Je reprends un texte de la poétesse péruvienne Blanca Varela déjà publié sur ce blog en juillet 2023. Il s’agit d’ une des grandes figures de la poésie latino-américaine du XX ème siècle
Morir cada día un poco más recortarse las uñas el pelo los deseos aprender a pensar en lo pequeño y en lo inmenso en las estrellas más lejanas e inmóviles en el cielo manchado como un animal que huye en el cielo espantado por mí.
Mourir chaque jour un peu plus couper ses ongles ses cheveux ses désirs apprendre à penser à ce qui est petit et à ce qui est immense aux étoiles les plus lointaines et immobiles dans le ciel taché comme un animal qui fuit dans le ciel effrayé à ma vue
Manuel Altolaguirre. Placa en el jardín vertical y monumento conmemorativo a la Antigua Imprenta Sur en la plaza Pepe Mena, Málaga.
Retour à la poésie de la Génération de 1927 avec Manuel Altolaguirre, un des poètes de Málaga. Il perdit son père (Manuel Altolaguirre Álvarez, juge de première instance, écrivain, directeur du journal El Imparcial ) en 1910, puis sa mère (Concepción Bolín Gómez de Cádiz) en 1926. L’idée de la mort, la perte des êtres chers sont au centre de toute son œuvre.
Antes A mi madre.
Hubiera preferido ser huérfano en la muerte, que me faltaras tú allá, en lo misterioso, no aquí, en lo conocido.
Haberme muerto antes para sentir tu ausencia en los aires difíciles.
Tú, entre grises aceros, por los verdes jardines, junto a la sangre ardiente, continuarías viviendo, personaje continuo de mi sueño de muerto.
Oeuvres. Éditions Gallimard, 2014. Bibliothèque de la Pléiade. P. 1331-1332.
Le texte qui s’appelle Des morts a d’abord été publié avec deux autres proses : Deux mères et Couleur de terre (alors intitulé Chemins) dans la revue Europe n° 955-956, novembre-décembre 2008, p. 30-33, qui a consacré un dossier à Philippe Jaccottet.
Des morts
« …Je pourrais écrire une liste de prénoms et de noms comme on en trace sur des monuments de pierre ou de marbre après les guerres : note bien celui-ci, et n’oublie pas, pour être équitable, pour que la liste soit constamment « à jour », et encore celui-ci du mois dernier, et cet autre, du commencement de la semaine, écris plus vite, parce que tout semble s’accélérer, comme quand la pente se fait plus forte, mais quoi de plus beau qu’une cascade, de plus vivant, de plus lumineux quand le soleil la traverse ? Alors que toutes ces chutes dans le noir…
On n’enterre plus guère, aujourd’hui, on brûle ; non pas à la vue de tous comme en Inde et dans une sorte de fête, mais de façon cachée, furtive – il faut surtout ne pas choquer -, cela glisse sans aucun bruit sur des rails invisibles, l’affaire expédiée en quelques minutes et même la vue de la fumée qui ne peut pas s’élever de là épargnée aux survivants. Le plus souvent, des paroles embarrassées, mises ensemble tant bien que mal, des musiques empruntées ajoutent encore leurs ornements en toc, leurs oripeaux inutiles ; comme on tirerait au plus vite un rideau haillonneux dans un théâtre de fortune, sur une pièce ratée.
…Toutes ces chutes dans le noir, les unes après les autres, et pour nous qui vieillissons, de plus en plus fréquentes et de plus en plus proches. Pendant que les verdures s’accroissent encore, comme en chaque mois de mai qu’on aura vécu.
Que signifie avoir vu cela, puis avoir dit, ou écrit, qu’on l’a vu ? Et l’écrire alors que la glissade, serait-elle même presque indolore, continue, et que la pente s’aggrave ; et quand, avant nous, le même mouvement – qui est celui du temps -, les mêmes successions d’épanouissement, d’usure et de disparition, n’avaient produit aucune parole, comme si tout, alors, pendant des millions d’années, s’était produit dans un monde fermé, alors qu’avec nous commencerait, aurait commencé un entrebâillement, tout de même, en fin de compte, prodigieux ? Une espèce de souffrance, mais aussi de joie, une espèce de combat, d’odyssée inimaginables avant cela ; toutes nos histoires, innombrables, à cause d’un regard enfin ouvert et d’une bouche enfin ouverte pour parler de ce qui commence à être vu.
*
(Un seul poème, pour peu qu’on en fût encore capable, suffirait à annuler ce flot de réflexions vagues et sans doute vaines.)
On ne peut pas porter sur ses épaules tout le fardeau de la douleur du monde. Suffit (?) qu’on n’aggrave pas celui des proches et en soulage une petite part quand cela se peut. Suffit (?) qu’on essaie au moins de porter seul le sien. Mais on peut, mais sûrement on doit porter le non-fardeau des moindres éclaircies encore aperçues, le contre-fardeau des lueurs pour les encore vivants.
C’était tout de même très beau, ce temps où l’on allumait quelques cierges, ou ne fût-ce qu’une seule bougie, dans la chambre du mort ou de la morte ; cela ne les ferait pas revenir à la vie, cela ne les accompagnerait peut-être même pas dans l’inconnaissable où ils venaient de glisser, mais c’était comme attester quelque chose en dépit de leur chute, tout à côté d’eux commençant à se décomposer dans leur boîte cadenassée, quelque chose concernant la lumière que rien ne pouvait faire qu’ils ne l’eussent vue aussi luire quelquefois autour d’eux, quand ils marchaient entre deux rangs de trembles et en tant d’autres occasions – dans l’incompréhensible et miraculeux intervalle entre deux nuits pires que des nuits.) »
Buste de Quevedo. León, Parque de Quevedo. Il se trouve près du Convento de San Marcos, aujourd’hui Parador Nacional, où il fut emprisonné.
Soneto enviado desde su Torre de Juan Abad a don José de Salas (Musa, II, 109)
Desde La Torre
Retirado en la paz de estos desiertos, con pocos, pero doctos libros juntos, vivo en conversación con los difuntos y escucho con mis ojos a los muertos.
Si no siempre entendidos, siempre abiertos, o enmiendan, o secundan mis asuntos, y en músicos, callados contrapuntos al sueño de la vida hablan despiertos.
Las grandes almas que la muerte ausenta, de injurias de los años vengadora, libra, ¡ oh gran don Iosef, docta la emprenta.
En fuga irrevocable huye la hora; pero aquélla el mejor cálculo cuenta que en la lección y estudios nos mejora.
Retiré dans la paix des déserts, Je vis avec de doctes et rares livres dans les mains. Je vis en conversation avec des morts. J’écoute les morts avec les yeux.
De La Torre
Dans ces déserts et leur paix retiré, de rares et doctes livres entre les mains, je vis dans le commerce des défunts, et de mes yeux, j’entends les morts parler.
Sinon compris, sans cesse fréquentés, ils amendent ou fécondent mes desseins ; et par muets contrepoints musiciens au songe de la vie parlent éveillés.
L’imprimerie, oh ! Grand Joseph, nous rend les grands esprits effacés par la mort ; elle venge les injures des ans.
L’heure s’enfuit en fuite sans remords mais il faut la marquer d’un caillou blanc celle qui par l’étude rend plus fort.
Les Furies et les Peines 102 sonnets. NRF Poésie/Gallimard n°463. 2010. Traduction Jacques Ancet.
La Torre de Juan Abad, petit village au sud de la Manche, au nord de la Sierra Morena, où Quevedo avait une maison dans laquelle il venait fuir l’agitation de la Cour. C’est de là qu’il envoie ce sonnet à Josef Antonio González de Salas qui fait le commentaire suivant : « Quelques années avant son dernier emprisonnement (décembre 1639), il m’envoya cet excellent sonnet, depuis La Torre » (1637). Quevedo fut emprisonné quatre ans au couvent de San Marcos de Valladolid dans une cellule humide qui ruina sa santé. il était accusé d’écrire des libelles hostiles au gouvernement du comte-duc d’Olivarès, valido et ministre de Felipe IV, après l’avoir longuement soutenu. L’écrivain était aussi intervenu dans la polémique relative au choix d’un saint patron pour l’Espagne. Ses faveurs s’étaient portées vers Saint Jacques de Compostelle au détriment de sainte Thérèse d’Avila. Il sortit de prison diminué en 1644 et mourut en 1645.
Convento de San Marcos (Juan de Orozco iglesia, Martín de Villarreal fachada – Juan de Badajoz el Mozo claustro y sacristía) 1515-1716 (Photo :CFA). Aujourd’hui luxueux Parador National *****. “Entre juillet 1936 y 1940 camp de concentration pour 6700 prisonniers républicains : 791 fusillés, 1563 tués sommairement, 598 sans précision (exécutés, tués sommairement ou morts dans les camps).
De La Torre
Retiré dans la paix de ces doctes retraites, Avec un rare choix de bons livres anciens, Les morts ont avec moi d’infinis entretiens, Et j’écoute des yeux leurs paroles muettes.
Mal compris quelquefois, mais jamais oubliés, Ils donnent à mes soins le blâme ou l’espérance, Et dans des contrepoints d’harmonieux silence Au songe de la vie ils parlent éveillés.
La docte Imprimerie, ô grand Joseph, délivre Les grandes âmes que la mort tient dans la nuit, Et du temps outrageux les venge par le Livre.
Et si l’heure de l’homme, invincible, s’enfuit, Celle qu’un bon calcul persuade et conduit Par l’étude et par la leçon nous fait mieux vivre.
Dans Los nombres de Feliza (Alfaguara, 2025), la biographie romancée de Juan Gabriel Vásquez, un des personnages évoqués est Jorge Gaitán Durán.
Cet écrivain était un célèbre poète et journaliste colombien. Il faisait partie du groupe des Cuadernícolas avec Fernando Charry Lara, Álvaro Mutis, Rogelio Echavarría, Guillermo Payán Archer, Jaime Ibáñez, Maruja Vieira et Fernando Arbeláez.
Il fonda la revue Mito avec l’essayiste Hernando Valencia Goelkel (1928-2004). Entre mai 1955 et juin 1962, ils publièrent 42 numéros. Cette revue eut une grand influence sur la littérature colombienne. Elle publia, entre autres, des auteurs comme Alfonso Reyes, Gabriel García Márquez (Pas de lettre pour le colonel en 1958), Octavio Paz, Jorge Luis Borges, Julio Cortázar, Eduardo Cote Lamus, Carlos Fuentes, Alejandra Pizarnik.
Jorge Gaitán Durán participa au mouvement de la jeunesse colombienne favorable à la candidature du libéral Jorge Eliécer à la présidence de la République. Ce dernier fut assassiné le 9 avril 1948 à Bogotá.
Il voyagea en Europe en 1950 (France, Italie, Espagne, Belgique, Pays-bas, Union Soviétique) et en l’Asie (Chine). Pendant ces voyages, il rencontra Nazim Hikmet, José Manuel Caballero Bonald, Vicente Aleixandre, Mao Tse Toung. Il épousa Dina Moscovici qu’il connut en Italie. Leur fille, Paula, naquit à Paris en novembre 1952. Le couple divorça en 1958. Jorge Gaitán Durán vécut ensuite avec la sculptrice Feliza Bursztyn (1933-1982)
Ses écrits sur Sade en 1955 firent scandale dans son pays : Sade contemporáneo (Diálogo entre un sacerdote y un moribundo) et Monsieur Le Six – Marqués de Sade (préface de Gilbert Lely).
Il publia les œuvres poétiques suivantes :
1946 Insistencia en la tristeza. 1947 Presencia del hombre. 1951 Asombro. 1959 Amantes. 1962 Si mañana despierto (Anthologie)
Le 21 juin 1962, il mourut à 38 ans dans un accident d’avion. Le vol Air France 117 qui reliait Paris à Santiago via Lisbonne, Santa Maria (Açores), Pointe-à-Pitre (Guadeloupe), Bogota et Lima s’écrasa lors de l’atterrissage en Guadeloupe sur le morne du Dos d’Âne à Deshaies. Bilan : 113 morts.
La revue Érudit (Volume 45, numéro 3 (261), septembre 2003, La poesía tiene la palabra) a publié deux poèmes traduits en français de cet auteur.
Se juntan desnudos (Jorge Gaitán Durán)
Dos cuerpos que se juntan desnudos Solos en la ciudad donde habitan los astros Inventan sin reposo al deseo. No se ven cuando se aman, bellos O atroces arden como dos mundos Que una vez cada mil años se cruzan en el cielo. Solo en la palabra, luna inútil, miramos Cómo nuestros cuerpos son cuando se abrazan, Se penetran, escupen, sangran, rocas que se destrozan, Estrellas enemigas, imperios que se afrentan. Se acarician efímeros entre mil soles Que se despedazan, se besan hasta el fondo, Saltan como dos delfines blancos en el día, Pasan como un solo incendio por la noche.
Amantes, 1959.
Unis dans la nudité
Deux corps nus qui s’entrelacent Seuls dans la ville habitée par les astres Sans repos ils inventent le désir. Sans se voir quand ils s’aiment, dans leur beauté Ou dans l’horreur, ils brûlent comme deux mondes Qui traversent le ciel une fois tous les mille ans. Seulement dans le mot, lune inutile, nous voyons Comment sont nos corps lorsqu’ils s’étreignent, Se pénètrent, crachent, saignent, des roches qui se fracassent. Étoiles ennemies, empires qui s’affrontent. Ils se caressent éphémères entre mille soleils Qui se déchirent, s’embrassent jusqu’aux abîmes. Sautent comme des dauphins blancs en plein jour. Ils passent comme un incendie seul au milieu de la nuit.
Amantes (Jorge Gaitan Duran)
Somos como son los que se aman. Al desnudarnos descubrimos dos monstruosos Desconocidos que se estrechan a tientas, Cicatrices con que el rencoroso deseo Señala a los que sin descanso se aman : El tedio, la sospecha que invencible nos ata En su red, como en la falta dos dioses adúlteros. Enamorados como dos locos, Dos astros sanguinarios, dos dinastías Que hambrientas se disputan un reino, Queremos ser justicia, nos acechamos féroces, Nos engañamos, nos inferimos las viles injurias Con que el cielo afrenta a los que se aman. Solo para que mil veces nos incendie El abrazo que en el mundo son los que se aman Mil veces morimos cada dia.
Amantes, 1959.
Amants
Nous sommes comme ceux qui s’aiment. Nous dénudant nous découvrons deux inconnus Monstrueux qui s’étreignent à tâtons. Cicatrices par lesquelles le désir rancunier Révèle ceux qui s’aiment sans repos : L’ennui, le soupçon qui invincible nous attrape Dans son filet, comme dans la faute deux dieux adultères. Amoureux comme deux fous, Deux astres sanguinaires, deux dynasties Qui affamées se disputent un règne, Nous voulons être la justice, nous nous harcelons féroces, Nous nous dupons, nous lançant de viles injures Avec lesquelles le ciel punit ceux qui s’aiment. Seulement pour que mille fois nous enflamme L’étreinte qui dans le monde est à ceux qui s’aiment Mille fois nous mourons chaque jour.
Un grand poète. Prix Nobel de littérature 2020. Souvenir : je l’ai lue essentiellement pendant le confinement. L’original en anglais, une traduction en français et deux versions en espagnol publiées par Pre-Textos et Visor.
Confession(Louise Glück)
To say I’m without fear— It wouldn’t be true. I’m afraid of sickness, humiliation. Like anyone, I have my dreams. But I’ve learned to hide them, To protect myself From fulfillment: all happiness Attracts the Fates’ anger. They are sisters, savages— In the end they have No emotion but envy.
Ararat.Ecco Press, 1990.
Confession
Dire que je suis sans peur – Ce ne serait pas vrai. J’ai peur de la maladie, de l’humiliation. Comme tout le monde, j’ai mes rêves. Mais j’ai appris à les cacher, A me protéger De l’accomplissement : toute félicité Attire la colère de la destinée. Ce sont des sœurs, des sauvages – En fin de compte, elles n’ont D’autre émotion que la jalousie.
Ararat. Traduction : Stéphane Chabrières.
Confesión
Decir que nada temo sería faltar a la verdad. La enfermedad, la humillación, me atemorizan. Tengo sueños, como cualquiera. Pero aprendí a ocultarlos para protegerme de la plenitud: la felicidad atrae a las Furias. Son hermanas, salvajes, que no tienen sentimientos, sólo envidia.
Ararat. Pre-Textos, 2008. Traduction : Abraham Gragera López.
Confesión
Decir que no tengo miedo… sería faltar a la verdad. Temo a la enfermedad, a la humillación. Tengo sueños, como todos. Pero he aprendido a ocultarlos para protegerme de que se cumplan: la felicidad atrae la ira de las Parcas. Son hermanas, salvajes: en el fondo, no tienen más sentimientos que la envidia.
Ararat. Colección Visor de Poesía. 2021. Traduction Andrés Catalán.
Merci à l’enseignante de ma petite-fille S. qui fait apprendre ce poème à ses élèves de CM2.
Demain
Âgé de cent mille ans, j’aurais encor la force De t’attendre, ô demain pressenti par l’espoir. Le temps, vieillard souffrant de multiples entorses, Peut gémir : le matin est neuf, neuf est le soir.
Mais depuis trop de mois nous vivons à la veille, Nous veillons, nous gardons la lumière et le feu, Nous parlons à voix basse et nous tendons l’oreille Á maint bruit vite éteint et perdu comme au jeu.
Or, du fond de la nuit, nous témoignons encore De la splendeur du jour et de tous ses présents. Si nous ne dormons pas c’est pour guetter l’aurore Qui prouvera qu’enfin nous vivons au présent.
État de veille, 1942. in Destinée arbitraire. NRF Poésie/Gallimard n°112. Octobre 1975.
Portrait de W. B. Yeats (John Singer Sargent). 1908. Collection privée.
Nous regardons un peu par hasard une mini-série policière anglaise de Sean Cook, Redemption (2022). C’est aussi un drame familial. Colette Cunningham, enquêtrice au sein de la brigade criminelle de Liverpool, est une femme forte. Elle reçoit un appel inattendu de Dublin. Un corps a été retrouvé. Colette est indiquée comme son parent le plus proche. Elle s’envole pour Dublin afin d’identifier sa fille, Kate, disparue depuis vingt ans. Plein de chagrin et de culpabilité, Colette décide de rester en Irlande pour s’occuper des deux enfants de Kate et de travailler pour la Garda, la police irlandaise. Elle essaie de reconstituer la vérité sur la mort de sa fille. Elle veut résoudre le mystère qui entoure sa mort.
Lors de l’enterrement, Colette lit un poème de W.B. Yeats que sa fille aimait particulièrement :
Au bas des jardins de saules
Au bas des jardins de saules je t’ai rencontrée, mon amour. Tu passais les jardins de saules d’un pied qui est comme neige. Tu me dis de prendre l’amour simplement, ainsi que poussent les feuilles, Mais moi j’étais jeune et fou et je n’ai pas voulu te comprendre.
Dans un champ près de la rivière nous nous sommes tenus, mon amour, Et sur mon épaule penchée tu posas ta main qui est comme neige. Tu me dis de prendre la vie simplement, comme l’herbe pousse sur la levée, Mais moi j’étais jeune et fou et depuis lors je te pleure.
Quarante-cinq poèmes suivis de La Résurrection présentés et traduits par Yves Bonnefoy. Hermann, 1989. NRF Poésie/Gallimard n°273, 2004.
Down by the salley gardens
Down by the salley gardens my love and I did meet ; She passed the salley gardens with little snow-white feet. She bid me take love easy, as the leaves grow on the tree ; But I, being young and foolish, with her would not agree.
In a field by the river my love and I did stand, And on my leaning shoulder she laid her snow-white hand. She bid me take life easy, as the grass grows on the weirs ; But I was young and foolish, and now am full of tears.
Malaga commémore le centenaire de l’imprimerie Sur, fondée en octobre 1925 par le poète Emilio Prados (1899-1962). Il collabora avec Manuel Altolaguirre (1905-1959) et plus tard brièvement avec José María Hinojosa (1904-1936).
Du 6 mars au 23 mai 2025, une exposition célèbre ce centenaire au centre culturel María Victoria Atencia de Malaga (Calle Ollerías, 34) : Imprenta Sur (1925-2025). Cien años, Cien objetos. Le commissaire de l’exposition est Rafael Inglada.
Jardin vertical. Place Pepe Mena. Malaga.
On peut voir dans deux salles des dessins, des photographies, des machines d’imprimerie d’époque, des objets personnels et bien sûr des éditions de Sur et de Litoral. Cette mythique revue fut remplacée en 1937, après l’occupation de la ville par les troupes franquistes, par Dardo.
Des œuvres d’Emilio Prados (Tiempo), Federico García Lorca (Canciones), Luis Cernuda (Perfil del aire) Rafael Alberti, Juan Gris ou Pablo Picasso furent imprimées là. Dans la revue Litoral, créée une année plus tard, en 1926, publièrent entre autres Juan Ramón Jiménez, Jorge Guillén, José Bergamín, Gerardo Diego, Federico García Lorca, Rafael Alberti, Luis Cernuda, Vicente Aleixandre, Salvador Dalí, Juan Gris, Manuel de Falla. Le peintre María Ángeles Ortiz conçut la première page de cette magnifique revue. Son poisson devint un des symboles de la Génération de 1927.
Premier numéro de la revue Litoral. 1926. Dessin de María Ángeles Ortiz.
L’imprimerie s’ installa d’abord Calle Tomás Heredia, n°24, puis Calle de San Lorenzo, n°12.
Manuel Altolaguirre l’évoqua ainsi : « …Nuestra imprenta tenía forma de barco, con sus barandas, salvavidas, faroles, vigas de azul y blanco, cartas marítimas, cajas de galletas y vino para los naufragios. Era una imprenta llena de aprendices, uno manco, aprendices como grumetes, que llenaban de alegría el pequeño taller, que tenía flores, cuadros de Picasso, música de don Manuel de Falla, libros de Juan Ramón Jiménez en los estantes. Imprenta alegre como un circo […]. Entre otras cosas, teníamos en un rincón una escafandra de buzo y en la vitrina una mano de madera articulada, de las que sirven para agrandar los guantes. Son recuerdos prosaicos. Pero la imprenta era un verdadero rincón de poesía. Con muy pocas máquinas, con muchos sillones, con más conversación que trabajo, casi siempre desinteresado, artístico, porque Emilio era y es el hombre más generoso del mundo. »
Antigua Imprenta Sur. Málaga.
L’imprimerie Sur fonctionne toujours grâce à une famille d’imprimeurs, les Andrade, bien qu’elle ait connu de nombreuses vicissitudes. Elle est gérée depuis 2000 par le Centro Generación del 27 de la Diputación de Málaga. De même, la revue Litoral a pu réapparaître à Torremolinos en 1968 grâce à José María Amado et à la société Revista Litoral, S.A. Son directeur actuel est le peintre Lorenzo Saval Prados et sa directrice adjointe María José Amado, son épouse.
Revista Litoral. S.A. Ediciones Litoral. Urbanización La Roca, Local 8. 29620 Torremolinos Málaga. litoral@edicioneslitoral.com [+34] 952 388 257
Je n’ai jamais rougi, même devant les jeunes écrivains de mon siècle, de mon admiration pour Buffon ; mais aujourd’hui ce n’est pas l’âme de ce peintre de la nature pompeuse que j’appellerai à mon aide. Non. Bien plus volontiers je m’adresserais à Sterne, et je lui dirais : « Descends du ciel, ou monte vers moi des champs Élyséens, pour m’inspirer en faveur des bons chiens, des pauvres chiens, un chant digne de toi, sentimental farceur, farceur incomparable ; reviens à califourchon sur ce fameux âne qui t’accompagne toujours dans la mémoire de la postérité ; et surtout que cet âne n’oublie pas de porter, délicatement suspendu entre ses lèvres, son immortel macaron ! » Arrière la Muse académique ! Je n’ai que faire de cette vieille bégueule. J’invoque la Muse familière, la citadine, la vivante, pour qu’elle m’aide à chanter les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés, ceux-là que chacun écarte, comme pestiférés et pouilleux, excepté le pauvre dont ils sont les associés, et le poète qui les regarde d’un œil fraternel. Fi du chien bellâtre, de ce fat quadrupède, danois, king-charles, carlin ou gredin, si enchanté de lui-même qu’il s’élance indiscrètement dans les jambes ou sur les genoux du visiteur, comme s’il était sûr de plaire, turbulent comme un enfant, sot comme une lorette, quelquefois hargneux et insolent comme un domestique ! Fi surtout de ces serpents à quatre pattes, frissonnants et désœuvrés, qu’on nomme levrettes, et qui ne logent même pas dans leur museau pointu assez de flair pour suivre la piste d’un ami, ni dans leur tête aplatie assez d’intelligence pour jouer au domino ! À la niche, tous ces fatigants parasites ! Qu’ils retournent à leur niche soyeuse et capitonnée ! Je chante le chien crotté, le chien pauvre, le chien sans domicile, le chien flâneur, le chien saltimbanque, le chien dont l’instinct, comme celui du pauvre, du bohémien et de l’histrion, est merveilleusement aiguillonné par la nécessité, cette si bonne mère, cette vraie patronne des intelligences ! Je chante les chiens calamiteux, soit ceux qui errent, solitaires, dans les ravines sinueuses des immenses villes, soit ceux qui ont dit à l’homme abandonné, avec des yeux clignotants et spirituels : « Prends-moi avec toi, et de nos deux misères nous ferons peut-être une espèce de bonheur ! » « Où vont les chiens » disait autrefois Nestor Roqueplan dans un immortel feuilleton qu’il a sans doute oublié, et dont moi seul, et Sainte-Beuve peut-être, nous nous souvenons encore aujourd’hui. Où vont les chiens, dites-vous, hommes peu attentifs ? Ils vont à leurs affaires. Rendez-vous d’affaires, rendez-vous d’amour. À travers la brume, à travers la neige, à travers la crotte, sous la canicule mordante, sous la pluie ruisselante, ils vont, ils viennent, ils trottent, ils passent sous les voitures, excités par les puces, la passion, le besoin ou le devoir. Comme nous, ils se sont levés de bon matin, et ils cherchent leur vie ou courent à leurs plaisirs. Il y en a qui couchent dans une ruine de la banlieue et qui viennent, chaque jour, à heure fixe, réclamer la sportule à la porte d’une cuisine du Palais-Royal ; d’autres qui accourent, par troupes, de plus de cinq lieues, pour partager le repas que leur a préparé la charité de certaines pucelles sexagénaires, dont le cœur inoccupé s’est donné aux bêtes, parce que les hommes imbéciles n’en veulent plus. D’autres qui, comme des nègres marrons, affolés d’amour, quittent, à de certains jours, leur département pour venir à la ville, gambader, pendant une heure, autour d’une belle chienne, un peu négligée dans sa toilette, mais fière et reconnaissante. Et ils sont tous très exacts, sans carnets, sans notes et sans portefeuilles. Connaissez-vous la paresseuse Belgique, et avez-vous admiré comme moi tous ces chiens vigoureux attelés à la charrette du boucher, de la laitière ou du boulanger, et qui témoignent, par leurs aboiements triomphants, du plaisir orgueilleux qu’ils éprouvent à rivaliser avec les chevaux ? En voici deux qui appartiennent à un ordre encore plus civilisé ! Permettez-moi de vous introduire dans la chambre du saltimbanque absent. Un lit, en bois peint, sans rideaux, des couvertures traînantes et souillées de punaises, deux chaises de paille, un poêle de fonte, un ou deux instruments de musique détraqués, oh ! le triste mobilier ! Mais regardez, je vous prie, ces deux personnages intelligents, habillés de vêtements à la fois éraillés et somptueux, coiffés comme des troubadours ou des militaires, qui surveillent, avec une attention de sorciers l’œuvre sans nom qui mitonne sur le poêle allumé, et au centre de laquelle une longue cuiller de bois se dresse, plantée comme un de ces mâts aériens qui annoncent que la maçonnerie est achevée. N’est-il pas juste que de si zélés comédiens ne se mettent pas en route sans avoir lesté leur estomac d’une soupe puissante et solide ? Et ne pardonnerez-vous pas un peu de sensualité à ces pauvres diables qui ont à affronter tout le jour l’indifférence du public et les injustices d’un directeur qui se fait la grosse part et mange à lui seul plus de soupe que quatre comédiens ? Que de fois j’ai contemplé, souriant et attendri, tous ces philosophes à quatre pattes, esclaves complaisants, soumis ou dévoués, que le dictionnaire républicain pourrait aussi bien qualifier d’officieux, si la république trop occupée du bonheur des hommes, avait le temps de ménager l’honneur des chiens. Et que de fois j’ai pensé qu’il y avait peut-être quelque part (qui sait, après tout ?), pour récompenser tant de courage, tant de patience et de labeur, un paradis spécial pour les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés et désolés. Swedenborg affirme bien qu’il y en a un pour les Hollandais et un pour les Turcs ! Les Bergers de Virgile et de Théocrite attendaient, pour prix de leur chant alterné, un bon fromage, une flûte du meilleur faiseur, ou une chèvre aux mamelles gonflées. Le poète qui a chanté les pauvres chiens a reçu pour récompense un beau gilet, d’une couleur, à la fois riche et fanée, qui fait penser aux soleils d’automne, à la beauté des femmes mûres et aux étés de la Saint-Martin. Aucun de ceux qui étaient présents dans la taverne de la rue Villa-Hermosa n’oubliera avec quelle pétulance le peintre s’est dépouillé de son gilet en faveur du poète, tant il a bien compris qu’il était bon et honnête de chanter les pauvres chiens. Tel un magnifique tyran italien, du bon temps, offrait au divin Arétin soit une dague enrichie de pierreries, soit un manteau de cour, en échange d’un précieux sonnet ou d’un curieux poème satirique. Et toutes les fois que le poète endosse le gilet du peintre, il est contraint de penser aux bons chiens, aux chiens philosophes, aux étés de la Saint-Martin et à la beauté des femmes très mûres.
Le Spleen de Paris, 1869.
Paris. Cimetière du Montparnasse. Cénotaphe de Baudelaire (José de Charmoy) 1902.
” Les bons chiens est un hommage au peintre animalier Joseph Stevens (1816-1892), frère du marchand d’art Arthur Stevens et du peintre de genre Alfred Stevens. Baudelaire a fréquenté les trois frères durant son séjour en Belgique (avril 1864-juin 1866). Il a vu des peintures de Joseph Stevens et des ” chiens habillés ” dans la collection Crabbe. (…)
L‘Indépendance belge du 21 juin 1865 révèle que Joseph Stevens avait offert son gilet à Baudelaire ” sous la condition qu’il écrirait quelque chose sur les chiens des pauvres “.
(Baudelaire, Oeuvres complètes II. Bibliothèque de la Pléiade. NRF. 2024. Notices, notes et variantes. Page 1586.)