Emily Dickinson – John Keats

448 (Emily Dickinson)

Je mourus pour la Beauté –mais à peine étais-je
Ajustée dans la Tombe
Que Quelqu’un mort pour la Vérité, fut couché
Dans la Chambre d’à côté –

Il me demanda doucement « Pourquoi es-tu tombée? »
« Pour la Beauté », répliquai-je –
« Et Moi – pour la Vérité – Qui ne font qu’Un –
Nous sommes Frère et Sœur » dit-Il –

Et ainsi, tels des Parents, qui se rencontrent une Nuit –
Nous devisâmes d’une Chambre à l’autre –
Jusqu’à ce que la Mousse atteigne nos lèvres –
Et recouvre – Nos noms –

Poésies complètes. Editions Flammarion, 2009. Traduction Florence Dolphy.

448

I died for Beauty – but was scarce
Adjusted in the Tomb
When One who died for Truth, was lain
In an adjoining Room –

He questioned softly “Why I failed”?
“For Beauty”, I replied –
“And I – for Truth – Themself are One –
We Bretheren, are”, He said –

And so, as Kinsmen, met a Night –
We talked between the Rooms –
Until the Moss had reached our lips –
And covered up – Our names –

John Keats

Ode sur une urne grecque (John Keats)

O toi, vierge encore, épouse du repos
Enfant nourrie par le silence et les lentes années,
Sylvestre conteuse qui sait en ta langue exprimer
Un récit tout fleuri plus suavement que nos poèmes :
Quelle légende frangée de feuilles s’évoque à l’entour de tes flancs,
Légende de dieux ou de mortels, ou des deux peut-être,
À Tempé ou dans les vallons d’Arcadie ?
Quels sont ces hommes ou bien ces dieux ? Et ces vierges rebelles ?
Et cette folle poursuite ? Qui se débat pour s’échapper ?
Quels sont ces pipeaux et ces tambourins ? Quelle est cette frénésie ?

Les mélodies qu’on entend sont douces ; mais inouïes,
Plus douces encore ; aussi, tendres pipeaux, continuez de jouer :
Non pour l’oreille charnelle, mais, plus séduisants,
Jouez à l’âme des airs privés de voix :
Bel adolescent, à l’ombre de ces arbres, tu ne saurais
Quitter ta chanson, ni ces arbres se dénuder jamais ;
Amant hardi, jamais, jamais tu n’auras son baiser,
Si près du but pourtant ; mais ne t’afflige pas ;
Elle ne pourra se flétrir, encore que tu ne goûtes pas ton bonheur,
À jamais tu l’aimeras et toujours elle sera belle !
Heureux, heureux rameaux, qui ne sauriez répandre
Votre feuillage, ni jamais, dire au Printemps adieu !
Et toi, heureux musicien, qui, inlassable,
Modules des chants toujours nouveaux !
Et plus heureux l’amour, plus heureux mille fois !
Amour toujours ardent et jamais assouvi,
Toujours haletant et jeune éternellement,
Bien au-dessus de toute passion des hommes
Qui nous laisse le cœur douloureux et repu,
Le front brûlant et la bouche dévastée de fièvre.

Mais quel cortège s’avance au sacrifice ?
À quel autel verdoyant, ô prêtre mystérieux,
Mènes-tu cette génisse qui mugit vers le ciel
Et dont les fanes soyeux se parent de guirlandes ?
Quelle petite ville au bord d’un fleuve ou de la mer,
Ou, bâtie sur une montagne autour d’un paisible acropole,
S’est ainsi décuplée en ce matin recueilli ?
Modeste bourgade, tes rues, pour toujours,
Connaîtront le silence ; et pas une âme
Pour dire pourquoi tu es déserte, ne reviendra jamais.
O forme attique ! Galbe charmant ! Un entrelac
De formes de marbres, hommes et vierges, t’entoure,
Mêlé aux ramures de la forêt et aux herbes que le pied foule ;
Muets contours, votre énigme excède la pensée,
Comme fait l’éternité : Froide Pastorale !
Quand le grand âge consumera la présente génération
Tu demeureras, parmi d’autres douleurs
Que les nôtres, amie de l’homme, à qui tu dis :
La Beauté, c’est la Vérité ; la Vérité, Beauté – voilà tout
Ce que vous savez sur terre et tout ce qu’il faut savoir.

Poèmes choisis. Aubier-Flammarion. Traduction Albert Laffay.

Ode on a Grecian Urn

Thou still unravish’d bride of quietness,
       Thou foster-child of silence and slow time,
Sylvan historian, who canst thus express
       A flowery tale more sweetly than our rhyme:
What leaf-fring’d legend haunts about thy shape
       Of deities or mortals, or of both,
               In Tempe or the dales of Arcady?
       What men or gods are these? What maidens loth?
What mad pursuit? What struggle to escape?
               What pipes and timbrels? What wild ecstasy?

Heard melodies are sweet, but those unheard
       Are sweeter; therefore, ye soft pipes, play on;
Not to the sensual ear, but, more endear’d,
       Pipe to the spirit ditties of no tone:
Fair youth, beneath the trees, thou canst not leave
       Thy song, nor ever can those trees be bare;
               Bold Lover, never, never canst thou kiss,
Though winning near the goal yet, do not grieve;
       She cannot fade, though thou hast not thy bliss,
               For ever wilt thou love, and she be fair!

Ah, happy, happy boughs! that cannot shed
         Your leaves, nor ever bid the Spring adieu;
And, happy melodist, unwearied,
         For ever piping songs for ever new;
More happy love! more happy, happy love!
         For ever warm and still to be enjoy’d,
                For ever panting, and for ever young;
All breathing human passion far above,
         That leaves a heart high-sorrowful and cloy’d,
                A burning forehead, and a parching tongue.

Who are these coming to the sacrifice?
         To what green altar, O mysterious priest,
Lead’st thou that heifer lowing at the skies,
         And all her silken flanks with garlands drest?
What little town by river or sea shore,
         Or mountain-built with peaceful citadel,
                Is emptied of this folk, this pious morn?
And, little town, thy streets for evermore
         Will silent be; and not a soul to tell
                Why thou art desolate, can e’er return.

O Attic shape! Fair attitude! with brede
         Of marble men and maidens overwrought,
With forest branches and the trodden weed;
         Thou, silent form, dost tease us out of thought
As doth eternity: Cold Pastoral!
         When old age shall this generation waste,
                Thou shalt remain, in midst of other woe
Than ours, a friend to man, to whom thou say’st,
“Beauty is truth, truth beauty,—that is all
Ye know on earth, and all ye need to know.”

Vase de Sosibios, décalque par John Keats. Vers 1819. Les Monuments antiques du musée Napoléon.

Emily Dickinson

Dans La Planche de vivre, recueil publié en édition bilingue chez Gallimard en 1981, René Char et Tina Jolas ont choisi et traduit des poèmes de la littérature de temps et de pays divers. On y trouve trois poèmes d’Emily Dickinson: Mien…, On ne brise pas le coeur, Ma barque…

411

Mine – by the Right of the White Election!
Mine – by the Royal Seal!
Mine – by the sign in the Scarlet prison –
Bars – cannot conceal!

Mine – here – in Vision – and in Veto!
Mine – by the Grave’s Repeal –
Titled – Confirmed –
Delirious Charter!
Mine – long as Ages steal!

Mien – par le Droit de la Blanche Élection!
Mien – par le Sceau Royal!
Mien – par le signe de la prison Écarlate –
Que les Barreaux – ne peuvent dissimuler!

Mien – ici – par Vision- et par Veto!
Mien – par la Révocation de la Tombe –
Mon Titre – Confirmé –
Mon Statut, du Délire!
Mien – pour les Siècles des Siècles!

Poésies complètes. Flammarion 2009. Traduction: Françoise Delphy.

Mien en vertu de la blanche élection!
Mien par sceau royal!
Mien par le signe dans l’écarlate prison
Que les Barreaux ne peuvent dissimuler!

Mien, ici dans la vision et l’interdit!
Mien titré, confirmé
Par la révocation du tombeau, -délirant privilège!
Mien, et vont les ans!

La planche de vivre (Poésie/Gallimard, 1995) Traduit par René Char et Tina Jolas.

33

Whether my bark went down at sea –
Whether she met with gales –
Whether to isles enchanted
She bent her docile sails –

By what mystic mooring
She is held today –
This is the errand of the eye
Out upon the Bay.

Ma barque a-t-elle fait naufrage –
A-t-elle rencontré des tempêtes –
Vers des îles enchantées
A-t-elle dirigé ses voiles dociles –

Quel est le mouillage mystique
Qui la retient aujourd’hui –
C’est la mission de l’oeil
Qui scrute la Baie

Poésies complètes. Flammarion 2009. Traduction Françoise Delphy.

Ma barque s’est-elle brisée en mer,
Crie-t-elle sa peur sous le vent,
Ou docile a-t-elle hissé sa voile,
Pour des îles enchantées ;

A quel mystique mouillage
Est-elle aujourd’hui retenue, –
Çà c’est affaire de regard
Là-bas au loin sur la baie.

La planche de vivre (Poésie/Gallimard, 1995) Traduit par René Char et Tina Jolas.

1349

Not with a club the heart is broken,
Nor with a stone;
A whip, so small you could not see it,
I ’ve known
To lash the magic creature
Till it fell,
Yet that whip’s name too noble
Then to tell.
Magnanimous of bird
By boy descried,
To sing unto the stone
Of which it died.
Shame need not crouch
In such an Earth as Our’s –
Shame -stand erect –
The Universe is your’s.

1874.

Ce n’est pas avec un Gourdin, qu’on nous brise le Coeur
Ni avec une Pierre –
Mais un Fouet si petit qu’il en est invisible
Je l’ai vu

Cingler la Créature magique
Jusqu’à ce qu’elle tombe,
Pourtant, le Nom de ce Fouet
Elle est trop noble pour le dévoiler.

Magnanime comme l’Oiseau
Aperçu par un Garçon –
Qui chantait pour la Pierre
Qui venait de le tuer –

La Honte n’a pas à se tapir
Sur une Terre telle que la Nôtre –
Honte – redresse-toi –
L’Univers t’appartient.

Poésies complètes. Flammarion 2009. Traduction Françoise Delphy.

On ne brise pas le cœur avec un gourdin,
Non plus qu’avec une pierre ;
Un fouet, éclair minime,
Je l’ai vu

Cingler l’être magique
Jusqu’à ce qu’il tombe ;
Trop noble pourtant, pour dire
De ce fouet le nom.

Magnanime est l’oiseau,
Surpris par l’enfant,
Qui chante la pierre
Dont il meurt.

La planche de vivre (Poésie/Gallimard, 1995) Traduit par René Char et Tina Jolas.

Tombe d’Emily Dickinson. Amherst (Massachusetts). Cimetière de l’Ouest.

Notice sur la poétesse américaine dans cette anthologie. Emily Dickinson, 1830-1886. Née à Amherst, petite ville universitaire du Massachusetts, d’un père avocat. Dès sa jeunesse: une solitaire, qui se séquestre au fil des ans, ainsi la décrit l’essayiste Higginson, l’un de ses rares correspondants et visiteurs (il ne l’a rencontrée que deux fois): “Une recluse par tempérament et habitude qui passait littéralement des années sans mettre le pied dehors, et d’autres années sans outrepasser les limites du jardin de son père; elle dissimulait ordinairement son esprit comme sa personne à tous, hors quelques rares amis, et c’est avec la plus grande difficulté qu’elle se laissa persuader de publier de son vivant trois ou quatre poèmes.”

Terence Davies

Terence Davies

Filmographie de Terence Davies, metteur en scène britannique né à Liverpool le 10 novembre 1945. Je vois ses films depuis 1988 et son film, très personnel,  Distant Voices, Still Lives.

1976: Children (moyen-métrage)
1980: Madonna and Child (moyen-métrage)
1983: Death and Transfiguration (moyen-métrage)
1984: The Terence Davies Trilogy (réunion des trois précédents)
1988: Distant Voices, Still Lives
1991: The Long Day Closes
1996: The Neon Bible (La Bible de néon)
2000: Chez les heureux du monde (The House of Mirth)
2008: Of Time and the City (documentaire)
2011: The Deep Blue Sea
2015: Sunset Song
2016: Emily Dickinson, a Quiet Passion (A Quiet Passion)

Tous ses films sont de beaux portraits de femmes. Sunset Song est une intéressante évocation d’une femme qui gagne son indépendance  à la force du poignet avant et pendant la Première Guerre mondiale en Ecosse. Son dernier film montre bien la rage d’Emily Dickinson qui remet en cause l’autorité des Puritains. Elle s’oppose, au début,  à la directrice du pensionnat. Plus tard, en présence de son père et de sa famille, elle refusera de s’agenouiller pour rendre grâce sur l’injonction d’un nouveau pasteur.

Emily Dickinson, A Quiet Passion (Terence Davies)

3 poèmes d’Emily Dickinson (1830-1886) tirés de la belle édition livre-DVD Collector (96 pages) Emily Dickinson, A Quiet Passion, film de Terence Davies (2016) Nous avions vu le film l’année dernière. J’ai emprunté le coffret livre-DVD à la Bibliothèque de Champs-sur-Marne parce qu’il contient un supplément de Sol Papadopoulos (2017 – 1h15), un documentaire qui présente la vie et l’oeuvre de la grande poétesse américaine, née à Amherst dans le Massachussets. La “femme en blanc” ou la “phalène blanche”. Emily Dickinson passa la plus grande partie de sa vie adulte chez ses parents, dans cette ville. La famille était son univers et l’univers, sa famille. Toute sa vie durant, elle écrira. En tout presque 1800 poèmes et à peine une dizaine d’entre eux publiés de son vivant. Elle n’hésita pas à remettre en question les systèmes de pensée, les croyances qui dominaient dans son milieu à son époque. Les fameux tirets qu’elle utilise dans ses poèmes sont-ils des agents de liaison ou de rupture?

I’m Nobody! Who are you? (260) 

I’m Nobody! Who are you?
Are you–Nobody–too?
Then there’s a pair of us!
Don’t tell! they’d advertise–you know!

How dreary–to be–Somebody!
How public–like a Frog–
To tell one’s name–the livelong June–
To an admiring Bog!

Je suis Personne! Qui êtes-vous?
Êtes-vous – Personne – aussi?
Ainsi nous faisons la paire!
Ne le dites-pas! Ils le feraient savoir – c’est sûr!

Comme c’est ennuyeux – d’être – Quelqu’un!
Public – comme une Grenouille –
Qui crie son nom – tout le long de Juin –
A un Marécage béat!

(Traduction: Florence Dolphy, «Poésies complètes» Editions Flammarion, 2009)

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I have no Life but this

I have no Life but this –
To lead it here –
Not any Death – but lest
Dispelled from there –
Nor tie to Earths to come,
Nor Action new,
Except through this Extent,
The Realm of You!

Je n’ai de Vie que celle-ci –
Pour l’amener ici –
Nul besoin de la Mort – seulement la peur
d’être chassée de ton lieu –
Ni lien avec les mondes à venir,
Ni Action nouvelle
Seul me ferait traverser cet Espace
L’amour de toi. (Ton Royaume)

(Traduction: Florence Dolphy)

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I died for Beauty

I died for Beauty – but was scarce
Adjusted in the Tomb
When One who died for Truth, was lain
In an adjoining Room –

He questioned softly “Why I failed”?
“For Beauty”, I replied –
“And I – for Truth – Themself are One –
We Bretheren, are”, He said –

And so, as Kinsmen, met a Night –
We talked between the Rooms –
Until the Moss had reached our lips –
And covered up – Our names –

Je mourus pour la Beauté –mais à peine étais-je
Ajustée dans la Tombe
Que Quelqu’un mort pour la Vérité, fut couché
Dans la Chambre d’à côté –

Il me demanda doucement « Pourquoi es-tu tombée? »
« Pour la Beauté » répliquai-je –
« Et Moi – pour la Vérité – Qui ne font qu’Un –
Nous sommes Frère et Sœur » dit-Il –

Et ainsi, tels des Parents, qui se rencontrent une Nuit –
Nous devisâmes d’une chambre à l’autre –
Jusqu’à ce que la Mousse atteigne nos lèvres –
Et recouvre – Nos noms –

(Traduction: Florence Dolphy, «Poésies complètes» Editions Flammarion, 2009)

Musée Emily Dickinson. Amherst (Massachusetts).

Emily Dickinson

Emily Dickinson. Daguerréotype de 1846-47 (Amherst College).

We never know how high we are (1197)

We never know how high we are
Till we are called to rise;
And then, if we are true to plan,
Our statures touch the skies—

The Heroism we recite
Would be a daily thing,
Did not ourselves the Cubits warp
For fear to be a King—

(Emily Dickinson 1830-1886)

(1197)

Nous ne savons jamais quelles hauteurs nous avons atteint
Avant qu’on nous demande de nous élever
Et alors qu’on nous demande de nous élever
Notre stature touche les cieux –

L’Héroïsme dont on se gargarise
Serait monnaie courante
Si nous ne gauchissions nous-mêmes les instruments de Mesure
de peur d’assumer notre Royauté –

Emily Dickinson, Poésies complètes, Flammarion, 2009.
(Traduction de Françoise Delphy)