Albert Camus – Marseille

Carnets Tome 1 : Mai 1935 – février 1942. Gallimard. Folio n° 5617.

Août 37
Dernier chapitre ? Paris Marseille. La descente vers la Méditerranée. Et il entra dans l’eau et il lava sur sa peau les images noires et grimaçantes qu’y avait laissées le monde. Soudain l’odeur de sa peau renaissait pour lui dans le jeu de ses muscles. Jamais peut-être il n’avait autant senti son accord avec le monde, sa course accordée à celle du soleil. À cette heure où la nuit débordait d’étoiles, ses gestes se dessinaient sur le grand visage muet du ciel. S’il bouge ce bras, il dessine l’espace qui sépare cet astre brillant de celui qui semble disparaître par moments, il entraîne dans son élan des gerbes d’étoiles, des traînes de nuées. Ainsi l’eau du ciel battue par son bras et, autour de lui, la ville comme un manteau de coquillages resplendissants…

Septembre
À Marseille, bonheur et tristesse – Tout au bout de moi-même. Ville vivante que j’aime. Mais, en même temps, ce goût amer de solitude.

8 septembre
Marseille, chambre d’hôtel. Grosses fleurs jaunes de la tapisserie à fond gris. Géographies de la crasse. Coins gras et boueux derrière le radiateur énorme. Lit à lamelles, commutateur brisé…. Cette sorte de liberté qui vous vient du douteux et de l’interlope.

Marseille, Jardin Missak Manouchian. Vieux-Port. Fort Saint-Jean.

Charles Baudelaire

Charles Baudelaire (Nadar). Vers 1860-61. Paris, Musée d’Orsay.

Charles Baudelaire. Œuvres complètes I, II. Coffret de deux volumes vendus ensemble. Édition publiée sous la direction d’André Guyaux et Andrea Schellino. Avec la collaboration d’Aurélia Cervoni, Antoine Compagnon, Romain Jalabert, Bertrand Marchal, Henri Scepi, Jean-Luc Steinmetz, Matthieu Vernet et Julien Zanetta. Préface d’Antoine Compagnon.

La nouvelle édition des Œuvres complètes de Charles Baudelaire est très utile. Elle innove puisque tous les textes sont publiés dans l’ordre chronologique. Le 10 septembre 1931, Charles Baudelaire fut le premier auteur à être publié dans la Bibliothèque de la Pléiade collection créée par Jacques Schiffrin, éditeur et traducteur (1892-1950).

Plaisir de passer d’un texte en prose à un texte en vers. La composition d’ ” Un hémisphère dans une chevelure ” (publié en août 1857) précède probablement celle de ” La Chevelure ” (publié en mai 1859). On remarquera la symétrie entre le poème en prose (sept paragraphes) et le poème en vers (sept strophes). Entrons dans ce monde onirique.

Le Nuage (Léon Spilliaert 1881-1946). 1902. Encre de Chine et aquarelle sur papier. Berchem (Belgique), Collection privée.

XVII

Un hémisphère dans une chevelure

Poème exotique

Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l’odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l’eau d’une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air.

Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j’entends dans tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l’âme des autres hommes sur la musique.

Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l’espace est plus bleu et plus profond, où l’atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.

Dans l’océan de ta chevelure, j’entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d’hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l’éternelle chaleur.

Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans la chambre d’un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.

Dans l’ardent foyer de ta chevelure, je respire l’odeur du tabac mêlé à l’opium et au sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l’infini de l’azur tropical ; sur les rivages duvetés de ta chevelure je m’enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l’huile de coco.

Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.

Publié dans Le Présent 24 août 1857

Le Spleen de Paris. 1869.

Vertige (Léon Spilliaert 1881-1946) . 1908. Lavis d’encre de Chine, aquarelle et crayons de couleur sur papier. Gand, Musée des Beaux-Arts.

XXIII. La chevelure

Ô Toison, moutonnant jusque sur l’encolure !
Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir !
Extase ! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure,
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir !

La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !
Comme d’autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.

J’irai là-bas où l’arbre et l’homme, pleins de sève,
Se pâment longuement sous l’ardeur des climats ;
Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève !
Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts :

Un port retentissant où mon âme peut boire
Á grands flots le parfum, le son et la couleur ;
Où les vaisseaux, glissant dans l’or et dans la moire,
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D’un ciel pur où frémit l’éternelle chaleur.

Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse
Dans ce noir océan où l’autre est enfermé ;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, ô féconde paresse,
Infinis bercements du loisir embaumé !

Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond ;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
Je m’enivre ardemment des senteurs confondues
De l’huile de coco, du musc et du goudron.

Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde
Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
Afin qu’à mon désir tu ne sois jamais sourde !
N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir ?

Revue française, 20 mai 1859.

Les Fleurs du mal, 1861.

Je conseille la lecture de la critique de Laurent Fassin des deux tomes de La Pléiade dans la revue en ligne, La Cause Littéraire.

https://www.lacauselitteraire.fr/oeuvres-completes-charles-baudelaire-en-la-pleiade-par-laurent-fassin

Baudelaire. Biographie de Claude Pichois & Jean Ziegler (Nouvelle édition. Fayard, 2005 )

Henri Calet

Henri Calet

Les lois de l’hospitalité

On dit que le ministre de la Justice a décidé de faire reprendre l’examen de toutes les demandes de naturalisation qui n’ont pas reçu de solution à l’heure actuelle. La plupart de ces demandes, lit-on encore, avaient été suspendue, sur l’ordre de Vichy en juillet 1940.

En juillet 1940, bien des choses ont été suspendues. La liberté aussi.

À partir de ce moment, le Journal Officiel de l’État français s’est mis à publier d’interminables listes de personnes naturalisées à qui la qualité de Français était reprise. Cette révision a duré quatre ans.

Aujourd’hui, il semble que le gouvernement de la République veuille se préoccuper de la question des étrangers en France. On l’approuve ; on voudrait même l’encourager.

Les requêtes souscrites par des étrangers qui se sont acquis des titres particuliers depuis le début des hostilités seront inscrites par priorité. On y applaudit encore.

Là aussi, il y a une grande besogne à accomplir. Mais on a quelque raison de penser qu’elle sera écourtée considérablement par la disparition de bon nombre d’impétrants. Il faudrait aller les chercher dans les fosses communes de l’Europe de l’Est.

Il y a ceux qui, à force de courir, étaient arrivés chez nous. Les « politiques » ou juifs, tchécoslovaques ou polonais, sarrois, espagnols et les autres. À bout de forces, au bout du continent. Ils ne pouvaient aller plus loin : après, c’était la mer. Et ici, on les a parqués.

Il y a ceux que nous racolions pour les travaux durs et malsains.

J’oubliais ceux qui n’ont plus du tout de pays. On leur a escamoté le leur, ou bien il a changé de nom, ou de place. On découpait le monde en tranches pour le mieux avaler. Pour ceux-là, on a même trouvé une étiquette : les apatrides.

Tous, ils ont eu le tort de se confier à nous avec femmes et enfants. On les a internés, on les a maltraités. Puis, on a vu ces gens traqués par des fonctionnaires français, des bébés arrachés à leurs mères par des gendarmes ou des policiers français, on a vu des camps gardés par des militaires français. Et un vieillard qui portait les attributs d’un maréchal de France les a livrés aux tortionnaires. Cela se passait en zone libre. De quelle honte n’avons-nous pas été abreuvés ? On en a gardé le goût pour en avoir tant bu.

À Auschwitz, via Gurs. Combien se souviennent encore du voyage ?

Maintenant, on ne parlera pas de morale, mais seulement d’intérêt. On n’invoquera ni la solidarité humaine, ni la justice, ni la réparation à laquelle ceux qui restent ont droit. Mais seulement l’intérêt d’un pays qui se dépeuple, qui perd tous les jours un peu plus de sa substance vivante. Nous connaissons des statistiques de catastrophe. Ici l’on ne fait plus d’enfants. Il serait trop long — trop simple — de dire pourquoi.

Aussi, nous avons besoin d’une main-d’œuvre du dehors. Cela est démontré. Il convient donc que la France ait au plus tôt un statut législatif des étrangers. On désirerait que ce statut s’inspirât simplement et généreusement des lois de l’hospitalité.

Combat, 17 février 1945.

Henri Calet (1904-1956) s’appelait de son vrai nom Raymond-Théodore Barthelmess.

Cet écrivain, journaliste, homme de radio, humaniste et libertaire, ami de Pascal Pia, collabora de novembre 1944 à 1949 au journal Combat, dirigé par Albert Camus. Ses chroniques, pleines d’humour et de tendresse, ont été rassemblées dans Contre l’oubli (Grasset, 1956. Réédition Les Cahiers rouges, 2010).
Henri Calet se rendit, le 24 avril 1945, dans la prison de Fresnes afin de procéder au relevé des graffitis laissés par les prisonniers, résistants et militaires alliés, victimes de la répression nazie (Les Murs de Fresnes, 1945, Éditions des Quatre-Vents ; réédition Viviane Hamy, 1993 ; réédition Héros-Limite, 2021.)

On retrouve une citation du texte Les lois de l’hospitalité dans Pas le temps de prendre la poussière. Portrait insolite de Jean-Claude Pirotte (Editions de la Grange Batelière, 2024).

Aurora Picornell 1912 – 1937

Le 5 janvier 1937, les fascistes ont fusillé Aurora Picornell (1912-1937) au cimetière de Son Coletes, près de Manacor (Mallorca) avec ses camarades du groupe “ Les Rouges du Molinar ” ( Les Roges de Molinar : Catalina Flaquer, ses deux filles, Antònia Pascual Flaquer et Maria Pascual Flaquer, Belarmina González Rodríguez ). Elles étaient communistes et vivaient dans le quartier de El Molinar à Palma de Mallorca (Îles Baléares), qui était à l’époque un quartier d’ouvriers et de pêcheurs. Aujourd’hui, la zone où elles habitaient n’existe plus.

Le Président actuel du Parlement des Îles Baléares, Gabriel Le Senne, membre de l’Opus Dei et du parti fasciste Vox, allié au parti Populaire (droite conservatrice), s’est permis le 19 juin 2024 de déchirer dans l’hémicycle la photographie de cette figure républicaine. Il a aussi expulsé deux députées du Parti Socialiste Ouvrier espagnol (PSOE), Mercedes Garrido et Pilar Costa. Vox et le Parti Populaire veulent supprimer la Ley de Memoria Democrática dans cette communauté autonome. La menace de l’extrême-droite est toujours là, bien présente …

Aurora Picornell aurait dit à ses boureaux de la Phalange :

“Podéis matar a hombres, a mujeres, a niños como el mío que todavía no ha nacido. ¿Pero, y las ideas? ¿Con qué balas mataréis las ideas?”.

“Podeu matar homes, dones, nins com el meu que encara no ha nat. Però, i les idees? Amb quines bales matareu les idees?”

Les membres de la famille de Gabriel Le Senne faisaient partie des partis conservateurs de l’île et se sont amplement enrichis pendant la longue dictature franquiste (1939-1975)

L’histoire dit que dans la nuit du 5 au 6 janvier 1937 un fasciste est entré dans un bar du quartier El Molinar et a montré à ceux qui étaient présents un soutien-gorge taché de sang. “Mirad, mirad, son los sostenes de Aurora”. (« Regardez, regardez, c’est le soutien-gorge d’Aurora. ») C’est ainsi que les habitants du quartier ont appris l’exécution de cette dirigeante du Parti communiste d’Espagne (PCE) à Mallorque. 85 ans plus tard, en octobre 2022, les restes d’Aurora ont été identifiés. Ils ont été trouvés dans la fosse commune n°3 du cimetière Son Coletes de Manacor. L’ADN de son frère, Ignasi Picornell, lui aussi assassiné et dont le corps a été retrouvé en 2016 dans la fosse commune de Porreres, a permis son identification ainsi que celle de son père Gabriel Ignasi Picornell.

Fosse commune n°3 du cimetière Son Coletes de Manacor. 2022. Catalina Flaquer, Aurora Picornell, les soeurs Antonia i María Pascual Flaquer et Belarmina González.

Aurora Picornell est née le 1 octobre 1912 à Palma dans une famille communiste de sept enfants (Aurora est la sixième). Á 16 ans, elle publie La mujer, ¿es superior al hombre? Estudio dividido en tres meditaciones. Á 18 ans, elle milite dans la Lliga Laica de Mallorca. L’année suivante, elle fonde le syndicat des couturières (Sindicato de Sastrería y similares). Elle est la vice-présidente d’une direction paritaire. Elle devient membre du Secours rouge international et responsable régionale du Parti Communiste d’Espagne (PCE). Elle participe à des meetings et écrit dans la presse. Elle organise el Día de la Mujer Trabajadora à Mallorca le 8 mars 1934. Bien que membre d’un petit parti, elle est très connue pour son activisme dans tout l’archipel. On l’appelle déjà la Heroica Aurora Picornell ou bien La Pasionaria de Mallorca. Au début des années 30, la participation des femmes dans la vie politique est encore chose peu fréquente bien qu’en Espagne les femmes aient obtenu le droit de vote le 1 octobre 1931 grâce à la Seconde République.

Aurora est arrêtée avec ses camarades le 19 juillet 1936, peu après le coup d’état franquiste. Elle est incarcérée d’abord à la prison provinciale, puis à la prison pour femmes de Mallorca (edificio Ca’n Salas). Elle est ensuite emmenée par un groupe de phalangistes dans l’ancien couvent de Montuïri et fusillée sans aucun jugement la veille du jour des Rois (le 5 janvier 1937), après avoir été torturée et probablement violée.

Elle est devenue l’exemple de ce que fut la répression franquiste à Mallorca pendant la Guerre Civile. Entre 1936 et 1942, 2300 personnes furent assassineés dans l’île par les putschistes.

La famille Picornell Femenias en a particulièrement souffert. Son père (Gabriel Ignasi) qui était menuisier et deux de ses frères (Gabriel et Ignasi) ont été fusillés. Le plus jeune, Joan, a pu fuir en France après la guerre, mais il fut déporté à Dachau et mourut peu après la libération du camp de concentration. En 1932, Aurora s’était mariée à Valence avec Heriberto Quiñones, membre de l’Internationale Communiste et dirigeant du PCE. Ils ont eu une fille, Octubrina Roja Quiñones Picornell (1934-1969). Heriberto Quiñones a été exécuté à Madrid le 2 octobre 1942. il est mort assis sur une chaise car les tortures qu’on lui avait infligées lui avaient fait perdre l’usage de ses quatre membres.

C’est un groupe dirigé par le Marquis Alfonso de Zayas y de Bobadilla (1896-1970), chef provincial de la Phalange, qui est responsable de l’arrestation et de la mort d’Aurora. Le Gouverneur civil des Baléares, Mateu Torres Bestard (1891-1969), proche du général Franco, a favorisé cette répression.

Totes les Aurores (2023). Documentaire d’IB3 Televisió, Quindrop Produccions (Pedro de Echave). 75 minutes.

https://www.youtube.com/watch?v=fUvZO4018GA

Georges Bernanos.

Il faut relire Les Grands Cimetières sous la lune de Georges Bernanos (Plon, 1938).

« Pour moi, j’appelle Terreur tout régime où les citoyens, soustraits à la protection de la loi, n’attendent plus la vie ou la mort que du bon plaisir de la police d’Etat. J’appelle le régime de la Terreur le régime des Suspects. C’est ce Régime que j’ai vu fonctionner huit mois. Ou, plus exactement, il m’a fallu dix mois pour m’ en découvrir, rouage après rouage, le fonctionnement. Je le dis, je l’affirme. Je n’exige nullement qu’on me croie sur parole. Je sais que tout se saura un jour – demain, après-demain, qu’importe ? Mgr l’ Évêque de Palma par exemple en sait autant que moi. J’ai toujours pensé que Notre Saint-Père le Pape, torturé, dit-on, par le problème de la guerre civile espagnole, aurait grand intérêt à questionner ce dignitaire sous la foi du serment. »

« Exécutions

J’ai vu là-bas, à Majorque, passer sur la Rambla des camions chargés d’hommes. Ils roulaient avec un bruit de tonnerre, au ras des terrasses multicolores, lavées de frais, toutes ruisselantes, avec leur gai murmure de fête foraine. Les camions étaient gris de la poussière des routes, gris aussi les hommes assis quatre par quatre, les casquettes grises posées de travers et leurs mains allongées sur les pantalons de coutil, bien sagement. On les raflait chaque soir dans les hameaux perdus, à l’heure où ils reviennent des champs ; ils partaient pour le dernier voyage, la chemise collée aux épaules par la sueur, les bras encore pleins du travail de la journée, laissant la soupe servie sur la table et une femme qui arrive trop tard au seuil du jardin, tout essoufflée, avec le petit balluchon serré dans la serviette neuve : « Adios ! recuerdos ! » (adieu ! Je pense à toi!) »

Bibliographie

David Ginard i Féron (professeur d’histoire à l’université des Îles Baléares), Aurora Picornell (1912-1937) : de la història al símbol, Palma, Edicions Documenta Balear, 2016.

Josep Quetglas, Aurora Picornell. Escrits 1930-1936. Pins del Vallès, Associació d’Idees, 2012.

Geneviève Halévy (Mme Bizet-Mme Straus)

Geneviève Halévy (Nadar) 1887.

Geneviève Halévy (Mme Bizet-Mme Straus) est née à Paris le 26 février 1849.

Elle est la fille de Flomental Halévy (1799-1862), auteur de plusieurs opéras aujourd’hui oubliés (La Juive-1835). Par son père, elle est la nièce de Léon Halévy (1802-1883) et la cousine germaine du librettiste Ludovic Halévy (1834-1906), auteur avec Henri Meilhac (1830-1897) de nombreux opéras bouffes, mis en musique par Offenbach. Au cours du Second Empire, Meilhac et Halévy ont écrit le livret de Carmen, d’après la nouvelle de Mérimée.

Georges Bizet (Etienne Carjat), 1875.

Elle épouse en juin le compositeur Georges Bizet (1838-1875), élève de son père. Celui-ci avec L’Arlésienne ( 1872) Carmen (1875) n’a pas eu un grand succès Il n’est reconnu qu’après sa mort. Geneviève se fera peindre en habits de deuil par Jules-Élie Delaunay (1828-1891). Le tableau de 1876 est au Musée d’Orsay.

En 1881, elle fait la connaissance de l’avocat des Rothschild, Émile Straus (1844-1929). La rumeur le présente comme le fils illégitime de James de Rothschild. Elle se remarie avec lui en 1886.

Jacques Bizet vers 6 ans (Jules-Élie Delaunay). Musée des beaux-arts de Nantes.

Son fils, Jacques Bizet (1872-1922) est un ami d’enfance de Marcel Proust et son condisciple au lycée Condorcet. Marcel Proust est d’abord amoureux de ce « beau et vigoureux garçon ». Celui-ci ne répond pas à une lettre enflammée du futur écrivain, mais reste bon ami avec son camarade.

Geneviève Straus est jeune, belle, pleine d’esprit. C’est une femme à la mode. Elle tient un salon très fréquenté, reçoit tous les dimanches de nombreux artistes (des écrivains, des compositeurs, des peintres, des acteurs : Guy de Maupassant, Paul Bourget, Robert de Montesquiou, Alexandre Dumas fils, José-Maria de Heredia, Léon Blum, Edgar Degas, Jean-Louis Forain, Jacques -Emile Blanche, Charles Gounod, Jules Massenet, Gabriel Fauré, Lucien Guitry, Réjane ) et ses relations aristocratiques du faubourg Saint-Germain. Dans les premières années, elle encourage ses hôtes à réciter un poème ou à jouer au piano. Par la suite, la conversation devient beaucoup plus légère et exclut les conversations sérieuses.

Grâce à son amitié avec Jacques Bizet, Marcel Proust est introduit dès 1889 dans le salon de Mme Straus. Il n’a que 18 ans. Ce sera pour lui une véritable école. Il y vient régulièrement et voue à cette femme une grande admiration. Une véritable amitié amoureuse se noue. On conserve une importante correspondance de l’écrivain avec madame Straus. Elle va de 1888 à 1919. Il avoue lui-même avoir emprunté certains de ses traits d’esprit et ses “souliers rouges” pour composer la duchesse de Guermantes. Il observe ainsi des personnages qui deviendront ceux d’ À la recherche du temps perdu.

Ce salon est ardemment dreyfusard, comme Mme Straus, d’origine juive par son père et sa mère. Sous l’autorité de Joseph Reinach, il devient le point de ralliement des partisans de Dreyfus. C’est là que s’organise la première pétition de L’Aurore, à l’instigation d’Émile Straus, de Porto-Riche, d’Hervieu et de Halévy. Jacques Bizet et Marcel Proust signent la pétition du journal L’Aurore. Mais le déclin du salon de Mme Straus s’amorce alors. Les anti-dreyfusards et de nombreux aristocrates désertent la maison

Dès le début des années 1890, elle a développé une dépendance au Véronal et à la morphine. À partir de 1910, elle tombe dans la neurasthénie et s’isole.

Jacques Bizet se suicide le 3 novembre 1922. Marcel Proust meurt le 18 novembre 1922 et Madame Straus le 22 décembre 1926.

Musée Marcel Proust – Maison de tante Léonie. Illiers-Combray (Eure-et-Loir). Il a réouvert le 18 mai 2024.

Marcel Proust

Marcel Proust, Correspondance avec Mme Straus. Plon, 1936. Paris, Le Livre de poche, 1974.

« Les seules personnes qui défendent la langue française (comme « l’Armée pendant l’affaire Dreyfus ») ce sont celles qui l’« attaquent ». Cette idée qu’il y a une langue française, existant en dehors des écrivains et qu’on protège, est inouïe. Chaque écrivain est obligé de se faire sa langue, comme chaque violoniste est obligé de se faire son « son ». »

Vers janvier 1908.

Madame,

Je vous remercie infiniment de votre lettre si ravissante, si drôle, si gentille et j’ai lu presque en même temps l’article de M. Ganderax… Que j’aimerais vous avoir connue ainsi (pouvoir vous appeler « mon amie de Bas-Prunay »), savoir toutes ces choses, avoir été capable de les écrire. Et alors il me semble que je les aurais écrites…un peu autrement.
Je ne dis pas cela contre M.Ganderax, qui a d’immenses qualités, un homme vraiment d’un format qui n’est plus très usité, qu’on verra de moins en moins et que pour ma part je préfère à ceux de maintenant. Mais pourquoi, lui qui écrit si bien écrit-il ainsi ? Pourquoi quand on dit « 1871 » ajoute-t-il « l’année abominable entre toutes ». pourquoi Paris est-il aussitôt qualifié « la grand’ ville » ? Delaunay « le maître-peintre » ? Pourquoi faut-il que l’émotion soit inévitablement « discrète », et la « bonhomie souriante », et les « deuils cruels » , et encore mille autres belles choses que je ne me rappelle pas.
On n’y penserait pas si Ganderax quand il corrige les autres, ne croyait servir la langue française. Il le dit dans votre article « les petites notes marginales que j’écris pour l’illustration et la défense de la langue française ». Pour l’illustration, non. Pour la défense, non plus.
Les seules personnes qui défendent la langue française (comme « l’Armée pendant l’affaire Dreyfus ») ce sont celles qui l’« attaquent ». Cette idée qu’il y a une langue française, existant en dehors des écrivains et qu’on protège, est inouïe. Chaque écrivain est obligé de se faire sa langue, comme chaque violoniste est obligé de se faire son « son ». Et entre le son de tel violoniste médiocre, et le son (pour la même note) de Thibaut, il y a un infiniment petit qui est un monde ! Je ne veux pas dire que j’aime les écrivains originaux qui écrivent mal. Je préfère – et c’est peut-être une faiblesse – ceux qui écrivent bien. Mais ils ne commencent à écrire bien qu’à condition d’être originaux, de faire eux-mêmes leur langue. La correction, la perfection du style existe, mais au-delà de l’originalité, après avoir traversé les faits, non en deçà. La correction en deçà, « émotion discrète » « bonhomie souriante » « année abominable entre toutes », cela n’existe pas. La seule manière de défendre la langue, c’est de l’attaquer, mais oui, madame Straus ! parce que son unité n’est faite que de contraires neutralisés, d’une immobilité apparente qui cache une vie vertigineuse et perpétuelle. Car on ne « tient », on ne fait bonne figure auprès des écrivains d’autrefois qu’à condition d’avoir cherché à écrire tout autrement. Et quand on veut défendre la langue française, en réalité on écrit tout le contraire du français classique. Exemple : les révolutionnaires Rousseau, Hugo, Flaubert, Maeterlinck « tiennent » à côté de Bossuet. Les néoclassiques du dix-neuvième siècle, et la « bonhomie souriante » et l’« émotion discrète » de toutes les époques, jurent avec les maîtres. Hélas, les plus beaux vers de Racine :

« Je t’aimais inconstant, qu’eussé-je fait fidèle !

Pourquoi l’assassiner ? Qu’a-t-il fait ? Á quel titre ?
Qui te l’a dit ? »

n’auraient jamais passé, même de nos jours dans la Revue de Paris. Note, de M.Gandarax, en marge, pour la « Défense et l’illustration de la langue française ». Je comprends votre pensée : vous voulez dire « Je t’aimais inconstant, qu’est-ce que cela aurait été si tu avais été fidèle. » Mais c’est mal exprimé. Cela peut signifier aussi bien que c’est vous qui auriez été infidèle. Préposé à la défense et illustration de la langue française, je ne puis laisser passer cela. »
Je ne me moque pas de votre ami, Madame, je vous assure. Je sais combien il est intelligent et instruit, c’est une question de « doctrine ». Cet homme plein de scepticisme a des certitudes grammaticales. Hélas, madame Straus, il n’y a pas de certitudes, même grammaticales. Et n’est-ce pas plus heureux ? Parce qu’ainsi une forme grammaticale elle-même peut être belle, puisque ne peut être beau que ce qui peut porter la marque de notre choix, de notre goût, de notre incertitude, de notre désir, et de notre faiblesse. Oui, cet homme si intelligent a connu toute notre vie. Il a déjà fait un peu le chemin de toute vie, et il se tourne en arrière, la diversité des plans devrait multiplier pour lui la beauté des éclairages.
Mais le dogme grammatical le tient dans ses chaînes. Émotion discrète, bonhomie souriante. et puis la CARMEN si gaie, est-ce bien vous ? En vous aussi n’y a t-il pas une part de PERDITA, d’IMOGENE ? Malgré tout, c’était un beau témoignage d’une vie sur d’autres vies douloureuses et belles dans leur rayonnement de gloire.
J’ai lu cela avec beaucoup de plaisir et j’ai trouvé la description de votre portrait délicieuse. Il avait fait dernièrement un merveilleux petit discours aux enfants d’une école. C’était bien mieux.
Madame, quelle sombre folie de me mettre à vous écrire grammaire et littérature ! Et je suis si malade ! Au nom du ciel pas un mot de tout ceci. Au nom du Ciel PAS UN MOT de tout ceci à M. Gandarax. Au nom du ciel… auquel nous ne croyons hélas ni l’un ni l’autre.
Respectueusement à vous
Marcel Proust

Portrait de Madame Georges Bizet (Jules-Élie Delaunay). Paris, Musée d’Orsay.

Charles Baudelaire

Le 10 septembre 1931, Charles Baudelaire est le premier auteur à être publié dans la Bibliothèque de la Pléiade. Cette collection a été créée par Jacques Schiffrin, éditeur et traducteur, né à Bakou (Empire russe) le 28 mars 1892. Issu d’une famille juive d’industriels, chassée de Russie par la révolution de 1917, il s’installe en France en 1922 et crée en 1923 sa propre maison d’édition, les éditions de la Pléiade/J.Schiffrin & Cie. Le choix de Baudelaire pour le premier recueil de la Bibliothèque de la Pléiade est loin d’être conformiste. Il s’agit d’offrir au public lettré des œuvres complètes dans un format de poche élégant et robuste. Paraissent ensuite une douzaine de volumes dont les œuvres de Baudelaire, Racine, Voltaire, Edgar Allan Poe, Choderlos de Laclos, Alfred de Musset et Stendhal.

André Gide pousse Gaston Gallimard, propriétaire des éditions de la N.R.F., à intégrer la Bibliothèque de la Pléiade aux éditions Gallimard ce qui est fait le 31 juillet 1933. Jacques Schiffrin en devient le premier directeur. En juin 1936, Jacques Schiffrin accompagne, en tant qu’interprète, son ami André Gide dans un voyage de découverte de l’U.R.S.S à l’invitation des Soviétiques. Louis Guilloux, Jef Last, Pierre Herbart et Eugène Dabit étaient aussi du voyage .Le 5 novembre 1940, à la suite du décret-loi du régime de Vichy (« premier statut des Juifs » du 3 octobre 1940), il est licencié subitement par Gaston Gallimard. Cette décision provoque la « consternation » de Roger Martin du Gard et l’« indignation » d’André Gide. Aidé financièrement par Gide et par l’Américain Varian Fry (1907-1967), Schiffrin peut quitter la France avec sa famille au début de l’année 1941. Après être passé par Marseille, Casablanca et Lisbonne, il s’installe à New York en août 1941 et reprend son métier d’éditeur. Il fonde les éditions Pantheon Books avec Helen et Kurt Wolff (1887-1963), éditeurs allemands qui publièrent les premiers Franz Kafka en 1913. Il ne reviendra jamais en France. Souffrant d’une maladie respiratoire, il décède à New York le 17 novembre 1950.

D’autres éditions des Oeuvres complètes de Baudelaire en Pléiade ont suivi. Elles ont été complétées par la publication de la correspondance du poète en deux volumes.

Charles Baudelaire, Œuvres complètes Tome I. Édition de Claude Pichois. Parution le 27 Novembre 1975. Bibliothèque de la Pléiade, n° 1. 1664 pages.

Charles Baudelaire, Œuvres complètes Tome II. Édition de Claude Pichois. Parution le 14 Octobre 1976. Bibliothèque de la Pléiade, n° 7. 1712 pages.

Charles Baudelaire, Correspondance Tome I. 1832-1860. Édition de Claude Pichois avec la collaboration de Jean Ziegler. Parution le 7 Décembre 1973. Bibliothèque de la Pléiade, n° 247. 1216 pages.

Charles Baudelaire, Correspondance Tome II. 1860-1866. Édition de Claude Pichois avec la collaboration de Jean Ziegler. Parution le 7 Décembre 1973. Bibliothèque de la Pléiade, n° 248. 1168 pages.

Une mise à jour de l’œuvre au grand complet (deux volumes sous coffret) vient de paraître. On la trouve en librairie depuis le jeudi 16 mai 2024. Elle suit l’ordre chronologique de publication depuis Le Salon de 1845 jusqu’aux derniers aphorismes, avec une présentation d’ Antoine Compagnon.

Œuvres complètes I, II. Coffret de deux volumes vendus ensemble. Édition publiée sous la direction d’André Guyaux et Andrea Schellino. Avec la collaboration d’Aurélia Cervoni, Antoine Compagnon, Romain Jalabert, Bertrand Marchal, Henri Scepi, Jean-Luc Steinmetz, Matthieu Vernet et Julien Zanetta. Préface d’Antoine Compagnon.

Tome I : Les écrits de Baudelaire de 1836 à Février 1861 : Vers latins – Salon de 1845 – Le salon caricatural – Salon de 1846 – La Fanfarlo – Publications préoriginales de poèmes à paraître dans «Les Fleurs du Mal» – Les Limbes – Douze poèmes envoyés à Théophile Gautier – Exposition universelle de 1855 – Les Fleurs du Mal (les dix-huit poèmes de la «Revue des Deux Mondes») – Edgar Poe. Sa vie et ses œuvres (et autres textes sur Edgar Poe) – Les Fleurs du Mal (édition de 1857) – De l’essence du rire – Quelques caricaturistes français – Quelques caricaturistes étrangers – Théophile Gautier – Salon de 1859 – Les Paradis artificiels.

Tome II : Les écrits de Baudelaire de février 1861 à 1867 : Les Fleurs du Mal (Édition de 1861) – Richard Wagner et «Tannhäuser» à Paris – Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains – Fusées – Hygiène – Le peintre de la vie moderne – Mon cœur mis à nu – La Belgique déshabillée – Amœnitates Belgicæ – Les épaves – Atelier du « Spleen de Paris » – [Pensées et aphorismes]. Appendice : Titres, projets et fragments – Notes de lecture – Carnet – Transcriptions.

De plus, l’album de la Pléiade de 2024, richement iconographié, lui est aussi consacré. Il a été composé par Stéphane Guégan, spécialiste du XIXe siècle et biographe de Théophile Gautier, le dédicataire des Fleurs du mal.

Stéphane Guégan, Album Charles Baudelaire. Iconographie commentée. Collection Albums de la Pléiade (n° 63), Gallimard. Parution : 16-05-2024. 256 pages. 209 illustrations. La promotion annuelle de la Bibliothèque de la Pléiade en librairie, intitulée «Quinzaine de la Pléiade» (au printemps) existe depuis 1958. Cette promotion consiste à partir de 1965 à offrir aux clients les plus fidèles de la collection un livre-cadeau, hors commerce et à tirage limité, conditionné par l’achat de trois volumes de la collection. On trouve donc l’album chez les libraires participant à la promotion et dans la limite des stocks disponibles.

Antoine Compagnon rappelle dans sa préface : « Baudelaire fut à la fois le découvreur de la modernité comme beauté à extraire du présent (…) et le critique le plus intransigeant du monde moderne comme fuite en avant, foi éperdue dans le progrès, et serpent se mordant la queue. »

Hommage à Delacroix (Henri Fantin-Latour). 1864. Paris, Muse d’Orsay.

Georges Dudach – Jacques Decour – Louis Aragon

Charlotte Delbo et Georges Dudach (à droite), très probablement lors de leurs retrouvailles en gare de Pau (Pyrénées-Atlantiques) en novembre 1941.

Le poème Art poétique d’Aragon fut publié à Neuchâtel (Suisse) le 16 août 1942 dans l’hebdomadaire Curieux que l’on pouvait recevoir légalement en zone libre. Le poète rend hommage à ses amis résistants, Georges Politzer, Jacques Decour, Jacques Solomon et Georges Dudach, fusillés par les nazis en mai 1942.

Georges Dudach, mari de Charlotte Delbo, était l’adjoint de Jacques Decour, professeur agrégé d’allemand, critique et romancier. Après la création du Front national, ce dernier fut chargé du regroupement de tous les écrivains résistants de zone occupée dans le Comité national des Écrivains. Après L’Université libre et La Pensée libre, il projetait la publication d’une nouvelle revue, Les Lettres françaises, qu’il ne verra pas paraître.

Mandaté par le Parti Communiste, Georges Dudach assura la liaison de Paris avec divers intellectuels, et en particulier avec Louis Aragon et Elsa Triolet. Georges Dudach fut fusillé comme otage au Mont-Valérien le 23 mai 1942 en même temps que Georges Politzer, Jacques Solomon, André Pican et Jean-Claude Bauer. Jacques Decour le fut à son tour au même endroit avec Arthur Dallidet et Félix Cadras le 30 mai 1942. Il avait subi 3 mois d’interrogatoires et de tortures.

https://maitron.fr/spip.php?article21760.

Notice DECOUR Jacques [DECOURDEMANCHE Daniel, dit] par Nicole Racine, version mise en ligne le 25 octobre 2008, dernière modification le 11 juillet 2022.

Jacques Decour (1910-1942). Détail d’une photo prise au lycée Rollin (aujourd’hui Lycée Jacques-Decour) , vers 1937.

Art poétique (Louis Aragon)

Pour mes amis morts en Mai
Et pour eux seuls désormais

Que mes rimes aient le charme
Qu’ont les larmes sur les armes

Et pour que tous les vivants
Qui changent avec le vent

S’y aiguise au nom des morts
L’arme blanche du remords

Mots mariés mots meurtris
Rimes où le crime crie

Elles font au fond du drame
Le double bruit d’eau des rames

Banales comme la pluie
Comme une vitre qui luit

Comme un miroir au passage
La fleur qui meurt au corsage

L’enfant qui joue au cerceau
La lune dans le ruisseau

Le vétiver dans l’armoire
Un parfum dans la mémoire

Rimes rimes où je sens
La rouge chaleur du sang

Rappelez-vous que nous sommes
Féroces comme des hommes

Et quand notre cœur faiblit
Réveillez-vous de l’oubli

Rallumez la lampe éteinte
Que les verres vides tintent

Je chante toujours parmi
Les morts en Mai mes amis

16 août 1942 (Hebdomadaire Curieux, Neuchâtel)

En étrange pays dans mon pays lui-même, 1945. (En Français dans le texte, 15 septembre 1943)

Charlotte Delbo

Après avoir lu les poèmes de Primo Levi, je suis revenu à ceux de Charlotte Delbo. Les Éditions de Minuit ont rassemblé en mars 2024 pour la première fois ses poèmes complets, suivis de dix inédits et d’un entretien avec Claude Prévost (La Nouvelle Critique, juin 1965, numéro 167)

http://leseditionsdeminuit.fr/livre-Pri%C3%A8re_aux_vivants_pour_leur_pardonner_d_%C3%AAtre_vivants-3432-1-1-0-1.html

Dans Mesure de nos jours (1971) Charlotte Delbo écrit : « Les poètes voient au-delà des choses. » Elle est née le 10 août 1913 à Vigneux-sur-Seine (Essonne). Elle est morte le 1er mars 1985 à Paris.

Issue d’une famille d’ouvriers italiens, elle adhère en 1932 aux Jeunesses communistes, puis en 1936 à l’Union des jeunes filles de France, fondée par Danielle Casanova. A l’Université ouvrière, elle rencontre en 1934 son futur mari, le militant communiste Georges Dudach, formé à Moscou. Elle l’épouse en 1936. En 1937, elle devient la secrétaire de Louis Jouvet qui l’engage après la lecture d’un article sur le théâtre qu’elle avait écrit pour Les Cahiers de la Jeunesse, dont Georges Dudach était le rédacteur en chef.

Après avoir hésité, elle part avec la troupe de l’Athénée en Amérique du Sud en mai 1941. Elle revient à Paris le 15 novembre 1941.

Elle s’engage alors dans la Résistance avec son mari. Ils vivent dans la clandestinité. Ils font partie du « groupe Politzer », chargé de la publication des Lettres françaises dont Jacques Decour est le rédacteur en chef. Charlotte Delbo est chargée de l’écoute de Radio Londres et de Radio Moscou qu’elle prend en sténo ainsi que de la dactylographie des tracts et des revues.

En février 1942, de nombreux membres de leur réseau de résistants communistes sont pris en filature. Les arrestations se multiplient à la mi-février : Georges et Maï Politzer, Danielle Casanova, Lucien Dorland, Lucienne Langlois, puis André et Germaine Pican, Jacques Decour…

Charlotte Delbo et son mari sont arrêtés le 2 mars 1942 au 93 rue de la Faisanderie (16e arrondissement de Paris) par les Brigades spéciales de la Police française. Georges Dudach est fusillé au fort du Mont-Valérien le 23 mai 1942, à l’âge de 28 ans. Charlotte Delbo est déportée à Auschwitz par le convoi du 24 janvier 1943 dit « convoi des 31000 » (230 femmes – 1446 hommes). Elle est transférée à Ravensbrück au début de l’année 1944 et libérée en avril 1945 après vingt-sept mois de déportation. Elle sera l’une des 49 rescapées du convoi des 31000.

Elle écrira des années plus tard son indispensable trilogie Auschwitz et après.

Aucun de nous ne reviendra (Éditions Gonthier 1965. Éditions de Minuit, 1970)
Une connaissance inutile ( Éditions de Minuit, 1970)
Mesure de nos jours ( Éditions de Minuit, 1971)

En 1965, elle a publié aussi Le Convoi du 24 janvier (Éditions de Minuit), une compilation de courtes biographies des 230 femmes déportées avec elle.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Convoi_des_31000#:~:text=Le%20convoi%20du%2024%20janvier,op%C3%A9ration%20%C2%AB%20Nuit%20et%20brouillard%20%C2%BB.

Il convient de consulter le Maitron, Dictionnaire biographique Mouvement ouvrier Mouvement social. Notice DUDACH Georges, Paul par Nicole Racine, version mise en ligne le 25 octobre 2008, dernière modification le 24 janvier 2022.

https://maitron.fr/spip.php?article23192

Georges Dudach, né le 18 septembre 1914 à Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne), fusillé comme otage le 23 mai 1942 au Mont-Valérien.

J’ai choisi 5 poèmes publiés dans Une connaissance inutile.

Je lui disais mon jeune arbre
Il était beau comme un pin
La première fois que je le vis
Sa peau était si douce
la première fois que je l’étreignis
et toutes les autres fois
si douce
que d’y penser aujourd’hui
me fait comme lorsqu’on ne sent plus sa bouche
Je lui disais mon jeune arbre
lisse et droit
quand je le serrais contre moi
je pensais au vent
à un bouleau ou à un frêne
Quand il me serrait dans ses bras
je ne pensais plus à rien.

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Je l’appelais
mon amoureux du mois de mai
des jours qu’il était enfant
heureux tellement
je le laissais
quand personne ne voyait
être
mon amoureux du mois de mai
même en décembre
enfant et tendre
quand nous marchions enlacés
la forêt était toujours
la forêt de notre enfance
nous n’avions plus de souvenirs séparés
il embrassait mes doigts
ils avaient froid
il disait les mots que disent les amoureux du mois de mai
j’étais seul à entendre
On n’écoute pas ces mots-là
Pourquoi
On écoute le coeur qui bat
On croit pouvoir toute la vie les entendre
ces mots-là tendres
Il y a tant de mois de mai
toute la vie
à deux qui s’aiment.

Alors
ils l’ont fusillé un mois de mai

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Je l’aimais
parce qu’il était beau
c’est une raison futile

Je l’aimais
parce qu’il m’aimait
c’est une raison égoïste

Mais
c’est pour vous
que je cherche des raisons
pour moi, je n’en avais pas
Je l’aimais comme une femme aime un homme
sans mots pour le dire

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Ce point sur la carte
Cette tache noire au centre de l’Europe
cette tache rouge
cette tache de feu cette tache de suie
cette tache de sang cette tache de cendres
pour des millions
un lieu sans nom.
De tous les pays d’Europe
de tous les points de l’horizon
les trains convergeaient
vers l’in-nommé
chargés de millions d’êtres
qui étaient versés là sans savoir où c’était
versés avec leur vie
avec leurs souvenirs
avec leurs petits maux
et leur grand étonnement
avec leur regard qui interrogeait
et qui n’y a vu que du feu,
qui ont brûlé là sans savoir où ils étaient.
Aujourd’hui on sait
Depuis quelques années on sait
On sait que ce point sur la carte
c’est Auschwitz
On sait cela
Et pour le reste on croit savoir

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Yvonne Picard est morte
qui avait de si jolis seins .
Yvonne Blech est morte
qui avait les yeux en amande
et des mains qui disaient si bien .
Mounette est morte
qui avait un si joli teint
une bouche toujours gourmande
et un rire si argentin.
Aurore est morte
qui avait des yeux couleur de mauve.

Tant de beauté tant de jeunesse
tant d’ardeur tant de promesses…
Toutes un courage des temps romains.

Et Yvette aussi est morte
qui n’était ni jolie ni rien
et courageuse comme aucune autre .
Et toi Viva
et moi Charlotte
dans pas longtemps nous serons mortes
nous qui n’avons plus rien de bien.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/poeme-du-jour-avec-la-comedie-francaise/poeme-extrait-du-recueil-une-connaissance-inutile-8000028

La poésie de Charlotte Delbo. France Culture, 13 mai 2024.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-book-club/la-poesie-de-charlotte-delbo-6999158

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/04/04/charlotte-delbo-1913-1985/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/tag/charlotte-delbo/

Paul Verlaine – Eliseo Diego

Le poète cubain Eliseo Diego (1920 – 1994) aimait ce poème de Verlaine.

Portrait de Paul Verlaine. 1867. Zurich, Galerie Chichio Haller.

Le ciel est, par-dessus le toit

Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme !
Un arbre, par-dessus le toit,
Berce sa palme.

La cloche, dans le ciel qu’on voit,
Doucement tinte.
Un oiseau sur l’arbre qu’on voit
Chante sa plainte.

Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là,
Simple et tranquille.
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville.

Qu’as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ?

Sagesse, 1881.

Oda a la joven luz (Eliseo Diego)

En mi país la luz
es mucho más que el tiempo, se demora
con extraña delicia en los contornos
militares de todo, en las reliquias
escuetas del diluvio.

La luz
en mi país resiste a la memoria
como el oro al sudor de la codicia,
perdura entre sí misma, nos ignora
desde su ajeno ser, su transparencia.

Quien corteje a la luz con cintas y tambores
inclinándose aquí y allá según astucia
de una sensualidad arcaica, incalculable,
pierde su tiempo, arguye con las olas
mientras la luz, ensimismada, duerme.

Pues no mira la luz en mi país
las modestas victorias del sentido
ni los finos desastres de la suerte,
sino que se entretiene con hojas, pajarillos,
caracoles, relumbres, hondos verdes.

Y es que ciega la luz en mi país deslumbra
su propio corazón inviolable
sin saber de ganancias ni de pérdidas.
Pura como la sal, intacta, erguida
la casta, demente luz deshoja el tiempo.

Los días de tu vida, 1977.

Ode à la jeune lumière

En mon pays la lumière
est beaucoup plus que le temps, elle s’attarde
avec une étrange délectation sur les contours
militaires de toute chose, sur les vestiges
épurés du déluge.

La lumière
dans mon pays résiste à la mémoire
comme l’or à la sueur de la cupidité,
elle se perpétue en elle-même, nous ignore
depuis la différence de son être, sa transparence.

Quiconque courtise la lumière avec rubans et tambours
en s’inclinant de-ci de-là selon la ruse
d’une sensualité archaïque, immémoriale,
perd son temps, jette ses arguties aux flots
tandis que la lumière, tout à elle-même, dort.

Car dans mon pays la lumière ne regarde pas
les modestes victoires du sens,
ni les désastres raffinés du sort,
elle s’amuse de feuilles, de petits oiseaux,
de coquillages, de reflets, de verts profonds.

Aveugle, la lumière, dans mon pays,
illumine son propre coeur inviolable
sans se soucier de gains ni de pertes.
Pure comme le sel, intacte, fièrement dressée,
la chaste, démente lumière effeuille le temps.

Les jours de ta vie, 1977, in L’obscure splendeur. Traduction : Jean Marc Pelorson. Collection Orphée. La Différence, 1996.

Versiones (Eliseo Diego)

La muerte es esa pequeña jarra, con flores
pintadas a mano, que hay en todas las casas y que
uno jamás se detiene a ver.

La muerte es ese pequeño animal que ha
cruzado en el patio, y del que nos consuela la
ilusión, sentida como un soplo, de que es sólo el gato
de la casa, el gato de costumbre, el gato que ha
cruzado y al que ya no volveremos a ver.

La muerte es ese amigo que aparece en las
fotografías de la familia, discretamente a un lado,
y al que nadie acertó nunca a reconocer.

La muerte, en fin, es esa mancha en el muro
que una tarde hemos mirado, sin saberlo, con un poco
de terror.

Versiones, 1970.

Versions

La mort est cette petite jarre, couverte
de fleurs peintes à la main, qui est dans toutes
les maisons, et sur qui jamais ne s’arrêtent les yeux.

La mort est ce petit animal qui est
passé dans la cour et dont on se remet en se
disant dans une bouffée d’illusion que ce n’est
que le chat de maison, le chat de toujours, le
chat qui est passé et qu’on ne reverra plus.

La mort est cet ami qu’on voit sur les
photos de famille, discrètement marginal, et
que personne n’a jamais réussi à reconnaître.

La mort, enfin, c’est cette tache sur le
mur qu’un soir nous avons regardée, sans le
savoir, avec un soupçon de terreur.

Versions, 1970, in L’obscure splendeur. Traduction : Jean Marc Pelorson. Collection Orphée. La Différence, 1996.

Eliseo Diego (de son vrai nom Eliseo de Jesús de Diego y Fernández Cuervo) est né le 2 juillet 1920 à La Havane (Cuba). En 1944, c’ est un des fondateurs du groupe Orígenes dont la revue est dirigée par José Lezama Lima (1910-1976), l’auteur de Paradiso (1966. Paradiso, Le Seuil, 1971. Traduction : Didier Coste). Cintio Vitier (1921-2009), son épouse Fina García Maruz (1923-2022) et Eliseo Diego forment un cercle de poètes chrétiens progressistes. Fina est la soeur de Bella, épouse d’Eliseo (1921 – 2006). Celui-ci publie des recueils de poèmes et des récits poétiques en prose. Il obtient le Prix national de littérature pour l’ensemble de son oeuvre en 1986 et le Prix international Juan Rulfo en 1993. Il meurt à Mexico le 1 mars 1994. Il est enterré à La Havane. Gabriel García Márquez l’a présenté comme «uno de los más grandes poetas que hay en la lengua castellana». Son fils est le journaliste et romancier Eliseo Alberto, surnommé ” Lichi ” (1951-2011).

Eliseo Diego a aussi enseigné l’anglais au collège, puis à l’université. De 1962 à 1970, il a dirigé la section de littérature enfantine à la Bibliothèque Nationale José Martí. Il a exercé aussi d’importantes fonctions dans l’Union des Écrivains et Artistes de Cuba. Il était angliciste, mais il a aussi traduit Dante et les poètes russes. Il connaissait mal le français. Dans son oeuvre, on trouve pourtant des allusions à la Chanson de Roland, à François Villon, aux contes de Perrault, à Baudelaire, Verlaine, Flaubert et même à Aloysius Bertrand.

(Marie Paule et Raymond Farina m’incitent régulièrement à relire des poètes que j’aime. Merci à eux une fois de plus.)

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