Mario Vargas Llosa. Madrid, février 2003 (Miguel Gener)
Mario Vargas Llosa, l’« homme-plume », Prix Nobel de Littérature en 2010, est mort à Lima dimanche 13 avril 2025. Il avait 89 ans. Nous l’avions croisé un jour dans l’aéroport de Barajas à Madrid. Échange de sourires. Beaucoup d’articles dans la presse…
Je me souviens pourtant aujourd’hui du grand poète péruvien César Vallejo.
Il est né à Santiago de Chuco le 16 mars 1892. Il est mort à Paris le 15 avril 1938.
Il avait écrit dans Pierre noire sur une pierre blanche
Me moriré en París con aguacero, un día del cual tengo ya el recuerdo. Me moriré en París -y no me corro- tal vez un jueves, como es hoy de otoño.
Poemas humanos, 1939.
Pierre noire sur une pierre blanche
Je mourrai à Paris par temps de pluie, un jour dont j’ai déjà le souvenir. Je mourrai à Paris – pourquoi rougir – en automne, un jeudi, comme aujourd’hui.
Amada, en esta noche tú te has crucificado sobre los dos maderos curvados de mi beso; y tu pena me ha dicho que Jesús ha llorado y que hay un viernesanto más dulce que ese beso.
En esta noche rara que tanto me has mirado la Muerte ha estado alegre y ha cantado en su hueso En esta noche de Setiembre se ha oficiado mi segunda caída y el más humano beso.
Amada, moriremos los dos juntos, muy juntos; se irá secando a pausas nuestra excelsa amargura; y habrán tocado a sombra nuestros labios difuntos
Y ya no habrá reproches en tus ojos benditos ni volveré a ofenderte. Y en una sepultura los dos dormiremos, como dos hermanitos.
Los heraldos negros, 1918.
Le poète à son aimée
Aimée, cette nuit tu t’es crucifiée sur les deux madriers cintrés de mon baiser ; et ta peine m’a dit que Jésus avait pleuré et qu’il est un Vendredisaint plus doux que ce baiser.
En cette nuit étrange où tant tu m’as regardé , la Mort a été joyeuse et a sifflé dans son os. En cette nuit de Septembre on a célébré ma seconde chute et le plus humain des baisers.
Aimée, nous mourrons tous deux ensemble, très unis ; de loin en loin se desséchera notre suprême amertume ; et nos lèvres défuntes auront sonné un glas d’ombre.
Et il n’y aura plus de reproche dans tes yeux bénits ; et je ne t’offenserai plus. Et dans une même sépulture nous dormirons tous deux, comme frère et soeur.
Baudelaire est né le 9 avril 1821 à Paris. Il est mort dans la même ville le 31 août 1867.
On peut aimer Baudelaire, mais aussi Rimbaud. Ce n’est pas un problème.
La voix
Mon berceau s’adossait à la bibliothèque, Babel sombre, où roman, science, fabliau, Tout, la cendre latine et la poussière grecque, Se mêlaient. J’étais haut comme un in-folio.
Deux voix me parlaient. L’une, insidieuse et ferme, Disait : « La Terre est un gâteau plein de douceur ; Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme !) Te faire un appétit d’une égale grosseur. »
Et l’autre : « Viens ! Oh ! viens voyager dans les rêves, Au delà du possible, au delà du connu ! » Et celle-là chantait comme le vent des grèves, Fantôme vagissant, on ne sait d’où venu,
Qui caresse l’oreille et cependant l’effraye. Á cette belle voix je dis : Oui ! C’est d’alors Que date ce qu’on peut, hélas ! nommer ma plaie Et ma fatalité. Derrière les décors
De l’existence immense, au plus noir de l’abîme, Je vois distinctement des mondes singuliers, Et, de ma clairvoyance extatique victime, Je traîne des serpents qui mordent mes souliers.
Et c’est depuis ce temps que, pareil aux prophètes, J’aime si tendrement le désert et la mer ; Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes, Et trouve un goût suave au vin le plus amer ;
Que je prends très souvent les faits pour des mensonges, Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous. Mais la Voix me console et dit : « Garde tes songes ; Les sages n’en ont pas d’aussi beaux que les fous ! »
Ce poème est publié d’abord dans la Revue contemporaine le 28 février 1861. Il ne figure pas dans les éditions de 1857 et 1861 des Fleurs du Mal. Il est repris dans L’Artiste le 1 mars 1862 et recueilli en 1866 dans Les Épaves.
Baudelaire a presque 40 ans quand il le compose. Il évoque, dès les premiers vers, son enfance au 13 Rue Hautefeuille (Paris VI) avant la mort de son père Joseph-François Baudelaire (1759-1821). C’ est unique dans sa poésie.
Fronstispice pour Les Epaves de Charles Baudelaire. Eau-forte 1866.
Deux expositions mettent Geneviève Asse à l’honneur : Le bleu prend tout ce qui passe, au musée Soulages de Rodez, du 25 janvier au 18 mai 2025 et Geneviève Asse, Carnets à la BNF, du 18 février au 25 mai 2025 (Galerie des donateurs, site François-Mitterrand).
Vingt-cinq carnets de cette artiste ont été donnés par sa veuve, Silvia Baron Supervielle, au département des Estampes et de la photographie de la BnF où est conservée la quasi-totalité de son oeuvre gravé, entrée par don de l’artiste et par dépôt légal de ses éditeurs et imprimeurs.
Sans titre. 2008. Carnet à dessins relié et toilé. Huile et crayon rouge sur papier.
” Ce sont de petits livres de poche peints, sans texte, sur des papiers de toutes sortes. C’est une autre écriture : un langage de couleur et d’espace. J’y peins des verticales et des horizontales. J’écris alors sans inciser. Ce sont des notes, jour après jour, des éventails qui s’ouvrent. J’utilise de l’encre de Chine, sur ces carnets, ou des crayons de couleur, des sanguines. ” (Geneviève Asse)
Après la visite de l’exposition, j’ai acheté à la librairie de la BnF un petit livre de Silvia Baron Supervielle : Un été avec Geneviève Asse. L’Échoppe. 1996. Il s’agit d’un entretien entre les deux femmes au cours de plusieurs rencontres d’été dans la maison bretonne de l’artiste sur l’Île aux Moines.
Celle-ci parle de sa vie et de son action pendant la Seconde Guerre mondiale. Geneviève Asse a été élève de l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs de 1940 à 1942. Elle a côtoyé à Montparnasse le groupe de L’Échelle. En 1944, elle a rejoint son frère jumeau Michel dans la Résistance. Elle s’est engagée dans le 15ème bataillon médical de la 1ère division blindée comme conductrice ambulancière. Elle a participé à tous les combats des campagnes d’Alsace et d’Allemagne. Elle est intervenue en première ligne afin d’évacuer les blessés vers les premiers postes de secours. Au printemps 1945, elle s’est portée volontaire pour l’évacuation du camp de concentration de Theresienstadt (Terezin). Elle a participé au rapatriement des déportés juifs qui ont survécu. En juin 1945, Geneviève Asse a demandé à être démobilisée. Elle a reçu la Croix de guerre à Karlsruhe en 1945. Elle s’est alors consacrée à son art, à la lumière, au silence et à la couleur.
« Étiez-vous au courant des camps de concentration avant de partir ?
J’avais entendu parler des camps par des amis qui faisaient partie de la résistance. Et nous avions des amis juifs. Eux, ils étaient au courant, à l’évidence, et tentaient d’échapper à la délation, aux collaborateurs zélés, à la persécution, à la folie nazie. Ceux qui avaient les moyens gagnaient l’Espagne ou des pays plus éloignés, mais pour les gens démunis, il n’y avait aucune issue possible. J’en ai connu plusieurs, malheureusement. Je n’étais pas la seule à savoir ces abominations qui avaient lieu : il était impossible de ne pas se révolter.
C’est pourquoi vous avez été volontaire pour vous rendre au camp de Terezin…
La guerre arrivait à son terme, lorsqu’on demanda des volontaires pour aller chercher les juifs français qui se trouvaient au camp de Terezin, à quarante kilomètres de Prague. La croix Rouge ne pouvait s’y rendre. Nous nous portâmes volontaires, Suzanne [Lavigne] et moi. Le convoi comportait quatre voitures, chargées, en outre, d’un médecin militaire et de quelques soldats. Nous franchîmes avec difficulté les lignes russes. (…) Ensuite, nous arrivâmes en Tchécoslovaquie où les chemins de terre remplaçaient les autoroutes. Plusieurs camps avaient été libérés par l’armée américaine : celui de Terezin était occupé par les Russes et dirigé par une femme. Il faisait chaud et, traversant de violents orages, nous atteignîmes une ville accueillante, Leitmeritz, où de jeunes officiers tchèques, s’exprimant dans un français impeccable, sont venus à notre rencontre. (…) Terezin, un peu plus loin, était un ancien ghetto qui faisait partie de la ville. Nous arrivâmes devant de grandes portes au-dessus desquelles se dressait un panneau noir arborant un crâne. On y lisait : Typhus. Lorsque les portes s’ouvrirent, la vision était digne de l’apocalypse. Á moitié nus, les prisonniers étaient d’une maigreur indescriptible. Certains, dépourvus de pantalons, vêtus seulement de vestes ; d’autres en tenues rayées, la tête creusée, les yeux énormes, les jambes comme des bâtons. On ne peut pas le décrire. Ils se jetaient sur nous parce qu’ils avaient faim. Nous avions du lait condensé, mais le médecin nous mit en garde : ils soufraient de dysenterie. On leur donna à boire, le moins possible ; ils étaient désespérés, violents, ce n’était pas facile. Lorsqu’ils montèrent dans la voiture, les femmes se mirent à hurler, en empêchant d’entrer certains d’entre eux qui étaient des Kapos polonais. Cela occasionna encore un combat plein de haine. Nous fîmes plusieurs évacuations, allant jusqu’à Strasbourg et revenant à Leitmeritz. Dans la voiture, les malades nous racontaient ce qu’ils avaient vécu. Ils étaient très affaiblis par la dysenterie.
Ces gens que vous rameniez, vous les remettiez à qui ?
Aux hôpitaux. Á Strasbourg, il y avait un centre pour accueillir les déportés. La guerre était une chose, ce camp en fut une autre. Nous y vîmes les baraquements, le four crématoire, la cendre. Dans le bureau du chef allemand, on remarqua des livres : ils étaient reliés avec de la peau humaine qui portait le numéro des déportés.
Robert Desnos ne se trouvait-il pas interné à Terezin ?
Lorsque nous arrivâmes au camp, sachant que nous étions français, un jeune garçon tchèque, je crois, et qui parlait bien le français, nous dit : « Savez-vous qu’un grand poète de votre pays, Robert Desnos, est mort ici il y a quelques jours ? » Je fus bouleversée. Des amis m’avaient parlé de Desnos et j’avais lu ses poèmes qui m’avaient enchantée ; ils étaient empreints d’un côté populaire, simple, plus lyrique à mon sens que surréaliste. Un jour je l’ai rencontré non loin de chez lui, dans un café qui faisait l’angle de la rue Mazarine et qu’il fréquentait souvent. Je l’ai reconnu, je me souviens parce que j’avais vu chez Jean Bauret un tableau de Labisse, où il figurait parmi des écrivains comme Breton, Éluard et Labisse lui-même. Il fut très accueillant et généreux. Après, je le revis au Flore plusieurs fois, il aimait les peintes, il dessinait. Je savais qu’il avait été arrêté par la Gestapo, mais j’ignorais qu’il fût interné à Terezin. Nous étions arrivés trop tard. Le jeune Tchèque me mena jusqu’au baraquement et me fit entrer dans la baraque de Desnos. Les murs étaient noirâtres et il y avait une paillasse retournée. L’image de cette baraque m’a suivie longtemps et me suivra toujours.
Ceux qui vous accompagnaient le connaissaient-ils aussi ?
Non, j’étais la seule à le connaître. “
Geneviève Asse. Grand-Croix de la Légion d’honneur. 2014.
I started Early – Took my Dog – And visited the Sea – The Mermaids in the Basement Came out to look at me –
And Frigates – in the Upper Floor Extended Hempen Hands – Presuming Me to be a Mouse – Aground – opon the Sands –
But no Man moved Me – till the Tide Went past my simple Shoe – And past my Apron – and my Belt And past my Boddice – too –
And made as He would eat me up – As wholly as a Dew Opon a Dandelion’s Sleeve – And then – I started – too –
And He – He followed – close behind – I felt His Silver Heel Opon my Ancle – Then My Shoes Would overflow with Pearl –
Until We met the Solid Town – No One He seemed to know – And bowing – with a Mighty look – At me – The Sea withdrew –
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Je partis Tôt – Pris mon Chien – Rendis visite à la Mer – Les Sirènes du Sous-sol Montèrent pour me voir –
Et les Frégates – à l’Étage Tendirent des Mains de Chanvre – Me prenant pour une Souris – Échouée – sur les Sables –
Mais nul Homme ne Me héla – et le Flot Dépassa ma Chaussure – Puis mon Tablier – et ma Ceinture Puis mon Corsage – aussi –
Il menaçait de m’avaler toute – Comme la Rosée Sur le Gilet d’un Pissenlit – Alors – je courus moi aussi –
Et Lui – Il me serrait – de près – Je sentis sur ma Cheville Son Talon d’Argent – Mes Souliers allaient Déborder de Perles –
Enfin ce fut la Cité Ferme – Nul, semblait-il, qu’Il connût là – Et m’adressant un Impérieux – salut – L’Océan se retira –
Car l’adieu, c’est la nuit. Poésie / Gallimard n°435. 2007. Traduction Claire Malroux.
Claire Malroux, Chambre avec vue sur l’éternité Emily Dickinson. (Pages 66-67)
” Aucun poème ne donne une image aussi vivante d’Emily dans sa jeunesse, ni une idée aussi juste de son caractère à la fois intrépide et angoissé que celui qui débute par ces mots : ” Je partis Tôt – Avec mon Chien – “
Emily Dickinson avait un grand chien, appelé Carlo, offert par son père.
Elle écrivait à Thomas W. Higginson (1823-1911) à qui on doit la publication de l’oeuvre de la poétesse américaine, à titre posthume : ” Vous me demandez quels sont mes Compagnons : les Collines – Monsieur – et le Couchant – et un Chien – aussi grand que moi – que mon père m’a acheté. – Ils valent mieux que des Êtres – parce qu’ils savent – mais sont muets. ” (25 avril 1862)
Christian Garcin vient de publier chez Actes Sud un récit biographique La Vie singulière de Thomas Higginson.
” Pasteur, militant abolitionniste, soutien de Lincoln, colonel dans l’armée de l’union, féministe avant l’heure, écrivain proche de Threau, d’Emerson et de Jack London, Thomas W. Higginson (1823-1911) a fréquenté les personnages les plus importants de la construction houleuse et tragique de l’Amérique. Pourtant, personne ne se souvient de lui aujourd’hui. Sauf, peut-être, les plus ardents admirateurs d’Emily Dickinson. ” (Quatrième de couverture)