Gustave Flaubert

Gustave Flaubert (Etienne Carjat) v 1860 .

À MARIE-SOPHIE LEROYER DE CHANTEPIE

[Croisset, 6 juin 1857.]

[Cette lettre sera courte, mais il y a longtemps que je ne vous ai écrit, ce me semble? et comme je vais être dérangé tous ces jours-ci (j’attends trois amis de Paris qui viennent passer quelque temps chez moi) je ne veux pas remettre à plus longtemps, le plaisir de causer avec vous.]

Non, détrompez-vous! je ne raille nullement (et pas même dans le plus profond de ma conscience) vos sentiments religieux. Toute piété m’attire. Et la catholique par-dessus toutes les autres. Mais je ne comprends pas la nature de vos doutes. Ont-ils rapport au dogme ou à vous-même? Si je comprends ce que vous m’écrivez, il me semble que vous vous sentez indigne? Alors rassurez-vous. Car vous péchez par excès d’humilité, ce qui est une grande vertu. Indigne! pourquoi? pourquoi, pauvre chère âme endolorie que vous êtes? Rassurez-vous. Votre Dieu est bon et vous avez assez souffert pour qu’il vous aime. Mais si vous avez des doutes sur le fond même de la religion (ce que je crois, quoi que vous en disiez), pourquoi vous affliger de manquer à des devoirs, qui dès lors ne sont plus des devoirs? Qu’un catholique sincère se fasse musulman (pour un motif ou pour un autre), cela est un crime aux yeux de la religion comme à ceux de la philosophie. Mais si ce catholique n’est pas un croyant, son changement de religion n’a pas plus d’importance qu’un changement d’habit. Tout dépend de la valeur que nous donnons aux choses. C’est nous qui faisons la moralité ou la vertu. Le cannibale qui mange son semblable est aussi innocent que l’enfant qui suce son sucre d’orge. Pourquoi donc vous désespérer de ne pouvoir ni vous confesser, ni communier, puisque vous ne le pouvez pas? Du moment que ce devoir vous est impraticable, ce n’est plus un devoir. – Mais non! L’admiration que vous me témoignez pour Jean Reynaud me prouve que vous êtes en plein dans le courant de la critique contemporaine et cependant vous tenez par l’éducation, par l’habitude et par votre nature personnelle aux croyances du passé. Si vous voulez sortir de là, je vous le répète, il faut prendre un parti, vous enfoncer résolument dans l’un ou dans l’autre. Soyez avec sainte Thérèse ou avec Voltaire. Il n’y a pas de milieu, quoi qu’on dise

L’humanité maintenant est exactement comme vous. Le sang du moyen âge palpite encore dans ses veines et elle aspire le grand vent des siècles futurs, qui ne lui apporte que des tempêtes.

Et tout cela, parce qu’on veut une solution. Oh! orgueil humain. Une solution! le but, la cause! Mais nous serions Dieu, si nous tenions la cause. Et à mesure que nous irons, elle se reculera indéfiniment, parce que notre horizon s’élargira. Plus les télescopes seront parfaits et plus les étoiles seront nombreuses. Nous sommes condamnés à rouler dans les ténèbres et dans les larmes.

Quand je regarde une des petites étoiles de la voie lactée, je me dis que la terre n’est pas plus grande que l’une de ces étincelles. – Et moi qui gravite une minute sur cette étincelle, que suis-je donc, que sommes-nous? Ce sentiment de mon infirmité, de mon néant, me rassure. Il me semble être devenu un grain de poussière perdu dans l’espace, et pourtant je fais partie de cette grandeur illimitée qui m’enveloppe. Je n’ai jamais compris que cela fût désespérant. Car il se pourrait bien qu’il n’y eût rien du tout, derrière le rideau noir. L’infini, d’ailleurs, submerge toutes nos conceptions. Et du moment qu’il est, pourquoi y aurait-il un but à une chose aussi relative que nous?

Imaginez un homme qui, avec des balances de mille coudées voudrait peser le sable de la mer. Quand il aurait empli ses deux plateaux, ils déborderaient et son travail ne serait pas plus avancé qu’au commencement. Toutes les philosophies en sont là. Elles ont beau se dire: «Il y a un poids cependant, il y a un certain chiffre qu’il faut savoir. Essayons»; on élargit les balances, la corde casse, et toujours ainsi, toujours! Soyez donc plus chrétienne. Et résignez-vous à l’ignorance. Vous me demandez quels livres lire. Lisez Montaigne, lisez-le lentement, posément! Il vous calmera. Et n’écoutez pas les gens qui parlent de son égoïsme. Vous l’aimerez, vous verrez. Mais ne lisez pas, comme les enfants lisent, pour vous amuser, ni comme les ambitieux lisent, pour vous instruire. Non. Lisez pour vivre. Faites à votre âme une atmosphère intellectuelle qui sera composée par l’émanation de tous les grands esprits. Étudiez, à fond, Shakespeare et Goethe. Lisez des traductions des auteurs grecs et romains, Homère, Pétrone, Plaute, Apulée, etc., et quand quelque chose vous ennuiera, acharnez-vous dessus. Vous le comprendrez bientôt, ce sera une satisfaction pour vous. Il s’agit de travailler, me comprenez-vous? Je n’aime pas à voir une aussi belle nature que la vôtre s’abîmer dans le chagrin et le désœuvrement. Élargissez votre horizon et vous respirerez plus à l’aise. Si vous étiez un homme et que vous eussiez vingt ans, je vous dirais de vous embarquer pour faire le tour du monde. Eh bien! faites le tour du monde dans votre chambre. Étudiez ce dont vous ne vous doutez pas: la Terre. Mais je vous recommande d’abord Montaigne. Lisez-le d’un bout à l’autre et quand vous aurez fini, recommencez. Les conseils (de médecins, sans doute) que l’on vous donne me paraissent peu intelligents. Il faut, au contraire, fatiguer votre pensée. Ne croyez pas qu’elle soit usée. Ce n’est point une courbature qu’elle a, mais des convulsions. Ces gens-là, d’ailleurs, n’entendent rien à l’âme. Je les connais, allez!

Je ne vous parle pas aujourd’hui d’Angélique, parce que je n’ai ni le temps ni la place. Je vous en ferai une critique détaillée dans ma prochaine lettre.

Adieu, et comptez toujours sur mon affection. Je pense très souvent à vous, et j’ai grande envie de vous voir. Cela viendra, espérons-le […].

Gve Flaubert

Luis Buñuel (1900-1983)

Luis Buñuel.

Mi último suspiro (Memorias). Plaza & Janés,  1982.

Me gusta el Norte, el frío y la lluvia. En eso soy español. nacido en un país árido, no imagino nada más bello que los bosques inmensos y húmedos, invadidos por la niebla. En mi infancia, ya lo he dicho, cuando iba de vacaciones a San Sebastián, en el extremo norte de España, me sentía emocionado a la vista de los helechos, del musgo en el tronco de los árboles. Me gustan los países escandinavos, que conozco muy poco, y Rusia. A los siete años, escribí un cuento de varias páginas que se desarrollaba en el Transiberiano, a través de las estepas nevadas.

Me gusta el ruido de la lluvia. Lo recuerdo como uno de los ruidos más bellos del mundo. Ahora lo oigo con un aparato, pero no es el mismo ruido.

La lluvia hace a las grandes naciones.

Me gusta verdaderamente el frío. Durante toda mi juventud, aun en lo más crudo del invierno, me paseaba sin gabán, con una simple camisa y una chaqueta. Sentía el frío atacarme, pero resistía, y esta sensación me agradaba. Mis amigos me llamaban “el sin abrigo”. Un día, me fotografiaron completamente desnudo en la nieve.

Un invierno, en París, cuando el Sena comenzaba a helarse, estaba esperando a Juan Vicens en la estación de Orsay, a la que llegaban los trenes procedentes de Madrid. El frío era tan intenso que tuve que echar a correr de un lado a otro del andén, lo cual no me libró de coger una pulmonía. Nada más restablecerme, compré ropas de abrigo, las primeras de mi vida.

En los años treinta, con Pepín Bello y otro amigo, Luis Salinas, capitán de Artillería, solíamos ir con frecuencia a la sierra de Guadarrama en invierno. A decir verdad, lejos de practicar los deportes de nieve, nos encerrábamos nada más llegar en nuestro refugio, en torno a un buen fuego de leña y con varias botellas al alcance de la mano. De vez en cuando, salíamos para respirar durante unos minutos, con la bufanda bien subida hasta la nariz, como Fernando Rey en Tristana.

Naturalmente, los alpinistas no sentían más que desprecio hacia nuestra actitud.”

 

Pedro Salinas (1891-1951)

 

Pedro Salinas.

Pedro Salinas fut un des principaux poètes de la Génération de 1927.

Professeur d’université, poète, traducteur de Marcel Proust, critique, créateur de l’Université Internationale d’été de Santander, il fut contraint comme beaucoup d’intellectuels espagnols à l’exil à cause de la guerre civile (1936-1939). Il partit s’installer aux États-Unis, où il enseigna au Wellesley College, à l’Université Johns-Hopkins de Baltimore et à l’Université de Porto Rico.

Il mourut à Boston le 4 décembre 1951, mais repose dans le cimetière de San Juan de Puerto Rico.

Il rencontra au cours de l’été 1932 une étudiante américaine, Katherine R. Whitmore (1897-1982) dont il tomba amoureux. Il écrivit pour elle sa trilogie poétique  La voz a ti debida (1933), Razón de amor (1936) et Largo lamento (1936-1939).

[14]
Para vivir no quiero
islas, palacios, torres.
¡Qué alegría más alta:
vivir en los pronombres!
Quítate ya los trajes,
las señas, los retratos;
yo no te quiero así,
disfrazada de otra,
hija siempre de algo.
Te quiero pura, libre,
irreductible: tú.
Sé que cuando te llame
entre todas las gentes
del mundo,
sólo tú serás tú.
Y cuando me preguntes
quién es el que te llama,
el que te quiere suya,
enterraré los nombres,
los rótulos, la historia.
Iré rompiendo todo
lo que encima me echaron
desde antes de nacer.
Y vuelto ya al anónimo
eterno del desnudo,
de la piedra, del mundo,
te diré:
«Yo te quiero, soy yo».

La voz a ti debida (1933)

Katherine Whitmore.

Robert Desnos

Robert Desnos.

Aujourd’hui je me suis promené…

Aujourd’hui je me suis promené avec mon camarade,
Même s’il est mort,
Je me suis promené avec mon camarade.

Qu’ils étaient beaux les arbres en fleurs,
Les marronniers qui neigeaient le jour de sa mort.
Avec mon camarade je me suis promené.

Jadis mes parents
Allaient seuls aux enterrements
Et je me sentais petit enfant.

Maintenant je connais pas mal de morts,
J’ai vu beaucoup de croque-morts
Mais je n’approche pas de leur bord.

C’est pourquoi tout aujourd’hui
Je me suis promené avec mon ami.
Il m’a trouvé un peu vieilli,

Un peu vieilli, mais il m’a dit :
Toi aussi tu viendras où je suis,
Un Dimanche ou un Samedi,

Moi, je regardais les arbres en fleurs,
La rivière passer sous le pont
Et soudain j’ai vu que j’étais seul.

Alors je suis rentré parmi les hommes.

État de veille, 1936.

Robert Desnos, arrêté par la Gestapo le 22 février 1944 au 19 rue Mazarine. Paris VI.

Ida Vitale

Ida Vitale.

La poétesse uruguayenne Ida Vitale, 95 ans, a remporté jeudi 15 novembre le prix Cervantès, la plus haute distinction de la littérature hispanique.

Les jurés ont voulu récompenser “une trajectoire poétique, intellectuelle, de critique littéraire et de traduction de premier ordre”.

Le choix de la poétesse sud-américaine a surpris, brisant une règle non écrite en vertu de laquelle le prix récompensait jusqu’à présent alternativement des auteurs d’Amérique latine et d’Espagne. En 2017, le Nicaraguayen Sergio Ramirez avait été récompensé.

Ida Vitale est la cinquième femme à recevoir la prestigieuse distinction. La dernière à l’avoir reçue était la Mexicaine Elena Poniatowska en 2013.

Jusqu’à présent, un seul Uruguayen avait remporté ce prix, Juan Carlos Onetti (1909-1994), lauréat en 1980.

Agradecimiento

Agradezco a mi patria sus errores,
los cometidos, los que se ven venir,
ciegos, activos a su blanco de luto.
Agradezco el vendaval contrario,
el semiolvido, la espinosa frontera de argucias,
la falaz negación de gesto oculto.
Sí, gracias, muchas gracias
por haberme llevado a caminar
para que la cicuta haga su efecto
y ya no duela cuando muerde
el metafísico animal de la ausencia. (1)

(1) Peter Sloterdijk.

Remerciement

Je remercie ma patrie pour ses erreurs,
celles déjà commises, celles que l’on voit venir,
aveugles, actives dans leur deuil blanc.
Je remercie la tornade contraire,
le demi-oubli, la frontière épineuse d’arguties,
la fourbe négation du geste occulte.
Oui, merci, merci beaucoup
de m’avoir incitée à marcher
afin que la ciguë soit efficace
et ne blesse plus lorsqu’elle mord
l’animal métaphysique de l’absence. (1)

(1) Peter Sloterdijk.

Après avoir traduit la poésie d’Alvaro Mutis puis celle de César Vallejo, François Maspero avait entrepris de traduire Ida Vitale. La mort l’a surpris au cœur de ce travail en 2015.

Silvia Baron Supervielle a pris le relais. Elle a choisi et traduit la plupart des poèmes qui composent cette anthologie.

Francisca Aguirre (1930 – 2019)

Francisca Aguirre.

Le 13 novembre 2018, Francisca Aguirre a reçu Le Prix National des Lettres Espagnoles ( Premio Nacional de las Letras Españolas), attribué depuis 1984 par le ministère espagnol de la Culture à un auteur espagnol pour l’ensemble de son œuvre écrite dans l’une des langues parlées en Espagne. Le prix est doté de 40 000 euros.  La maison d’édition Calambur a publié en janvier dernier son oeuvre complète sous le titre de Ensayo general. Son mari, Félix Grande, décédé en 2014, était aussi poète et spécialiste du flamenco. Sa fille, Guadalupe Grande, née en 1965, est aussi poétesse. Son père, républicain, fut exécuté au garrot par les franquistes le 6 octobre 1942 à la prison de Porlier de Madrid.

(Elle est décédée à Madrid le 13 avril 2019)

El último mohicano 

        A mi madre

No tuve nada, y, sin embargo, de algún modo,
comprendo que lo tuve todo.
No teníamos nada, nada, salvo el miedo, el dolor,
el estupor que produce la muerte.

Cuando mataron a mi padre,
nos quedamos en esa zona de vacío
que va de la vida a la muerte
dentro de esa burbuja última que lanzan los ahogados,
como si todo el aire del mundo se hubiese agotado de pronto.
Ahí nos quedamos,
como peces en una pecera sin agua,
como los atónitos visitantes de un planeta vacío.

Nada teníamos,
aunque también es cierto que ya nada queríamos.
Recuerdo bien que a mi hermana Susi y a mí
nos dieron la noticia en el cuarto de aseo
de aquel colegio para hijas de presos políticos.
Había un espejo enorme
y yo vi la palabra muerte crecer dentro de aquel espejo
hasta salir de él
y alojarse en los ojos de mi hermana
como un vapor letal y pestilente.
Nada ha logrado hacerme olvidar aquellos ojos,
salvo algunas horas de amor
en que Félix y yo éramos dos huérfanos,
y el rostro milagroso de mi hija.
Y nada más tuvimos
durante mucho tiempo.
Pero Mamá tuvo menos que nadie.
Mamá quedó como un espejo sin azogue.
Lo perdió todo,
salvo un hilo delgado que la unía a nosotras,
y por aquel inconcebible puente,
como tres hormiguitas,
íbamos y veníamos a su estatua de vidrio
restituyéndole el azogue.
Volvió a nosotras desde el país del hielo.
Y volvió tan absolutamente,
que gracias a ella, nosotras, que nada teníamos,
lo tuvimos todo.
Mamá fue nuestro Espasa,
nuestro Guerrero del Antifaz,
el País de las Hadas,
la abundancia dentro de la miseria,
nuestro mejor amigo,
nuestro escudo contra los moros,
la enamorada de las bellas artes
la que hizo posible que papá no muriera,
la que lo fue resucitando en cada uno de sus cuadros.
Mamá fue quien nos dijo que mi padre admiraba a los griegos,
que adoraba los libros,
que no podía vivir sin la música,
y que fue amigo de Unamuno.

Cierto que no tuvimos nada.
Que muchas veces nos faltaba todo
Pero aunque algunos días no comimos,
tuvimos una radio para oír a Beethoven.
Y un día de Reyes de 1944
Mamá y los tíos fueron al Rastro.
Nos compraron tres libros:
La Cuesta encantada, Nómadas del Norte
y El último mohicano.
Dios sabe cuántas veces habré leído esos libros.
Mamá nos trajo El último mohicano.
Y de la mano de ese indio solitario
entramos en el mundo de lo maravilloso.
Y lo tuvimos todo para siempre.

Y ya nadie podrá quitárnoslo.

Los trescientos escalones (1977)

Madrid. Calle Alenza, 8. Chamberí.

Louis Aragon

La guerre et ce qui s’ensuivit

Les ombres se mêlaient et battaient la semelle
Un convoi se formait en gare à Verberie
Les plates-formes se chargeaient d’artillerie
On hissait les chevaux les sacs et les gamelles

Il y avait un lieutenant roux et frisé
Qui criait sans arrêt dans la nuit des ordures
On s’énerve toujours quand la manoeuvre dure
et qu’au-dessus de vous éclatent les fusées

On part Dieu sait pour où Ça tient du mauvais rêve
On glissera le long de la ligne de feu
Quelque part ça commence à n’être plus du jeu
Les bonshommes là-bas attendent la relève

Le train va s’en aller noir en direction
Du sud en traversant les campagnes désertes
Avec ses wagons de dormeurs la bouche ouverte
Et les songes épais des respirations

Il tournera pour éviter la capitale
Au matin pâle On le mettra sur une voie
De garage Un convoi qui donne de la voix
Passe avec ses toits peints et ses croix d’hôpital

Et nous vers l’est à nouveau qui roulons Voyez
La cargaison de chair que notre marche entraîne
Vers le fade parfum qu’exhalent les gangrènes
Au long pourrissement des entonnoirs noyés

Tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles
Jeune homme dont j’ai vu battre le cœur à nu
Quand j’ai déchiré ta chemise et toi non plus
Tu n’en reviendras pas vieux joueur de manille

Qu’un obus a coupé par le travers en deux
Pour une fois qu’il avait un jeu du tonnerre
Et toi le tatoué l’ancien Légionnaire
Tu survivras longtemps sans visage sans yeux

Roule au loin roule le train des dernières lueurs
Les soldats assoupis que ta danse secoue
Laissent pencher leur front et fléchissent le cou
Cela sent le tabac la laine et la sueur

Comment vous regarder sans voir vos destinées
Fiancés de la terre et promis des douleurs
La veilleuse vous fait de la couleur des pleurs
Vous bougez vaguement vos jambes condamnées

Vous étirez vos bras vous retrouvez le jour
Arrêt brusque et quelqu’un crie Au jus là-dedans
Vous bâillez Vous avez une bouche et des dents
Et le caporal chante Au pont de Minaucourt

Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit
Déjà vous n’êtes plus qu’un nom d’or sur nos places
Déjà le souvenir de vos amours s’efface
Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri

Le roman inachevé, 1956.

https://goo.gl/cGmEyr

Enregistré a la radio en 1959, avec Léo Ferré au piano, deux ans avant la sortie du disque 25cm “Les chansons d’Aragon”.

Léo Ferré. Studio Harcourt. v 1947.

Guillaume Apollinaire – Aragon

Portrait de Guillaume Apollinaire, [La-Rue-des-Bois], août 1908. (Pablo Picasso).
Moitié supérieure. Fusain sur papier. Musée national Picasso-Paris. Dation Pablo Picasso 1979.
Moitié inférieure. Fusain sur papier. Musée national Picasso-Paris. Don Maya Widmaier-Picasso 2014.

Louis Aragon.

Guillaume Apollinaire

Portrait de Guillaume Apollinaire au chapeau à melon à Cologne. 1902 (Anonyme) Musée national Picasso-Paris. Dation Dora Maar 1998.

Guillaume Albert Vladimir Alexandre Apollinaire de Kostrowitzky, dit Guillaume Apollinaire est mort à Paris le 9 novembre 1918, il y a 100 ans. Il avait 38 ans.

Si je mourais là-bas…

Si je mourais là-bas sur le front de l’armée
Tu pleurerais un jour ô Lou ma bien-aimée
Et puis mon souvenir s’éteindrait comme meurt
Un obus éclatant sur le front de l’armée
Un bel obus semblable aux mimosas en fleur

Et puis ce souvenir éclaté dans l’espace
Couvrirait de mon sang le monde tout entier
La mer les monts les vals et l’étoile qui passe
Les soleils merveilleux mûrissant dans l’espace
Comme font les fruits d’or autour de Baratier

Souvenir oublié vivant dans toutes choses
Je rougirais le bout de tes jolis seins roses
Je rougirais ta bouche et tes cheveux sanglants
Tu ne vieillirais point toutes ces belles choses
Rajeuniraient toujours pour leurs destins galants

Le fatal giclement de mon sang sur le monde
Donnerait au soleil plus de vive clarté
Aux fleurs plus de couleur plus de vitesse à l’onde
Un amour inouï descendrait sur le monde
L’amant serait plus fort dans ton corps écarté

Lou si je meurs là-bas souvenir qu’on oublie
– Souviens-t’en quelquefois aux instants de folie
De jeunesse et d’amour et d’éclatante ardeur –
Mon sang c’est la fontaine ardente du bonheur
Et sois la plus heureuse étant la plus jolie

Ô mon unique amour et ma grande folie

La nuit descend
On y pressent
Un long destin de sang

Guillaume APOLLINAIRE, Poèmes à Lou (1947).

Poème composé à Nîmes le 30 janvier 1915.

Louise de Coligny-Châtillon 1881-1963.

Paul Gadenne – René Char

Réponse de Paul Gadenne  à une enquête de René Char dans la revue Empédocle (Mai 1950) sur les incompatibilités de l’écrivain (« Y a-t-il des incompatibilités?»)

«Votre questionnaire me parvient à Amsterdam où je suis en passant, et j’y réponds entre deux averses et deux tables. Je suis venu dans ce pays non en touriste, mais pour vérifier quelques-uns des événements, quelques-unes des structures de ma vie intérieure. – J’ose me servir de cette expression abhorrée : il y a des terreurs que je ne veux pas subir. [Ce qui me met dans une position spéciale, un peu spécieuse, qui échappe à la compétence de l’entourage le mieux disposé, et même m’instruit assez sur moi-même, et sur autrui : il serait peut-être prétentieux de souhaiter autre chose.
C’est déjà répondre à la question, et je voudrais que l’on sente toute la modestie, toute la nostalgie même que je me permets d’introduire dans cette enquête.]*
C’est déjà répondre à la question. Je suis un voyageur dont le type ne se rencontre plus. Aussi les réponses qui parviennent à mes propres questions, sur le terrain modeste de la vie quotidienne, témoignent-elles d’un décalage, et sont-elles faites d’éléments que mon attention n’enregistre pas. Cela revient à se savoir assez seul, ce qui est notre condition même, et le prix de notre authenticité. Déjà c’est un fait, en mainte occasion il y a des incompatibilités entre le monde des hommes et moi. Et je veux bien accepter pour moitié la responsabilité de ces incompatibilités, c’est moi qui les crée autant que le monde : elles sont la preuve de mon existence. J’existe par ce conflit toujours ouvert et que je ne veux pas laisser éteindre, même s’il me tue. La force brutale n’a aucune chance de m’impressionner, elle peut me supprimer tout au plus. «Except my life», comme dit si bien lord Hamlet. Et peut-être qu’Ariel ne pourrait subsister sans Caliban. Mais il est vrai aussi qu’il ne peut que le combattre – à moins qu’il ne puisse l’éclairer. Tel est le mystère.

Amsterdam 30 juin 1950.»

*Le passage entre crochets correspond à une deuxième version.
(source: La Rue Profonde. Carnets Paul Gadenne, n° 1, p. 102-103)

René Char. v 1950.