Lettre de Louis Mercier à Jean-Paul Samson

Louis Mercier (Charles Ridel)

Controverse posthume avec Louis Mercier (Communiste libertaire belge, de son vrai nom Charles Cortvrint, connu aussi comme Charles Ridel 1914-1977). Il donna une interprétation différente des événements décrits par Simone Weil dans sa lettre à Georges Bernanos de 1938, publiée dans Témoins à l’automne 1954. Témoins, 37 Cahiers trimestriels publiés par Jean Paul Samson de 1953 à 1967. Albert Camus et André Prudhommeaux faisaient partie du comité de lecture de cette revue.

Lettre de Louis Mercier.

«Mon cher Samson,

La lettre de Simone Weil à Georges Bernanos valait d’être reproduite. Elle suscite l’inquiétude, remède souverain pour la somnolence des esprits. Elle donne un témoignage direct sur l’expérience espagnole de la défunte. Enfin, elle fournit un exemple intéressant du mécanisme de la pensée chez l’auteur.

Tout admirateur de Simone Weil a tendance à ne tenir compte que d’un moment de son évolution. Celui de l’héritière de la pensée grecque, celui de la syndicaliste, celui de la mystique. Sans doute faudra-t-il un jour enchaîner toutes ces époques, retrouver le mobile commun ou l’angoisse permanente qui en assure l’unité, pour aboutir à la compréhension, donc à la connaissance du penseur. Déjà la lettre montre combien l’observatrice de la guerre civile espagnole que nous présente Gustave Thibon dans la préface de “la Pesanteur et la Grâce” était une combattante volontaire, une milicienne. Pourtant, il est hors de doute que Thibon n’a fait qu’exprimer l’idée de Simone Weil avait d’elle-même, quelques années après son expérience. La lettre à Bernanos, qui doit dater de l’automne 1938 – si l’on prend comme repère l’allusion faite au passage de l’Ebre par les troupes de Yaguë – marque déjà une évolution de Simone Weil par rapport à ce qu’elle pensait et ressentait deux ans plus tôt. En novembre 1936, au moment où elle avait pu tirer les leçons, et de la mentalité des anarchistes de la FAI et de la CNT, et du comportement des combattants étrangers, et de l’atmosphère de la guerre espagnole, Simone Weil continuait à porter – à sa manière, très ostensiblement – les insignes des mouvements libertaires, à s’enrouler autour du cou les grands mouchoirs rouge et noir des miliciens anarchistes. Elle était présente aux meetings de solidarité organisés à Paris pour soutenir la Révolution ibérique. Elle poursuivait son activité de propagandiste en faveur de la République sociale espagnole. Quand la guerre des pauvres contre les riches se transforma en guerre entre puissances totalitaires, nombre de révolutionnaires ouvriers se refusèrent dès lors à y prendre part. Simone Weil fut parmi ceux-là et elle décida de ne plus retourner en Espagne. Mais sa lettre à Bernanos insiste plus particulièrement sur les problèmes de morale que l’atmosphère espagnole avait remis en lumière, et non pas sur l’aspect social de la guerre. C’est le terrain de Bernanos qui est choisi.

La présentation des incidents, faits et événements, correspond-elle à la réalité que Simone Weil a connue lors de son séjour en Espagne? De l’avis des survivants du groupe international de la colonne Durruti auquel elle appartint, non. L’affaire du jeune phalangiste fait prisonnier par les miliciens internationaux lui a été contée par ces miliciens eux-mêmes qui s’indignaient de ce que le jeune homme eût été fusillé à l’arrière, avec l’approbation, dans l’indifférence, ou sur ordre – la précision n’a jamais été obtenue – de l’état-major de la colonne. Les réactions de Simone Weil furent celles des combattants. Mais la recherche d’une parenté avec Bernanos l’incita à généraliser. Il n’est pas question de nier ou de minimiser les horreurs d’une guerre révolutionnaire, ni de dissimuler les instincts de certains miliciens. Ce qui est indispensable, c’est d’établir un tableau complet des sentiments ou des passions qui purent se donner libre cours, et non pas de juger les révolutionnaires en bloc.

Il est exact qu’à Sietamo, des hommes trouvés dans les caves des maisons incendiées et plusieurs fois prises et reprises, furent exécutés par des miliciens espagnols. Là encore, Simone Weil rapporte ce qui lui a été dit par des membres du groupe international. Ce qui n’est pas reproduit, ce sont d’autres témoignages sur certains traits de caractère des miliciens espagnols ou étrangers: la garnison – composée de soldats, de gardes civils et de phalangistes – qui défendait le bourg ne possédait qu’un point d’eau, une fontaine publique exposée aux balles des hommes du groupe international. Le commandement franquiste envoyait donc des femmes à la corvée d’eau, misant sur l’esprit chevaleresque des miliciens, lesquels, effectivement, se refusaient à tirer sur des paysannes. Lors de ces mêmes combats, au cours desquels le groupe international perdit les trois-quarts de ses effectifs, des appels furent lancés aux soldats pour qu’ils rallient la République. Plusieurs dizaines de recrues passèrent dans les rangs confédéraux. À tous il fut donné de choisir entre le travail à l’arrière et l’enrôlement dans les milices, la majorité choisit les rangs du groupe international. Il y eut, certes, dans les centuries, quelques exaltés qui voulurent coller les transfuges au poteau pour venger leurs propres assassinés. Mais les délégués du groupe international menacèrent à leur tour de fusiller ceux qui parlaient d’exécution, et tout s’arrêta là. Le même phénomène se produisit en d’autres endroits, notamment lors des combats de Farlete et sur les contreforts de la sierra de Alcubierre.

Quant à l’opinion exprimée par Simone Weil sur l’absence «d’une force d’âme capable de résister à l’ivresse du meurtre» chez les combattants étrangers, et sur de «paisibles Français qui baignaient avec un visible plaisir dans une atmosphère imprégnée de sang», on peut se demander sur quels exemples assez nombreux et significatifs semblables généralisations peuvent être établies. Pour notre part, nous avons connu des combattants venus en Espagne pour y mourir dignement, en communion avec le grand espoir révolutionnaire. À Gelsa, deux camarades italiens qui avaient toute possibilité de battre en retraite, demeurèrent sur place, non par esprit de sacrifice, mais pour finir avec le sentiment de combattre à poitrine découverte. À Perdiguerra, un volontaire bulgare refusa de suivre les débris du groupe international qui venait d’être écrasé, prétextant qu’il voulait protéger la retraite, mais en réalité pour avoir une mort de libre défi.

Enfin, que les paysans d’Aragon n’aient même pas été «un objet de curiosité» pour les miliciens nous semble une formule bien rapide. Quand nous avancions sur les terres misérables qui sont en bordure de l’Ebre, c’étaient des paysans de la région qui nous servaient de guides, c’étaient des paysans qui nous accueillaient dans les villages conquis, c’étaient des paysans qui se repliaient avec nous. Et quand nous quittâmes Pina, ce furent des paysannes qui vinrent nous remercier de les avoir protégées sans jamais leur avoir fait sentir notre présence. Et le conseiller militaire qui nous guidait alors, un Français qui mourut lui aussi en luttant pour que la misère paysanne disparaisse du sol ibérique, prenait garde, quand des familles paysannes nous accueillaient à leur table, de laisser au père le soin de présider au repas, suivant une coutume qui nous semblait désuète – elle condamnait d’autre part les femmes à manger accroupies près de l’âtre – et que nous respections.

Ces quelques souvenirs, mon cher Samson, d’où l’affection pour Simone Weil sort intacte, mais qui expriment tout autant l’amitié pour ceux qui surent vivre aux dimensions de leur rêve, puisque aussi bien la justice ne change jamais de camp.

16 décembre 1954. ”

Simone Weil – Georges Bernanos

Simone Weil après 1936.

Les menaces de guerre avec l’Allemagne poussèrent Simone Weil vers le pacifisme pur. Elle fut favorable aux accords de Munich en septembre 1938.
Elle révisa également son jugement sur les événements d’Espagne et écrivit à ce sujet une lettre à Georges Bernanos, qui s’était détaché du franquisme par rejet de ses atrocités. La publication de cette lettre dans la revue Témoins de l’automne 1954 devait provoquer une « controverse posthume » avec l’anarchiste Louis Mercier, qui donna une interprétation différente des événements décrits par Simone Weil.

Lettre de Simone Weil à Georges Bernanos, 1938

Monsieur,
Quelque ridicule qu’il y ait à écrire à un écrivain, qui est toujours , par la nature de son métier, inondé de lettres, je ne puis m’empêcher de le faire après avoir lu Les Grands Cimetières sous la lune. Non que ce soit la première fois qu’un livre de vous me touche; le Journal d’un curé de campagne est à mes yeux le plus beau, du moins de ceux que j’ai lus, et véritablement un grand livre. Mais si j’ai pu aimer d’autres de vos livres, je n’avais aucune raison de vous importuner en vous l’écrivant. Pour le dernier, c’est autre chose; j’ai eu une expérience qui répond à la vôtre, quoique bien plus brève, moins profonde, située ailleurs et éprouvée, en apparence – en apparence seulement -, dans un tout autre esprit.

Je ne suis pas catholique, bien que – ce que je vais dire doit sans doute sembler présomptueux à tout catholique, de la part d’un non-catholique mais je ne puis m’exprimer autrement – bien que rien de catholique, rien de chrétien ne m’ait jamais paru étranger. Je me suis dit parfois que si seulement on affichait aux portes des églises que l’entrée est interdite à quiconque jouit d’un revenu supérieur à telle ou telle somme, peu élevée, je me convertirais aussitôt.  Depuis l’enfance, mes sympathies se sont tournées vers les groupements qui se réclament des couches méprisées de la hiérarchie sociale, jusqu’à ce que j’ai pris conscience que ces groupements sont de nature à décourager toutes les sympathies. Le dernier qui m’ait inspiré quelque confiance, c’était la CNT espagnole. J’avais un peu voyagé en Espagne – assez peu – avant la guerre civile, mais assez pour ressentir l’amour qu’il est difficile de ne pas éprouver envers ce peuple ; j’avais vu dans le mouvement anarchiste l’expression naturelle de ses grandeurs et de ses tares, de ses aspirations les plus et les moins légitimes. La CNT, la FAI étaient un mélange étonnant, où on admettait n’importe qui, où, par la suite, se coudoyaient l’immoralité, le cynisme, le fanatisme, la cruauté mais aussi l’amour, l’esprit de fraternité, et surtout la revendication de l’honneur si belle chez les hommes humiliés ; il me semblait que ceux qui venaient là animés par un idéal l’emportaient sur ceux que poussait le goût de la violence et du désordre. En juillet 1936, j’étais à Paris, je n’aime pas la guerre ; mais ce qui m’a toujours fait le plus horreur dans la guerre, c’est la situation de ceux qui se trouvent à l’arrière. Quand j’ai compris que, malgré tous mes efforts, je ne pouvais m’empêcher de participer moralement à cette guerre, c’est-à-dire de souhaiter toutes les heures, la victoire des uns, la défaite des autres, je me suis dit que Paris était pour moi l’arrière, et j’ai pris le train pour Barcelone dans l’intention de m’engager. C’était au début d’août 1936.

Un accident m’a fait abréger par force mon séjour en Espagne. J’ai été quelques jours à Barcelone ; puis en pleine campagne aragonaise, au bord de l’Ebre, à une quinzaine de kilomètres de Saragosse, à l’endroit même où récemment les troupes de Yagüe ont passé l’Ebre ; puis dans le palace de Sitgès transformé en hôpital ; puis de nouveau à Barcelone ; en tout à peu près deux mois.
J’ai quitté l’Espagne malgré moi avec l’intention d’y retourner ; par la suite, c’est volontairement que je n’en ai rien fait. Je ne sentais plus aucune nécessité intérieure de participer à une guerre qui n’était plus, comme elle m’avait paru être au début, une guerre de paysans affamés contre les propriétaires terriens et un clergé complice des propriétaires, mais une guerre entre la Russie, l’Allemagne et l’Italie.

J’ai reconnu cette odeur de guerre civile, de sang, et de terreur que dégage votre livre ; je l’avais respirée. Je n’ai rien vu de certaines des histoires que vous racontez, ces meurtres de vieux paysans, ces ballilas faisant courir des vieillards à coups de matraques. Ce que j’ai entendu suffisait pourtant. J’ai failli assister à l’exécution d’un prêtre ; pendant les minutes d’attente, je me demandais si j’allais regarder simplement, ou me faire fusiller moi-même en essayant d’intervenir ; je ne sais pas encore ce que j’aurais fait si un hasard heureux n’avait empêché l’exécution.

Combien d’histoires se pressent sous ma plume… Mais ce serait trop long ; et à quoi bon ? Une seule suffira. J’étais à Sitgès quand sont revenus, vaincus les miliciens de l’expédition de Majorque. Ils avaient été décimés. Sur quarante jeunes garçons partis de Sitgès, neuf étaient morts. On ne le sut qu’au retour des trente et un autres. La nuit même qui suivit, on fit neuf expéditions punitives, on tua neuf fascistes ou soi-disant tels, dans cette petite ville où, en juillet, il ne s’était rien passé. Parmi ces neuf, un boulanger d’une trentaine d’années, dont le crime était, m’a-t’on dit, d’avoir appartenu à la milice des « somaten » ; son vieux père, dont il était le seul enfant et le seul soutien, devint fou. Une autre encore : en Aragon, un petit groupe international de vingt-deux miliciens de tous les pays prit, après un léger engagement, un jeune garçon de quinze ans, qui combattait comme phalangiste. Aussitôt pris, tout tremblant d’avoir vu tuer ses camarades à ses côtés, il dit qu’on l’avait enrôlé de force. On le fouilla, on trouva sur lui une médaille de la Vierge et la carte de phalangiste ; on l’envoya à Durruti, chef de la colonne, qui après lui avoir exposé pendant une heure les beautés de l’idéal anarchiste, lui donna le choix entre mourir et s’enrôler immédiatement dans les rangs de ceux qui l’avaient fait prisonnier, contre ses camarades de la veille. Durruti donna à l’enfant vingt-quatre heures de réflexion ; au bout de vingt-quatre heures, l’enfant dit non et fut fusillé. Durruti était pourtant à certains égards un homme admirable. La mort de ce petit héros n’a jamais cessé de me peser sur la conscience, bien que je ne l’aie apprise qu’après coup. Ceci encore : dans un village que rouges et blancs avaient pris, perdu, repris, reperdu, je ne sais combien de fois, les miliciens rouges, l’ayant repris définitivement, trouvèrent dans les caves une poignée d’êtres hagards, terrifiés et affamés, parmi lesquels trois ou quatre jeunes hommes. Ils raisonnèrent ainsi : si ces jeunes hommes, au lieu d’aller avec nous la dernière fois que nous nous sommes retirés, sont restés et ont attendu les fascistes, c’est qu’ils sont fascistes. Ils les fusillèrent donc immédiatement, puis donnèrent à manger aux autres et se crurent très humains. Une dernière histoire, celle-ci de l’arrière : deux anarchistes me racontèrent une fois comment, avec des camarades, ils avaient pris deux prêtres ; on tua l’un sur place, en présence de l’autre, d’un coup de revolver, puis, on dit à l’autre qu’il pouvait s’en aller. Quand il fut à vingt pas, on l’abattit. Celui qui me racontait l’histoire était très étonné de ne pas me voir rire.

A Barcelone, on tuait en moyenne, sous forme d’expéditions punitives, une cinquantaine d’hommes par nuit. C’était proportionnellement beaucoup moins qu’à Majorque, puisque Barcelone est une ville de près d’un million d’habitants ; d’ailleurs il s’y était déroulé pendant trois jours une bataille de rues meurtrière. Mais les chiffres ne sont peut-être pas l’essentiel en pareille matière. L’essentiel, c’est l’attitude à l’égard du meurtre. Je n’ai jamais vu, ni parmi les Espagnols, ni même parmi les Français venus soit pour se battre, soit pour se promener – ces derniers le plus souvent des intellectuels ternes et inoffensifs – je n’ai jamais vu personne exprimer même dans l’intimité de la répulsion, du dégoût ou seulement de la désapprobation à l’égard du sang inutilement versé. Vous parlez de la peur. Oui, la peur a eu une part dans ces tueries ; mais là où j’étais, je ne lui ai pas vu la part que vous lui attribuez. Des hommes apparemment courageux – au milieu d’un repas plein de camaraderie, racontaient avec un bon sourire fraternel combien ils avaient tué de prêtres ou de « fascistes » – terme très large. J’ai eu le sentiment, pour moi, que lorsque les autorités temporelles et spirituelles ont mis une catégorie d’êtres humains en dehors de ceux dont la vie a un prix, il n’est rien de plus naturel à l’homme que de tuer. Quand on sait qu’il est possible de tuer sans risquer ni châtiment ni le blâme, on tue ; ou du moins on entoure de sourires encourageants ceux qui tuent. Si par hasard on éprouve d’abord un peu de dégoût, on le tait et bientôt on l’étouffe de peur de paraître manquer de virilité. Il y a là un entraînement, une ivresse à laquelle il est impossible de résister sans une force d’âme qu’il me faut bien croire exceptionnelle, puisque je ne l’ai rencontrée nulle part. J’ai rencontré en revanche des Français paisibles, que jusque-là je ne méprisais pas, qui n’auraient pas eu l’idée d’aller eux-mêmes tuer, mais qui baignaient dans cette atmosphère imprégnée de sang avec un visible plaisir. Pour ceux-là je ne pourrai jamais avoir à l’avenir aucune estime.

Une telle atmosphère efface aussitôt le but même de la lutte. Car on ne peut formuler le but qu’en le ramenant au bien public, au bien des hommes – et les hommes sont de nulle valeur. Dans un pays où les pauvres sont, en très grande majorité, des paysans, le mieux-être des paysans doit être un but essentiel pour tout groupement d’extrême gauche ; et cette guerre fut peut-être avant tout, au début, une guerre pour et contre le partage des terres. Eh bien, ces misérables et magnifiques paysans d’Aragon, restés si fiers sous les humiliations, n’étaient même pas pour les miliciens un objet de curiosité. Sans insolences, sans injures, sans brutalité – du moins je n’ai rien vu de tel, et je sais que vol et viol, dans les colonnes anarchistes, étaient passibles de la peine de mort – un abîme séparait les hommes armés de la population désarmée, un abîme tout à fait semblable à celui qui sépare les pauvres et les riches. Cela se sentait à l’attitude toujours un peu humble, soumise, craintive des uns, à l’aisance, la désinvolture, la condescendance des autres.

On part en volontaire, avec des idées de sacrifice, et on tombe dans une guerre qui ressemble à une guerre de mercenaires, avec beaucoup de cruautés en plus et le sens des égards dus à l’ennemi en moins. Je pourrais prolonger indéfiniment de telles réflexions, mais il faut se limiter. Depuis que j’ai été en Espagne, que j’entends, que je lis toutes sortes de considérations sur l’Espagne, je ne puis citer personne, hors vous seul, qui à ma connaissance, ait baigné dans l’atmosphère de la guerre espagnole et y ait résisté. Vous êtes royaliste, disciple de Drumont – que m’importe ? Vous m’êtes plus proche, sans comparaison, que mes camarades de milices d’Aragon – ces camarades que, pourtant, j’aimais.

Ce que vous dites du nationalisme, de la guerre, de la politique extérieure française après la guerre m’est également allé au coeur. J’avais dix ans lors du traité de Versailles. Jusque-là j’avais été patriote avec toute l’exaltation des enfants en période de guerre. La volonté d’humilier l’ennemi vaincu, qui déborda partout à ce moment (et dans les années qui suivirent) d’une manière si répugnante, me guérit une fois pour toutes de ce patriotisme naïf. Les humiliations infligées par mon pays me sont plus douloureuses que celles qu’il peut subir. Je crains de vous avoir importuné par une lettre aussi longue. Il ne me reste qu’à vous exprimer ma vive admiration.

S. WEIL.

Mlle Simone Weil, 3, rue Auguste-Comte, Paris (VIème).
P.s. : C’est machinalement que je vous ai mis mon adresse. Car, d’abord, je pense que vous devez avoir mieux à faire que de répondre aux lettres. Et puis je vais passer un ou deux mois en Italie, où une lettre de vous ne me suivrait peut-être pas sans être arrêtée au passage.

[Simone Weil– « Lettre à Georges Bernanos 1938 » – in ” Bulletin des amis de Georges Bernanos “, repris dans ” Ecrits historiques et politiques “, Gallimard et dans ” Œuvres “, Quarto Gallimard. ]

Georges Bernanos 1927.

María Zambrano – Simone Weil

María Zambrano

María Zambrano aurait rencontré Simone Weil à Madrid. Pourtant pendant la Guerre Civile, Simone Weil n’est restée en Espagne que du 10 août 1936 au 25 septembre 1936. La philosophe espagnole raconte ainsi leur rencontre.

MARIA ZAMBRANO, CARTAS DE LA PIECE: CORRESPONDENCIA CON AGUSTIN ANDREU 2002 Ed.Pretextos.

Lettre que María Zambrano a adressé le 15 novembre 1974 a Agustín Andreu, jeune théologien (né en 1929) qu’elle avait rencontré à Rome en 1955.

«He estado al borde de preguntarte si has leído a Simone Weil y si la quieres. Yo la amo y Araceli estaba más cerca de ella que yo. Murieron por negarse a tomar alimentos, y medicamentos –en especial Ara–, lo que está escrito en el certificado médico de Simone, en el de Ara no. Pero ya de antes. Si tienes sus libros y no los has leído, lee al menos «Prologue» –segundo Cahier–. Durante media hora estuvimos sentadas en un diván las dos en Madrid. Venía ella del Frente de Aragón. Sí había de ser ella. María Teresa [la mujer de Alberti] nos presentó diciendo: La discípula de Alain, la discípula de Ortega. Tenía el pelo muy negro y crespo, como de alambre, morena de serlo y estar quemada desde adentro. Éramos tímidas. No nos dijimos apenas nada. Ella era, sí, un poco más baja que yo; 1,59 he leído era su talla, la mía un centímetro más y llevaba yo todavía tacones no muy altos. Era muy delgada, como lo había sido yo, y no lo era ya en ese grado. Pero era Ara quien se le emparejaba. Las dos eran de las que dans el salto, como Safo.»

Ce qui est curieux, c’est le lien que María Zambrano établit entre Simone Weil et sa soeur Araceli (Segovia 21-04-1911- La Pièce Jura FR 1972) avec qui elle vécut de 1946 à 1972. Le compagnon d’Araceli, Manuel Muñoz Martínez (1888-1942) , député radical-socialiste de la province de Cádiz, fut arrêté en France par la police militaire allemande le 14 octobre 1940, remis par la Gestapo à la police espagnole et fusillé à Madrid le 1 décembre 1942. Araceli ne s’en remit jamais.

Simone Weil séjourna en Espagne pendant deux mois au cours de l’été 1936. Bien que pacifiste, elle essaiera de s’engager du côté des républicains espagnols, d’abord avec le POUM. Elle rejoindra ensuite les milices anarchistes.

“Attirée en Espagne par la révolution et la lutte antifasciste, Simone Weil arriva à Barcelone le 10 août 1936. Là, elle proposa sans succès ses services au POUM, avant de rejoindre le front d’Aragon avec un groupe de journalistes. À Pina de Ebro, sans doute le 14 août, elle rencontra Ridel et Carpentier, militants de l’Union anarchiste incorporés dans le Groupe international de la colonne Durruti, et s’engagea comme milicienne. Près de quarante ans plus tard, Louis Mercier (Charles Ridel) relata ainsi cet engagement: «Elle porte le fusil, revêt la combinaison de mécanicien qui sert d’uniforme, chausse des espadrilles, se noue le fouloir rouge et noir autour du cou, se coiffe du calot aux mêmes couleurs.[…]. C’est une milicienne qui ne manque pas de courage et qui exige de participer aux missions de reconnaissance. Ce qui ne va pas sans poser quelques problèmes aux animateurs du Groupe international.[…]Simone ne possède aucune notion du maniement des armes ; de plus elle est myope et porte des lunettes à verre épais. Il est question d’abord de lui confier des tâches d’arrière-garde, comme celle de monter une antenne pour les premiers soins, mais elle tempête, insiste pour courir les mêmes risques que les combattants, finit par l’emporter.»
Une semaine plus tard, elle se brûla accidentellement le pied en le posant sur une poêle dans un campement, et fut évacuée sur Sitges, dans un hôpital de campagne. Elle revint en France le 25 septembre.
Dans les mois qui suivirent, elle continua à soutenir activement les révolutionnaires espagnols, portant ostensiblement le foulard rouge et noir dans les meetings.”

(http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article156135, notice WEIL Simone, Adolphine
[Dictionnaire des anarchistes] par Géraldi Leroy, notice adaptée par Guillaume Davranche, version mise en ligne le 12 mars 2014, dernière modification le 4 avril 2018.
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Simone Weil en Espagne. 1936.

Heinrich von Kleist (1777-1811)

Heinrich von Kleist. 1801.

La vision du film de Jean-Paul Civeyrac Des filles en noir où il est question de suicide partagé et d’ Heinrich von Kleist m’ a poussé à parcourir à nouveau l’oeuvre de ce poète romantique allemand qui a profondément marqué des écrivains tels que Friedrich Nietzsche, Stefan Zweig, André Breton, Julien Gracq, Michel Tournier, Louis-René des Forêts et même des cinéastes tels qu’ Eric Rohmer et Marco Bellocchio.

Heinrich von Kleist est né le 18 octobre 1777 à Francfort-sur-l’Oder dans une famille de l’aristocratie militaire prussienne, modeste mais farouchement attachée aux valeurs de la caste des Junkers.

Son oeuvre comprend huit pièces :
Trois tragédies: – La Famille Schroffentsein (1802),
Robert Guiscard, duc des Normands (dont il brûlera le manuscrit en 1803),
Penthésilée (1805/1807).
Deux comédies: – La Cruche cassée (1806),
Amphitryon (d’après Molière, 1805-07).
Deux drames : – La Bataille d’Arminius (1809),
Le Prince de Hombourg (1811).
Un grand drame historique médiéval: – La Petite Catherine de Heilbronn (1808-10).

Il a écrit aussi huit nouvelles (Michael Kohlhaas, La Marquise d’O…, Le Tremblement de terre du Chili, Fiançailles à Saint-Domingue, La Mendiante de Locarno, L’Enfant trouvé, Sainte Cécile ou la Puissance de la musique, Le Duel), des poèmes (certains patriotiques), des écrits politiques (Le Catéchisme des Allemands ), des essais (L’Élaboration progressive de la pensée par la parole; Sur le théâtre de marionnettes) et de nombreux articles pour une revue nationaliste prussienne (Germania), une revue littéraire (Phebus) ou un journal (Die berliner Abendblätter), qu’il a lui-même fondés.

Les lectures d’Emmanuel Kant et de Jean-Jacques Rousseau l’ont profondément marqué.

Comme pour les romantiques allemands de sa génération, l’adhésion de Kleist aux idées émancipatrices des Lumières s’est transformé en haine du despotisme napoléonien. Il était tiraillé entre le désir d’action et la certitude que tout effort de la volonté est vain, toute expérience du réel illusoire et lacunaire. Il voulait égaler Goethe et n’a eu que des échecs de son vivant.

Ce désespoir de la conscience poussera Kleist à préparer méticuleusement son suicide, le 21 novembre 1811, en compagnie d’Adolfine Vogel (qu’il rebaptisera Henriette), femme mariée et atteinte d’un cancer qui accepta de partager sa mort près de l’auberge Stimmung au bord du Petit Wannsee, lac des environs de Berlin. Armé d’un pistolet, il tuera son amie avant de diriger l’arme contre lui. On retrouvera Henriette, les yeux grands ouverts, le corsage taché de sang. Kleist était à genoux devant elle, serrant entre ses dents le pistolet. Il avait 34 ans.

On peut lire sur la tombe un vers tiré du Prince de Hombourg: «Nun, o Unsterblichkeit, bist du ganz mein» (Maintenant, ô immortalité, tu es toute à moi!)

Henriette Vogel (1777-1811) v 1800.

Lettre de Heinrich von Kleist à sa cousine Marie von Kleist

Berlin, le 19 novembre 1811

Ma très chère Marie,

Au milieu du chant triomphal qu’entonne mon âme à l’approche du dernier instant, je pense à toi plus que jamais et j’éprouve le besoin de m’ouvrir à toi autant que je le pourrai, à toi qui est le seul dont le sentiment et le jugement m’importent. Car j’ai chassé tout le reste de mon coeur, tout ce qui est sur la terre, en détail et en bloc. Oui, c’est vrai, je t’ai trompée, ou plus exactement je me suis trompé moi-même. Et certes je t’avais juré mille fois que si je venais à te tromper, je n’y survivrais pas. Mais justement je vais mourir bientôt, et ceci est une lettre d’adieux. Pendant que tu étais à Berlin, je t’ai abandonnée pour une autre, mais si cela peut diminuer ta peine, sache que cette nouvelle amie se propose non pas de vivre, mais de mourir avec moi, et sois persuadée que si elle prétendait vivre avec moi, je lui serais aussi peu fidèle que je le suis à toi. Je ne peux t’en dire davantage sur cette jeune femme, mes relations avce elle me l’interdisent. Tout ce que je peux encore te dire, c’est qu’au simple contact de son âme, mon âme a mûri tout à coup, et qu’elle est désormais prête pour la mort. C’est que son coeur m’a fait mesurer tout à coup toute la noblesse du coeur humain; c’est que je meurs parce qu’il ne me reste sur la terre plus rien à apprendre ni à acquérir. Adieu! Tu es le seul être au monde que je souhaite retrouver dans l’au-delà. Ma sœur Ulrike? Oui, non, non, oui. Cela dépend de ses propres sentiments. Elle n’a pas encore compris, il me semble, que le comble de la félicité sur la terre, et ce en quoi le ciel doit consister s’il existe, c’est le sacrifice total de soi-même à la personne qu’on aime. Adieu! Considère également que j’ai trouvé une amie dont l’âme plane dans les hauteurs comme un jeune aigle. Elle a bien compris que ma tristesse était un mal supérieur, profondément enraciné, incurable, et elle a décidé de mourir avec moi , bien qu’elle dispose des moyens de me rendre heureux ici-bas. Elle m’a donné la joie inouïe de s’offrir à moi avec la simplicité d’une violette qu’on cueille dans les herbes. Elle abandonne pour moi un père qui l’adore, un mari assez généreux pour accepter de s’effacer devant moi, et un enfant, une petite fille belle comme le soleil du matin. Tu dois comprendre que ma seule joyeuse préoccupation n’est désormais que de trouver une tombe assez profonde pour m’y laisser glisser avec elle. Adieu pour la dernière fois.

Dans le tome IV de la correspondance de Samuel Beckett, on apprend qu’ Emil Cioran sachant que l’écrivain irlandais allait à Berlin, le pressa de se rendre à Wannsee afin de fouler la terre où le poète Kleist et son amie Henriette se sont suicidés. (Lettres IV, 1966-89)

Lettre de Heinrich von Kleist à sa cousine Marie von Kleist

Auberge Stimming, 21 novembre 1811

Si tu savais, ma très chère Marie, de quelles fleurs célestes et terrestres l’Amour et la Mort se couronnent l’un l’autre pendant ces derniers moments de ma vie, je suis sûr que tu me verrais mourir sans te révolter. Ah, je te le jure, je suis totalement bienheureux. Matin et soir, je tombe à genoux, comme je n’avais jamais pu le faire auparavant, et je prie Dieu. Maintenant, oui, je peux lui rendre grâce de cette vie – la plus tourmentée qu’un homme vécût jamais – parce que Dieu l’a compensée par la plus magnifique et la plus voluptueuse des morts. Ah que ne puis-je faire quelque chose pour adoucir l’âpre souffrance que je vais te causer! J’avais d’abord pensé faire faire mon portrait à ton intention, et puis l’idée m’est venue que j’avais trop de torts à ton égard pour pouvoir supposer que mon image pût te donner quelque joie. Trouveras-tu quelque consolation dans ce que je vais te dire maintenant: jamais je ne t’aurais abandonnée pour suivre cette amie qui va mourir avec moi si elle n’avait aspiré qu’à vivre simplement avec moi. Je te le jure, je t’aime tellement, tu as tant de prix à mes yeux que j’ose à peine dire que j’aime cette amie plus que toi. Mais la résolution de mourir avec moi qui s’est formée dans son âme m’a attiré dans ses bras avec une violence plus ineffable, plus irrésistible que je ne saurais le dire. Est-ce que tu te souviens que je t’ai demandé plusieurs fois si tu acceptais de mourir avec moi? Mais tu m’as toujours répondu non. Je suis emporté par une fidélité tumultueuse que je n’avais jamais éprouvée, et je ne peux nier que la tombe de cette femme m’attire davantage que le lit de toutes les impératrices du monde.
Ah, ma très chère Marie, puisse Dieu t’appeler bientôt dans ce monde meilleur où l’amour des anges nous réunira tous dans une même étreinte! Adieu!

Wannsee. Tombes d’Heinrich von Kleist et d’Henriette Vogel.

Ramón Chao (1935-2018)

Murió el 20 de mayo de 2018 en Barcelona, Ramón Chao, padre de Antoine y Manu Chao. Fue un gran periodista en Radio France Internationale. Recuerdo también sus magníficos artículos en la revista Triunfo que leí hasta que desapareció…Sit tibi terra levis.

Ramón Chao

Mémoire des luttes, 26 mai 2018

                                            Mon ami, mon frère Ramon Chao

Le 20 mai dernier, à l’âge de 82 ans et loin de son Villalba (Lugo) natal, s’est éteint mon ami, mon frère Ramon Chao, Galicien, rebelle, pianiste, écrivain, journaliste, séducteur, volubile, aventurier et, plus que tout, un homme d’une trempe peu commune.

Outre notre anti-franquisme, nous avions en commun la caractéristique d’être des «Galiciens de Paris», identité très singulière, et, en tant que journalistes, les seuls Espagnols qui ont dirigé de prestigieux médias français: Radio France internationale (RFI) pour lui et Le Monde diplomatique pour moi.
Ramon ne fut pas seulement un immense écrivain, infatigable et obsessionnel, qui remettait sa prose vingt fois sur le métier – lisez Le Lac de Côme–, mais aussi un journaliste exquis comme on n’en fait plus, et un intervieweur hors pair comme l’attestent ses livres exceptionnels avec deux monstres de la littérature : Juan Carlos Onetti et Alejo Carpentier. Il est inouï – et à la limite du crime éditorial – que son livre d’entretiens avec Jorge Luis Borges n’ait pas été publié.

En cinquante ans d’amitié et de complicité nous avons écrit plusieurs livres à quatre mains – parmi lesquels le Guide du Paris rebelle et l’Abécédaire partiel et partial de la mondialisation. Dans divers journaux, dont Triunfo et La Voz de Galicia, nous avons publié des chroniques entrelacées, c’est-à-dire des textes écrits par lui et signés de moi, ou vice versa. Au point que beaucoup de gens nous confondaient.

Un jour, au Mexique, je fus invité à donner une conférence. Ramon me remplaça et personne ne s’en aperçut. Une autre fois, à Bilbao, nous fîmes une conférence ensemble et, avant de commencer, les présentateurs attribuèrent ma biographie à Ramon, et la sienne à moi. Evidemment, nous ne fîmes pas de démenti… Cela nous fit rire. Un nombre incalculable de fois, j’ai été présenté comme « le père de Manu Chao» et Ramon comme «le directeur du Monde diplomatique». Notre règle était de ne jamais rectifier.

Alors que Ramon vient tout juste de nous quitter, une dame m’écrit pour me présenter ses condoléances pour «la mort de mon père, auteur de ce livre indispensable Fidel Castro, biographie à deux voix». Tout ceci me préoccupe. Par ce que j’ai en mémoire une célèbre nouvelle d’Edgar Poe, «William Wilson», dans laquelle deux amis se ressemblent tellement et s’identifient à ce point l’un à l’autre que le jour où l’un décède, celui qui reste se rend soudain compte que ce n’est pas l’autre qui est mort. C’est lui.

                                                                                                       Ignacio Ramonet

Ignacio Ramonet.

Hegel, Philosophie de l’esprit (1817)

Georg Wilhelm Friedrich Hegel (Jakob Schlesinger) 1831.

«C’est dans les mots que nous pensons. Nous n’avons conscience de nos pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les différencions de notre intériorité et par suite nous les marquons d’une forme externe, mais d’une forme qui contient aussi le caractère de l’activité interne la plus haute. C’est le son articulé, le mot, qui seul nous offre une existence où l’externe et l’interne sont si intimement unis. Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c’est une tentative insensée. Et il est également absurde de considérer comme un désavantage et comme un défaut de la pensée cette nécessité qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu’il y a de plus haut, c’est l’ineffable. Mais c’est là une opinion superficielle et sans fondement; car, en réalité, l’ineffable, c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot. Ainsi le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie.»

Robert Walser (1878-1956)

Robert Walser à Berlin.

Philippe Lançon dans sa chronique de Charlie Hebdo (Dans le jacuzzi des ondes)  cite cette semaine une partie de ce texte de  l’écrivain suisse de langue allemande, Robert Walser:

«A côté de mon engagement proprement dit, je peins, comme tu le fais ou pourrais le faire en poésie, d’après nature. Je sors à l’air libre, je me remplis les yeux du divin spectacle de la nature, je rapporte à la maison quelque impression profonde, ou un projet de tableau ou de canevas, afin de mener à bien ma réflexion en chambre, en sorte que ma peinture est moins une peinture d’après nature qu’une peinture après nature. La nature, mon cher frère, est grande d’une façon tellement mystérieuse et tellement inépuisable qu’au moment même où l’on s’en réjouit, on en souffre déjà ; mais je m’aperçois qu’il faut bien se résoudre à ce qu’il n’y ait peut-être aucun bonheur au monde où il n’entre quelques atomes de douleur, bref, je veux te dire et me dire par là, simplement, que je mène un dur combat. Des mélodies se marient aux couleurs que l’on voit dans toute la nature environnante. Et viennent encore s’y ajouter nos pensées.

En outre, tu voudras bien garder à l’esprit que tout varie sans cesse, à chaque heure du jour, matin, midi et soir, et que l’air en soi est déjà quelque chose de très singulier, d’étrange, de fluide, qui baigne toutes choses, qui revêt n’importe quel objet d’une foule d’aspects déconcertants, et qui métamorphose les formes comme par enchantement. Imagine à présent le pinceau et la palette, toute la lenteur de l’outil, du labeur artisanal grâce auxquels le peintre impétueux, impatient, est censé happer les mille beautés singulières, vagues, éparpillées ici et là et qui souvent ne font qu’effleurer le regard, afin de les enfermer dans quelque chose de solide, de durable, de les recréer en images vivantes, fulgurantes, jaillissant avec puissance du plus profond de l’âme du tableau : alors tu comprendras ce combat, alors tu comprendras qu’il y ait tremblement!

Ah, s’il suffisait de l’amour que nous ressentons, s’il suffisait de la joie, de l’idée satisfaite, séduisante, et d’une simple aspiration, s’il suffisait de désirer ardemment, de bon cœur, s’il suffisait d’une pure et béate contemplation. Laisse-moi t’embrasser, et porte-toi bien. Une chose est sûre : à l’un et à l’autre, à toi, le poète à tant qu’à moi, le peintre, il nous faut de la patience, du courage, de la force et de la persévérance. Vingt fois, trente fois encore, porte-toi bien, garde-toi des rages de dents, reste à peu près solvable et écris-moi une lettre si longue qu’il me faudra toute une nuit pour la lire.»

Lettre d’un peintre à un poète in Vie de poète, 1917.

Robert Walser est né le 15 avril 1878, à Bienne (Suisse) dans le canton de Berne. Il est mort le 25 décembre 1956 à Herisau (Suisse).

Il vient d’une famille de 8 enfants. Il quitte l’école à 14 ans et le domicile familial à 17. Il exerce toutes sortes de métiers. Il publie ses premiers poèmes à 20 ans en 1898 et commence une vie nomade. À Berlin, il écrit, entre 1906 et 1909, trois romans Les Enfants Tanner (1907), Le Commis (1908), et L’Institut Benjamenta (1909) que remarquent Franz Kafka, Robert Musil et Walter Benjamin, mais n’ont pas de succès public. Il loge à Berlin chez son frère, le peintre Karl Walser. Il se replie ensuite sur ce qu’il nomme ses” petites proses “, textes destinés à des journaux ou des revues. Il en écrira plus de mille. De ce maître de la forme brève, Stefan Zweig disait qu’il était ” un original du genre le plus profond et le plus étrange “. Il fuit Berlin en 1913 et se réfugie à Bienne. Il souffre de dépression et a besoin de calme et de sérénité pour écrire. Il s’installe à Berne en 1921. En 1929, Robert Walser entre dans la clinique psychiatrique de la Waldau, à Berne. Il cesse d’écrire en 1933, après avoir été transféré contre son gré dans la clinique psychiatrique d’Herisau dans le demi-canton des Appenzell Rhodes-Extérieures où il séjournera jusqu’au jour de Noël 1956. Il quitte alors la clinique pour sa promenade quotidienne dans la neige. Il marche jusqu’à l’épuisement et la mort. Son dernier roman, Le Brigand, écrit 1925, ne sera publié qu’ en 1972 à titre posthume .

Il se qualifiait de poète et de ” vagabond vagabondant “. Il voyageait à pied, aimait muser et musarder, vivre et amasser impressions et sensations dont il tirait ensuite un texte. Il avait choisi de se faire petit (“La sensibilité rend petit “). Il écrivait au crayon effaçable afin de laisser un minimum de traces sur des supports divers: papiers d’emballage, feuilles de calendrier, enveloppes… Son écriture était si minuscule qu’elle était quasiment illisible. Il faudra plus de vingt ans de décryptage pour pouvoir publier ces textes.

Robert Walser mort dans la neige le jour de Noël 1956.

La vida en crisis (1934) (María Zambrano)

María Zambrano, de joven, en el ponte Vecchio de Florencia.

“No parece demasiado necesario justificar que creamos estar viviendo en crisis; es ya un lugar común de nuestros días, y como tantos lugares comunes nos hace correr el peligro de que resbalemos sobre él, sin adentrarnos. Mas, si sucede así será tanto como resbalar sobre nuestra propia vida. Y lo grave es que tal cosa: resbalar sobre la propia vida, sin adentrarse en ella, puede ocurrir con suma facilidad. Por eso es necesario que intentemos desentrañar lo que hay dentro de esta realidad a que aludimos al decir crisis. Es necesario. Y sin embargo, no podemos atrevernos a definirla de veras. Sólo nos cabe hacer eso que no resulta fácil confesar que se hace, por el indebido uso de una palabra, que fue en otro tiempo humilde y expresiva como tantas otras. La actividad humana denominada meditación, de humilde expresión que no significa resultado alguno, sino sencillamente una actividad, una actitud casi, muy pegada a la vida de todos los días, pues la meditación no es sino la preocupación un poco domada, que corre sin revolverse por un cierto cauce; una preocupación que se ha fundido con nuestra mente, incrustada en nuestras horas. Y tan pegada a la vida diaria que como ella no tiene término fijo de antemano, que no va a concluir en ninguna obra ni resultado y que sólo se va a justificar modificándose a sí misma,haciéndose paso a paso más transparente, alcanzando mayor claridad. Algo, en fin, parecido a una confesión. Buscamos saber lo que vivimos; como se ha dicho poéticamente «vigilar el sueño».

Vivir en crisis es vivir en inquietud. Mas toda vida se vive en inquietud. Ninguna vida mientras pasa alcanza la quietud y el sosiego por mucho que lo anhele. No será la inquietud simplemente lo que caracterice el vivir en crisis sino, en todo caso, una inquietud determinada, o una inquietud excesiva, más allá o en el límite de lo soportable.

Así parece ser. Si repasamos los títulos de las revistas literarias jóvenes y aun de los libros de Poemas, o de Ensayos de los años que van de 1915 a 1930, la palabra «inquietud» o «inquietudes» es la que con mayor frecuencia aparece. Y sabido es lo delator que resulta el que una palabra sea usada con preferencia en la expresión literaria y más todavía, en la expresión literaria balbuciente.”

María Zambrano Hacia un saber sobre el alma, Alianza Literaria. Madrid 2004.

Des filles en noir (Jean Paul Civeyrac)

J’ai vu en DVD cette semaine: Des filles en noir (2010). 85 min. Réal. et Sc: Jean Paul Civeyrac. Collaboration à la réalisation et Production: Lola Gans. Dir. Photo: Hichame Alaouie. Int: Élise Lhomeau, Léa Tissier, Élise Caron, Isabelle Sadoyan, Roger Jendly, Thierry Paret, Yuliya Zimina, Simone Tompowsky.

Jusqu’à il y a peu, je ne connaissais que de nom Jean Paul Civeyrac. J’ai vu récemment son dernier film, Mes Provinciales en salle. Cela m’a incité à voir ses films précédents.

Noémie et Priscilla, deux lycéennes de Terminale de 17-18 ans, toujours vêtues de noir sans être vraiment gothiques, sont des amies très proches. Elles viennent d’un milieu modeste et habitent une petite ville de province. Le film a été tourné à Orléans, mais aussi dans l’Isère, à Voiron et Grenoble. Noémie a déjà fait une tentative de suicide. Elle vit avec sa mère. Leurs rapports sont tendus. Priscilla, elle, squatte chez sa sœur Sonia et son compagnon, Toni. Elle se sent de trop. Noémie et Priscilla sont d’accord sur tout. Le monde qui les entoure les dégoûte. Elle rejette les adultes, mais aussi les garçons qui les ont déçues. En classe, elles font un exposé sur le poète romantique allemand Heinrich von Kleist qui s’est suicidé avec la femme d’un de ses amis, Henriette Vogel, au bord du petit Wannsee, lac situé dans les environs de Berlin le 21 novembre 1821. Par provocation, Noémie annonce à la classe qu’elles ont l’intention de mettre fin à leurs jours, sans avoir consulté son amie («On va faire comme lui ce soir-même.»). Priscilla accepte néanmoins sa proposition. Mise au courant, la proviseure du lycée convoque les deux jeunes filles. Celles-ci se vengent en taguant plusieurs fois le mot FEU sur sa voiture. Après le dépôt d’une plainte, elles sont ensuite entendues par la police. La famille n’est pas un refuge. Lors d’une fête d’anniversaire, Priscilla est agressée par un oncle de Noémie, Alain, qui a trop bu. Cela accélérera leur décision d’en finir ensemble. Elles parlent au téléphone toute la nuit, s’enivrent et rient. A l’aube, Priscilla se jettera dans le vide, pas Noémie…

Ces deux jeunes filles ont la passion de l’absolu. La banalité de la vie des adultes leur paraît inacceptable. Elles ressentent une amitié fusionnelle, sans désir charnel, même si elles utilisent les mots de l’amour («Je t’aime», «On l’fait alors»).

Jean Paul Civeyrac a étudié précisément des cas de faits divers semblables depuis 1997. Ces individus cherchent dans la mort un lien qu’ils ne trouvent pas dans la vie. Les causes se trouvent dans le contexte politique et social, dans la famille, mais aussi dans la découverte d’une solitude ontologique. Il y a une débacle de toutes les institutions: La famille, l’école, la police, la psychiatrie sont niées. «Ça ne sert à rien.» «Pourquoi faire des études? Pour devenir chômeuse? Pour se faire exploiter? Pour exploiter les autres?»

Le repas d’anniversaire du grand-père est essentiel. Cela ressemble à une scène d’une pièce de Tchékhov. La grand-mère s’appelle même Sonia. Ce soir-là, Noémie se retrouve au chevet d’une moribonde, Chloé. Elle lui annonce qu’elle veut se suicider. La malade, dans un souffle, proteste contre cette décision. Noémie lui dit finalement que c’est une plaisanterie. («J’adore la vie.») Noémie ne peut pas pleurer. Elle n’ y arrivera que lors de la toute dernière scène du film, près d’un balcon . Priscilla, morte, sera toujours présente auprès d’elle.

Jean Paul Civeyrac utilise très bien les deux actrices non-professionnelles. On pense aux films de Robert Bresson. Pourtant, les deux personnages principaux sont loin d’être sympathiques. Le spectateur ne ressent pas d’empathie pour elles. Les membres des deux familles font ce qu’ils peuvent, sont plutôt bienveillants, mais désemparés.

La musique comme toujours chez ce cinéaste joue un grand rôle: Schumann, Brahms, Bach et particulièrement Le Ballet des ombres heureuses, extrait de l’opéra Orphée et Eurydice de Gluck. A la fin, Noémie, revenue à la musique, joue le solo de flûte traversière accompagnée par un orchestre à cordes.

Le film a été présenté à Cannes en 2010 à La Quinzaine des Réalisateurs.

https://www.youtube.com/watch?v=hndsR-5em68

Philip Roth

Philip Roth et sa mère 1935.

« Mais combien de temps l’homme peut-il passer à se rappeler le meilleur de l’enfance? Et s’il profitait du meilleur de la vieillesse? A moins que le meilleur de la vieillesse ne soit justement cette nostalgie du meilleur de l’enfance » La Tache (The Human Stain ) (USA:2000; France 2002).

Le romancier américain Philip Roth, né le 19 mars 1933 à Newark (New Jersey), est mort le 22 mai 2018 à Manhattan, New York.

Dès qu’un de ses livres sortait, je me précipitais pour l’acheter dans une librairie, le plus souvent à la Librairie Compagnie, 58 rue des Ecoles, Paris V. C’était fini depuis 2012. Il n’écrivait plus, ne publiait plus. Il est décédé à 85 ans.

Ses grands-parents faisait partie de l’immigration juive venue de Galicie polonaise vers 1900. Son grand-père se destinait au rabbinat, mais en Amérique, il devint ouvrier dans une fabrique de chapeaux. Son père, Herman Roth (1901 – 1989), était courtier en assurances, puis responsable d’une agence. Son «grand frère», Sanford (Sandy) (1927-2009), fera des études de graphisme publicitaire. Philip Roth grandit sous F.D.Roosevelt, connut une enfance heureuse, patriote et démocrate, dans son quartier de Weequahic. Il pensa devenir avocat, puis fit des études de lettres. En 1955, il partit enseigner la littérature à Chicago. Il y rencontra sa première femme Maggie Williams, un peu plus âgée que lui, divorcée, mère de deux enfants, d’un milieu ouvrier du Michigan. C’était une protestante aux longs cheveux blonds, aux yeux bleus. Cette histoire d’amour romanesque et toxique, un des épisodes clés de sa vie, va influencer toute son œuvre.

Philip Roth, ses parents et son frère Sandy, à Newark.