George Sand – Gustave Flaubert

George Sand – Gustave Flaubert.

George Sand à Gustave Flaubert

Nohant, 8 décembre 1874

Pauvre cher ami,

Je t’aime d’autant plus que tu deviens plus malheureux. Comme tu te tourmentes et comme tu t’affectes de la vie! Car tout ce dont tu te plains, c’est la vie, elle n’a jamais été meilleure pour personne et dans aucun temps. On la sent plus ou moins, on la comprend plus ou moins, on en souffre donc plus ou moins, et plus on est en avant de l’époque où l’on vit, plus on souffre. Nous passons comme des ombres sur un fond de nuages que le soleil perce à peine et rarement, et nous crions sans cesse après ce soleil qui n’en peut mais. C’est à nous de déblayer nos nuages.

Tu aimes trop la littérature, elle te tuera et tu ne tueras pas la bêtise humaine. Pauvre chère bêtise, que je ne hais pas, moi, et que je regarde avec des yeux maternels, car c’est une enfance, et toute enfance est sacrée. Quelle haine tu lui as vouée, quelle guerre tu lui fais ! Tu as trop de savoir et d’intelligence, mon Cruchard, tu oublies qu’il y a quelque chose au-dessus de l’art, à savoir la sagesse, dont l’art à son apogée, n’est jamais que l’expression. La sagesse comprend tout, le beau, le vrai, le bien, l’enthousiasme par conséquent. Elle nous apprend à voir hors de nous quelque chose de plus élevé que ce qui est en nous, et à nous de l’assimiler peu à peu par la contemplation et l’admiration.

Mais je ne réussirais pas à te changer, je ne réussirais même pas à te faire comprendre comment j’envisage et saisis le bonheur, c’est-à-dire l’acceptation de la vie, quelle qu’elle soit! Il y a une personne qui pourrait te modifier et te sauver, c’est le père Hugo, car il a un côté par lequel il est grand philosophe, tout en étant le grand artiste qu’il te faut et que je ne suis pas. Il faut le voir souvent. Je crois qu’il te calmera : moi, je n’ai plus assez d’orage en moi pour que tu me comprennes. Lui je crois qu’il a gardé son foudre et qu’il a tout de même acquis la douceur et la mansuétude de la vieillesse.

Vois-le, vois-le souvent et conte lui tes peines, qui sont grosses, je le vois bien, et qui tournent trop au spleen. Tu penses trop aux morts, tu les crois trop arrivés au repos. Ils n’en ont point. Il sont comme nous, ils cherchent. Ils travaillent à chercher.

Tout mon monde va bien et t’embrasse. Moi, je ne guéris pas, mais j’espère, guerre ou non, marcher encore pour élever mes petites-filles, et pour t’aimer, tant qu’il me restera un souffle.

George Sand

Tu aimes trop la littérature, elle te tuera. Correspondance, de George Sand et Gustave Flaubert, édité par Danielle Bahiaoui, Le Passeur, 672 p., 11,90 €.

Homère

Gustave Flaubert jeune.

Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues. Editions Conard, 1913.

” Homère. N’a jamais existé. — Célèbre par sa façon de rire : un rire homérique.”

Portrait imaginaire d’Homère aveugle. Paris, Louvre.

Natalia Ginzburg II 1916-1991

Natalia Ginzburg.

J’ai lu Les Petites Vertus de Natalia Ginzburg, recueil réédité par Ypsilon Editeur. J’ai découvert cet écrivain il y a quelques années et tous ses livres m’ont intéressé.

Il s’agit là de onze textes courts qui décrivent le rapport de cette femme aux Abruzzes, son expérience, son métier. Elle parle d’elle-même, de ses deux époux, de chaussures usées, de son peu d’appétence pour l’Angleterre, de l’éducation des enfants, de la relation à autrui, du travail d’écriture, des cicatrices laissées par la guerre. Sa prose est simple et efficace.

L’hiver dans les Abruzzes: «Il y a une certaine uniformité monotone dans les destins des hommes. Nos existences se déroulent selon des lois anciennes et immuables, suivant leur ancienne cadence uniforme. Les rêves ne se réalisent jamais; dès que nous les voyons brisés, nous comprenons soudain que les plus grandes joies de notre vie sont en dehors de la réalité; dès que nous les voyons brisés, nous regrettons amèrement le moment où ils brûlaient en nous. Notre destinée s’écoule dans cette alternance d’espérance et de regrets.»

Cesare Pavese.

Le texte «Portrait d’un ami» évoque sans le nommer son ami, le célèbre écrivain Cesare Pavese, homme séduisant et insupportable qui s’est suicidé le 27 août 1950 dans une chambre de l’hôtel Roma, près de la gare de Turin. «Il n’eut jamais ni femme, ni enfants, ni maison à lui. Il habitait chez une sœur mariée, qui l’aimait bien et qu’il aimait bien lui aussi…»

Mon métier: «Sur la valeur de ce que j’écris, je ne sais rien. Je sais qu’écrire est mon métier.»

«Mais, faites attention, ce n’est pas que l’on puisse espérer se consoler de sa tristesse en écrivant. (…) Ce métier n’est jamais une consolation ou une distraction. Ce n’est pas une compagnie. Ce métier est un maître, un maître capable de nous fustiger au sang, un maître qui crie et qui condamne. Il nous oblige à ravaler nos larmes, à serrer les dents et essuyer le sang de nos blessures, et à rester debout, et à le servir. Le servir lorsqu’il le demande. Alors il nous aide même à rester debout, à garder les pieds solides sur terre, à vaincre la folie et le délire, le désespoir et la fièvre. Mais c’est lui qui commande, et il se refuse toujours à nous prêter attention, lorsque nous avons besoin de lui.»

«Mais, comme métier, ce n’est pas une plaisanterie. Nous sommes continuellement menacés de graves dangers au moment de rédiger notre page. (…) Il y a le danger de tricher avec des mots qui n’existent pas véritablement en nous, que nous avons pêchés au hasard, hors de nous, et que nous rassemblons avec adresse, parce que nous sommes devenus plutôt malins. Il y a le danger de faire les malins et de tricher. C’est un métier assez difficile, vous le voyez, mais c’est le plus beau métier du monde. Les journées et les circonstances de notre vie, les journées et les circonstances de la vie des autres auxquelles nous assistons, les lectures, les images, les pensées et les propos l’assouvissent et il croît en nous. C’est un métier qui se nourrit même de choses horribles, il dévore le meilleur et le pire de notre vie, nos mauvais sentiments comme nos bons sentiments s’écoulent dans son sang. Il se nourrit et croît en nous.”

J’ai relu son poème, Memoria, publié en décembre 1944 dans la revue Mercurio qui évoque la mort de son époux, Leone Ginzburg.

Memoria

Gli uomini vanno e vengono
per le strade della citta
Comprano libri e giornali,
muovono a imprese diverse.
Hanno roseo il viso,
le labbra vivide e piene.
Sollevasti il lenzuolo
per guardare il suo viso,
ti chinasti a baciarlo
con un gesto consueto.
Ma era l’ultima volta.
Era il viso consueto,
solo un poco piu’ stanco.
E il vestito era quello di sempre.
E le scarpe erano quelle di sempre.
E le mani erano quelle che
spezzavano il pane e
versavano il vino.
Oggi ancora nel tempo
che passa sollevi il lenzuolo
a guardare il suo viso
per l’ultima volta.
Se cammini per strada
nessuno ti è accanto
Se hai paura
nessuno ti prende per mano
E non è tua la strada,
non è tua la città.
Non è tua la città
illuminata. La città
illuminata è degli altri,
degli uomini che vanno
e vengono comprando
cibi e giornali.
Puoi affacciarti un poco
alla quieta finestra
a guardare il silenzio,
il giardino nel buio.
Allora quando piangevi
c’era la sua voce serena.
Allora quando ridevi
c’era il suo riso sommesso.
Ma il cancello che a sera
s’apriva, restera’ chiuso
per sempre, e deserta
è la tua giovinezza.
Spento il fuoco,
vuota la casa.

Elle a aussi écrit un jour: “Essere ebrea è come avere una virgola nel sangue di cui magari non ci si accorge, ma esiste. Però non credo che sia giusto attribuire a una simile virgola un’ importanza vitale e essenziale. Penso che vada custodita come una lontana memoria”.

Natalia Ginzburg (1916-1991) I

Natalia Ginzburg.

Natalia Ginzburg (née Natalia Levi) est une romancière, essayiste et auteur dramatique italienne, pas assez connue en France. Elle était pourtant admirée par Italo Calvino, Federico Fellini, Pier Paolo Pasolini, Leonardo Sciascia. Elle est née le 14 juillet 1916 à Palerme et morte le 7 octobre 1991 à Rome.

Elle publie en 1933 une nouvelle intitulée Les Enfants dans la revue littéraire d’Alberto Carocci, Solaria.

Fille d’un professeur d’université, elle épouse en 1938 le journaliste, écrivain et éditeur antifasciste Leone Ginzburg, né à Odessa le 5 février 1899.

Elle le suit après son assignation à résidence à Pizzoli, petit village reculé des Abruzzes où ils restent trois ans. Leurs trois enfants naissent alors: Carlo (le 15 avril 1939, futur historien, spécialiste de microhistoire), Andrea et Alessandra.

En 1942, elle publie son premier roman, La Route qui va en ville. Parce qu’elle est juive, elle ne peut ni signer de son nom de jeune fille, ni de son nom d’épouse. Elle choisit un pseudonyme.

À la chute de Mussolini en 1943, la famille gagne clandestinement Rome. Capturé par les Allemands, son mari Leone meurt à Rome dans la prison de Regina Coeli des suites des tortures infligées par la Gestapo le 5 février 1944.

En 1950, elle se remarie avec Gabriele Baldini (1919-1969), directeur de l’Institut italien de la culture à Londres, et quitte l’Italie pour l’Angleterre. Leur fille naît en 1954, leur fils en 1959, tous deux handicapés. Les années 1950 marquent le début d’une période féconde pour sa production littéraire. Elle aborde des thèmes comme la mémoire, l’enquête psychologique et la vie familiale.

Elle publie Nos années d’hier en 1952. Valentino obtient le prix Viareggio en 1957. En 1961 sort chez Einaudi Les Voix du soir, roman familial. Il annonce son œuvre la plus célèbre: son roman autobiographique, Les Mots de la tribu, qui obtient le prix Strega, l’équivalent du Goncourt en Italie.

En 1969 son second mari, Gabriele Baldini, meurt. Elle publie des recueils d’essais (Les petites vertus, 1962. Ne me demande jamais, 1970. Vie imaginaire, 1974).

Elle revient au roman avec Cher Michel en 1973, Bourgeoisies en 1977, et La ville et la maison, en 1984. Trois romans épistolaires.

Elle s’est consacrée aussi au théâtre avec Je t’ai épousé pour l’allégresse, en 1965, et Village de bord de mer en 1972. Elle a  traduit en italien Vercors, Marcel Proust, Gustave Flaubert, Marguerite Duras, Guy de Maupassant.

En 1983, élue au Parlement italien dans les rangs du Parti communiste italien, elle soutient des positions peu orthodoxes comme celle du maintien du crucifix à l’école en 1988.

Elle meurt à Rome le 7 octobre 1991 et est inhumée au cimetière communal monumental de Campo Verano.

Oeuvres:

1942 La strada che va in città (La Route qui mène à la ville) 1964, quatre romans courts, éd. Denoël; rééd. 2014.
1945 È stato cosi (C’est ainsi que cela s’est passé). Prix Tempo. Denoël 1983. Rééd. 2017.
1952 Tutti i nostri ieri (Nos années d’hier), Prix Veillon 1952. rééd. 1956; rééd. 1992, roman, éd. Plon. Nouvelle traduction 2004 (Tous nos hiers), éd. Liana Lévi, Collection Piccolo.
1957 Valentino. Prix Viareggio.
Sagittario.
1961 Le voci della sera (Les Voix du soir). 1962, éd. Flammarion, roman, 1992
1962 Le piccole virtù (Les Petites Vertus). 1964, roman, Flammarion. Essais. 2018, Rééd. Ypsilon.
1963 Lessico famigliare (Les Mots de la tribu). Prix Strega. 1966, roman, éd. Grasset. Collection les Cahiers rouges 2008.
1964 La madre e altri racconti (La Mère), 1993, nouvelles, éd. Calmann-Lévy; rééd. 1999, éd. du Rocher, Le Serpent à plumes.
1965 Ti ho sposato per allegria (Je t’ai épousé pour l’allégresse) (Théâtre).
1966 L’inserzione.
1970 Mai devi domandarmi (Ne me demande jamais). 1985 Denoël. Recueil d’articles publiés dans la Stampa de décembre 1968 à octobre 1970.
1972 Paese di mare (Village de bord de mer) (Théâtre).
1973 Caro Michele (Cher Michel).
1974 Vita immaginaria (Vie imaginaire). Essais.
 Je t’écris pour te dire, Flammarion.
1977 Famiglia (Bourgeoisies) 1980, rééd. 2002, éd. Denoël
1983 La famiglia Manzoni.
1984 La città e la casa (La Ville et la maison), 1984, roman, rééd. 1988, 2002, Denoël.
1987 Croix et délice, Collection Nord-Sud Phalène.
2004 Vie de Anton Tchékhov in Conseils à un écrivain d’Anton Tchekhov. Anatolia/Editions du Rocher.

Leone Ginzburg (1899-1944).

Sit tibi terra levis

Un ami est parti ce matin. Triste Noël. Adieu, Luc!

Tibulle (en latin Albius Tibullus), né vers 54 ou 50 av. J.-C. et mort en 19-18 av. J.-C..

Tibulle (Elégies, 2, 4, 50):

«Et bene, discedens dicet, placideque quiescas,
Terraque securae sit super ossa levis.»

«Il s’éloignera en disant: «Dors en paisible repos!
Sois tranquille, et que la terre soit légère à tes os!»

Jean Giono.

Jean Giono, L’histoire de Monsieur Jules (L’oiseau bagué):

«Au fond, dans la vie, on a tant de besoin de consolation, de tendresse, de main sur les yeux; et toujours à faire le rodomont et le narquois au milieu du jour, et à rouler ses bras et à bomber sa poitrine, en criant moi, moi, moi, comme si l’on était capable de raser à la main les forêts de toutes les montagnes, et puis, pas plutôt caché, on pleure dans ses doigts.»

Antonio Machado

Torcy (Seine-et-Marne) 7 février 2018.

XCVI. Sol de invierno

Es mediodía. Un parque.
Invierno. Blancas sendas;
simétricos montículos
y ramas esqueléticas.

Bajo el invernadero,
naranjos en maceta,
y en su tonel, pintado
de verde, la palmera.

Un viejecillo dice,
para su capa vieja:
«¡El sol, esta hermosura
de sol!…» Los niños juegan.

El agua de la fuente
resbala, corre y sueña
lamiendo, casi muda,
la verdinosa piedra.

Varia.

XCVI. Soleil d’hiver

Il est midi. Un parc.
L’hiver. De blancs sentiers;
des monticules symétriques,
des branches squelettiques.

Dans la serre chaude,
des orangers en pot,
et dans son tonneau, peint
en vert, le palmier.

Un petit vieillard
dit à son vieux manteau:
«Le soleil, quel splendeur
ce soleil!…» Les enfants jouent.

L’eau de la fontaine
coule, glisse et rêve,
léchant, quasi muette,
la pierre vert-de-gris.

Varia. (Traduction de Bernard Sesé).

Torcy (Seine-et-Marne) 7 février 2018.

Miquel Martí i Pol (1929-2003)

Miquel Martí i Pol.

Miquel Martí i Pol est un poète espagnol d’expression catalane. Il est né le 19 mars 1929 à Roda de Ter (Catalogne, Espagne) et mort le 11 novembre 2003 à Vic (Catalogne, Espagne).
Fils d’ouvriers, il commence à travailler à l’âge de 14 ans dans une usine textile de sa ville. A 19 ans, il est atteint d’une tuberculose pulmonaire, ce qui le maintient alité. Il lit énormément. Sa poésie des années 50 est simple. Elle exprime le sentiment amoureux.
Dans les années 1960, il commence à être connu pour ses poèmes engagés et réalistes. Il milite alors au PSUC clandestin (Partido Socialista Unificado de Cataluña). Atteint de sclérose multiple, il est obligé de cesser de travailler en 1973. Sa poésie devient plus intérieure et intimiste. Elle exprime aussi sa lutte contre la maladie. Il devient un des poètes catalans les plus lus et les plus populaires. Ses poèmes sont chantés par des interprètes tels que Lluís Llach, María del Mar Bonet, Teresa Rebull, Arianna Savall.

Oeuvre poétique
1954 Paraules al vent. Prix Ossa Menor.
1956-57 El poble, publié en 1966.
1957 La fàbrica, publié en 1958-59.
1974 La pell del violí.
Llibre dels sis sentits.
1976 El llarg viatge. Prix Lletra d’or.
1978 Estimada Marta. Plus de 100 000 exemplaires vendus.
1981 L’àmbit de tots els àmbits.
1985 Llibre d’absències.
1987 Els bells camins.
1991 Suite de Parlavà.
1997 Llibre de les solituds.
2002 Després de tot.

Ses œuvres complètes sont publiées en quatre volumes de 1989 à 2004. Il a reçu en 1991 le Prix d’Honneur des Lettres catalanes.

Després de tot (Miquel Martí i Pol)

Després de tot encara queda espai
per repensar la vida i convertir-la
en un àmbit molt més silenciós,
a l’abric dels inhòspits desgavells
i les inevitables maltempsades.
Perquè el secret és que no hi ha secret
i els ritmes i les pauses són la cara
potser oculta del temps que no hem viscut
mentre fèiem projectes i ens jugàvem
el passat i el futur en inefables
futilitats amb posat circumspecte.
I ara què ens queda fora del recel
i les mancances? Què compartirem
amb la gent que estimem i que ens estima?
La fosca complaença dels secrets
o la riquesa absurda del misteri?
Res d’això i tot això, perquè el subtil
mirall discret que ens encén la mirada
és el no-res que sempre descobrim
sense voler, tossuts i agosarats,
després de tot, després de cada cosa.

Edicions Proa, Barcelona, 2002. Col·lecció Els Llibres de l’óssa menor.

Después de todo

Después de todo aún queda espacio
para repensar la vida y convertirla
en un ámbito mucho más silencioso,
al amparo de los inhóspitos desbarajustes
y las inevitables adversidades.
Porque el secreto es que no hay secreto
y los ritmos y las pausas son la cara
quizá oculta del tiempo no vivido
mientras hacíamos proyectos y nos jugábamos
el pasado y el futuro en inefables
minucias con ademán circunspecto.
Y ahora ¿qué nos queda además del recelo
y las carencias? ¿Qué compartiremos
con la gente que amamos y que nos ama?
¿La oscura complacencia de los secretos
o la riqueza absurda del misterio?
Nada de eso y todo ello, porque el sutil
espejo discreto que nos enciende la mirada
es la nada que siempre descubrimos
sin querer, tercos y audaces,
después de todo, después de cada cosa.

Gaston Miron (1928-1998)

Gaston Miron.

Je remercie Jean- Louis Trintignant de m’avoir rappelé ce poème que j’avais tant aimé quand j’avais lu L’homme rapaillé du poète québécois Gaston Miron, il y a bien longtemps.

https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/141218/trintignant-au-firmament-final

La marche à l’amour 
Tu as les yeux pers des champs de rosées
tu as des yeux d’aventure et d’années-lumière
la douceur du fond des brises au mois de mai
dans les accompagnements de ma vie en friche
avec cette chaleur d’oiseau à ton corps craintif
moi qui suis charpente et beaucoup de fardoches
moi je fonce à vive allure et entêté d’avenir
la tête en bas comme un bison dans son destin
la blancheur des nénuphars s’élève jusqu’à ton cou
pour la conjuration de mes manitous maléfiques
moi qui ai des yeux où ciel et mer s’influencent
pour la réverbération de ta mort lointaine
avec cette tache errante de chevreuil que tu as

tu viendras tout ensoleillée d’existence
la bouche envahie par la fraîcheur des herbes
le corps mûri par les jardins oubliés
où tes seins sont devenus des envoûtements
tu te lèves, tu es l’aube dans mes bras
où tu changes comme les saisons
je te prendrai marcheur d’un pays d’haleine
à bout de misères et à bout de démesures
je veux te faire aimer la vie notre vie
t’aimer fou de racines à feuilles et grave
de jour en jour à travers nuits et gués
de moellons nos vertus silencieuses
je finirai bien par te rencontrer quelque part
bon dieu!
et contre tout ce qui me rend absent et douloureux
par le mince regard qui me reste au fond du froid
j’affirme ô mon amour que tu existes
je corrige notre vie

nous n’irons plus mourir de langueur
à des milles de distance dans nos rêves bourrasques
des filets de sang dans la soif craquelée de nos lèvres
les épaules baignées de vols de mouettes
non
j’irai te chercher nous vivrons sur la terre
la détresse n’est pas incurable qui fait de moi
une épave de dérision, un ballon d’indécence
un pitre aux larmes d’étincelles et de lésions profondes
frappe l’air et le feu de mes soifs
coule-moi dans tes mains de ciel de soie
la tête la première pour ne plus revenir
si ce n’est pour remonter debout à ton flanc
nouveau venu de l’amour du monde
constelle-moi de ton corps de voie lactée
même si j’ai fait de ma vie dans un plongeon
une sorte de marais, une espèce de rage noire
si je fus cabotin, concasseur de désespoir
j’ai quand même idée farouche
de t’aimer pour ta pureté
de t’aimer pour une tendresse que je n’ai pas connue
dans les giboulées d’étoiles de mon ciel
l’éclair s’épanouit dans ma chair
je passe les poings durs au vent
j’ai un coeur de mille chevaux-vapeur
j’ai un coeur comme la flamme d’une chandelle
toi tu as la tête d’abîme douce n’est-ce pas
la nuit de saule dans tes cheveux
un visage enneigé de hasards et de fruits
un regard entretenu de sources cachées
et mille chants d’insectes dans tes veines
et mille pluies de pétales dans tes caresses

tu es mon amour
ma clameur mon bramement
tu es mon amour ma ceinture fléchée d’univers
ma danse carrée des quatre coins d’horizon
le rouet des écheveaux de mon espoir
tu es ma réconciliation batailleuse
mon murmure de jours à mes cils d’abeille
mon eau bleue de fenêtre
dans les hauts vols de buildings
mon amour
de fontaines de haies de ronds-points de fleurs
tu es ma chance ouverte et mon encerclement
à cause de toi
mon courage est un sapin toujours vert
et j’ai du chiendent d’achigan plein l’âme
tu es belle de tout l’avenir épargné
d’une frêle beauté soleilleuse contre l’ombre
ouvre-moi tes bras que j’entre au port
et mon corps d’amoureux viendra rouler
sur les talus du mont Royal
orignal, quand tu brames orignal
coule-moi dans ta palinte osseuse
fais-moi passer tout cabré tout empanaché
dans ton appel et ta détermination

Montréal est grand comme un désordre universel
tu es assise quelque part avec l’ombre et ton coeur
ton regard vient luire sur le sommeil des colombes
fille dont le visage est ma route aux réverbères
quand je plonge dans les nuits de sources
si jamais je te rencontre fille
après les femmes de la soif glacée
je pleurerai te consolerai
de tes jours sans pluies et sans quenouilles
des circonstances de l’amour dénoué
j’allumerai chez toi les phares de la douceur
nous nous reposerons dans la lumière
de toutes les mers en fleurs de manne
puis je jetterai dans ton corps le vent de mon sang
tu seras heureuse fille heureuse
d’être la femme que tu es dans mes bras
le monde entier sera changé en toi et moi

la marche à l’amour s’ébruite en un voilier
de pas voletant par les lacs de portage
mes absolus poings
ah violence de délices et d’aval
j’aime
que j’aime
que tu t’avances
ma ravie
frileuse aux pieds nus sur les frimas de l’aube
par ce temps profus d’épilobes en beauté
sur ces grèves où l’été
pleuvent en longues flammèches les cris des pluviers
harmonica du monde lorsque tu passes et cèdes
ton corps tiède de pruche à mes bras pagayeurs
lorsque nous gisons fleurant la lumière incendiée
et qu’en tangage de moisson ourlée de brises
je me déploie sur ta fraîche chaleur de cigale
je roule en toi
tous les saguenays d’eau noire de ma vie
je fais naître en toi
les frénésies de frayères au fond du coeur d’outaouais
puis le cri de l’engoulevent vient s’abattre dans ta gorge
terre meuble de l’amour ton corps
se soulève en tiges pêle-mêle
je suis au centre du monde tel qu’il gronde en moi
avec la rumeur de mon âme dans tous les coins
je vais jusqu’au bout des comètes de mon sang
haletant
harcelé de néant
et dynamité
de petites apocalypses
les deux mains dans les furies dans les féeries
ô mains
ô poings
comme des cogneurs de folles tendresses
mais que tu m’aimes et si tu m’aimes
s’exhalera le froid natal de mes poumons
le sang tournera ô grand cirque
je sais que tout mon amour
sera retourné comme un jardin détruit
qu’importe je serai toujours si je suis seul
cet homme de lisière à bramer ton nom
éperdument malheureux parmi les pluies de trèfles
mon amour ô ma plainte
de merle-chat dans la nuit buissonneuse
ô fou feu froid de la neige
beau sexe léger ô ma neige
mon amour d’éclairs lapidée
morte
dans le froid des plus lointaines flammes

puis les années m’emportent sens dessus dessous
je m’en vais en délabre au bout de mon rouleau
des voix murmurent les récits de ton domaine
à part moi je me parle
que vais-je devenir dans ma force fracassée
ma force noire du bout de mes montagnes
pour te voir à jamais je déporte mon regard
je me tiens aux écoutes des sirènes
dans la longue nuit effilée du clocher de Saint-Jacques
et parmi ces bouts de temps qui halètent
me voici de nouveau campé dans ta légende
tes grands yeux qui voient beaucoup de cortèges
les chevaux de bois de tes rires
tes yeux de paille et d’or
seront toujours au fond de mon coeur
et ils traverseront les siècles

je marche à toi, je titube à toi, je meurs de toi
lentement je m’affale de tout mon long dans l’âme
je marche à toi, je titube à toi, je bois
à la gourde vide du sens de la vie
à ces pas semés dans les rues sans nord ni sud
à ces taloches de vent sans queue et sans tête
je n’ai plus de visage pour l’amour
je n’ai plus de visage pour rien de rien
parfois je m’assois par pitié de moi
j’ouvre mes bras à la croix des sommeils
mon corps est un dernier réseau de tics amoureux
avec à mes doigts les ficelles des souvenirs perdus
je n’attends pas à demain je t’attends
je n’attends pas la fin du monde je t’attends
dégagé de la fausse auréole de ma vie

L’Homme Rapaillé, 1970.

Trintignant, Mille, Piazzolla Théâtre de la Porte-Saint-Martin

Du 11 au 22 décembre Du mardi au samedi à 18 h 30, sauf 16 et 17 décembre.

Pierre de Ronsard

Pierre de Ronsard (Anonyme du XVII siècle) Musée de Blois.

Je n’ay plus que les os (Pierre de Ronsard)

Je n’ay plus que les os, un Schelette je semble,
Decharné, denervé, demusclé, depoulpé,
Que le trait de la mort sans pardon a frappé,
Je n’ose voir mes bras que de peur je ne tremble.

Apollon et son fils deux grans maistres ensemble,
Ne me sçauroient guerir, leur mestier m’a trompé,
Adieu plaisant soleil, mon oeil est estoupé,
Mon corps s’en va descendre où tout se desassemble.

Quel amy me voyant en ce point despouillé
Ne remporte au logis un oeil triste et mouillé,
Me consolant au lict et me baisant la face,

En essuiant mes yeux par la mort endormis?
Adieu chers compaignons, adieu mes chers amis,
Je m’en vay le premier vous preparer la place.

Derniers vers, Posthume, 1586.

Autoportrait. Juin 1972.Japon.

Marie-Sophie Leroyer de Chantepie (1800-1888)

 

Marie-Sophie Leroyer de Chantepie (Anonyme) Musée du pays de Château-Gonthier.

Marie-Sophie Leroyer de Chantepie (31 octobre 1800, Château-Gontier – 23 octobre 1888, Angers) est une écrivaine française.

Elle a hérité de ses parents, à leur mort (1830?), une confortable fortune: fermes et terres autour d’Angers, maisons dans la ville même. Dans sa propriété La Licorne, elle accueille généreusement beaucoup de nécessiteux. Leur nombre atteint parfois les dix-huit personnes. Célibataire, profondément croyante, elle souffrira toute sa vie d’obsessions intérieures: scrupules liés à la religion; conflits domestiques.

L’art lui apporte quelques consolations. Grande lectrice, amatrice de peinture, de musique (concerts, opéras), elle se désespère du néant de la vie culturelle de province. Elle voyage peu. Elle séjourne parfois à Nantes, où elle loue une maison pour assister à des opéras.

Pour pallier ses angoisses, elle correspond, entre autres, avec George Sand, et durant 19 ans, avec Gustave Flaubert .

Elle écrit pour la première fois à Flaubert depuis Angers, le 18 décembre 1856, afin de lui témoigner son admiration après la lecture de Madame Bovary qui venait de paraître dans la Revue de Paris, avant publication, chez l’éditeur Michel Lévy, au mois de septembre 1857:
«J’ai vu d’abord que vous aviez écrit un chef d’œuvre de naturel et de vérité. Oui, ce sont bien là les mœurs de cette province où je suis née, où j’ai passé ma vie…»

À Flaubert elle écrit aussi:
«Je crois, comme vous, au progrès, mais toujours il faudra se séparer, souffrir, mourir, et cette prévision seule suffira pour empêcher d’être heureux; alors il faut chercher ailleurs l’immortalité, l’union indissoluble, le bonheur… Je crois comme vous à l’évolution perpétuelle de l’humanité sur notre globe, mais voilà pour le temps, mais au-delà, mais ailleurs! Que se passera-t-il et que trouverons-nous? Voilà le grand, l’éternel problème, auprès duquel le problème social disparaît…»

Son premier roman est édité en 1844, Les Duranti. Elle publie ensuite Angélique Lagier (1851), Angèle ou Le Dévouement filial (1860). La Bibliothèque nationale de France mentionne 13 œuvres, certaines publiées après sa mort.

Elle écrit aussi des articles dans Le Phare de la Loire. On remarque aussi Mémoires d’une provinciale (1880) et la parution posthume de Souvenirs et Impressions littéraires (1892) dans lesquels Marie-Sophie consacre un chapitre à George Sand et un autre à Gustave Flaubert.

Aristocrate issue d’un milieu très privilégié, Marie-Sophie fréquente surtout des artistes et des Républicains. Ces derniers sont majoritaires dans son salon à partir de 1871. Armand Barbès est son héros, et les prolétaires des martyrs qui luttent pour une juste cause.

Mais la sensibilité politique de Mademoiselle de Chantepie, ses idées sociales, sont toujours le fruit de la dimension chrétienne de sa personnalité. Le républicain, chez elle, prend racine dans la spiritualité évangélique.

Elle meurt le 23 octobre 1888 dans sa maison d’Angers.