Franz Kafka – Oskar Pollak

Franz Kafka (Andy Warhol). 1980. New York, Whitney Museum of American Art.

” Ein Buch muss die Axt sein für das gefrorene Meer in uns. “

” Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. “

Phrase célèbre que l’on trouve dans la correspondance de Franz Kafka. L’ordre des mots est important : c’est en nous que la mer est gelée.

Œuvres complètes. Tome III. NRF. Bibliothèque de La Pléiade. Édition de Claude David. 1984.

” Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que les livres qui nous mordent et nous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livres, et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions à la rigueur en écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans les forêts loin de tous les hommes, comme un suicide – un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois. “

Œuvres complètes. Tome III. NRF. Bibliothèque de La Pléiade. Édition publiée sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre. 2022. Traduction : Laure Bernardi.

« Je pense que l’on ne devrait lire que des livres qui vous mordent ou qui vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, pourquoi le lisons-nous donc ? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris? Mon Dieu, heureux, nous le serions aussi bien si nous n’avions pas de livres, et les livres qui nous rendent heureux, nous pourrions s’il le fallait les écrire nous-mêmes. Mais nous avons besoin de livres qui ont sur nous l’effet d’un malheur qui nous fait beaucoup souffrir, comme la mort de quelqu’un que nous aimions davantage que nous, comme si nous étions rejetés dans les forêts, loin de tous les hommes, comme un suicide, un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois. »

Répertoire des correspondants de Franz Kafka. Œuvres complètes. Tome III. NRF. Bibliothèque de La Pléiade. Édition publiée sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre. 2022.

Oskar Pollak (Prague, 5 septembre 1883 – bataille de l’Isonzo, dans le Frioul, 11 juin 1915) fut un camarade de classe de Kafka au lycée. Après avoir commencé des études de chimie, comme Kafka, il opta pour la philosophie et l’archéologie, et enfin pour l’histoire de l’art à l’université de Prague. Une amitié très forte liait les deux hommes, qui entretinrent une correspondance importante entre 1902 et 1904. il fut nommé pour l’année 1903-1904, rapporteur pour l’art de la section littéraire de la Lese- und Redehalle der deutschen in Prag (Salle de lecture des étudiants allemands de Prague, mais à l’automne de 1903, il prit le poste de précepteur privé du château Oberstudenetz, près de Zdiretz. Kafka assura alors sa succession à la Lee- und Redehalle. En 1907, il soutint une thèse de doctorat sur les sculpteurs baroques Johann et Ferdinand Maximilian Brockhoff, et se maria à Prague avec hedwig eisner. Il est l’auteur de nombreux articles sur l’art de la renaissance et de l’âge baroque, et obtint très tôt un poste d’assistant puis de maître de conférences (Privatdocent) à l’université de Vienne. Nommé à l’Institut historique autrichien de Rome, il s’installa avec son épouse en italie. Au déclenchement de la Première Guerre mondiale, il se porta volontaire pour combattre au front.

Oskar Pollak.

Albert Camus – Marseille

Carnets Tome 1 : Mai 1935 – février 1942. Gallimard. Folio n° 5617.

Août 37
Dernier chapitre ? Paris Marseille. La descente vers la Méditerranée. Et il entra dans l’eau et il lava sur sa peau les images noires et grimaçantes qu’y avait laissées le monde. Soudain l’odeur de sa peau renaissait pour lui dans le jeu de ses muscles. Jamais peut-être il n’avait autant senti son accord avec le monde, sa course accordée à celle du soleil. À cette heure où la nuit débordait d’étoiles, ses gestes se dessinaient sur le grand visage muet du ciel. S’il bouge ce bras, il dessine l’espace qui sépare cet astre brillant de celui qui semble disparaître par moments, il entraîne dans son élan des gerbes d’étoiles, des traînes de nuées. Ainsi l’eau du ciel battue par son bras et, autour de lui, la ville comme un manteau de coquillages resplendissants…

Septembre
À Marseille, bonheur et tristesse – Tout au bout de moi-même. Ville vivante que j’aime. Mais, en même temps, ce goût amer de solitude.

8 septembre
Marseille, chambre d’hôtel. Grosses fleurs jaunes de la tapisserie à fond gris. Géographies de la crasse. Coins gras et boueux derrière le radiateur énorme. Lit à lamelles, commutateur brisé…. Cette sorte de liberté qui vous vient du douteux et de l’interlope.

Marseille, Jardin Missak Manouchian. Vieux-Port. Fort Saint-Jean.

Fernando Pessoa

Nous avons vu hier un film soporifique de Víctor Iriarte : Dos madres (titre original : Sobre todo la noche). 2023. 1h50. Scénario : Isa Campo, Andrea Queralt, Víctor Iriarte. Interprètes : Lola Dueñas, Ana Torrent, Manuel Egozkue.

Résumé : Véra (Lola Dueñas) a été séparée de son bébé le jour de l’accouchement. Elle pense qu’il est vivant et a tout essayé pour le retrouver. Son dossier a disparu. Elle se heurte au silence de l’administration. Elle bascule alors dans l’illégalité pour obtenir les informations qu’elle recherche. Elle retrouve la trace de son fils, Egoz (Manuel Egozkue), désormais jeune adulte, adopté par Cora (Ana Torrent), elle aussi victime du système.

Le premier long métrage de Víctor Iriarte (né en 1976) a une grande ambition, politique et esthétique. Il rate son coup. Il veut mêler le thriller d’espionnage, le roman épistolaire et le carnet de voyage. Ses maniérismes occultent le propos politique annoncé d’emblée.

L’Espagne a retrouvé la démocratie, mais n’a pas soldé l’ héritage de la dictature. Sous le régime franquiste, près de 300 000 nourrissons, déclarés mort-nés, ont été subtilisés aux mères espagnoles pour faire l’objet d’un commerce (chiffres avancés par les associations). Ces pratiques étaient justifiées alors par les théories délirantes du psychiatre Antonio Vallejo-Nájera (1889-1960), un proche du dictateur. Avec la complicité des institutions médicale et religieuse, ce trafic d’enfants a perduré après la mort de Franco, jusque dans les années 1980, pour des raisons lucratives. « Nous avions déjà exposé dans d’autres travaux l’idée des relations intimes entre le marxisme et l’infériorité mentale… La vérification de nos hypothèses à une transcendance politico-sociale énorme, car, si comme nous le pensons, les militants marxistes sont de préférence des psychopathes antisociaux, la ségrégation totale de ces sujets dès l’enfance pourrait libérer la société d’une plaie si terrible. » (Antonio Vallejo-Nájera).

On peut voir le documentaire Els nens perduts del franquisme (Los niños perdidos del franquismo) (2002) de Montserrat Armengou y Ricard Belis.

https://www.youtube.com/watch?v=zA3M-k-ckis

https://www.youtube.com/watch?v=YuJNElQkzIY

L’« association nationale des victimes d’adoptions illégales » — Anadir — , fondée par Juan Luis Moreno et Antonio Barroso, défend les intérêts des victimes.

https://www.lepoint.fr/monde/en-espagne-le-long-combat-des-bebes-voles-du-franquisme-06-10-2022-2492696_24.php

D’autre part, selon la Asociación para la Recuperación de la Memoria Histórica (ARMH), 114 000 personnes, victimes de la répression franquiste, sont encore portées disparues.

Je retiens de ce film un fado et le titre original qui fait référence à un beau poème de Álvaro de Campos, un des 70 hétéronymes créés par Fernado Pessoa.

Portrait de Fernando Pessoa (Julio Pomar). 1983. Centro de Arte Moderna de Brito.

Sim, é claro,
O Universo é negro, sobretudo de noite.
Mas eu sou como toda a gente,
Não tenha eu dores de dentes nem calos e as outras dores passam.
Com as outras dores fazem-se versos.
Com as que doem, grita-se.

A constituição íntima da poesia
Ajuda muito…
(Como analgésico serve para as dores da alma, que são fracas…)
Deixem-me dormir.

3 juillet 1930

Álvaro de Campos – Livro de Versos. Fernando Pessoa. (Edição crítica. Introdução, transcrição, organização e notas de Teresa Rita Lopes.) Lisboa: Estampa, 1993.

(Fernando Pessoa)

Oui, c’est évident,
L’Univers est noir, surtout la nuit.
Mais moi je suis comme tout le monde.
Pourvu que je n’aie ni mal aux dents ni cor aux pieds, les autres douleurs passent.
Avec les autres douleurs on fait des vers.
Avec celles qui font mal, on crie.

L’intime constitution de la poésie
Est une aide énorme…
(Elle sert d’analgésique pour les douleurs de l’âme, qui sont faibles…)
laissez-moi dormir.

Álvaro de Campos, Derniers poèmes. Traduction Patrick Quillier en collaboration avec Maria Antónia Câmara Manuel. Christian Bourgois Éditeur, 2001.

El Profesor

El profesor (Puan. 2023). Réalisation et scénario : María Alché et Benjamín Naishtat. Photographie : Hélène Louvart. Musque : Santiago Dolan. 1h50.

Interprètes : Marcelo Subiotto. Leonardo Sbaraglia. Julieta Zylberberg. Alejandra Flechner. Andrea Frigerio. Mara Bestelli. Valentinz Posleman.

Professeur mélancolique, maladroit et introverti, Marcelo Pena enseigne depuis des années la philosophie à l’Université de Buenos Aires ( qu’on surnomme Puan, du nom de la rue où se trouve la Faculté de Philosophie et de Littérature de Buenos Aires). Comme tous les autres professeurs, il peine à gagner sa vie. Son ami et mentor Caselli meurt au début du film en faisant du footing. Pena est pressenti pour reprendre sa chaire. Mais un autre candidat débarque, Rafael Sujarchuk. Il est séduisant et charismatique. Cette ancienne connaissance de Marcelo, spécialiste de Heidegerr et fiancé à une jeune actrice à la mode, est décidé lui aussi à briguer le poste. Pena défend son université, se remet en question et surmonte peut-être sa crise existentielle en Bolivie.

Les différentes mésaventures de Marcelo sont toujours clôturées par une fermeture à l’iris comme dans les vieux films. Un des mérites du film c’est qu’il n’y a pas un seul point de vue. Le discours n’est pas fermé. Le spectateur reste libre.

Marcelo Subiotto.

Ce film reflète aussi les luttes actuelles en Argentine pour la défense des services publics et de l’éducation. En effet, sa sortie a précédé d’un mois et demi l’élection à la présidence, le 19 novembre 2023, de Javier Milei, ultralibéral d’extrême-droite qui considère les universités publiques comme des centres d’endoctrinement de gauche. El Profesor a anticipé la mobilisation actuelle des étudiants (Voir Le Monde du 19 mars 2024. En Argentine, les universités et les instituts de recherche au bord de l’effondrement ). Javier Milei menace aussi d’annuler tous les fonds destinés au cinéma et à la culture en général.

https://www.lemonde.fr/sciences/article/2024/03/19/en-argentine-les-universites-et-les-instituts-de-recherche-au-bord-de-l-effondrement_6222828_1650684.html

A la fin du film, Marcelo Pena chante un célèbre tango de 1937, Niebla del Riachuelo de Juan Carlos Cobián et d’Enrique Cadícamo. Il avait été d’abord écrit pour le film de Luis Saslavky (1903-1995), La fuga (1937), et interprété par l’actrice Tita Merello (1904-2002)

Il a été repris par la suite par les plus grands chanteurs de tango. La version la plus célèbre reste celle de Roberto Goyeneche, El Polaco (1926-1994).

Roberto Goyeneche.

Niebla del Riachuelo

Turbio fondeadero donde van a recalar,
Barcos que en el muelle para siempre han de quedar,
Sombras que se alargan en la noche del dolor,
Náufragos del mundo que han perdido el corazón,
Puentes y cordajes donde el viento viene a aullar,
Barcos carboneros que jamás han de zarpar,
Torvo cementerio de las naves que al morir,
Sueñan, sin embargo, que hacia el mar han de partir.

Niebla del Riachuelo!
Amarrado al recuerdo
Yo sigo esperando.
Niebla del Riachuelo!
De ese amor, para siempre
Me vas alejando.

Nunca más volvió.
Nunca más la vi.
Nunca más su voz nombró mi nombre junto a mí
Esa misma voz que dijo: Adiós!

Sueña marinero, con tu viejo bergantín.
Bebe tus nostalgias en el sordo cafetín.
Llueve sobre el puerto, mientras tanto mi canción
Llueve lentamente sobre tu desolación.

Anclas que ya nunca, nunca más han de levar,
Bordas de lanchones sin amarras que soltar,
Triste caravana sin destino ni ilusión,
Como un barco preso en la botella del figón.

Niebla del Riachuelo!
Amarrado al recuerdo
Yo sigo esperando
Niebla del Riachuelo!
De ese amor, para siempre
Me vas alejando.
Nunca más volvió.
Nunca más la vi.
Nunca más su voz nombró mi nombre junto a mí.
Esa misma voz que dijo: Adiós!

Brouillard du Riachuelo

Sombre mouillage où s’échouent
Des bateaux qui pour toujours resteront à quai,
Ombres qui grandissent dans la nuit des douleurs,
Naufragés d’un monde qui ont perdu leur âme,
Ponts et cordages où le vent vient hurler
Navires charbonniers qui jamais ne lèveront l’ancre,
Sinistre cimetière de bateaux qui en mourant,
Rêvent encore qu’ils prennent la mer.

Brouillard du Riachuelo !
Ancré dans ma mémoire
Je continue d’attendre.
Brouillard du Riachuelo !
De cet amour, pour toujours
Tu m’éloignes.

Elle n’est jamais revenue,
Jamais je ne l’ai revue :
Plus jamais sa voix n’a murmuré mon nom près de moi,
Cette même voix qui m’a dit : adieu.

Rêve, marin, de ton vieux brigantin,
Bois tes regrets dans ton bistrot silencieux,
Il pleut sur le port, alors que ma chanson
Pleut lentement sur ton désespoir.

Ancres qui jamais, jamais plus ne seront levées
Plats-bords des bacs sans plus d’amarres à larguer.
Triste caravane sans destin ni illusion,
Comme un bateau enfermé dans une bouteille de troquet.

Brouillard du Riachuelo !
Ancré dans ma mémoire
Je continue d’attendre.
Brouillard du Riachuelo !
De cet amour, pour toujours
Je m’éloigne.
Elle n’est jamais revenue,
Jamais je ne l’ai revue.
Plus jamais sa voix n’a murmuré mon nom près de moi.
Cette même voix qui a dit : Adieu !

https://www.youtube.com/watch?v=33yqvtHVml4 (Roberto Goyeneche)

https://www.youtube.com/watch?v=BlCMhq2dpfw (Tita Morello)

https://www.youtube.com/watch?v=CGAlDwIZ0U4 (Susana Rinaldi)

La fuga (Luis Saslavsky). 1937.

Oviedo (Asturias) III

Universidad de Oviedo. Jardín del Edificio Histórico. Busto de Isabel II (Francisco Pérez del Valle 1804-1884) 1846-1859.

Lors de la Révolution de 1868 (appelée la Gloriosa, la Revolución de Septiembre ou la Septembrina), le buste de la reine Isabel II fut traîné dans les rues d’Oviedo avec une corde au cou. On le retrouve aujourd’hui dans un patio fleuri de l’Université d’Oviedo, près d’une plaque où figure un poème d’Ángel González (1925-2008) qui m’a fait sourire.

Universidad de Oviedo. Jardín del Edificio Histórico. Empleo de la nostalgia (Ángel González in memoriam). 2008.

Empleo de la nostalgia

Amo el campus
universitario,
sin cabras,
con muchachas
que pax
pacem
en latín,
que meriendan
pas pasa pan
con chocolate
en griego,
que saben lenguas vivas
y se dejan besar
en el crepúsculo
(también en las rodillas)
y usan
la cocacola como anticonceptivo.

Ah las flores marchitas de los libros de texto
finalizando el curso
deshojadas
cuando la primavera
se instala
en el culto jardín del rectorado
por manos todavía adolescentes
y roza con sus rosas
manchadas de bolígrafo y de tiza
el rostro ciego del poeta
transustanciándose en un olor agrio
a naranjas

Homero

o semen

Todo eso será un día
materia de recuerdo y de nostalgia.
Volverá, terca, la memoria
una vez y otra vez a estos parajes,
lo mismo que una abeja
da vueltas al perfume
de una flor ya arrancada:

inútilmente.

Pero esa luz no se extinguirá nunca:
llamas que aún no consumen
…ningún presentimiento
puede quebrar ]as risas
que iluminan
las rosas y ]os cuerpos
y cuando el llanto llegue
como un halo
los escombros
la descomposición
que los preserva entre las sombras
puros
no prevalecerán
serán más ruina
absortos en sí mismos
y sólo erguidos quedarán intactos
todavía más brillantes
ignorantes de sí
esos gestos de amor…
sin ver más nada.

Procedimientos narrativos, La isla de los ratones, Santander, 1972.

https://m.poesi.as/reciag72111.htm

Ángel González.

Ángel González Muñiz est né le 6 septembre 1925 à Oviedo.

Son enfance est marquée par la mort de son père, professeur de sciences et de pédagogie à l’école normale d’Oviedo en 1927 alors qu’il n’a que dix-huit mois. Sa situation familiale s’aggrave encore lorsque, pendant la Guerre civile espagnole, son frère Manuel est fusillé par les franquistes en novembre 1936. Son autre frère, Pedro, républicain aussi, doit s’exiler. Sa soeur Maruja ne peut plus exercer son métier d’institutrice.

La tuberculose l’empêche de terminer ses études de droit. Il devient ensuite fonctionnaire, puis professeur de littérature espagnole contemporaine aux États-Unis.

il fait partie du groupe de poètes appelé « Génération de 50 » ou « Génération du milieu du siècle » qui compte aussi José Ángel Valente, Jaime Gil de Biedma, Carlos Barral, José Agustín Goytisolo, José Manuel Caballero Bonald, Claudio Rodríguez, Francisco Brines…

En 1985, il reçoit le prix Prince des Asturies de littérature. En janvier 1996, il est élu membre de l’Académie royale espagnole. La même année, il obtient le Prix Reina Sofía de Poésie ibéroaméricaine.

Il meurt le 12 janvier 2008 d’une insuffisance respiratoire à l’âge de 82 ans.

Son ami, le poète Luis García Montero, aujourd’hui directeur de l’Institut Cervantes, a publié en 2008 Mañana no será lo que Dios Quiera, une biographie romancée d’Ángel González à partir des conversations qu’il a eues avec lui à la fin de sa vie.

On peut lire en français Automnes et autres lumières (Otoños y otras luces), poèmes, bilingue français – espagnol, traduction et présentation de Bénédicte Mathios. L’Harmattan, 2013.

Oviedo (Asturias) II

Leopoldo Alas Clarín (Víctor Hevia Granda) . Oviedo, Museo de Bellas Artes de Asturias (Palacio de Velarde).

Leopoldo Alas est le grand romancier espagnol du XIX e siècle avec Benito Pérez Galdós (1843-1920). Son pseudonyme de journaliste et de critique était Clarín. On a retrouvé 2 300 articles de lui dans les journaux de l’époque.

Il est né le 25 avril 1852 à Zamora (Castilla y León) où son père avait été nommé gouverneur civil («Me nacieron en Zamora», disait-il). Leopoldo Alas obtient une chaire d’Économie Politique et de Statistique à Saragosse en 1882, puis de Droit Romain à Oviedo en 1883. Ce professeur progressiste et sceptique enseignera dans cette ville pendant dix-huit ans. Il est mort le 13 juin 1901.

Son œuvre principale, La Regenta, est un gros roman, publié en deux tomes en 1884 et 1885. L’action se déroule à Vetusta, une ville de province imaginaire qui ressemble beaucoup à Oviedo. Clarín y fait une critique acerbe de la société de la Restauration de la Monarchie d’Alfonso XII (1874), de la corruption politique, de l’inculture sociale et une féroce dénonciation des mœurs cléricales. Lors de sa publication, l’évêque d’Oviedo, Ramón Martínez Vigil, dans son bulletin diocésain d’ avril 1985, accuse l’écrivain de brigandage moral. Il dénonce « un roman saturé d’érotisme, et outrageant pour les pratiques chrétiennes. (« un libro saturado de erotismo, de escarnio a las prácticas cristianas»). L’auteur lui répond : « Mi novela es moral porque es sátira de malas costumbres. » De plus, des habitants de la ville se reconnaissent dans certains personnages du livre et y voient un roman à clef.

La Regenta (Mauro Álvarez Fernández). 1997. Oviedo, Catedral de San Salvador.

Est-ce que la ville, qu’on surnomme parfois “la bien novelada”, lui a pardonné aujourd’hui ces critiques ? Je ne pense pas. On trouve bien depuis 1997 une statue en bronze de La Regenta (Ana Ozores) sur la Place de la Cathédrale. Mais la ville d’Oviedo ne célèbre pas comme il le mérite la mémoire de cet auteur.

Clarín est aussi le père de Leopoldo García-Alas Argüelles (1883-1937), professeur de droit civil et recteur de l’ Université d’ Oviedo. Le 20 février 1937, les putschistes franquistes fusillent cet intellectuel républicain après une parodie de conseil de guerre. « Matan en mí la memoria de mi padre. », aurait-il dit en prison à un ami.

Le 4 mai 1931, le ministre de la Seconde République, Álvaro de Albornoz, inaugure un monument en l’honneur de Clarín dans le grand parc de la ville, El Campo de San Francisco, mais à la fin février 1937 les phalangistes de la ville le détruisent.

En 1953, Le maire franquiste d’Oviedo commande au sculpteur Victor Hevia Granda (1885-1957) un nouveau buste de l’écrivain. Il ne sera installé qu’en 1968. Mais la partie arrière du monument n’a jamais été restaurée. C’était une allégorie du sculpteur Manuel Álvarez Laviada (1892-1958) représentant « La Vérité dépourvue de toute hypocrisie (“La Verdad desprovista de toda Hipocresía”). Elle était représentée par une femme à moitié nue.

Ricardo Labra a publié récemment El caso Alas «Clarín». La memoria y el canon literario.(Colección Luna de abajo Alterna n°7.) qui fait le point sur Clarín et Oviedo.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2022/04/13/leopoldo-alas-dit-clarin-1852-1901/

Leopoldo Alas (Clarín). La Regenta. 1884. Barcelona, ed.Daniel cortezo, Biblioteca de Artes y Letras. Illustration: Juan Llimona (1860-1926).

Juan Ramón Jiménez

Juan Ramón Jiménez (1881-1958) (Daniel Vázquez Díaz)

Distinto

Lo querían matar
los iguales,
porque era distinto.

Si veis un pájaro distinto,
tiradlo;
si veis un monte distinto,
caedlo;
si veis un camino distinto,
cortadlo;
si veis una rosa distinta,
deshojadla;
si veis un río distinto,
cegadlo…
si veis un hombre distinto,
matadlo.

¿Y el sol y la luna
dando en lo distinto?

Altura, olor, largor, frescura, cantar, vivir
distinto
de lo distinto;
lo que seas que eres,
distinto
(monte, camino, rosa, río, pájaro, hombre):
si te descubren los iguales,
huye a mí,
ven a mi ser, mi frente, mi corazón distinto.

Una colina meridiana, 1942-1950. Huerga y Fierro editores, 2003.

Juan Ramón Jiménez, Prix Nobel de littérature 1956.

(Merci à Félix Molina / Ofelia)

José Hierro

Nous avons passé une semaine en Cantabrie et aux Asturies du 10 au 17 juin 2024. Magnifiques paysages de l’Espagne atlantique.

Dernier jour à Santander le 17 juin. Aujourd’hui, je classe mes photos et je pense au poète José Hierro (Quinta del 42). Le monument au poète se trouve sur la promenade de la Baie de Santander, entre le Club Maritime et le monument aux Raqueros.

Monumento a los Raqueros (José Cobo Calderón). 1999.

Les 4 statues en bronze représentent 4 enfants. L’un est debout et regarde l’eau. Deux sont assis. Un plonge dans le port. Elles rendent hommage aux enfants pauvres qui, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, plongeaient dans l’eau froide de l’Atlantique pour récupérer des pièces de monnaie.

Ces vers sont inscrits dans la pierre du monument à José Hierro :

“Si muero, que me pongan desnudo,
desnudo junto al mar.
Serán las aguas grises mi escudo
y no habrá que luchar.”

Junto al mar in Quinta del 42, 1952.

” Si je meurs, mettez-moi à nu,
nu à côté de la mer.
Les eaux grises seront mon bouclier
et je n’aurai pas à lutter “.

Santander. Monument à José Hierro (Gema Soldevilla). 2008. Sept plaques d’acier placées sur un socle de béton et de pierre.

Paseo

Sin ternuras, que entre nosotros
sin ternuras nos entendemos.
Sin hablarnos, que las palabras
nos desaroman el secreto.
¡Tantas cosas nos hemos dicho
cuando no era posible vernos!
¡Tantas cosas vulgares, tantas
cosas prosaicas, tantos ecos
desvanecidos en los años,
en la oscura entraña del tiempo!
Son esas fábulas lejanas
en las que ahora no creemos.
Es octubre. Anochece. Un banco
solitario. Desde él te veo
eternamente joven, mientras
nosotros nos vamos muriendo.
Mil novecientos treinta y ocho.
La Magdalena. Soles. Sueños.
Mil novecientos treinta y nueve,
¡comenzar a vivir de nuevo!
Y luego ya toda la vida.
Y los años que no veremos.
Y esta gente que va a sus casas,
a sus trabajos, a sus sueños.
Y amigos nuestros muy queridos,
que no entrarán en el invierno.
Y todo ahogándonos, borrándonos.
Y todo hiriéndonos, rompiéndonos.
Así te he visto: sin ternuras,
que sin ellas nos entendemos.
Pensando en ti como no eres,
como tan solo yo te veo.
Intermedio prosaico para
soñar una tarde de invierno.

Quinta del 42, 1952.

José Hierro est né le 3 avril 1922 à Madrid, mais a passé son enfance et son adolescence à Santander. Il a toujours eu la passion de la mer et a gardé un lien très fort avec sa région d’origine, la Cantabrie. Il doit abandonner ses études au début de la Guerre Civile. Son père, Joaquín Hierro, fonctionnaire du télégraphe, républicain, est emprisonné par les franquistes de 1937 à 1941. Lui-même se retrouve en prison en 1939 pour avoir donné son appui à une organisation d’aide aux prisonniers politiques. Il est jugé deux fois et condamné à douze ans et un jour de réclusion. Il connaîtra les prisons de Madrid (Comendadoras, Torrijos, Porlier), Palencia, Santander, Segovia et Alcalá de Henares.
Son expérience poétique part de l’expérience extrême de l’après-guerre civile et de l’enfermement. Ses maîtres sont Lope de Vega, San Juan de la Cruz, Rubén Darío et Juan Ramón Jiménez. Il donnera le prénom de ce dernier à un de ses fils. Il a aussi beaucoup lu les poètes de la Génération de 1927 ainsi que Baudelaire, Mallarmé et Paul Valéry.
Á sa sortie de prison le premier janvier 1944, José Hierro occupe de nombreux emplois alimentaires. Il épouse en 1949 María de los Ángeles Torres (décédée le 17 juin 2020). Ils ont eu quatre enfants.
Il a obtenu en 1998 Prix Cervantès, le plus prestigieux de la littérature hispanique.
Il devient membre de la Real Academia Española en 1999.
Son recueil Cuaderno de Nueva York (Le Cahier de New York), publié en 1998 et qui regroupe trente trois poèmes, devient en Espagne un véritable best-seller.
Il meurt le 21 décembre 2002 dans un hôpital madrilène à l’âge de 80 ans d’une insuffisance respiratoire.
L’oeuvre de José Hierro est peu traduite en français.
1951 Poèmes. Pierre Seghers. Traduction Roger Noël-Mayer.
2014 Tout ce que je sais de moi. Circé. Traduction Emmanuel Le Vagueresse.

Poesías completas (1947-2002). Colección Visor de Poesía. Serie Maior, n.° 014. 2009.

Charles Baudelaire

Charles Baudelaire (Nadar). Vers 1860-61. Paris, Musée d’Orsay.

Charles Baudelaire. Œuvres complètes I, II. Coffret de deux volumes vendus ensemble. Édition publiée sous la direction d’André Guyaux et Andrea Schellino. Avec la collaboration d’Aurélia Cervoni, Antoine Compagnon, Romain Jalabert, Bertrand Marchal, Henri Scepi, Jean-Luc Steinmetz, Matthieu Vernet et Julien Zanetta. Préface d’Antoine Compagnon.

La nouvelle édition des Œuvres complètes de Charles Baudelaire est très utile. Elle innove puisque tous les textes sont publiés dans l’ordre chronologique. Le 10 septembre 1931, Charles Baudelaire fut le premier auteur à être publié dans la Bibliothèque de la Pléiade collection créée par Jacques Schiffrin, éditeur et traducteur (1892-1950).

Plaisir de passer d’un texte en prose à un texte en vers. La composition d’ ” Un hémisphère dans une chevelure ” (publié en août 1857) précède probablement celle de ” La Chevelure ” (publié en mai 1859). On remarquera la symétrie entre le poème en prose (sept paragraphes) et le poème en vers (sept strophes). Entrons dans ce monde onirique.

Le Nuage (Léon Spilliaert 1881-1946). 1902. Encre de Chine et aquarelle sur papier. Berchem (Belgique), Collection privée.

XVII

Un hémisphère dans une chevelure

Poème exotique

Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l’odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l’eau d’une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air.

Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j’entends dans tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l’âme des autres hommes sur la musique.

Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l’espace est plus bleu et plus profond, où l’atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.

Dans l’océan de ta chevelure, j’entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d’hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l’éternelle chaleur.

Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans la chambre d’un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.

Dans l’ardent foyer de ta chevelure, je respire l’odeur du tabac mêlé à l’opium et au sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l’infini de l’azur tropical ; sur les rivages duvetés de ta chevelure je m’enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l’huile de coco.

Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.

Publié dans Le Présent 24 août 1857

Le Spleen de Paris. 1869.

Vertige (Léon Spilliaert 1881-1946) . 1908. Lavis d’encre de Chine, aquarelle et crayons de couleur sur papier. Gand, Musée des Beaux-Arts.

XXIII. La chevelure

Ô Toison, moutonnant jusque sur l’encolure !
Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir !
Extase ! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure,
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir !

La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !
Comme d’autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.

J’irai là-bas où l’arbre et l’homme, pleins de sève,
Se pâment longuement sous l’ardeur des climats ;
Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève !
Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts :

Un port retentissant où mon âme peut boire
Á grands flots le parfum, le son et la couleur ;
Où les vaisseaux, glissant dans l’or et dans la moire,
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D’un ciel pur où frémit l’éternelle chaleur.

Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse
Dans ce noir océan où l’autre est enfermé ;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, ô féconde paresse,
Infinis bercements du loisir embaumé !

Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond ;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
Je m’enivre ardemment des senteurs confondues
De l’huile de coco, du musc et du goudron.

Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde
Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
Afin qu’à mon désir tu ne sois jamais sourde !
N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir ?

Revue française, 20 mai 1859.

Les Fleurs du mal, 1861.

Je conseille la lecture de la critique de Laurent Fassin des deux tomes de La Pléiade dans la revue en ligne, La Cause Littéraire.

https://www.lacauselitteraire.fr/oeuvres-completes-charles-baudelaire-en-la-pleiade-par-laurent-fassin

Baudelaire. Biographie de Claude Pichois & Jean Ziegler (Nouvelle édition. Fayard, 2005 )

Henri Calet

Henri Calet

Les lois de l’hospitalité

On dit que le ministre de la Justice a décidé de faire reprendre l’examen de toutes les demandes de naturalisation qui n’ont pas reçu de solution à l’heure actuelle. La plupart de ces demandes, lit-on encore, avaient été suspendue, sur l’ordre de Vichy en juillet 1940.

En juillet 1940, bien des choses ont été suspendues. La liberté aussi.

À partir de ce moment, le Journal Officiel de l’État français s’est mis à publier d’interminables listes de personnes naturalisées à qui la qualité de Français était reprise. Cette révision a duré quatre ans.

Aujourd’hui, il semble que le gouvernement de la République veuille se préoccuper de la question des étrangers en France. On l’approuve ; on voudrait même l’encourager.

Les requêtes souscrites par des étrangers qui se sont acquis des titres particuliers depuis le début des hostilités seront inscrites par priorité. On y applaudit encore.

Là aussi, il y a une grande besogne à accomplir. Mais on a quelque raison de penser qu’elle sera écourtée considérablement par la disparition de bon nombre d’impétrants. Il faudrait aller les chercher dans les fosses communes de l’Europe de l’Est.

Il y a ceux qui, à force de courir, étaient arrivés chez nous. Les « politiques » ou juifs, tchécoslovaques ou polonais, sarrois, espagnols et les autres. À bout de forces, au bout du continent. Ils ne pouvaient aller plus loin : après, c’était la mer. Et ici, on les a parqués.

Il y a ceux que nous racolions pour les travaux durs et malsains.

J’oubliais ceux qui n’ont plus du tout de pays. On leur a escamoté le leur, ou bien il a changé de nom, ou de place. On découpait le monde en tranches pour le mieux avaler. Pour ceux-là, on a même trouvé une étiquette : les apatrides.

Tous, ils ont eu le tort de se confier à nous avec femmes et enfants. On les a internés, on les a maltraités. Puis, on a vu ces gens traqués par des fonctionnaires français, des bébés arrachés à leurs mères par des gendarmes ou des policiers français, on a vu des camps gardés par des militaires français. Et un vieillard qui portait les attributs d’un maréchal de France les a livrés aux tortionnaires. Cela se passait en zone libre. De quelle honte n’avons-nous pas été abreuvés ? On en a gardé le goût pour en avoir tant bu.

À Auschwitz, via Gurs. Combien se souviennent encore du voyage ?

Maintenant, on ne parlera pas de morale, mais seulement d’intérêt. On n’invoquera ni la solidarité humaine, ni la justice, ni la réparation à laquelle ceux qui restent ont droit. Mais seulement l’intérêt d’un pays qui se dépeuple, qui perd tous les jours un peu plus de sa substance vivante. Nous connaissons des statistiques de catastrophe. Ici l’on ne fait plus d’enfants. Il serait trop long — trop simple — de dire pourquoi.

Aussi, nous avons besoin d’une main-d’œuvre du dehors. Cela est démontré. Il convient donc que la France ait au plus tôt un statut législatif des étrangers. On désirerait que ce statut s’inspirât simplement et généreusement des lois de l’hospitalité.

Combat, 17 février 1945.

Henri Calet (1904-1956) s’appelait de son vrai nom Raymond-Théodore Barthelmess.

Cet écrivain, journaliste, homme de radio, humaniste et libertaire, ami de Pascal Pia, collabora de novembre 1944 à 1949 au journal Combat, dirigé par Albert Camus. Ses chroniques, pleines d’humour et de tendresse, ont été rassemblées dans Contre l’oubli (Grasset, 1956. Réédition Les Cahiers rouges, 2010).
Henri Calet se rendit, le 24 avril 1945, dans la prison de Fresnes afin de procéder au relevé des graffitis laissés par les prisonniers, résistants et militaires alliés, victimes de la répression nazie (Les Murs de Fresnes, 1945, Éditions des Quatre-Vents ; réédition Viviane Hamy, 1993 ; réédition Héros-Limite, 2021.)

On retrouve une citation du texte Les lois de l’hospitalité dans Pas le temps de prendre la poussière. Portrait insolite de Jean-Claude Pirotte (Editions de la Grange Batelière, 2024).