Pablo Neruda

Buste de Pablo Neruda. Côte d’Isla Negra (Chili)

Paix. Guerre. Années 50.

J’ai lu dans Charlie Hebdo du 4 octobre 2023 l’article de Philippe Lançon (Le torrent Neruda) sur le Quarto Gallimard Résider sur la terre. Oeuvres choisies que je conseille à nouveau. Les traductions ont été revues, mais Claude Couffon était un très bon traducteur. Merci à lui pour son travail sur Federico García Lorca et Miguel Hernández particulièrement.

VI

Paz para los crepúsculos que vienen,
paz para el puente, paz para el vino,
paz para las letras que me buscan
y que en mi sangre suben enredando
el viejo canto con tierra y amores,
paz para la ciudad en la mañana
cuando despierta el pan, paz para el río
Mississippi, río de las raíces:
paz para la camisa de mi hermano,
paz en el libro como un sello de aire,
paz para el gran koljós de Kíev,
paz para las cenizas de estos muertos
y de estos otros muertos, paz para el hierro
negro de Brooklyn, paz para el cartero
de casa en casa como el dia,
paz para el coreógrafo que grita
con un embudo a las enredaderas,
paz para mi mano derecha,
que sólo quiere escribir Rosario:
paz para el boliviano secreto
como una piedra de estaño, paz
para que tú te cases, paz para todos
los aserraderos de Bío Bío,
paz para el corazón desgarrado
de España guerrillera:
paz para el pequeño Museo de Wyoming
en donde lo más dulce
es una almohada con un corazón bordado,
paz para el panadero y sus amores
y paz para la harina: paz
para todo el trigo que debe nacer,
para todo el amor que buscará follaje,
paz para todos los que viven: paz
para todas las tierras y las aguas.

Yo aquí me despido, vuelvo
a mi casa, en mis sueños,
vuelvo a la Patagonia en donde
el viento golpea los establos
y salpica hielo el Océano.
Soy nada más que un poeta: os amo a todos,
ando errante por el mundo que amo:
en mi patria encarcelan mineros
y los soldados mandan a los jueces.
Pero yo amo hasta las raíces
de mi pequeño país frío.
Si tuviera que morir mil veces
allí quiero morir:
si tuviera que nacer mil veces
allí quiero nacer,
cerca de la araucaria salvaje,
del vendaval del viento sur,
de las campanas recién compradas.
Que nadie piense en mí.
Pensemos en toda la tierra,
golpeando con amor en la mesa.
No quiero que vuelva la sangre
a empapar el pan, los frijoles,
la música: quiero que venga
conmigo el minero, la niña,
el abogado, el marinero,
el fabricante de muñecas,
que entremos al cine y salgamos
a beber el vino más rojo.

Yo no vengo a resolver nada.

Yo vine aquí para cantar

y para que cantes conmigo.

IX Qué despierte el leñador. Canto general. 1950.

VI

Paix pour les crépuscules qui s’avancent,
paix pour le pont, paix pour le vin,
paix pour les lettres qui me cherchent
et montent dans mon sang, y emmêlant
le vieux chant et la terre, les amours,
paix pour la ville au petit jour
quand s’éveille le pain, paix pour le fleuve
des racines, pour le Mississippi :
paix pour la chemise de mon prochain,
paix dans le livre comme un sceau de vent,
paix pour Kiev et son grand kolkhoze,
paix pour les cendres de ces morts
et de ces autres morts, paix pour le fer
noir de Brooklyn, paix pour le facteur qui se rend
de maison en maison comme le jour,
paix pour le chorégraphe qui crie ses paroles
dans un entonnoir, aux volubilis,
paix pour ma main droite
qui ne veut écrire que Rosario :
paix pour le Bolivien secret
comme une pierre d’étain, paix
pour que tu te maries, paix
pour toutes les scieries du Bío Bío,
paix pour le coeur écartelé
de l’Espagne guérillera :
paix pour le petit musée du Wyoming
où le plus doux
est un coussin avec un coeur brodé,
paix pour le boulanger et ses amours
et paix pour la farine : paix
pour tout le blé à naître,
pour tout l’amour qui cherchera la frondaison,
paix pour tous ceux qui vivent : paix
pour toutes les terres et les eaux.

Je prends congé, je rentre
chez moi, dedans mes rêves,
je retourne à cette Patagonie
où le vent frappe les étables
et où l’Océan disperse la glace.
Je ne suis qu’un poète et je vous aime tous,
je vais errant par le monde que j’aime :
dans ma patrie on emprisonne les mineurs
et le soldat commande au juge.
Mais j’aime, moi, jusqu’aux racines
de mon petit pays si froid.
Si je devais mourir cent fois,
c’est là que je veux mourir,
si je devais naître cent fois,
c’est là aussi que je veux naître,
près de l’araucaria sauvage,
des bourrasques du vent du sud,
des cloches depuis peu acquises.
Que personne ne pense à moi. Pensons
à toute la terre, frappons
amoureusement sur la table.
Je ne veux pas revoir le sang
imbiber le pain, les haricots noirs,
la musique : je veux que viennent
avec moi le mineur, la fillette,
l’avocat, le marin
et le fabricant de poupées,
que nous allions au cinéma, que nous sortions
boire le plus rouge des vins.

Je ne veux rien résoudre.

Je suis venu ici chanter, je suis venu

afin que tu chantes avec moi.

IX Que s’éveille le bûcheron. Chant général. 1950. Traduction Claude Couffon révisée par Stéphanie Decante.

Collection NRF Poésie/Gallimard n° 182. 1984. Traduction Claude Couffon. Première parution 1977.

Pablo Neruda

Lago Fagnano (Kami). Isla Grande de Tierra del Fuego (Argentina).

La Maison de l’Amérique Latine (217 Boulevard Saint-Germain. 75007-Paris) rend hommage à Pablo Neruda, 50 ans après sa mort. Un après-midi de rencontres a été organisé le dimanche 24 septembre à la Maison Elsa Triolet-Aragon (Moulin de Villeneuve à Saint-Arnoult-en-Yvelines).

Le 2 octobre 2023, à 19 heures, à la Maison de l’Amérique Latine, aura lieu la présentation du livre Résider sur la terre (Œuvres choisies. Quarto-Gallimard) en compagnie de Patrick Straumann, modérateur, de Stéphanie Decante et Waldo Rojas. Projection de photos tirées du Quarto, et poèmes lus par Jean-Marie Thiédey.

Traduction de l’espagnol (Chili) par Claude Couffon, Stéphanie Decante, Jean-Francis Reille, Waldo Rojas, Bernard Sesé et Sylvie Sesé-Léger. Édition de Stéphanie Decante.

Ce recueil fait de Résidence sur la terre le pivot central de l’œuvre de Neruda. Il retrace la trajectoire poétique et intellectuelle du grand poète chilien, au-delà de sa légende. Le Prix Nobel de Littérature 1971 a participé aux principales mutations artistiques du XX ème siècle. Il fut avant-gardiste, compagnon de route des poètes espagnols de la Génération de 1927 et précurseur de la poésie engagée. Son écriture originelle, son expression dense et sensuelle qui célèbre la matière, tend ensuite à une simplicité marquée par une vision plus grave et ironique. On peut découvrir aussi dans ce livre sa collaboration avec de nombreux artistes (Sergio Larraín, Antonio Quintana, Federico García Lorca, José Venturelli).

J’ai relu Memorial de Isla Negra qui a été publié en 1964. Pablo Neruda avait 60 ans. L’oeuvre est composée de 5 parties : Donde nace la lluvia, La luna en el laberinto. El fuego cruel. el cazador de raíces. Sonata crítica. Il s’agit d’une autobiographie poétique, une oeuvre de maturité où on ressent une certaine désillusion face aux rêves de jeunesse. On y retrouve imbriqués des événements personnels, des souvenirs, des réflexions et la quête des paysages et de la nature du Chili.

La traduction de Claude Couffon date de 1970. On peut aussi la lire dans la Collection Poésie Gallimard n°117. Elle a été légèrement révisée par Stéphanie Decante. J’ai choisi trois poèmes tirés du Quarto Gallimard.

Patagonias

I

Áspero territorio
extremo sur del agua :
recorri
los costados,
los pies, los dedos fríos
del planeta,
desde arriba mirando
el duro ceño,
tercos montes y nieve abandonada,
cúpulas del vacío,
viendo,
como una cinta que se desenrolla
bajo las alas férreas
la hostilidad
de la naturaleza.

Aquí, cumbres de sombra,
ventisqueros,
y el infinito orgullo
que hace resplandecer
las soledades,
aquí, en alguna cita
con raíces
o sólo con el ímpetu del viento
debo de haber nacido.

Tengo que ver, tengo deberes puros
con esta claridad enmarañada
y me pesa el espacio en el pasado
como si mi pequeña historia humana
se hubiera escrito a golpes en la nieve
y ahora yo descubriera
mi propio nombre, mi estupor silvestre,
la volcánica estatua de la vida.

II

La patria se descubre
pétalo a pétalo
bajo los harapos
porque de tanta soledad el hombre
no extrajo flor, ni anillo, ni sombrero :
no encontró en estos páramos
sino la lengua
de los ventisqueros,
los dientes de la nieve,
la rama turbulenta
de los ríos.
Pero a mí me sosiegan
estos montes,
la paz huraña,
el cuerpo de la luna
repartido
como un espejo roto.

Desde arriba acaricio
mi propia piel, mis ojos,
mi tristeza,
y en mi propia extensión veo la sombra :
mi propia Patagonia :
pertenezco a los ásperos conflictos,
de alguna inmensa estrella
que cayó derrotándome
y sólo soy una raíz herida
del torpe territorio :
me quemó la ciclónea nieve,
las astillas del hielo,
la insistencia del viento,
la crueldad clara, la noche pura y dura
como una espina.
Pido
a la tierra, al destino,
este silencio
que me pertenece.

Memorial de Isla negra. Editorial Losada, 1964.

Patagonie

I

Âpre territoire,
extrême sud de l’eau :
j’ai parcouru
les flancs,
les pieds, les doigts froids
de la planète,
de tout là-haut j’ai regardé
les durs sourcils froncés,
les monts butés, la neige abandonnée,
les coupoles du vide.
J’ai vu
comme un ruban qui se déroule
sous les ailes de fer
l’hostilité
de la nature.

Ici, des cimes d’ombre,
des glaciers,
et cet orgueil sans fin
qui fait briller de tous leurs feux
les solitudes,
ici, de quelque rendez-vous
avec les racines
ou de la seule fougue du vent,
il me semble que je suis né.

J’ai un lien, j’ai des devoirs purs
envers cette clarté aux rais enchevêtrés.
L’espace dans le passé me harcèle
comme si ma petite histoire humaine
par à-coups dans la neige avait été écrite
et qu’à présent je découvrais
mon propre nom, ma stupeur de forêt,
la volcanique statue de la vie.

II

La patrie se découvre
pétale à pétale
sous les haillons
car l’homme n’a extrait d’une aussi grande solitude
ni fleur ni anneau ni chapeau :
il n’a trouvé sur cette haute nudité
que la langue
des glaciers,
les dents de la neige,
la branche turbulente
des rivières.
Pourtant moi, ils me tranquillisent
ces monts
et cette paix farouche
et la corps de la lune
éparpillé
comme un miroir brisé.

De tout là-haut je caresse
ma propre peau, mes yeux,
ma tristesse,
et sur ma propre étendue je vois l’ombre :
ma propre Patagonie :
j’appartiens aux âpres conflits,
d’une étoile immense
qui en s’abattant me vainquit,
je ne suis qu’une racine blessée
du territoire maladroit :
j’ai senti me brûler la neige cyclonale
et les échardes de la glace,
l’insistance du vent,
la cruauté claire, la nuit limpide et dure
comme une épine.
Je demande
à la terre, au destin,
ce silence
qui m’appartient.

Memorial d’Isla Negra, 1964. Traduction : Claude Couffon, révisée par Stéphanie Decante. Gallimard, résider sur la terre. Œuvres choisies. Gallimard, Quarto, 2023.

La verdad

Os amo idealismo y realismo,
como agua y piedra
sois
partes del mundo,
luz y raíz del árbol de la vida.

No me cierren los ojos
aun después de muerto,
los necesitaré aún para aprender,
para mirar y comprender mi muerte.

Necesita mi boca
para cantar después, cuando no exista.
Y mi alma y mis manos y mi cuerpo
para seguirte amando, amada mía.

Sé que no puede ser, pero esto quise.

Amo lo que no tiene sino sueños.

Tengo un jardín de flores que no existen.

Soy decididamente triangular.

Aún echo de menos mis orejas,
pero las enrrollé para dejarlas
en un puerto fluvial del interior
de la República de Malagueta.

No puedo más con la razón al hombro.

Quiero inventar el mar de cada día.

Vino una vez a verme
un gran pintor que pintaba soldados.
Todos eran heróicos y el buen hombre
los pintaba en el campo de batalla
muriéndose de gusto.

También pintaba vacas realistas
y eran tan extremadamente vacas
que uno se iba poniendo melancólico
y dispuesto a rumiar eternamente.

Execración y horror! Leí novelas
interminablemente bondadosas
y tantos versos sobre
el Primero de Mayo
que ahora escribo sólo sobre el 2 de ese mes.

Parece ser que el hombre
atropella el paisaje
y ya la carretera que antes tenía cielo
ahora nos agobia
con su empecinamiento comercial.

Así suele pasar con la belleza
como si no quisiéramos comprarla
y la empaquetan a su gusto y modo.

Hay que dejar que baile la belleza
con los galanes más inaceptables,
entre el día y la noche:
no la obliguemos a tomar la píldora
de la verdad como una medicina.

Y lo real? También, si duda alguna,
pero que nos aumente,
que nos alargue, que nos haga fríos,
que nos redacte
tanto el orden del pan como el del alma.

A susurrar! ordeno
al bosque puro,
a que diga en secreto su secreto
y a la verdad: No te detengas tanto
que te endurezcas hasta la mentira.

No soy rector de nada, no dirijo,
y por eso atesoro
las equivocaciones de mi canto.

Memorial de Isla negra. Editorial Losada, 1964.

La vérité

Idéalisme et réalisme, je vous aime,
Comme l’eau et la pierre
vous êtes
parties du monde,
lumière et racine de l’arbre de la vie.

Non, ne me fermez pas les yeux.
lorsque j’aurai cessé de vivre,
j’en aurai besoin pour apprendre
pour regarder et comprendre ma mort.

Il me faut ma bouche
pour chanter après qu’elle aura disparu.
Et mon âme, et mes mains, mon corps
pour continuer à t’aimer, ma douce.

C’est impossible, je le sais, pourtant je l’ai voulu.

J’aime ce qui n’a que des rêves.

J’ai un jardin tout de fleurs qui n’existent pas.

Je suis résolument triangulaire.

Et je regrette encore mes oreilles,
mais je les ai enveloppées pour les laisser
dans un port, sur un fleuve à l’intérieur
de la République de Malagueta.

Je suis las de porter la raison sur l’épaule.

Je veux inventer la mer quotidienne.

Un jour j’ai reçu la visite
d’un peintre de talent qui peignait des soldats.
Tous étaient des héros et le brave homme
les peignait en plein feu sur le champ de bataille
mourant comme à plaisir.

Et il peignait aussi des vaches réalistes,
si réalistes et si parfaites, si parfaites
qu’on se sentait, rien qu’à les voir, mélancolique
et prêt à ruminer jusqu’à la fin des siècles.

Horreur et abomination ! J’ai lu
des romans-fleuves de bonté
et tant de vers
à la gloire du Premier Mai
que je n’écris plus désormais que sur le Deux du même mois.

Il semble bien que l’homme
bouscule fort le paysage
et cette route qui avait un ciel auparavant
maintenant nous écrase
de son entêtement commercial.

Il en va de même avec la beauté,
et comme si nous refusions de l’acheter,
ils l’emballent à leur goût et à leur mode.

La beauté, laissons-la danser
avec ses courtisans les plus inacceptables,
entre le plein jour et la nuit ;
ne la contraignons pas à avaler
comme un médicament la pilule de vérité.

(Et le réel ? Il nous le faut, sans aucun doute,
mais que ce soit pour nous grandir,
pour nous rendre plus vastes, pour nous faire frémir,
pour rédiger ce qui pour nous doit être
l’ordre du pain tout autant que l’ordre de l’âme.)

Sussurez ! tel est mon ordre
aux forêts pures,
qu’elles disent en secret ce qui est leur secret,
et à la vérité : Cesse donc de stagner,
tu te durcis jusqu’au mensonge.
Je ne suis pas recteur, je ne dirige rien,
et voilà pourquoi j’accumule
les erreurs de mon chant.

Memorial d’Isla Negra, 1964. Traduction : Claude Couffon, révisée par Stéphanie Decante. Gallimard, résider sur la terre. Œuvres choisies. Gallimard, Quarto, 2023.

Salvador Allende. Pablo Neruda.

Tal vez tenemos tiempo

Tal vez tenemos tiempo aún
para ser y para ser justos.
De una manera transitoria
ayer se murió la verdad
y aunque lo sabe todo el mundo
todo el mundo lo disimula:
ninguno le ha mandado flores:
ya se murió y no llora nadie.

Tal vez entre olvido y apuro
tendremos la oportunidad
un poco antes del entierro
de nuestra muerte y nuestra vida
para salir de calle en calle,
de mar en mar, de puerto en puerto,
de cordillera en cordillera,
y sobre todo de hombre en hombre,
a preguntar si la matamos
o si la mataron otros,
si fueron nuestros enemigos
o nuestro amor cometió el crimen,
porque ya murió la verdad
y ahora podemos ser justos.

Antes debíamos pelear
con armas de oscuro calibre
y por herirnos olvidamos
para qué estabamos peleando.

Nunca se supo de quién era
la sangre que nos envolvía,
acusábamos sin cesar,
sin cesar fuimos acusados,
ellos sufrieron, y sufrimos,
y cuando ya ganaron ellos
y también ganamos nosotros
había muerto la verdad
de antigüedad o de violencia.
Ahora no hay nada que hacer:
todos perdimos la batalla.

Por eso pienso que tal vez
por fin pudiéramos ser justos
o por fin pudiéramos ser:
tenemos este último minuto
y luego mil años de gloria
para no ser y no volver.

Memorial de Isla negra. Editorial Losada, 1964.

Nous avons peut-être le temps

Nous avons peut-être le temps
encore d’être, et d’être justes.
D’une manière provisoire
la vérité est morte hier,
cela tout le monde le sait
bien que chacun le dissimule :
elle n’a point reçu de fleurs :
elle est morte et nul ne la pleure.

Entre l’oubli et ce qui presse,
un peu avant l’enterrement,
nous aurons l’occasion peut-être
de notre mort, de notre vie,
pour aller d’une rue à l’autre,
de mer en mer, de port en port,
de cordillère en cordillère,
et plus encore, d’homme en homme,
demander : « L’avons-nous tuée, nous,
ou bien les autres l’ont-ils tuée ?
Ce crime a-t-il été commis
par notre amour ? Nos ennemis ?
Puisque la vérité est morte
nous pouvons dès lors être justes.

Car avant nous devions nous battre
avec des armes d’obscur calibre :
blessés, nous avons oublié
le pourquoi de notre combat.

Nous n’avons jamais su à qui
était le sang autour de nous,
nous avons accusé sans cesse,
sans cesse on nous a accusés,
ils ont souffert, et nous aussi,
mais alors qu’ils avaient gagné,
alors que nous avions gagné,
la vérité est morte
de vieillesse ou de mort violente.
Maintenant tout est vain,
nous avons tous été vaincus.

Aussi je pense que peut-être
nous pourrions enfin être justes
ou que nous pourrions enfin être :
nous avons cet ultime instant
et après, mille années de gloire
pour ne pas être ni revenir.

Memorial d’Isla Negra, 1964. Traduction : Claude Couffon, révisée par Stéphanie Decante. Gallimard, résider sur la terre. Œuvres choisies. Gallimard, Quarto, 2023.

Neruda siempre presente. En attendant Nadeau, 23 septembre 2023.

https://www.en-attendant-nadeau.fr/2023/09/23/neruda-le-poete-nest-pas-une-pierre-eboulee/

Pablo Neruda

Une de l’Humanité du 22, 23 et 24 septembre 2023. Photo : Sam Falk.

Le 11 septembre 1973, eut lieu au Chili le coup d’état militaire contre le président Salvador Allende. Le 15 septembre 1973, l’auteur-compositeur Victor Jara était criblé de balles par ses tortionnaires dans le Stade national de Santiago de Chile. Le 23 septembre 1973, mourait le Pablo Neruda dans la chambre 406 de la clinique Santa María de la capitale. Est-il mort de son cancer de la prostate ou d’un empoisonnement ? Ses demeures furent pillées par les militaires. La dictature du général Augusto Pinochet dura 17 ans (1973-1990). Le corps du poète repose dans le jardin de sa maison d’Isla Negra face à l’océan Pacifique. 50 ans. Chile en el corazón.

L’ouvrage Résider sur la terre est paru récemment dans la collection Quarto de Gallimard. Il
retrace la trajectoire poétique et intellectuelle de ce poète universel, prix Nobel de littérature en 1971 et ambassadeur du Chili en France de 1970 à 1972.

Pablo Neruda. Résider sur la terre. Œuvres choisies. Préface de Stéphanie Decante. Gallimard, collection « Quarto », 1 600 pages, 37 €.

Ambassade du Chili. 2 avenue de La Motte-Picquet, Paris VII. 1907 (René Sergent).

Oda al camino

En el invierno azul
con mi caballo
al paso al paso
sin saber
recorro
la curva del planeta,
las arenas
bordadas
por una cinta mágica
de espuma,
caminos
resguardados
por acacios, por boldos
polvorientos,
lomas, cerros hostiles,
matorrales
envueltos
por el nombre del invierno.

Ay viajero!
No vas y no regresas:
eres
en los caminos,
existes
en la niebla.

Viajero
dirigido
no a un punto, no a una cita,
sino sólo
al aroma
de la tierra,
sino sólo al invierno
en los caminos.

Por eso
lentamente
voy
cruzando el silencio
y parece
que nadie
me acompaña.

No es cierto.

Las soledades cierran
sus ojos
y sus bocas
sólo
al transitorio, al fugaz, al dormido.
Yo voy despierto.
Y
como
una nave en el mar
abre
las aguas
y seres invisibles
acuden y se apartan,
así,
detrás del aire,
se mueven
y reúnen
las invisibles vidas
de la tierra, las hojas
suspiran en la niebla,
el viento
oculta
su desdichado rostro
y llora
sobre
la punta de los pinos.
Llueve,
y cada gota cae
sobre una pequeñita
vasija de la tierra:
hay una copa de cristal que espera
cada gota de lluvia.

Andar alguna vez
sólo
por eso! Vivir
la temblorosa
pulsación del camino
con las respiraciones sumergidas
del campo en el invierno:
caminar para ser, sin otro
rumbo
que la propia vida,
y como, junto al árbol,
la multitud
del viento,
trajo zarzas, semillas,
lianas, enredaderas,
así, junto a tus pasos,
va creciendo la tierra.

Ah viajero,
no es niebla,
ni silencio,
ni muerte,
lo que viaja contigo,
sino
tú mismo con tus muchas vidas.

Así es cómo, a caballo,
cruzando
colinas y praderas,
en invierno,
una vez más me equivoqué:
creía
caminar por los caminos:
no era verdad,
porque
a través de mi alma
fui viajero
y regresé
cuando no tuve
ya secretos
para la tierra
y ella
los repetía con su idioma.

En cada hoja está mi nombre escrito.

La piedra es mi familia.

De una manera o de otra
hablamos o callamos
con la tierra.

Tercer libro de las odas, 1957.

Pablo Neruda

Valparaíso. Port.

Nostalgie d’un voyage. Du 16 janvier au 1 février 2018 : Voyage au Chili entre cordillère et Pacifique.

VIII

Amo, Valparaíso, cuanto encierras,
y cuanto irradias, novia del océano,
hasta más lejos de tu nimbo sordo.
Amo la luz violeta con que acudes
al marinero en la noche del mar,
y entonces eres -rosa de azahares-
luminosa y desnuda, fuego y niebla.
Que nadie venga con un martillo turbio
a golpear lo que amo, a defenderte:
nadie sino mi ser por tus secretos:
nadie sino mi voz por tus abiertas
hileras de rocío, por tus escalones
en donde la maternidad salobre
del mar te besa, nadie sino mis labios
en tu corona fría de sirena,
elevada en el aire de la altura,
oceánico amor, Valparaíso,
reina de todas las costas del mundo,
verdadera central de olas y barcos,
eres en mí como la luna o como
la dirección del aire en la arboleda.
Amo tus criminales callejones,
tu luna de puñal sobre los cerros,
y entre tus plazas la marinería
revistiendo de azul la primavera.

Que se entienda, te pido, puerto mío,
que yo tengo derecho
a escribirte lo bueno y lo malvado
y soy como las lámparas amargas
cuando iluminan las botellas rotas.

Canto general, 1950.

Valparaíso. Cerro Alegre. Escaliers de Templeman.

VIII

J’aime, Valparaiso, tout ce que tu renfermes
ou que tu irradies, ô fiancée de l’océan,
hors de ton nimbe sourd et bien au-delà.
J’aime ta lumière si si crue quand tu accours
au-devant du marin dans la nuit de la mer :
tu es alors – rose aux pétales d’oranger –
radieuse nudité, tu es feu et brouillard.
Que nul ne vienne avec un marteau équivoque
frapper cela que j’aime, te défendre :
qu’il n’y ait que moi seul errant dans tes secrets :
qu’il n’y ait que ma voix au milieu de tes haies
d’embruns à découvert, et sur tes escaliers
où la maternité saumâtre de la mer
te donne son baiser, qu’il n’y ait que mes lèvres
sur ta froide couronne de sirène,
élevée dans l’air des hauteurs,
amour océanique, valparaiso.
Reine de toutes les côtes du monde,
authentique centrale de vagues et de bateaux,
tu es en moi comme la lune ou comme
la direction du vent au sein de la forêt.
J’aime tes ruelles criminelles,
ta lune de poignard au-dessus des coteaux,
et d’une place à l’autre tes marins
habillant de bleu le printemps.

Qu’on sache, port, mon port, écoute-moi,
que j’ai le droit
de t’écrire au sujet du meilleur et du pire,
moi qui ressemble à ces tempêtes amères
éclairant les tessons des bouteilles brisées.

Chant général. 1977. NRF. Poésie/Gallimard n°182. 1984. Traduction : Claude Couffon. http://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/07/13/pablo-neruda/

Pablo Neruda – Île de Pâques

Statue de Pablo Neruda (Lucy Lafuente). Valparaíso, Plaza Mena (o de los Poetas).

Le poète chilien Pablo Neruda a célébré l’île de Pâques dans Le Chant Général, son grand poème d’exil publié en 1950. Il l’ a visitée en 1971 pour filmer un documentaire pour la télévision chilienne, Historia y geografía de Pablo Neruda, avant de prendre son poste d’ambasadeur en France. Il a composé le recueil La rosa separada qui ne sera publié qu’après sa mort. Je relis ces poèmes le coeur serré après la destruction de nombreux moaïs lors de l’incendie du 1 octobre, particulièrement sur les flancs du volcan Rano Raraku parcourus en janvier 2018.

III La isla

Antigua Rapa Nui, patria sin voz,
perdónanos a nosotros los parlanchines del mundo:
hemos venido de todas partes a escupir en tu lava,
llegamos llenos de conflictos, de divergencias, de sangre,
de llanto y digestiones, de guerras y duraznos,
en pequeñas hileras de inamistad, de sonrisas
hipócritas, reunidos por los dados del cielo
sobre la mesa de tu silencio.

Una vez más llegamos a mancillarte.

Saludo primero al cráter, a Ranu Raraku, a sus párpados
de légamo, a sus viejos labios verdes:
es ancho, y altos muros lo circulan, lo encierran,
pero el agua allá abajo, mezquina, sucia, negra,
vive, se comunica con la muerte
como una iguana inmóvil, soñolienta, escondida.

Yo, aprendiz de volcanes, conocí,
infante aún, las lenguas de Aconcagua,
el vómito encendido del volcán Tronador,
en la noche espantosa vi caer
la luz del Villarrica fulminando las vacas,
torrencial, abrasando plantas y campamentos,
crepitar derribando peñascos en la hoguera.

Pero si aquí me hubiera dejado mi infancia,
en este volcán muerto hace mil años,
en este Ranu Raraku, ombligo de la muerte,
habría aullado de terror y habría obedecido:
habría deslizado mi vida al silencio,
hubiera caído al miedo verde, a la boca del cráter desdentado,
transformándome en légamo, en lenguas de la iguana.

Silencio depositado en la cuenca, terror
de la boca lunaria, hay un minuto, una hora
pesada como si el tiempo detenido
se fuera a convertir en piedra inmensa:
es un momento, pronto
también disuelve el tiempo su nueva estatua imposible
y queda el día inmóvil, como un encarcelado
dentro del cráter, dentro de la cárcel del cráter,
adentro de los ojos de la iguana del cráter.

La rosa separada, Losada, 1973.

III L’île

Antique Rapa Nui, patrie sans voix,
pardonne aux bavards de ce monde que nous sommes :
nous voici venus de partout pour cracher sur ta lave,
nous arrivons avec notre plein de conflits, d’oppositions, de sang,
de larmes et de digestions, de guerres, de brugnons,
en petits rangs d’inimitié, l’hypocrisie
dans nos sourires, réunis par les dés du ciel
sur l’échiquier de ton silence.

A nouveau revenus pour te souiller.

Je salue d’abord le cratère, Ranu Raraku, ses paupières
de glaise, le vert de ses lèvres anciennes :
spacieux, de hauts murs l’encerclent, l’enserrent,
mais l’eau d’en bas, mesquine, sale, noire,
vit, elle communique avec la mort
comme l’iguane qui ne bouge et somnole en sa cache.

Moi qui fus apprenti en volcans, j’ai connu,
encore enfant, les langues de l’Aconcagua,
la vomissure incandescente du mont Tronador,
une nuit de frayeur, j’ai vu s’abattre
la clarté du Villarrica, foudroyant boeufs et vaches,
son torrent embrasant les plantes, les abris,
crépiter, renversant rocs et rochers dans son brasier.

Pourtant, si mon enfance ici m’avait laissé,
dans ce volcan mort il y a mille ans,
dans ce Ranu Raraku, nombril de la mort,
en hurlant de terreur je me serais soumis :
j’aurais laissé glisser ma vie au milieu du silence,
j’aurais roulé dans la peur verte, la gueule édentée du cratère,
mué en argile, mué en langues de l’iguane.

Silence déposé au creux du creux, terreur
de la bouche lunaire, il est une minute, une heure
lourde comme si le temps arrêté
allait se transformer en pierre immense :
c’est un moment, soudain
le temps dissout sa nouvelle et impossible statue
et le jour demeure immobile, comme un prisonnier
dans le cratère, en cette geôle du cratère,
dans les yeux de l’iguane du cratère.

La rose détachée et autres poèmes. 1979. NRF Poésie/Gallimard n°394. Traduction de Claude Couffon.

Le mardi 4 octobre, deux incendies se sont déclenchés dans l’île de Pâques et ont causé des dommages irréparables à environ 80 moaïs. L’un menaçait les maisons, l’autre, des moaïs. L’équipe de six pompiers s’est concentrée sur l’extinction du premier, tandis que la Corporación Nacional Forestal (Conaf, l’ONF chilien) affrontait le second avec deux gardes forestiers et un camion.

Le feu a ravagé plus de 100 hectares. Il a atteint la zone du volcan Rano Raraku. L’ancienne civilisation indigène fabriquait ses statues dans cette carrière. Ce site abrite 416 de ces sculptures, à différents stades de fabrication.

L’île, aussi appelée Rapa Nui, est située à 3 500 km au large de la côte ouest du Chili. Elle compte 887 moaïs. Ils auraient été sculptées pour la première fois au 13e siècle par les premiers habitants de l’île. Leur taille varie de 2,5 à 9 mètres. Certains peuvent peser jusqu’à 80 tonnes.

Ariki Tepano, directeur de la communauté Ma’u Henua en charge de la gestion et de l’entretien du parc, a qualifié ces dégâts d’« irréparables ». « Les moaïs sont totalement carbonisés. »

Selon le maire de l’île, Pedro Edmunds Paoa, l’incendie ne serait « pas un accident », car « tous les incendies de Rapa Nui sont causés par des êtres humains ». Il a ajouté que « les dégâts causés par l’incendie ne peuvent pas être réparés. La fissuration d’une pierre originale et emblématique ne peut être récupérée, peu importe combien de millions d’euros ou de dollars y sont investis ».

« Cet incendie a été provoqué par les éleveurs de bétail pour les pâturages. Tout l’indique », a déclaré le ministre chilien de l’Agriculture, Esteban Valenzuela. Le total des dommages causés au site n’a pas encore été évalué.

Avant la pandémie, l’île, dont le tourisme est le principal moyen de subsistance, accueillait 160 000 visiteurs par an, à raison de deux vols par jour. Les mesures d’interdiction d’entrée, imposées il y a deux ans pour prévenir le Covid-19, avaient été levées à partir du lundi 1er août. Ces dernières années, le climat subtropical humide et doux de l’île a subi une grande évolution. L’île de Pâques est confrontée à des sécheresses sévères et récurrentes depuis cinq ans. Les précipitations sont de plus en plus rares. Selon l’Unesco, il s’agit de l’un des six sites au monde classé au patrimoine mondial les plus vulnérables au changement climatique et à ses conséquences.

https://www.youtube.com/watch?v=F5EM2ehDokg

Rano Raraku. Janvier 2018.

Pablo Neruda

Casa de Isla Negra. Tombe de Matilde Urrutia (1912-1985) et de Pablo Neruda (1904-1973).

Je continue de publier des poèmes d’auteurs chiliens. Aujourd’hui c’est le tour de Pablo Neruda, très présent dans mon blog. Los versos del capitán paraît pour la première fois de manière anonyme en Italie en 1952, imprimé par son ami Paolo Ricci. Il n’est publié sous le nom de Neruda au Chili qu’en 1963.

Los versos del capitán. Naples, 8 Juillet 1952.

8 de septiembre

Hoy, este día fue una copa plena,
hoy, este día fue la inmensa ola,
hoy, fue toda la tierra.

Hoy el mar tempestuoso
nos levantó en un beso tan alto que temblamos
a la luz de un relámpago
y, atados, descendimos
a sumergirnos sin desenlazarnos.

Hoy nuestros cuerpos se hicieron extensos,
crecieron hasta el límite del mundo
y rodaron fundiéndose
en una sola gota
de cera o meteoro.

Entre tú y yo se abrió una nueva puerta
y alguien, sin rostro aún,
allí nos esperaba.

Los versos del capitán, 1952.

8 septembre

Aujourd’hui, notre temps a été coupe pleine,
aujourd’hui, notre temps a été vague immense,
aujourd’hui, terre entière.

Aujourd’hui la mer, houle furieuse,
nous a portés si haut dans un baiser
que nous avons tremblé
sous l’éclair fulgurant
et l’un à l’autre liés, nous sommes descendus
au fond des eaux sans desserrer l’étreinte.

Aujourd’hui nos corps ont grandi, grandi,
ils sont arrivés jusqu’au bout du monde
et ils ont roulé, fusionné :
goutte unique
de cire ou météore.

Entre nous – toi et moi – une porte nouvelle
s’est ouverte où quelqu’un, encore sans visage,
nous attendait.

Les Vers du capitaine. Publié en français sous le titre Les Vers du capitaine, suivi de La Centaine d’amour, traduits par Claude Couffon, André Bonhomme et Jean Marcenac, Paris, Gallimard, « Du monde entier», 1984.

Pablo Neruda

Pablo Neruda.

Je continue de lire les poèmes posthumes de Pablo Neruda repris en Poésie/Gallimard et traduits par Claude Couffon.

” Les huit livres réunis dans le présent volume constituent l’oeuvre poétique posthume de Pablo Neruda. Dans La rose détachée, Neruda s’interroge sur le mystère des statues de l’île de Pâques «entourées par le silence bleu». Jardin d’hiver est une émouvante méditation sur l’homme vieillissant, admirablement complétée par les souvenirs et fables guillerettes égrenés dans Le coeur jaune. 2000 poursuit l’interrogation commencée dans Fin de monde : à quels événements, à quelle mutation assistera le squelette du poète en cet « an 2000 à l’an 1000 pareil » ? Élégie est consacré aux rues et aux curiosités de Moscou et surtout à l’évocation des figures présentes ou disparues des amis russes ou exilés en Union soviétique : Ehrenbourg, Maïakovski et Lily Brik, Evtouchenko, Nazim Hikmet… La mer et les cloches présente de nouveaux aspects de la retraite chère à Neruda : l’Île Noire.Enfin, Défauts choisis réclame avec humour le droit aux faiblesses et aux erreurs, sans lesquelles l’homme ne serait plus l’homme. ” ( Quatrième de couverture de l’édition de 1979. Texte repris sur le site Gallimard)

Otro castillo (Pablo Neruda)

No soy, no soy el ígneo,
estoy hecho de ropa, reumatismo,
papeles rotos, citas olvidadas,
pobres signos rupestres
en lo que fueron piedras orgullosas.

¿En qué quedó el castillo de la lluvia,
la adolescencia con sus tristes sueños
y aquel propósito entreabierto
de ave extendida, de águila en el cielo,
de fuego heráldico?

No soy, no soy el rayo
de fuego azul, clavado como lanza
en cualquier corazón sin amargura.

La vida no es la punta de un cuchillo,
no es un golpe de estrella,
sino un gastarse adentro de un vestuario,
un zapato mil veces repetido,
una medalla que se va oxidando
adentro de una caja oscura, oscura.

No pido nueva rosa ni dolores,
ni indiferencia es lo que me consume,
sino que cada signo se escribió,
la sal y el viento borran la escritura
y el alma ahora es un tambor callado
a la orilla de un río, de aquel río
que estaba allí y seguirá estando.

Defectos ecogidos. Losada, 1974.

Autre château

Je ne suis pas, je ne suis pas de braise ardente,
je suis fait de linge et de rhumatismes,
de papiers déchirés, de rendez-vous manqués,
de modestes signes rupestres
sur ce qui fut pierres d’orgueil.

Que reste-t-il du château de la pluie,
de cette adolescente avec ses tristes rêves,
de cette intention entrouverte
d’être aile déployée, d’être un aigle en plein ciel,
une flamme héraldique ?

Je ne suis pas, je ne suis pas l’éclair de feu
bleu, planté comme un javelot,
dans le coeur de quiconque échappe à l’amertume.

La vie n’est pas la pointe d’un couteau
ni le heurt d’une étoile,
elle est vieillissement dans une garde-robe,
soulier mille fois répété,
médaille qui rouille
dans les ténèbres d’un écrin.

Je ne demande ni rose nouvelle ni douleurs,
ni indifférence, elle me consume,
chaque signe a été écrit,
le sel avec le vent effacent l’écriture
et l’âme est maintenant un tambour muet
au bord d’un fleuve, de ce fleuve
qui continuera de couler où il coulait.

La rose détachée et autres poèmes. Gallimard, 1979. NRF Poésie/Gallimard n°394. 2004. Traduction de Claude Couffon.

Pablo Neruda – Jules Laforgue

Pablo Neruda (Padro Uhart)

Pablo Neruda tenait en haute estime Jules Laforgue (1860-1887). Il le situait dans la lignée d’un autre romantisme, américain celui-là. On peut lire ces mots dans Viaje al corazón de Quevedo, conférence prononcée à Santiago le 8 de décembre 1943 et publiée en 1955 :

” Hasta hoy, de los genios poéticos nacidos en nuestra tierra virginal, dos son franceses y dos son afrancesados. Hablo de los uruguayos Julio Laforgue e Isidoro Ducasse, y de Rubén Darío y Julio Herrera y Reissig. Nuestros dos primeros compatriotas, Isidoro Ducasse y Julio Laforgue, abandonan América a corta edad de ellos y de América. Dejan desamparado el vasto territorio vital que en vez de procrearlos con torbellinos de papel y con ilusiones caninas, los levanta y los llena del soplo masculino y terrible que produce en nuestro continente, con la misma sinrazón y el mismo desequilibrio, el hocico sangriento del puma, el caimán devorador y destructor y la pampa llena de trigo para que la humanidad entera no olvide, a través de nosotros, su comienzo, su origen.

América llena, a través de Laforgue y de Ducasse, las calles enrarecidas de Europa con una flora ardiente y helada, con unos fantasmas que desde entonces la poblarán para siempre. El payaso lunático de Laforgue no ha recibido la luna inmensa de las pampas en vano: su resplandor lunar es mayor que la vieja luna de todos los siglos: la luna apostrofada, virulenta y amarilla de Europa. Para sacar a la luz de la noche una luz tan lunar, se necesitaba haberla recibido en una tierra resplandeciente de astros recién creados, de planeta en formación, con estepas llenas aún de rocío salvaje. Isidoro Ducasse, conde de Lautréamont, es americano, uruguayo, chileno, colombiano, nuestro. Pariente de gauchos, de cazadores de cabezas del Caribe remoto, es un héroe sanguinario de la tenebrosa profundidad de nuestra América. Corren en su desértica literatura los caballistas machos, los colonos del Uruguay, de la Patagonia, de Colombia. Hay en él un ambiente geográfico de exploración gigantesca y una fosforescencia marítima que no la da el Sena, sino la flora torrencial del Amazonas y el abstracto nitrato, el cobre longitudinal, el oro agresivo y las corrientes activas y caóticas que tiñen la tierra y el mar de nuestro planeta americano. “

Pablo Neruda revendiquera l’influence de Jules Laforgue jusque dans ses derniers poèmes qui ne seront édités qu’après sa mort.

Portrait posthume de Jules Laforgue (Félix Vallotton ) paru dans Le Livre des masques de Remy de Gourmont (1898).

Paseando con Laforgue

Diré de esta manera, yo, nosotros,
superficiales, mal vestidos de profundos,
por qué nunca quisimos ir del brazo
con este tierno Julio, muerto sin compañía ?
Con un purísimo superficial
que tal vez pudo ense?arnos la vida a su manera,
la luna a su manera, sin la aspereza hostil del derrotado?
Por qué no acompañamos su violin
que deshojó el otoño de papel de su tiempo
para uso exclusivo de cualquiera,
de todo el mundo, como debe ser?

Adolescentes éramos, tontos enamorados
del áspero tenor de Sils-María,
ese sí nos gustaba,
la irreductible soledad a contrapelo,
la cima de los pájaros águilas
que sólo sirven para las monedas,
emperadores, pájaros destinados
al embalsamiento y los blasones.

Adolescentes de pensiones sórdidas,
nutridos de incesantes spaghettis,
migas de pan en los bolsillos rotos,
migas de Nietzsche en las pobres cabezas :
sin nosotros se resolvía todo,
las calles y las casas y el amor :
fingíamos amar la soledad
como los presidiarios su condena.

Hoy ya demasiado tarde volví a verte,
Jules Laforgue,
gentil amigo, caballero triste,
burlándote de todo cuanto eras,
solo en el parque de la Emperatriz
con tu luna portátil
– la condecoración que te imponías –
tan correcto con el atardecer,
tan compañero con la melancolía,
tan generoso con el vasto mundo
que apenas alcanzaste a digerir.
Porque con tu sonrisa agonizante
llegaste tarde suave joven bien vestido,
a consolarnos de nuestras pobres vidas
cuando ya te casabas con la muerte.

Ay cuánto uno perdió con el desdén
en nuestra juventud menospreciante
que sólo amó la tempestad, la furia,
cuando el frufrú que tú nos descubriste
o el solo de astro que nos enseñaste
fueron una verdad que no aprendimos :
la belleza del mundo que perdías
para que la heredáramos nosotros :
la noble cifra que no desciframos :
tu juventud mortal que quería enseñarnos
golpeando la ventana con una hoja amarilla:
tu lección de adorable profesor,
de compañero puro
tan reticente como agonizante.

Defectos escogidos, Losada, 1974

En se promenant avec Laforgue

Je vais dire tout net : Pourquoi moi, pourquoi nous,
superficiels, mal attifés, car trop profonds,
n’allâmes-nous jamais bras dessus, bras dessous
avec ce doux Laforgue, mort sans compagnie ?
Avec un purissime en apparence
qui aurait pu nous apprendre la vie à sa façon,
la lune à sa manière,
sans le ressentiment hostile du vaincu ?
Pourquoi n’accompagnâmes-nous pas son violon
qui effeuilla l’automne de papier de son époque
pour l’usage exclusif de chacun, de quiconque,
de tout le monde, comme il est normal ?

Nous étions des adolescents, des sots épris
du ténor acariâtre de Sils-Maria,
celui-là, ah ! Qu’il nous plaisait !
Nous aimions son irréductible solitude
à rebours, le piton des aigles
qui servent seulement à frapper les monnaies,
empereurs, oiseaux destinés
aux doigts de l’embaumeur et aux blasonnements.

Adolescents logés dans des pensions minables,
nourris d’éternels spaghetti,
de miettes de pain dans nos poches déchirés,
tout se réglait sans nous,
les rues et les maisons, l’amour :
nous affections d’aimer la solitude
comme les forçats, leur condamnation.

Aujourd’hui, et trop tard déjà, je t’ai revu,
Jules Laforgue,
gentil ami, sombre seigneur,
te moquant de toi-même en tes moindres détails,
solitaire au parc de l’Impératrice
avec ta lune portative
– la décoration que tu t’imposais –
si correct à l’égard du jour à son déclin,
si fraternel auprès de la mélancolie,
si généreux envers le monde en son ampleur
que tu avais à peine assimilé encore.
Car, avec ton sourire agonisant
tu es venu trop tard ô doux jeune homme bien vêtu
nous consoler de nos médiocres existence
alors qu’avec la mort déjà tu te mariais.

Ah ! Combien avons-nous perdu dans ce dédain
durant nos années de jeunesse méprisante
qui ne sut qu’aimer la tempête, la furie
tandis que le frou-frou que tu nous découvrais
ou le solo astral que tu nous enseignais
étaient des vérités que nous n’apprîmes pas :

cette beauté du monde que tu égarais
afin de nous l’offrir plus tard en héritage :
le noble chiffre qui resta de nous indéchiffré :
ta jeunesse mortelle aspirant à guider
qui cognait au carreau avec sa feuille jaune :
ta leçon d’adorable professeur,
de compagnon intègre et dont la réticence
n’avait pour l’égaler que l’ombre de la mort.

La rose détachée et autres poèmes. 1979. NRF Poésie/Gallimard n°394. 2004. Traduit de l’espagnol par Claude Couffon.

Rapa Nui – Île de Pâques

Ahu Tongariki.

Le 1 août, l’île de Pâques (Rapa Nui -163,6 km²) se prépare à recevoir à nouveau des touristes après 28 mois de fermeture due à la pandémie.
L’île a perdu 2000 de ses 7 700 habitants. En effet, 71 % de la population vivait du tourisme. Il n’ y a plus de vols réguliers depuis le 16 mars 2020. La réouverture se fera graduellement. Les premiers mois, il n’ y aura que deux vols commerciaux par semaine (compagnie Latam), soit 600 passagers. Cela ne représente qu’un tiers des passagers qui visitaient l’île auparavant (16 vols hebdomadaires). 11 des 24 sites touristiques vont rouvrir : la plage d’ Anakena, la carrière Rano Raraku, berceau de la culture de l’île, le site d’ Ahu Akivi et ses sept moais. Le chômage concerne actuellement 58 % de la population active. Avant la pandémie, l’île recevait 156.000 visiteurs par an ce qui générait 120 millions de dollars de recettes (119 millions d’euros). Le programme Pro Empleo a donné du travail à 800 personnes qui sont occupées au nettoyage des côtes, aux plantations et à la promotion d’ activités culturelles. Le Ministère de l’Économie chilien a annoncé la semaine dernière le déblocage d’un fonds de 700.000 dollars (694.000 euros) pour l’aide aux PME. Plus d’une centaine ont fermé Ce qui empêche une réouverture complète, c’est la faiblesse du système sanitaire. L’île fait partie de la région de Valparaíso qui se trouve à 3526 kilomètres. Elle ne possède qu’un hôpital et dix-huit lits. En cas d’urgence, il faut faire appel à un avion-ambulance qui transporte les patients jusqu’au continent en 5 heures et demie, Pedro Edmunds Paoa, maire élu depuis 1994, se plaint du manque d’aides du gouvernement central. Celui-ci veut atteindre un taux de vaccination de la population de 80 %. Il n’est actuellement que de 73 %. Il n’ y a eu aucun décès pour cause de Covid dans l’île.

Informations tirées de l’article d’Antonia Laborde (El País, 18 juillet 2022) : La Isla de Pascua se prepara para mostrar de nuevo su misterioso patrimonio tras dos años de aislamiento .

https://elpais.com/cultura/2022-07-18/la-isla-de-pascua-se-prepara-para-mostrar-de-nuevo-su-misterioso-patrimonio-tras-dos-anos-de-aislamiento.html

Anakena.

Rapa Nui (Pablo Neruda)

Tepito-Te-Henúa, ombligo del mar grande,
taller del mar, extinguida diadema.
De tu lava escorial subió la frente
del hombre más arriba del Océano,
los ojos agrietados de la piedra
midieron el ciclónico universo,
y fue central la mano que elevaba
la pura magnitud de tus estatuas.

Tu roca religiosa fue cortada
hacia todas las líneas del Océano
y los rostros del hombre aparecieron
surgiendo de la entraña de las islas,
naciendo de los cráteres vacíos
con los pies enredados al silencio.

Fueron los centinelas y cerraron
el ciclo de las aguas que llegaban
desde todos los húmedos dominios,
y el mar frente a las máscaras detuvo
sus tempestuosos árboles azules.
Nadie sino los rostros habitaron
el círculo del reino. Era callado
como la entrada de un planeta, el hilo
que envolvía la boca de la isla.

Así, en la luz del ábside marino
la fábula de piedra condecora
la inmensidad con sus medallas muertas,
y los pequeños reyes que levantan
toda esta solitaria monarquía
para la eternidad de las espumas,
vuelven al mar en la noche invisible,
vuelven a sus sarcófagos de sal.

Sólo el pez luna que murió en la arena.

Sólo el tiempo que muerde los moais.

Sólo la eternidad en las arenas
conocen las palabras:
la luz sellada, el laberinto muerto,
las llaves de la copa sumergida.

Canto general, 1950.

Rapa Nui

Tepito-Te-Henua, ombilic de l’immensité,
atelier de la mer, diadème éteint.
De la scorie de tes volcans, le front de l’homme
monta plus haut que l’Océan,
les yeux crevassés de la pierre
prirent les dimensions du monde cyclonal,
et ce fut une main centrale qui dressa
la pure et suprême grandeur de tes statues.

Ta roche religieuse fut taillée
vers toutes les issues de l’Océan
et les visages de l’homme apparurent
des entrailles des îles surgissant,
naissant du vide des cratères,
les pieds entravés au silence.

Ils furent factionnaires. Ils arrêtèrent
le cycle des eaux déferlant
de tous les domaines humides.
La mer retint, devant les masques,
ses arbres bleus et tempétueux.
Nul hormis les visages n’habita
le cercle du royaume. Il était muet
comme l’entrée d’une planète,
le fil qui bâillonna cette bouche insulaire.

Ainsi, dans la clarté de l’abside marine
la fable de pierre décore
l’immensité de ses médailles mortes,
et les petits rois qui érigent
cette monarchie solitaire
pour l’éternité de l’écume,
retournent à la mer dans la nuit invisible,
rentrent dans leurs tombeaux, sarcophages de sel.

Et seul le poisson-lune qui mourut sur le sable,

seul le temps qui mord les moais,

seul l’éternité dans son gîte des grèves
ont le secret des mots :
la lumière arrêtée, le labyrinthe mort,
les clefs de la coupe engloutie.

Chant général. Éditions Gallimard, 1977. Traduction : Claude Couffon. NRF Poésie/Gallimard n°182.

Rano Raraku.

Pablo Neruda

Pablo Neruda (Ricardo Reyes), 1919.

Pablo Neruda est né le 12 juillet 1904 à Parral (province de Linares, région du Maule). Il perd sa mère qui meurt de tuberculose le 14 septembre 1904. Son père, José del Carmen Reyes Morales (1872-1938), employé des chemins de fer chiliens, déménage en 1905 avec son fils à Temuco, petite ville de la province de Cautín, region d’ Araucanie. Il se remarie en 1906 avec Trinidad Candia Marverde, la « mamadre » (1869-1938).

Le premier apprentissage du poète c’est la nature de l’Araucanie. La pluie est omniprésente. Elle peut être dangereuse mais a aussi un grand pouvoir poétique.

«Mi infancia son zapatos mojados, troncos rotos
caídos en la selva, devorados por lianas
y escarabajos, dulces días sobre la avena,
y la barba dorada de mi padre saliendo
hacia la majestad de los ferrocarriles. »
(Canto general, 1950)

«J’eus pour enfance des souliers mouillés, des troncs brisés
tombés dans la forêt, dévorés par les lianes
et les scarabées, j’eus des journées douces sur l’avoine
et la barbe dorée de mon père partant
pour la majesté des chemins de fer. »
(Chant général, 1977. Traduction de Claude Couffon)

Il l’évoque aussi dans ce poème sur l’Île de Pâques.

XIV El gran océano

VII. La lluvia (Rapa Nui)

No, que la reina no reconozca
tu rostro, es más dulce
así, amor mío, lejos de las efigies, el peso
de tu cabellera en mis manos, recuerdas
el árbol de Mangareva cuyas flores caían
sobre tu pelo? Estos dedos no se parecen
a los pétalos blancos: míralos, son como raíces,
son como tallos de piedra sobre los que resbala
el lagarto. No temas, esperemos que caiga la lluvia, desnudos,
la lluvia, la misma que cae sobre Manu Tara.

Pero así como el agua endurece sus rasgos en la piedra,
sobre nosotros cae llevándonos suavemente
hacia la oscuridad, más abajo del agujero
de Ranu Raraku. Por eso
que no te divise el pescador ni el cántaro. Sepulta
tus pechos de quemadura gemela en mi boca,
y que tu cabellera sea una pequeña noche mía,
una oscuridad cuyo perfume mojado me cubre.

De noche sueño que tú y yo somos dos plantas
que se elevaron juntas, con raíces enredadas,
y que tú conoces la tierra y la lluvia como mi boca,
porque de tierra y de lluvia estamos hechos. A veces
pienso que con la muerte dormiremos abajo,
en la profundidad de los pies de la efigie, mirando
el Océano que nos trajo a construir y a amar.

Mis manos no eran férreas cuando te conocieron, las aguas
de otro mar las pasaban como a una red; ahora
agua y piedras sostienen semillas y secretos.

Ámame dormida y desnuda, que en la orilla
eres como la isla: tu amor confuso, tu amor
asombrado, escondido en la cavidad de los sueños,
es como el movimiento del mar que nos rodea.

Y cuando yo también vaya durmiéndome en tu amor, desnudo,
deja mi mano entre tus pechos para que palpite
al mismo tiempo que tus pezones mojados en la lluvia.

Canto general, 1950.

XIV. Le grand océan

VII . La pluie (Rapa Nui)

Non, que la reine n’identifie pas
ton visage il est plus doux
ainsi, mon amour, loin des effigies, le poids
de ta chevelure dans mes mains, te souviens-tu
de l’arbre de Mangareva, avec ses fleurs tombant
sur tes cheveux ? Ces doigts que tu vois ne ressemblent pas
aux blancs pétales : regarde-les ils sont pareils à des racines,
pareils à des tiges de pierre sur lesquelles le lézard glisse.
Ne t’effraie pas, attendons nus que la pluie tombe,
la pluie, la même pluie qui tombe sur Manu Tara.

Mais l’eau, de même qu’elle durcit ses traits sur la pierre,
tombe sur nous et tout doucement nous entraîne
vers la nuit, plus bas que la fosse
de Ranu Raraku : il ne faut pas
que le pêcheur ou que la jarre t’aperçoivent. Enfouis
tes seins de brûlures jumelles dans ma bouche
et que ta chevelure soit pour moi nuit miniature,
obscurité me recouvrant de son parfum mouillé.

La nuit je rêve que nous sommes toi et moi
deux plantes qui, leurs racines mêlées, grandirent ensemble,
et que tu connais la terre et la pluie comme ma bouche,
puisque nous sommes faits de terre et pluie. Il m’arrive
de penser que la mort venue nous dormirons
dans la profondeur des pieds de l’image, regardant
l’Océan qui nous a poussés à construire, à aimer.

Mes mains quand elle te connurent n’étaient pas
de fer. Les eaux
d’une autre mer les traversaient comme un filet ; et maintenant
eau et pierres soutiennent graines et secrets.

Aime-moi nue et endormie, car sur la rive
tu es pareille à l’île : ton amour confus,
surpris, ton amour caché dans le creux des rêves,
ressemble au mouvement marin qui nous entoure.

Et lorsque je m’endormirai, nu, à mon tour,
dans ton amour,
laisse ma main entre tes seins : qu’elle palpite
en même temps que leurs bourgeons mouillés de pluie.

Chant général. Éditions Gallimard, 1977. Traduction : Claude Couffon. NRF Poésie/Gallimard n°182.

Ahu Tongariki est le plus grand « ahu » (plateforme cérémonielle) de Rapa Nui – Ile de Pâques. Quinze moaï se trouvent là, dont le plus lourd existant (86 tonnes). Le site se trouve au bord de la baie d’Hotuiti, dans la partie orientale de l’île.