02/25/theodore-fraenkel-aragon/
  • Jean Carrive (1905-1963) fut un surréaliste jeune et discret. Élève au lycée Montaigne de Bordeaux, il prépare le baccalauréat et le concours général en pleine révolte adolescente. il s’intéresse à la revue Littérature dès 1922 et entreprend une correspondance avec André Breton et Robert Desnos dès février 1923. En août 1923, il échappe à la surveillance de sa famille protestante (son père est professeur d’histoire au lycée de Bordeaux et disciple de Péguy) et fait un court voyage à Paris où il voit les deux poètes surréalistes. Cette rencontre tourne court, mais Breton lui écrit le 10 septembre 1930: “Nous avons le temps de nous reconnaître.” En 1924, il figure dans le Manifeste du surréalisme parmi les dix-neuf adeptes qui “ont fait acte de SURRÉALISME ABSOLU”. Sa signature figure au bas de plusieurs déclarations du groupe. Il n’a jamais été publié dans Littérature ou la Révolution surréaliste. André Breton l’exclut en 1929. Jean Carrive est dès le lycée ami avec Pierre Picon (né le 31 décembre 1906), frère de Gaëtan Picon (1915-1976). Il lui fait partager sa passion de la littérature. Ils envoient des poèmes surréalistes à Robert Desnos, mais ils ne sont pas publiés (Destinée des algues et Pont des virgules). Pierre Picon sera reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1930 et enseignera au Lycée Charles et Adrien Dupuy du Puy-en-Velay.

Jean Carrive part poursuivre ses études en Allemagne. Il se passionne pour Rainer Maria Rilke, après avoir épousé Charlotte Behrendt à Breslau en 1934. Il mène ses travaux de traduction (Rilke, Kafka, les théologiens germanophones) avec cette jeune femme, fille d’architecte allemande d’origine juive. ils ont amis avec Pierre Klossowski et son frère Balthus, Monny de Boully et Pierre Leiris. Après la guerre, Charlotte devient professeur de langue et littérature allemandes à l’Université de Bordeaux. Pierre Klossowski prononce l’oraison funèbre de Jean Carrive le 21 janvier 1963.

http://www.ajpn.org/personne-Jean-Carrive-7778.html

Poème de Jean Carrive, copié de la main de Robert Desnos et conservé dans les archives d’André Breton. Destiné à Littérature, n°11-12, il n’a pas été retenu.

René Char – Nicolas de Staël

Je relis L’éclair au front. La vie de René Char, la biographie de Laurent Greilsamer publiée cher Fayard en 2004.

Je m’intéresse particulièrement aux rapports entre le poète et Nicolas de Staël. En février 1951, René Char rencontre le peintre au domicile de celui-ci, 7 rue Gauguet (Paris, XIV), par l’intermédiaire de Georges Duthuit (1891-1973), historien d’art et critique, gendre d’Henri Matisse.
Une profonde amitié entre les deux hommes commence alors. En novembre 1951, paraît Poèmes, recueil illustré de quatorze bois et d’une lithographie du peintre. René Char a choisi pour répondre aux gravures du peintre treize poèmes en prose, issus du Poème pulvérisé, paru en 1947. Le livre est exposé avec succès à la galerie Jacques Dubourg. C’est le début d’une large reconnaissance de l’ œuvre du peintre.

Son besoin de lumière pousse Nicolas de Staël vers le sud. Il passe l’été 1953 avec sa famille, à Lagnes (Vaucluse). Il se lie d’amitié avec les Mathieu, grands amis de René Char, qui exploitent la propriété agricole des Grands Camphoux. Il rencontre leur fille, Jeanne Polge-Mathieu. Elle est mariée, a deux enfants. Il en tombe amoureux fou (« Jeanne est venue vers nous avec des qualités d’harmonie d’une telle vigueur que nous en sommes encore tout éblouis. Quelle fille, la terre en tremble d’émoi, quelle cadence unique dans l’ordre souverain.», écrit-il à René Char.) Elle devient sa muse et son modèle. Il reste seul à Lagnes après avoir renvoyé sa famille à Paris. Fin novembre 1953, Staël achète une ancienne maison fortifiée à Ménerbes, Le Castelet.

En septembre 1954, il s’installe à Antibes. L’amant tourmenté aime plus qu’il n’est aimé : avec Jeanne, l’histoire se révèle impossible. Elle finit par rompre.

Les années 1950-1955 sont marquées pour René Char par de dures épreuves. Il perd sa mère (Marie-Thérèse Rouget) le 27 juin 1951. Après cette disparition, le poète et sa sœur Julia souhaitent préserver la demeure familiale, les Névons, mais son frère Albert et sœur Émilienne exigent une vente aux enchères. Elle se déroule le 26 octobre 1955. La propriété est vendue et détruite.

La rupture avec Jeanne désespère Nicolas de Staël. Le 15 mars 1955, il absorbe un flacon de véronal, mais vomit et le barbiturique ne peut agir. Le lendemain, il brûle dans la cheminée des papiers. La nuit tombée, il sort de son atelier et monte l’escalier qui mène à la terrasse de l’immeuble. De là, on voit la mer et le Fort carré au bout de la rade. Nicolas de Staël se jette dans le vide et s’écrase en contrebas, rue du Revely, une ruelle sombre et déserte. Il a 41 ans.

René Char ne comprend pas cet acte. « La folie est bien la plus atroce des maladies. J’en étouffe. »
« Je suis dynamité…Partagé entre une colère immense et une pitié infinie. Je me suis attendu à bien des folies, mais pas tout fait à celle-là qui détruit d’un coup tant de personnes ! […] Dieu de Dieu, comment l’enfer peut-il venir nous raser là où nous sommes et ensuite s’en aller, se retirer avec la prise qui lui convient ? Et moi qui plaisantais ce loup des steppes, moi qui avais cru à un ruisseau avec cette petite pluie de Saint-Rémy, et voilà un torrent qui emporte tout ! Énigme du coeur humain ! Là où j’avais vu un « pavillon de chasse » avec rendez-vous clandestin pour quelque libertinage, lui voyait un château fort, et une dame à demeure installée, la propriété exclusive, les divorces et les remariages…» «…Ce qui importe, c’est son œuvre en fin de compte. Elle est très belle souvent, frappée du marteau des lueurs. Une royauté fracassée s’y laisse apercevoir. » (Lettre à Ciska Grillet, peintre et amie des deux artistes)

Le Fort Carré d’Antibes. 1955. Antibes, Musée Picasso.

Trois textes de René Char sur Nicolas de Staël:

Bois de Staël

Je lisais récemment dans un journal du matin que des explorateurs anglais avaient photographié sur l’un des versants extrêmes de l’Himalaya, puis suivi, pendant plusieurs kilomètres, les empreintes de pieds, de pas plutôt, dans la croûte neigeuse, d’un couple d’êtres dont la présence, en ce lieu déshérité, était invraisemblable et incompréhensible. Empreintes dont le dessin figurait un pied nu d’homme, énorme, muni d’orteils et d’un talon. Ces deux passants des cimes, qui avaient ce jour-là, marqué pour d’autres leur passage, n’avaient pu toutefois être aperçus des explorateurs. Un guide himalayen assura qu’il s’agissait de l’Homme des Neiges, du Yéti. Sa conviction et son expérience en admettaient l’existence fabuleuse.
Même si j’écoute l’opinion raisonnable d’un savant du Muséum qui, consulté, répond que les empreintes pourraient être celles d’un plantigrade ou quadrumane d’une rare espèce, grand parcoureur de solitudes, les bois que Nicolas de Staël a gravés pour mes poèmes (pourtant rompus aux escalades et aux sarcasmes) apparaissent pour la première fois sur un champ de neige vierge que le rayon de soleil de votre regard tentera de faire fondre.
Staël et moi, nous ne sommes pas, hélas, des Yétis ! Mais nous approchons quelquefois plus près qu’il n’est permis de l’inconnu et de l’empire des étoiles.

Écrit pour l’exposition de l’ouvrage Poèmes de René Char à la galerie Jacques Dubourg, 126, boulevard Haussmann à Paris. 12 décembre 1951.

Recherche de la base et du sommet, 1971.

Nicolas De Staël

Le champ de tous est celui de chacun, trop pauvre, momentanément abandonné.
Nicolas de Staël nous met en chemise et au vent la pierre fracassée.
Dans l’aven des couleurs, il la trempe, il la baigne, il l’agite, il la fronce.
Les toiliers de l’espace lui offrent un orchestre.

Ô toile de rocher, qui frémis, montrée nue sur la corde d’amour !
En secret un grand peintre va te vêtir, pour tous les yeux, du désir le plus entier et le moins exigeant.

Recherche de la base et du sommet, 1971.

Il nous a dotés…

Le “printemps” de Nicolas de Staël n’est pas de ceux qu’on aborde et qu’on quitte, après quelques éloges, parce qu’on en connaît le rapide passage, l’averse tôt chassée. Les années 1950-1954 apparaîtront plus tard, grâce à cette œuvre, comme des années de “ressaisissement” et d’accomplissement par un seul à qui il échut d’exécuter sans respirer, en quatre mouvements, une recherche longtemps voulue . Staël a peint. Et s’il a gagné de son plein gré le dur repos, il nous a dotés, nous, de l’inespéré, qui ne doit rien à l’espoir.

Publié le 9 mars 1965 dans le Nouvel Observateur sous le titre Témoignage.

Recherche de la base et du sommet, 1971.