William Faulkner – Jorge Luis Borges

William Faulkner.

L’influence de William Faulkner sur la plupart des grands écrivains latinoaméricains du XXème siècle (Juan Rulfo, Juan Carlos Onetti, Gabriel García Márquez, Guillermo Cabrera Infante, Ernesto Sabato) est indéniable. Ainsi, Jorge Luis Borges a traduit en 1941 Les palmiers sauvages de Faulkner et Un Barbare en Asie d’Henri Michaux pour compléter ses revenus. Le grand argentin avait une conception personnelle de la traduction, mais ce livre, publié aux États-Unis en 1939, a paru en Argentine (Editorial Sudamericana), plus tôt qu’en France.

Incipit:

LES PALMIERS SAUVAGES
«Le coup retentit de nouveau, à la fois discret et impérieux, tandis que le docteur descendait, précédé par le cône de lumière de sa lampe de poche découpant devant lui l’escalier teinté en brun puis le vestibule de la même couleur fait de planches assemblées à tenons et mortaises. C’était un modeste bungalow au bord de la mer, avec un étage cependant, éclairé par des lampes à huile, ou plutôt par une lampe à huile que sa femme avait montée au premier après le dîner. Et avec cela le docteur portait une chemise de nuit, et non un pyjama, pour la même raison qu’il fumait une pipe à laquelle il ne s’était jamais habitué et savait fort bien qu’il ne s’habituerait jamais, alternant celle-ci avec le cigare que ses clients lui offraient parfois entre deux dimanches, où il fumait alors les trois cigares qu’il pensait pouvoir s’offrir, bien qu’il fût propriétaire du bungalow, de celui d’à côté et d’un autre, avec électricité et murs plâtrés, dans la petite ville à quatre milles de là. Car il avait maintenant quarante-huit ans et il avait eu seize, puis dix-huit, puis vingt ans en un temps où son père lui disait (et il le croyait) que les cigarettes et les pyjamas, c’était fait pour les gandins et les femmes.»

William Faulkner Si je t’oublie, Jérusalem (Les palmiers sauvages) traduit de l’anglais par Maurice-Edgar Coindreau (1952), révisée par François Pitavy. Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade 2000; réédition Collection « L’Imaginaire », 2001.

Wild Palms

«The knocking sounded again, at once discreet and peremptory, while the doctor was descending the stairs, the flashlight’s beam lancing on before him down the brown-stained stairwell and into the brown-stained tongue-and-groove box of the lower hall. Itwas a beach cottage, even though of two stories, and lighted by oil lamps—or an oil lamp, which his wife had carried up stairs with them after supper. And the doctor wore a nightshirt too, not pajamas, for the same reason that he smoked the pipe which he had never learned and knew that he would never learn to like, between the occasional cigar which clients gave him in the intervals of Sundays on which he smoked the three cigars which he felt he could buy for himself even though he owned the beach cottage as well as the one next door to it and the one, the residence with electricity and plastered walls, in the village four miles away. Because he was now forty-eight years old and he had been sixteen and eighteen and twenty at the time when his father could tell him (and he believe it) that cigarettes and pajamas were for dudes and women»

William Faulkner, If I Forget Thee, Jerusalem (The Wild Palms). 1939.

C’est le roman de Faulkner où la souffrance morale et physique atteint sa plus grande intensité. “On ne se suicide pas pour un chagrin d’amour: on écrit un roman.”, disait l’auteur. “Entre le chagrin et le néant, je choisis le chagrin.” “Between grief and nothing, I will take grief.” (Cette citation du roman est reprise par Jean-Luc Godard dans Á bout de souffle. 1960)

Borges n’aimait pas beaucoup ce roman, ou plutôt cette œuvre qui mêle deux nouvelles. Le texte ne fut pas très bien reçu aux États-Unis, mais eut beaucoup de succès en Amérique Latine et une grande influence. Borges avait traduit Virginia Woolf, Herman Melville, Henri Michaux et André Gide. S’il n’était pas encore très connu internationalement, il avait déjà un grand prestige dans les milieux qui entouraient Victoria Ocampo et la revue Sur. Sa traduction prend comme point de départ la version britannique de la maison d’édition Chatto & Winduet, bien censurée ( exit les gros mots, les jurons, les scènes de sexe), et non le texte original édité par Random House. Borges privilégie la trame de l’histoire, fait peu de cas du contexte culturel, ne respecte pas non plus beaucoup la lettre du texte. Certains lecteurs ont loué la qualité de son style, d’autres ont pointé ses nombreuses erreurs (place du narrateur, utilisation des temps).
Jorge Luis Borges dans son Introduction à La invención de Morel (1940) de son ami Adolfo Bioy Casares dit: «La novela característica, «psicológica», propende a ser informe. Los rusos y los discípulos de los rusos han demostrado hasta el hastío que nadie es imposible: suicidas por felicidad, asesinos por benevolencia, personas que se adoran hasta el punto de separarse para siempre, delatores por fervor o por humildad… Esa libertad plena acaba por equivaler al pleno desorden. Por otra parte, la novela «psicológica» quiere ser también novela «realista»: prefiere que olvidemos su carácter de artificio verbal y hace de toda vana precisión (o de toda lánguida vaguedad) un nuevo toque verosímil. Hay páginas, hay capítulos de Marcel Proust que son inaceptables como invenciones: a los que, sin saberlo, nos resignamos como a lo insípido y ocioso de cada día. La novela de aventuras, en cambio, no se propone como una transcripción de la realidad: es un objeto artificial que no sufre ninguna parte injustificada. El temor de incurrir en la mera variedad sucesiva del Asno de Oro, de los siete viajes de Simbad o del Quijote, le impone un riguroso argumento.»

Je rappelle la fin du roman: “- Les femmes, font chier”, fit le grand forçat.” (“Women, shit,” the tall convict said.) Le lecteur de Faulkner chez Random House était alors Saxe Commins. Il avait obligé l’auteur à changer le titre de son roman et à supprimer le dernier mot du forçat à la fin du livre. De la première à la huitième édition, le mot shit avait été supprimé et remplacé par un tiret (“Women -“) Le violent rejet des femmes par le forçat n’était donc pas explicite. Maurice Edgar Coindreau avait traduit par le bien français: “Ah! Les femmes!” dit le grand forçat.”. Á partir de l’édition Vintage de 1962, on trouve: “Women —-t” C’est seulement avec l’édition de 1990 que le mot est rétabli et en français avec la traduction de la Pléiade revue par François Pitavy en 2000: — Les femmes. Font chier ! ” fit le grand forçat

William Faulkner

Les Palmiers sauvages (ou Si je t’oublie, Jérusalem ) est un livre de William Faulkner que j’ai lu il y a très longtemps et qui m’a profondément marqué.
Initialement publié sous le titre de The Wild Palms, l’œuvre, pour les rééditions contemporaines, reprend son titre originellement choisi par l’écrivain, If I Forget Thee, Jerusalem, et qu’avait refusé le premier éditeur. Ce titre est tiré du psaume 137 qui rappelle la captivité des Juifs à Babylone. «Si je t’oublie, Jérusalem, que ma main droite se dessèche! Que ma langue s’attache à mon palais, si je ne me souviens de toi, si je ne fais de Jérusalem le principal sujet de ma joie!»
À l’instar de l’édition originale, la première édition française est titrée Les Palmiers sauvages (1952). Les éditions récentes adoptent le titre Si je t’oublie, Jérusalem (2000) voulu par Faulkner.
L’œuvre mêle le récit de deux nouvelles : l’une intitulée Les Palmiers sauvages, l’autre intitulée Le Vieux Père, dont les chapitres successifs alternent.

Les Palmiers sauvages raconte le destin médiocre de Harry Wilbourne, un interne qui travaille dans un hôpital de La Nouvelle-Orléans. Il fuit le Sud avec Charlotte Rittenmeyer, une femme mariée, rebelle et vaguement artiste. Le couple prend le train et se rend à Chicago, puis dans le Wisconsin. Leur passion s’effrite, et Harry se complaît à en détruire l’objet.
Dans Le Vieux Père pour sauver une femme enceinte, un détenu, dont le nom n’est jamais révélé, lutte avec stoïcisme contre les eaux tumultueuses de la grande inondation du Mississippi de 1927.
il n’existe aucun fait, aucun personnage commun aux deux récits. Il y a, de plus, un écart de dix ans entre les deux actions.
C’est le roman de Faulkner où la souffrance atteint peut-être sa plus grande intensité, morale, mais aussi physique. C’est un reflet de l’état du romancier à l’époque où il écrivait ce roman.

Lettre du 8 juillet 1938 in Lettres choisies.

«Voilà six mois que ma famille et mon dos me posent de tels problèmes que je suis toujours dans l’impossibilité de dire si le roman est bien ou ne vaut pas un clou. J’ai l’impression de l’avoir écrit comme assis devant un mur; ma main avec la plume passait à travers pour écrire non seulement sur un papier invisible mais dans une obscurité totale, de sorte que je ne savais même pas si la plume écrivait encore.»

Ce roman a été traduit en espagnol par Jorge Luis Borges dès 1940 et publié par Editorial Sudamericana. L’auteur argentin est parti de l’édition anglaise censurée. Des auteurs tels que Juan Carlos Onetti, Guillermo Cabrera Infante, Juan María Arguedas, Gabriel García Márquez ont reconnu l’importance de cette traduction sur leur propre oeuvre. Mario Vargas Llosa dans ses mémoires El pez en el agua (Seix Barral, México, 1993) se souvient qu’il l’a lu alors qu’il était étudiant en lettres et en droit à L’université San Marcos de Lima (1953-1958): “Junto con Sartre, Faulkner fue el autor que más admiré en mis años sanmarquinos; él me hizo sentir la urgencia de aprender inglés para poder leer sus libros en su lengua original” […] “desde la primera novela que leí de él Las “Palmeras Salvajes”, en la traducción de Borges—, me produjo un deslumbramiento que aún no ha cesado. Fue el primer escritor que estudié con papel y lápiz a la mano, tomando notas para no extraviarme en sus laberintos genealógicos y mudas de tiempo y de puntos de vista, y, también, tratando de desentrañar los secretos de la barroca construcción que era cada una de sus historias, el serpentino lenguaje, la dislocación de la cronología, el misterio y la profundidad y las inquietantes ambigüedades y sutilezas psicológicas que esa forma daba a las historias.”

William Faulkner Si je t’oublie, Jérusalem (The wild palms), 1939. Traduction Maurice-Edgar Coindreau, Éditions Gallimard, 1952. Revue par François Pitavy, Editions Gallimard, 2000. La Pléiade.

«Elle lui ressaisit les cheveux et lui fit mal de nouveau, mais il savait maintenant qu’elle savait qu’elle lui faisait mal. “ – Écoute, il faut que tout soit lune de miel. Toujours et à jamais, jusqu’à ce que l’un de nous deux meure. Il ne peut pas en être autrement. Le paradis ou l’enfer, mais entre les deux, pas de purgatoire confortable, sûr et paisible, où nous attendrions toi et moi d’être rattrapés par la bonne conduite, la patience, la honte ou le repentir.
– Ainsi, ce n’est pas en moi que tu crois, que tu as confiance, c’est en l’amour.» Elle le regarda. «Je ne dis pas moi seulement mais n’importe quel homme.
– Oui, c’est en l’amour. On dit que l’amour entre deux êtres meurt. Ce n’est pas vrai, il ne meurt pas. Tout simplement il vous quitte, il s’en va, si on n’est pas assez bon, si on n’est pas assez digne de lui. Il ne meurt pas ; ce sont les gens qui meurent. C’est comme la mer. Si on n’est pas bon, si on commence à y sentir mauvais, elle vous dégueule et vous rejette quelque part pour mourir. On meurt de toute façon, mais je préférerais disparaître noyée en mer plutôt que d’être rejetée sur quelque plage déserte pour m’y dessécher au soleil, y devenir une petite tâche puante et anonyme avec juste un Cela a été en guise d’épitaphe.”

“ She grasped his hair again, hurting him again though now he knew she knew she was hurting him.»

– Listen, it’s got to be all honeymoon, always. For ever and ever, until one of us dies. It can’t be anything else. Either heaven, or hell: no comfortable safe peaceful purgatory between for you and me to wait in until good behaviour or for bearance or shame or repentance overtakes us.

– So it’s not me you believe in, put trust in; it’s love.» She looked at him. «Not just me; any man.

– Yes. It’s love. They say love dies between two people. That’s wrong. It doesn’t die. It just leaves you, goes away, if you aren’t good enough, worthy enough. It doesn’t die; you’re the the one that dies. It’s like the ocean: if you’re no good, if you begin to make a bad smell in it, it just spews you up somewhere to die. You die anyway, but I had rather drown in the ocean than be urped up onto a strip of dead beach and be dried away by the sun into a little foul smear with no name to it, just this was for an epitaph.»

William Faulkner

William Faulkner

The Sound and the Fury, 1929.
June 2nd 1910

«When the shadow of the sash appeared on the curtains it was between seven and eight o’ clock and then I was in time again,hearing the watch. It was Grandfather’s and when Father gave it to me he said I give you the mausoleum of all hope and desire; it’s rather excruciatingly apt that you will use it to gain the reducto absurdum of all human experience which can fit your individual needs no better than it fitted his or his father’s. I give it to you not that you may remember time, but that you might forget it now and then for a moment and not spend all your breath trying to conquer it. Because no battle is ever won he said. They are not even fought. The field only reveals to man his own folly and despair, and victory is an illusion of philosophers and fools.»

Le bruit et la fureur. (Traduction Maurice-Edgar Coindreau) Editions Gallimard, 1938.

2 juin 1910

«Quand l’ombre de la croisée apparaissait sur les rideaux, il était entre sept heures et huit heures du matin. Je me retrouvais alors dans le temps, et j’entendais la montre. C’était la montre de grand-père et, en me la donnant, mon père m’avait dit : Quentin, je te donne le mausolée de tout espoir et de tout désir. Il est plus que douloureusement probable que tu l’emploieras pour obtenir le reducto absurdum de toute expérience humaine, et tes besoins ne s’en trouveront pas plus satisfaits que ne le furent les siens ou ceux de son père. Je te le donne, non pour que tu te rappelles le temps, mais pour que tu puisses l’oublier parfois pour un instant, pour éviter que tu ne t’essouffles en essayant de le conquérir. Parce que, dit-il, les batailles ne se gagnent jamais. On ne les livre même pas. Le champ de bataille ne fait que révéler à l’homme sa folie et son désespoir, et la victoire n’est jamais que l’illusion des philosophes et des sots.»

Alain Cavalier – William Faulkner

Festival de Cannes 2019. Le nouveau film d’Alain Cavalier Être vivant et le savoir a été présenté en séance spéciale le 18 mai. Il dure 1h20. Sa sortie en salles est prévue le 5 juin.
Le titre est tiré de William Faulkner et est déjà cité dans le film La Chamade d’Alain Cavalier (1968) par la voix de Catherine Deneuve. Elle avait alors 25 ans. Alain Cavalier projetait d’adapter le roman d’Emmanuèle Bernheim Tout s’est bien passé (2013), où elle racontait comment son père l’avait chargée d’organiser son suicide assisté. Elle jouerait son propre rôle et lui, celui du mourant . Mais l’écrivaine est morte d’un cancer le 10 mai 2017.
Alain Cavalier lui-même, s’exerce au moment où il poussera son dernier souffle. Ce film sur un film qui ne s’est pas fait n’est pas morbide, mais c’est au contraire une constante célébration de la vie.

https://www.youtube.com/watch?v=ohe28w1iMhg

William Faulkner, Les Palmiers sauvages. 1939. Traduction Maurice Edgar Coindreau revue par François Pitavy. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2000.

« – La respectabilité. C’est elle qui est responsable de tout. J’ai compris, il y a déjà quelque temps, que c’est l’oisiveté qui engendre toutes nos vertus, nos qualités les plus supportables (contemplation, égalité d’humeur, paresse, laisser les gens tranquilles) ainsi que la bonne digestion mentale et physique, la sagesse de concentrer son attention sur les plaisirs de la chair (manger, évacuer, forniquer, lézarder au soleil) car il n’y a rien de mieux, rien qui puisse se comparer à cela, rien d’autre en ce monde que de vivre le peu de temps qui nous est accordé, d’être vivant et de le savoir – ah! oui, elle m’a appris cela, elle m’a marqué aussi pour toujours – non rien, absolument rien. Mais ce n’est que tout récemment que j’ai vu avec netteté, que j’ai déduit la conclusion logique, à savoir que c’est une des vertus que nous appelons essentielles (économie, industrie, indépendance) qui engendre tous les vices – fanatisme, suffisance, ingérence, peur et, pire que tout, respectabilité. Nous, par exemple, du fait même que, pour la première fois nous étions solvables, que nous savions à coup sûr d’où viendrait la nourriture du lendemain (ce foutu argent, ce trop d’argent: la nuit nous restions éveillés pour chercher comment le dépenser ; au printemps nous nous serions promenés avec des prospectus de paquebots dans nos poches), j’étais devenu aussi complètement l’esclave, le serf de la respectabilité qu’un -»

William Faulkner.

Sartoris (William Faulkner) 1929.

«Lui qui n’avait pas attendu que le temps et tout ce qu’apporte le temps lui apprissent que le suprême degré de la sagesse était d’avoir des rêves assez grands pour ne pas les perdre de vue pendant qu’on les poursuit.» 

«…Who had not waited for Time and its furniture to teach him that the end of wisdom is to dream high enough not to lose the dream in the seeking of it» (Flags in the Dust, 1929)

William Faulkner.