Nous avons vu récemment au Musée d’Orsay l’exposition Harriet Backer La musique des couleurs. Elle est visible du 24 septembre 2024 au 12 janvier 2025.
Méconnue en dehors de son pays, Harriet Backer (1845-1932) a été la peintre la plus célèbre en Norvège à la fin du XIXe siècle. À une époque où les femmes n’étaient pas considérées là-bas comme des citoyennes à part entière, elle est devenue une figure importante de la scène artistique de son époque. Pour parfaire sa formation, elle s’est rendue à Munich et à Paris.
L’exposition présente aussi d’autres artistes femmes scandinaves, également formées à travers l’Europe et qui partageaient ses engagements féministes.
Les grands thèmes cette artiste sont les suivants : les intérieurs rustiques, les peintures d’églises traditionnelles norvégiennes, les paysages et les natures mortes. Une large place est laissée aux représentations de scènes musicales. Nombre de ses proches étaient en effet des musiciens reconnus.
Le travail du Musée d’Orsay est remarquable car il propose, en plus de grandes expositions de peintres célèbres (par exemple du 08 octobre 2024 au 19 janvier 2025 Caillebotte Peindre les hommes), des découvertes d’ artistes moins connus mais importants pour comprendre les grandes évolutions de l’art de la seconde moitié du XIXe siècle.
Un tableau a attiré particulièrement mon attention. Il s’agit de Relevailles, sacristie de l’église de Tatum. 1892. Bergen, KODE Bergen Art Museum.
Les relevailles étaient une cérémonie de l’Église catholique qui avait pour but de réintégrer une jeune mère ayant accouché, n’ayant pu se rendre à l’église pendant sa période de quarantaine, dans le cercle des fidèles et auprès de Dieu. La première mention de ce rituel se trouve dans l’Ancien Testament. Il y est dit qu’à partir de la naissance de son enfant, la mère doit s’éloigner des lieux de culte et ne peut assister aux cérémonies religieuses à cause de son impureté. Dans de nombreuses régions de France, entre interdits et regards peu complaisants, l’accouchement et la messe des relevailles étaient attendus avec hâte. En effet, si la quarantaine était facilement respectée par les plus riches, elle ne l’était pas pour les plus pauvres, notamment dans les milieux ruraux où il y avait un grand besoin de main-d’œuvre. La cérémonie des relevailles a été officiellement abolie en Norvège dès le XVIIIe siècle, mais elle était encore souvent pratiquée à la fin du XIXe siècle, certainement en raison des inquiétudes liées à la mortalité encore très élevée chez les nourrissons et les jeunes mères.
Francisco de Goya a peint aussi entre 1808 et 1812 La misa de parida (La Messe des relevailles). Ce tableau est conservé au Musée des Beaux-Arts d’Agen depuis 1900. Il représente l’intérieur d’une église pendant la messe. Une jeune mère en train d’être purifiée se trouve à genoux près d’un grand cierge derrière le prêtre, lequel est tourné vers l’autel et un crucifix.
Belle exposition au Musée Zadkine (100 bis, rue d’Assas 75006 Paris) : Modigliani / Zadkine Une amitié interrompue. (14 novembre 2024 – 30 mars 2025)
Cette exposition s’intéresse à l’amitié artistique qui unit le sculpteur Ossip Zadkine (1888-1967) au peintre Amedeo Modigliani (1884-1920).
” À travers près de 90 œuvres, peintures, dessins, sculptures mais également documents et photographies d’époque, elle propose de suivre les parcours croisés de Modigliani et Zadkine, dans le contexte mouvementé et fécond du Montparnasse des années 1910 à 1920. Bénéficiant de prêts exceptionnels de grandes institutions – le Centre Pompidou, le musée de l’Orangerie, les musées de Milan, Rouen et Dijon – ainsi que de prêteurs privés, le parcours fait se confronter, comme au temps de leurs débuts artistiques, deux artistes majeurs des avant-gardes, et permet de renouer les fils d’une amitié interrompue. »
Modigliani est arrivé à Paris en 1906, Zadkine en 1909. Ce dernier rencontre le peintre italien en 1913. Leur rencontre se fait sous le signe de la sculpture. Modigliani s’adonne à elle depuis sa rencontre avec Constantin Brâncuși (1876-1957) en 1909. Il l’abandonne vers 1914 du fait notamment de ses problèmes pulmonaires.
La guerre met un terme à l’amitié entre Modigliani et Zadkine. Lors de la mobilisation d’août 1914, le premier veut s’engager, mais sa mauvaise santé empêche son incorporation. Le second participe au sein de la Légion étrangère à la guerreen 1916 et 1917. Il est affecté à une ambulance russe en Champagne. Il est gazé à la fin du mois de novembre, puis évacué et hospitalisé. Il est réformé en octobre 1917. Tous deux se croisent à nouveau brièvement vers 1918. Modigliani meurt prématurément d’une méningite tuberculeuse le 24 janvier 1920. Rapidement, il devient un mythe. Il incarne l’artiste maudit des années folles, abîmé par l’alcool, la drogue et les liaisons orageuses pour noyer son mal-être et son infortune.
Ossip Zadkine lui aura une longue et fructueuse carrière de sculpteur jusqu’à sa mort à Neuilly-sur-Seine le 25 novembre 1967.
Dans l’atelier de Zadkine, à la fin de l’exposition, mon attention a été attirée par l’évocation d’Anna Akhmatova (Odessa, 1889 – Moscou) (nom de naissance : Anna Andreïevna Gorenko .
” Issue d’une famille de lettrés de Tsarkoïe Selo (actuelle ville de Pouchkine) où elle apprend le français, Anna Andreïevna Gorenko écrit des poèmes depuis l’enfance. Toutefois, son père craignant pour la réputation de la famille, elle est obligée de publier sous le pseudonyme d’Anna « Akhmatova ». Elle commence en parallèle des études de droit à Kiev, et y rencontre le poète russe Nikolaï Goumilev, qu’elle épouse en 1910. Le jeune couple part célébrer ses noces à Paris, mais Nikolaï, avide de voyages, délaisse rapidement Anna pour l’Afrique. La poétesse en profite pour voyager seule dans le nord de l’Italie et à Paris. C’est à cette occasion qu’elle rencontre Amadeo Modigliani. Ils partagent leur amour mutuel pour Baudelaire ou encore Mallarmé, et visitent ensemble le Louvre. Le peintre est fasciné, si bien qu’il la portraiture seize fois – malheureusement un seul de ces portraits fut rescapé de la révolution bolchévique. Modigliani réalise aussi quelques dessins d’elle, de mémoire après son départ pour Saint-Petersbourg. Anna Akhmatova y fonde en 1912 le mouvement de l’Acméisme avec Goumilev rentré de voyage et Ossip Mandelstam. Il s’agit d’un courant littéraire qui rompt avec le symbolisme et recherche davantage de concision dans la langue. Elle publie la même année son premier recueil, Le Soir, grand succès qui inspira d’autres femmes à écrire de la poésie. (1) En 1918, elle divorce de Goumilev et rejoint l’historien et critique d’art Nikolaï Pounine avec qui elle vit jusqu’en 1938. Dès 1922, et ce pendant trente ans, son œuvre est interdite de publication par le régime bolchévique qui l’accuse d’incarner la « littérature de la noblesse et des propriétaires fonciers », mais se oeuvres continuent de circuler illégalement. Malgré la terreur stalinienne et la perte de nombreux proches dont Goumilev et Pounine, Anna Akhmatova refusa toujours d’émigrer, ce qu’elle considérait comme de la trahison envers sa culture. Á la mort de Staline, son œuvre est lentement réhabilité, jusqu’à être nommée deux fois pour le Prix Nobel de littérature en 1965 et 1966. C’est aussi à cette période qu’elle rédige ses mémoires, et y relate sa rencontre avec Modigliani. “
(1) Elle aurait ainsi déclaré : « J’ai appris à nos femmes comment parler, mais je ne sais comment les faire taire. »
Ribera Ténèbres et lumière. Paris, Petit Palais. Du 5 novembre 2024 au 23 février 2025.
« Le Petit Palais présente la première rétrospective française jamais consacrée à Jusepe de Ribera (1591-1652), peintre d’origine espagnole qui fit toute sa carrière en Italie, qualifié comme l’héritier terrible du Caravage.
Pour Ribera, toute peinture – qu’il s’agisse d’un mendiant, d’un philosophe ou d’une Pietà – procède de la réalité, qu’il transpose dans son propre langage. La gestuelle est théâtrale, les coloris noirs ou flamboyants, le réalisme cru et le clair-obscur dramatique. Avec une même acuité, il traduit la dignité du quotidien aussi bien que des scènes de torture bouleversantes. Ce ténébrisme extrême lui valut au XIXe siècle une immense notoriété, de Baudelaire à Manet.
Avec plus d’une centaine de peintures, dessins et estampes venus du monde entier, l’exposition retrace pour la première fois l’ensemble de la carrière de Ribera : les intenses années romaines, redécouvertes depuis peu, et l’ambitieuse période napolitaine, à l’origine d’une ascension fulgurante. Il en ressort une évidence : Ribera s’impose comme l’un des interprètes les plus précoces et les plus audacieux de la révolution caravagesque, et au-delà comme l’un des principaux artistes de l’âge baroque. »
On sait que le peintre, fils de cordonnier, est né à Xátiva (Játiva), près de Valence, le 12 janvier 1591. On le surnomme lo Spagnoletto (« l’Espagnolet ») à cause de sa petite taille. On ne sait rien de sa formation. Il a dû arriver à Rome vers 1605-1606. Il séjourne quelques mois à Parme en 1611, puis à Rome en 1613. Il voit la peinture de Guido Reni, d’Annibale Carracci et surtout du Caravage.
Il s’installe définitivement à Naples au cours de l’été 1616 et épouse la même année Caterina Azzolino, fille d’un peintre renommé, Bernardino Azzolino. Il reçoit le soutien du duc d’Osuna (Pedro Téllez-Girón y Velasco) (1574-1624), vice-roi du royaume de Naples de 1616 à 1620, puis de ses successeurs.
On peut dire qu’il n’a jamais connu Le Caravage. Quand celui-ci s’est enfui après l’assassinat de Ranuccio Tomassoni le 28 mai 1606, Rivera avait tout juste 15 ans. Le Caravage allait mourir 4 ans plus tard le 18 juillet 1610 à Porto Ercole. Pourtant l’influence de celui-ci sur Ribera est très grande.
Il acquiert une grande réputation en Italie, mais aussi en Espagne. Il peut rencontrer de nombreux artistes de passage, notamment Diego Velázquez qui lui achète plusieurs toiles pour le roi d’Espagne Philippe IV en 1629, puis, à nouveau en 1649, pour le palais de l’Escurial.
Il est mort à Naples le 2 septembre 1652. C’est aussi un grand dessinateur et un grand graveur.
Le Musée du Prado à Madrid prévoit de mieux mettre en valeur à partir du printemps 2025 les dessins et gravures qu’il possède.
En France, sa peinture est très appréciée au XIXe siècle par Manet, Baudelaire et Théophile Gautier… ” C’est une furie de pinceau, une sauvagerie de touche, une ébriété de sang dont on n’ a pas idée. ” (Théophile Gautier, Collection de tableaux espagnols. La Presse 24 septembre 1837).
Ribeira (Théophile Gautier)
Il est des cœurs épris du triste amour du laid. Tu fus un de ceux-là, peintre à la rude brosse Que Naples a salué du nom d’Espagnolet.
Rien ne put amollir ton âpreté féroce, Et le splendide azur du ciel italien N’a laissé nul reflet dans ta peinture atroce.
Chez toi, l’on voit toujours le noir Valencien, Paysan hasardeux, mendiant équivoque, More que le baptême à peine a fait chrétien.
Comme un autre le beau, tu cherches ce qui choque : Les martyrs, les bourreaux, les gitanos, les gueux Étalant un ulcère à côté d’une loque ;
Les vieux au chef branlant, au cuir jaune et rugueux, Versant sur quelque Bible un flot de barbe grise, Voilà ce qui convient à ton pinceau fougueux.
Tu ne dédaignes rien de ce que l’on méprise ; Nul haillon, Ribeira, par toi n’est rebuté : Le vrai, toujours le vrai, c’est ta seule devise !
Et tu sais revêtir d’une étrange beauté Ces trois monstres abjects, effroi de l’art antique, La Douleur, la Misère et la Caducité.
Pour toi, pas d’Apollon, pas de Vénus pudique ; Tu n’admets pas un seul de ces beaux rêves blancs Taillés dans le paros ou dans le pentélique.
Il te faut des sujets sombres et violents Où l’ange des douleurs vide ses noirs calices, Où la hache s’émousse aux billots ruisselants.
Tu sembles enivré par le vin des supplices, Comme un César romain dans sa pourpre insulté, Ou comme un victimaire après vingt sacrifices.
Avec quelle furie et quelle volupté Tu retournes la peau du martyr qu’on écorche, Pour nous en faire voir l’envers ensanglanté !
Aux pieds des patients comme tu mets la torche ! Dans le flanc de Caton comme tu fais crier La plaie, affreuse bouche ouverte comme un porche !
D’où te vient, Ribeira, cet instinct meurtrier ? Quelle dent t’a mordu, qui te donne la rage, Pour tordre ainsi l’espèce humaine et la broyer ?
Que t’a donc fait le monde, et, dans tout ce carnage, Quel ennemi secret de tes coups poursuis-tu ? Pour tant de sang versé quel était donc l’outrage ?
Ce martyr, c’est le corps d’un rival abattu ; Et ce n’est pas toujours au cœur de Prométhée Que fouille l’aigle fauve avec son bec pointu.
De quelle ambition du ciel précipitée, De quel espoir traîné par des coursiers sans frein, Ton âme de démon était-elle agitée ?
Qu’avais-tu donc perdu pour être si chagrin ? De quels amours tournés se composaient tes haines, Et qui jalousais-tu, toi, peintre souverain ?
Les plus grands cœurs, hélas ! ont les plus grandes peines ; Dans la coupe profonde il tient plus de douleurs ; Le ciel se venge ainsi sur les gloires humaines.
Un jour, las de l’horrible et des noires couleurs, Tu voulus peindre aussi des corps blancs comme neige, Des anges souriants, des oiseaux et des fleurs,
Des nymphes dans les bois que le satyre assiège, Des amours endormis sur un sein frémissant, Et tous ces frais motifs chers au moelleux Corrège ;
Mais tu ne sus trouver que du rouge de sang, Et quand du haut des cieux apportant l’auréole, Sur le front de tes saints l’ange de Dieu descend,
J’écoute en podcast Le Book Club de Marie Richeux sur France Culture. Elle nous fait découvrir la bibliothèque de personnalités diverses. (Grande invention les podcasts !). Il s’agit ici de la bibliothèque de l’historien de l’art et philosophe Georges Didi-Huberman. Il nous fait suivre la présence des anges dans les pages de Walter Benjamin, Franz Kafka, Charles Baudelaire et D.H. Lawrence. Vers la fin de l’émission, il lit le poème Réversibilité.
Réversibilité (Charles Baudelaire)
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse, La honte, les remords, les sanglots, les ennuis, Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits Qui compriment le coeur comme un papier qu’on froisse ? Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse ?
Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine, Les poings crispés dans l’ombre et les larmes de fiel, Quand la Vengeance bat son infernal rappel, Et de nos facultés se fait le capitaine ? Ange plein de bonté connaissez-vous la haine ?
Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres, Qui, le long des grands murs de l’hospice blafard, Comme des exilés, s’en vont d’un pied traînard, Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ? Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ?
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides, Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment De lire la secrète horreur du dévouement Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avide ? Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ?
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières, David mourant aurait demandé la santé Aux émanations de ton corps enchanté ! Mais de toi je n’implore, ange, que tes prières, Ange plein de bonheur, de joie et de lumières !
Les Fleurs du mal, 1857.
” Baudelaire avait adressé ce poème, anonymement, le 3 mai 1853, à Mme Sabatier. il lui fait cet envoi de Versailles, où il se trouve alors, avec Philoxène Boyer… Baudelaire a donné comme titre à ce poème un terme emprunté au lexique théologique de Joseph de Maistre. ” (Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade I. Notes.)
Georges Didi-Huberman : “Le titre de ce poème Réversibilité, c’est un mot philosophique, c’est un mot qui nous dit que dans tout désir et dans tout espoir, il y a une inquiétude et une angoisse. Réversibilité, c’est ce mélange. Freud avait ce terme extrêmement fort en disant ce sentiment d’inquiétante étrangeté qu’on a quand on se sent très mal à l’aise. Par exemple, quand on est dans un endroit dont on se dit, qu’on a déjà été là quelque part, c’est-à-dire qu’il y a une familiarité, mais c’est extrêmement angoissant. Freud dit très bien que tout ça, c’est lié à l’angoisse infantile, l’angoisse des enfants.”
La semaine dernière, j’ai découvert à Beaubourg les oeuvres de Bang Hai Ja, peintre que je ne connaissais pas.
Le Centre Pompidou présente en effet jusqu’au 9 mars 2025 au Niveau 5 (salles 39 et 40) un ensemble de peintures de cette artiste coréenne (Séoul, 1937-Aubenas, 2022). La majeure partie est récemment entrée dans la collection grâce à une donation de sa famille. On peut y voir aussi deux vitrines d’archives et un film documentaire. Bang Hai Ja était une figure singulière dans l’histoire de l’art qui relie la Corée et la France. Elle avait épousé un Français. Elle partageait sa vie entre Paris (où elle s’était installée dès 1961), Séoul et Ajoux en Ardèche. Abstraite, spirituelle, riche des deux cultures auxquelles elle puise (papier traditionnel hanji, pigments naturels…), son œuvre elle-même semble suspendue entre deux mondes. Dans un premier temps, elle s’inscrit dans le courant parisien de l’abstraction gestuelle. mais, elle développe dans son art une dimension spirituelle. L’art doit servir, en particulier dans sa manière de représenter la lumière, à élever l’humanité.
La Galerie Guillaume (32 rue de Penthièvre, 75008) représente l’artiste depuis près de vingt ans en France. Elle avait présentél’exposition Bang Hai Ja, une vie de lumière du 19 juin au 25 juillet 2024. Une nouvelle exposition est visible dans cette galerie jusqu’au 28 septembre 2024 : Hommage à Bang Hai Ja : nouvel accrochage. Elle est accompagnée de photographies de Catherine Chouard et de peintures de Beah Shin. Ouverture du mardi au samedi, de 14h à 19h. Pierre Cabanne, Pierre Courthion, Charles Juliet, Gilbert Lascault, André Sauge, entre autres, ont écrit sur l’oeuvre de l’artiste coréenne.
Après vingt-trois ans de fermeture et sept ans de travaux , le trésor de la cathédrale de Chartres a rouvert dans la chapelle Saint-Piat le samedi 21 septembre 2024 à l’occasion des Journées européennes du patrimoine. Le public a pu découvrir un nouveau circuit.
Bang Hai Ja a conçu quatre vitraux pour la salle capitulaire de la chapelle Saint-Piat. Les panneaux précédents n’étaient pas décorés. Á présent, chaque panneau losangé, monté par les ateliers Glasmalerei Peters de Paderborn (Allemagne), est serti d’un cercle de vie aux nuances d’or et d’orange, pulsant différemment à chaque traversée des rayons du soleil. On les découvre après une descente d’escalier en colimaçon, éclairé de minuscules fenêtres grillagées.
Bang Hai Ja avait choisi le thème de la lumière, de l’amour et de la paix pour ses quatre verrières. Elle se souvenait ainsi de sa première impression, à la vue de la cathédrale : « Quand j’étais étudiante aux Beaux-Arts, à Paris, dans les années soixante, j’ai fait le pèlerinage de Chartres. J’ai ressenti un choc et de la joie quand j’ai découvert les vitraux. Dans ce monde violent, je crois que les gens ont soif de beau, de joie et de paix. »
Nous avons vu il y a quelques semaines au Musée d’art moderne de Paris l’exposition Présences arabes. Art moderne et décolonisation. Paris 1908-1988. (Du 5 avril au 25 août 2024)
” Le Musée d’Art Moderne de Paris propose de redécouvrir la diversité des modernités arabes au 20ème siècle et de renouveler le regard historique sur des scènes artistiques encore peu connues en Europe. À travers une sélection de plus de 200 œuvres, pour la plupart jamais exposées en France, l’exposition Présences arabes – Art moderne et décolonisation – Paris 1908-1988 met en lumière la relation des artistes arabes avec Paris, tout au long du 20ème siècle. ”
Ce sont surtout les oeuvres de Baya qui ont retenu mon attention. Je connaissais très mal cette artiste malgré l’ exposition Baya, Femmes en leur jardin, qui lui a été consacrée à l’Institut du monde arabe du 8 novembre 2022 au 26 mars 2023, puis au Centre de la Vieille Charité à Marseille du 11 mai au 24 septembre 2023.
J’ai lu le récit d’Alice Kaplan, écrivaine et historienne, spécialiste d’Albert Camus, Baya ou le grand vernissage (Parution : 02/05/2024. Marseille, Le Bruit du Monde). ” Dans ce récit, Alice Kaplan dévoile les rouages du destin extraordinaire de Baya : vouée au statut de bonne à tout faire dans l’Algérie coloniale, l’adolescente sera propulsée au rang de célébrité ; toujours inattendue, éblouissante, elle inspire aujourd’hui encore de nombreux artistes. ” (quatrième de couverture)
Baya, de son vrai nom Fatima Haddad, est née en 1931 près de Bordj-El-Kiffan (anciennement Fort-de-l’Eau) en Algérie.
Son père, Mohammed Haddad Ben Ali meurt dans un accident en 1937. Sa mère, Bahia Abdi, se remarie avec un commerçant kabyle, mais elle meurt en couches en 1940. La peintre va adopter le nom de sa mère, Baya, comme nom d’artiste.
Orpheline, elle est confiée avec son frère Ali à sa grand-mère. Ils vivent dans le douar Sidi M’Hamed avec un oncle dans une maison surpeuplée au sol en terre battue. Ils trouvent du travail dans la ferme florale d’Henri et Simone Farges. La jeune fille fait la connaissance de Marguerite Caminat (1903-1987), sœur de Simone. Peintre et documentaliste, elle a quitté Toulon avec son mari pour fuir la guerre et vivre chez sa sœur. En octobre ou novembre 1943, elle emmène l’adolescente chez elle à Alger.
Marguerite Caminat l’encourage à s’exprimer par la gouache et le modelage. Elle engage une institutrice à domicile pour lui apprendre à lire et à écrire. Cette femme cultivée est reçue dans le milieu artistique algérois. Elle fait constater en 1947 les traces de mauvais traitements que Baya subit de la part de son oncle, violent et alcoolique, quand elle séjourne chez sa grand-mère. En février le juge (cadi) des orphelins d’Alger lui confie la tutelle de Baya, jusqu’à sa majorité.
Le peintre et sculpteur Jean Peyrissac (1895-1974), ami de Marguerite Caminat, la remarque et la présente à Aimé Maeght, de passage à Alger.
L’ exposition Baya a lieu à Paris le 21 novembre 1947 à la galerie Maeght, 13 rue de Téhéran. Elle présente 149 aquarelles et 10 figurines en terre cuite. La revue de la galerie Derrière le Miroir lui consacre son sixième numéro avec des textes d’André Breton, Jean Peyrissac et Émile Dermenghem. Albert Camus, François Mauriac, Christian Bérard, Georges Braque et Henri Matisse assistent au vernissage. C’est un vrai succès.
Deux mois plus tard, Baya présente trois sculptures à l’Exposition internationale du Surréalisme, galerie Maeght. En février 1948, la rédactrice en chef de Vogue, Edmonde Charles-Roux, lui consacre une double-page avec photos. Enfin à l’été 1948, Baya découvre l’atelier Madoura à Vallauris où travaille Picasso qu’elle rencontre. Jean Dubuffet, qui séjourne plusieurs fois en Algérie à El-Goléa, rend visite à Baya, souhaitant l’inclure dans le courant de l’Art brut.
Le poète Jean Sénac, admirateur de Baya, lui demande d’illustrer des poèmes pour sa revue Soleil en avril 1950.
Á sa majorité, en 1952, Baya est placée par le cadi Chanderli d’Alger, son tuteur légal, à Blida dans la famille d’Ould Rouis Boualem, un enseignant d’arabe au lycée franco-musulman. En 1953, elle devient la seconde épouse du musicien arabo-andalou, El Hadj Mahfoud Mahieddine (1903-1979). Elle a 22 ans, lui 52. Il est déjà le père de huit enfants. Il ne divorce de sa première femme qu’en 1958. Entre 1952 et 1962, Baya ne peint plus. Elle se consacre à sa vie d’épouse et a six enfants entre 1955 et 1970.
Après un long silence, elle renoue en 1963 avec Marguerite Caminat. Mireille Farges, la nièce de Marguerite, a épousé Jean de Maisonseul (1912-1999), ami d’Albert Camus. Après l’Indépendance, il est devenu le directeur du Musée national des Beaux-Arts d’Alger. Il acquiert chez Maeght des peintures de Baya qui rejoignent la collection du Musée. Il négocie aussi avec André Malraux le rapatriement en Algérie de plus de 300 oeuvres qui avaient été expédiées en France à l’indépendance (Monet, Renoir, Gauguin, Pissarro, Degas, Courbet, Delacroix). Le transfert a lieu en 1969.
Mireille et Jean de Maisonseul encouragent Baya à reprendre ses outils de peintre. Jean de Maisonseul organise une exposition consacrée aux artistes algériens lors de la réouverture du musée d’Alger en 1963 . En juillet 1963, une salle entière est consacrée à des gouaches de Baya qui datent des années 1945-1947.
Baya adhère au mouvement Aouchem ( ce qui signifie tatouage), lancé en 1967 par les artistes Denis Martinez et Choukri Mesli.
En 1972 Baya effectue avec son mari le pèlerinage à La Mecque. Elle perd ses premiers soutiens : le 30 août 1973 1973 , le poète Jean Sénac est assassiné à Alger ; en 1975 Jean de Maisonseul prend sa retraite et quitte Alger pour Cuers, dans le Var
Une première exposition rétrospective hors d’Algérie de ses œuvres est organisée en novembre 1982 au musée Cantini de Marseille. Elle est préfacée par Gaston Deferre et Jean de Maisonseul. Le président François Mitterand et le ministre de la culture Jack Lang sont présents pour l’inauguration. Baya, venue de Blida, rend visite à cette occasion à Marguerite Caminat qui depuis sa retraite habite à Cuers près de Mireille et Jean de Maisonseul. Elle meurt là-bas en 1989. Baya continue son travail d’artiste jusqu’à son décès le 9 novembre 1998 à Blida.
En 1985, Assia Djebar lui a consacré un article dans Le Nouvel observateur qu’elle termine ainsi : « Baya porte son regard fleur vers le ciel de plénitude où l’attendent Chagall, le douanier Rousseau, un petit nombre d’élus. Elle, la première d’une chaîne de séquestrées, dont le bandeau sur l’œil, d’un coup est tombé. » Cela fait écho à ce qu’elle écrit quelques lignes plus haut : « Nul n’a encore dit à quel point la réclusion de générations de femmes a entraîné une énucléation de l’œil pour toute une descendance ! ».
André Breton. Baya, Derrière le Miroir, Galerie Maeght, Paris. 1947. « Je parle, non comme tant d’autres pour déplorer une fin mais pour promouvoir un début et sur ce début Baya est reine. Le début d’un âge d’émancipation et de concorde, en rupture radicale avec le précédent et dont un des principaux leviers soit pour l’homme l’imprégnation systématique, toujours plus grande, de la nature. (…) Baya dont la mission est de recharger de sens ces beaux mots nostalgiques : ‘l’Arabie heureuse’. Baya, qui tient et ranime le rameau d’or. »
Albert Camus, Lettre au Cadi Benhoura
Novembre 1947
Cher ami
Baya est en de très bonnes mains. Son exposition est un succès et un succès mérité. J’ai beaucoup admiré l’espèce de miracle dont témoigne chacune de ses œuvres. Dans ce Paris noir et apeuré, c’est une joie des yeux et du coeur. J’ai admiré aussi la dignité de son maintien au milieu de la foule des vernissages : c’était la princesse au milieu des barbares. Je vous remercie en tout cas de m’avoir permis de la connaître. Pour le reste, soyez sans inquiétude.
Au Centre Pompidou à Paris ou au Reina Sofía à Madrid, j’aime m’arrêter devant les tableaux du peintre espagnol Manuel Millares.
Il est né à Las Palmas de Gran Canaria (Îles Canaries) le 17 janvier 1926. Autodidacte comme artiste, il est initié au surréalisme en 1948. En 1955, il s’installe dans la péninsule et devient peintre abstrait. En février 1957, Millares et d’autres artistes (Rafael Canogar, Luis Feito, Juana Francés, Antonio Saura, Martín Chirino et le sculpteur Pablo Serrano) fondent le groupe d’avant-garde El Paso. Les marchands Pierre Matisse et Daniel Cordier signent des accords avec lui en 1959. Il acquiert une plus grande renommée dans les années 1960. Il fait une exposition personnelle à la Pierre Matisse Gallery de New York en 1961. En Espagne, son œuvre est représentée par la Galerie Juana Mordó. En 1964, il achète une maison à Cuenca (Communauté autonome de Castilla-La Mancha), devient ami du peintre Fernando Zóbel (1924-1984) et assiste à l’inauguration du Museo de Arte Abstracto Español de cette ville.
Millares est un des peintres espagnols les plus importants de l’après-guerre. Il est réputé pour ses collages créés à l’aide de sacs en toile de jute et les tons sombres de ses tableaux (noir, blanc et rouge). Les toiles de jute sont très ancrées dans la préhistoire des îles Canaries, en particulier dans la culture des autochtones, les Guanches. Les cadavres embaumés de ce peuple préhispanique lui étaient connus grâce au Museo Canario de Las Palmas, fondé en 1879 par le Docteur Gregorio Chil y Naranjo et l’historien et notaire Agustín Millares Torres (1826-1896), son arrière-grand-père, auteur de Historia General de las Islas Canarias ( 10 tomes publiés de 1881 à 1895). Il a réconcilié les formes organiques peintes sur les parois des grottes avec l’automatisme des surréalistes et a combiné tradition et expression directe.
Il est mort à Madrid, le 14 août 1972 à 46 ans.
” Manolo Millares me fut recommandé en 1959 par Françoise Choay. Comme celle de Nevelson, son oeuvre fait appel aux forces de la nuit. Nuit interminable comme la révolte qui couve dans le coeur de son maître, et fait frémir son ascétique visage de l’espoir que tout change dans ce monde imparfait. Ses peintures sont des étendards. Ils sont frappés aux couleurs de l’humiliation de la misère, mais aussi de cette pitié qui veut triompher de l’injustice. Pour faire des tableaux, Millares a été chercher le drap des morts, puisque ce sont les momies aperçues dans les musées des Canaries qui ont été le choc moteur de son inspiration. ” (Daniel Cordier, résistant, compagnon de la Libération, marchand d’art et historien : 8 ans d’agitation, 1956-1964, galerie Daniel Cordier, Paris, 1964)
« L’art espagnol contemporain doit beaucoup à cet artiste qui participa activement, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, au renouveau de la peinture contre les doctrines officielles. Millares fut sans doute l’artiste d’avant-garde espagnol le plus connu dans les années 1950. Ses œuvres décrivent le sentiment tragique de la souffrance physique et morale par le pouvoir expressif de la toile, matériau de base du tableau, déformée, nouée, cousue, brûlée, etc. » (Gérard Schurr, Le guidargus de la peinture, Les Éditions de l’Amateur, 1993 )
Hier, nous avons vu 4 oeuvres récentes de l’artiste textile américaine Sheila Hicks (1934), à la galerie Frank Elbaz ( 66 rue de Turenne 75003 – Paris ). L’exposition s’intitule Emerging, Submerging, Reemerging (16 mars – 18 mai 2024). Dans ce même lieu du Marais, sont exposées des peintures et des sculptures de Stéphane Henry, Yasuhisa Kohyama et Robert Storr.
Nous avons découvert Sheila Hicks lors de l’exposition Lignes de vie au Centre Pompidou ( 7 février – 30 avril 2018.
Cette artiste, qui va avoir 90 ans le 24 juillet, est toujours aussi active. ( « J’aurais 90 ans l’année prochaine. Donc la fête continue. On y va . » ) Elle prépare une double exposition au Josef Albers Museum à Bottrop et à la Kunsthalle Düsseldorf en Allemagne. L’exposition se déploiera dans les deux musées simultanément. Le Josef Albers Museum fera une présentation globale avec des œuvres historiques et contemporaines tandis que la Kunsthalle exposera de grandes installations qui viendront jouer avec l’architecture du lieu. Sheila Hicks aura aussi une présentation à la Pinakothek der Moderne à Munich en novembre 2024. Enfin, une grande exposition sur son oeuvre est en préparation au musée d’Art moderne de San Francisco pour 2025.
« C’est prétentieux à dire, mais je sais que l’art textile va gagner. Inévitablement. On peut mettre des sculptures, des peintures et des dessins, mais les gens sont toujours attirés par le textile. Regardez les enfants qui entrent quelque part, ils se dirigent tout de suite vers une chose qu’ils pensent pouvoir toucher. […] Mais c’est très ennuyeux une exposition que de textile, il faut avoir des points de comparaison. »
« Je regarde comment est-ce que les gens nouent leurs chaussures dans le métro. Ça me fascine. Chaque personne a une ligne pliable, un fil, qu’il soit en coton, soie, lin ou nylon. Je dis toujours qu’il faut fermer les yeux, toucher son voisin et dire ce qu’il porte, quelle est cette matière. Tout est fait avec un fil continu, qui bouge dans tous les sens pour devenir pull-over, soutien-gorge, jupe ou chaussettes. »
Émission Affaires culturelles sur France Culture. 4 avril 2024.
Nous parcourons l’exposition Jean Hélion La prose du monde au Musée d’Art Moderne de Paris vendredi 22 mars. C’est le premier jour. Il y a encore peu de monde. C’est un plaisir de pouvoir regarder tranquillement les oeuvres d’un peintre méconnu.
Du 22 mars au 18 août 2024, on pourra voir la rétrospective de cet artiste. Elle traverse tout le XXème siècle. Jean Hélion (1904-1987) est un des pionniers de l’abstraction. Il l’introduit en Amérique dans les années 1930, avant d’évoluer vers une figuration personnelle au début de la deuxième guerre mondiale.
Proche de Theo van Doesburg et de Piet Mondrian dans un premier temps (groupe Art Concret et collectif Abstraction-Création), il se détourne de l’abstraction en 1939. Il est l’ami de Calder, Arp, Giacometti, mais aussi de Max Ernst, Marcel Duchamp, Victor Brauner.
Il fréquente aussi les écrivains de son époque (Francis Ponge, Raymond Queneau, René Char, André du Bouchet, Alain Jouffroy) qu’ il associe souvent à son parcours artistique.
Je lis une lettre qu’il adresse au poète André du Bouchet au cours de l’été 1952. Pour qui travaille-t-on ?
Il évoque sa collaboration avec René Char pour illustrer, sur la demande d’Yvonne Zervos, 10 poèmes choisis parmi Les Matinaux et réunis, manuscrits, par le poète sous le titre de La Sieste blanche.
” Il n’y a rien que j’aie davantage souhaité, à plusieurs périodes de ma vie que de mêler mes images, étroitement, à des textes que j’admire.”
Il y explique son travail et ses difficultés. Les Éditions Claire Paulhan publient ce mois-ci :
Pour qui travaille-t-on ? Une lettre à André du Bouchet (Été-automne 1952)
Je recherche Divergence, un des poèmes de René Char illustré par l’homme couché qui préoccupait Jean Hélion cet hiver-là. Les références à Arthur Rimbaud et à Une saison en enfer sont nombreuses.
Divergence (René Char)
Le cheval à la tête étroite A condamné son ennemi, Le poète aux talons oisifs, A de plus sévères zéphyrs Que ceux qui courent dans sa voix. La terre ruinée se reprend Bien qu’un fer continu la blesse.
Rentrez aux fermes, gens patients ; Sur les amandiers au printemps Ruissellent vieillesse et jeunesse. La mort sourit au bord du temps Qui lui donne quelque noblesse.
C’est sur les hauteurs de l’été Que le poète se révolte, Et du brasier de la récolte Tire sa torche et sa folie.
La sieste blanche in Les Matinaux 1947-1949. Éditions Gallimard, 1950.
Jeudi 14 mars visite de l’exposition Vera Molnár Parler à l’oeil au Centre Pompidou. Elle est visible du 28 février au 26 août 2024.
Vera Molnár, artiste française d’origine hongroise, est née Veronica Gács à Budapest le 5 janvier 1924. En 1947, elle s’installe à Paris avec son mari François Molnár (1922-1993). Elle est morte il y a peu à Paris, le 7 décembre 2023, dans la chambre de sa maison de retraite du 14e arrondissement.
Elle s’inscrit dans le courant de l’abstraction géométrique. Informaticienne avant l’heure, elle met en place dès 1959 un mode de production qu’elle nomme “Machine imaginaire”, protocole d’élaboration des formes à partir de contraintes mathématiques simples, mais riche d’infinis possibles . En 1961, elle cofonde le Groupe de recherche d’art visuel avec notamment son mari et le plasticien François Morellet (1926-2016). Elle devient en 1968 la première artiste en France à produire des dessins par ordinateur. Elle travaillait à la fin de sa vie à des vitraux pour l’abbaye de Lérins, sur l’île Saint-Honorat, en face de Cannes (Alpes-Maritimes)
Elle a été reconnue tardivement. Elle rappelait avec humour la phrase du peintre français, d’origine russe, Serge Poliakoff (1900-1969) : “La vie d’un peintre, c’est très simple, il n’y a que les soixante premières années qui sont dures.” Malevitch et Mondrian l’ont toujours fascinée. Elle admirait Le Corbusier et Fernand Léger.
Une de ses oeuvres exposées s’appelle OTTWW 1984-2010 (fil noir, clous. Paris, centre Pompidou). Elle a attiré mon attention. Le carton dit ceci : ” Conçue pour un Festival du vent à Caen, cette installation s’inspire d’un poème fameux du poète romantique anglais Percy Bysshe Shelly, Ode to the West Wind (1820), auquel Vera Molnár est attachée. Résultant d’un algorithme créé par l’artiste, les formes angulaires sont issues d’une figure mathématique reprenant la lettre W. Elles se déploient sur le mur à l’aide d’un fil de coton continu passant de clous en clous, comme les feuilles emportées par le souffle du vent évoquées par le poète. “
J’ai relu ce poème qui se trouve dans l‘Anthologie bilingue de la poésie anglaise (Bibliothèque de la Pléiade, NRF, 2005). La plupart des poèmes de Shelley qui y figurent ont été publiées dans une très belle édition en 2006 : Poèmes. Imprimerie Nationale Éditions, collection La Salamandre. Les traductions sont de Robert Ellrodt.
Ode au vent d’ouest (Percy Bysshe Shelley)
I
Ô Vent d’ouest sauvage, âme et souffle de l’automne, Toi qui, par ton invisible présence, chasses Les feuilles mortes, fantômes fuyant un enchanteur,
Jaunes et noires et pâles, et rouges de fièvre, Multitudes frappées de pestilence ! Ô toi Qui transportes jusqu’à leur sombre lit d’hiver
Les semences aillées qui, froides, y reposent, Chacune comme un mort en sa tombe, attendant Que ta Sœur azurée de Printemps sonne enfin
Son clairon sur la terre qui rêve, et menant Les troupeaux des bourgeons délicats paître l’air, Remplisse plaine et monts de couleurs et d’odeurs
Vivantes, sauvage Esprit, qui te meus en tous lieux, Qui détruis et préserves, entends ! Ô entends-moi !
II
Toi dont le flux dans les hauteurs du ciel arrache Les nuages, comme les feuilles sèches de la Terre, Aux branches mêlées du Ciel et de l’Océan,
Messagers de la pluie et l’éclair, tu déploies Á la surface bleue de ta houle aérienne, Tels les cheveux brillants soulevés sur la tête
De quelque Ménade farouche, du bord obscur De l’horizon jusqu’à la hauteur du zénith, Les tresses de la tempête proche. Toi, chant funèbre
De l’an qui meurt, et sur lequel la nuit qui tombe Se referme comme le vaste dôme d’un sépulcre, Surplombé par toute la puissance assemblée
De tes vapeurs, dense atmosphère d’où jailliront La pluie noire et le feu et la grêle, entends-moi !
III
Toi qui sus éveiller de ses rêves d’été La Méditerranée lisse et bleue, assoupie Dans les calmes remous de ses flots cristallins,
Près d’une île de ponce dans la baie de Baïes, Et vis dans leur sommeil palais et tours antiques Trembler dans la lumière plus vive de la vague,
Tout tapissés de mousse et de fleurs azurées, Si douces que les sens à les peindre défaillent ! Toi pour qui l’Atlantique aux flots étales s’ouvre,
Découvrant des abîmes, au plus profond desquels Les floraisons des mers et les bois ruisselants, Feuillage sans sève de l’Océan, reconnaissent
Ta voix, et deviennent soudain gris de frayeur, Et frémissent et se dépouillent, oh, entends-moi !
IV
Si j’étais feuille morte que tu puisses porter, Nuage assez rapide pour voler avec toi, Ou vague palpitant sous ta puissance, soumis
Par ta force à la même impulsion et à peine Moins libre que toi, l’Irréductible ; si j’étais Au moins ce que jeune je fus, et pouvais être
Ton compagnon en tes errances dans le Ciel Comme au temps où dépasser ton vol éthéré Semblait à peine un rêve, je n’aurais avec toi,
Ainsi lutté en t’invoquant dans ma détresse. Oh ! ainsi qu’une vague, une feuille, un nuage, Emporte-moi ! Sur les épines de la vie
Je tombe et saigne ! Le lourd fardeau du temps m’enchaîne, Trop pareil à toi-même : indompté, prompt et fier.
V
Fais donc de moi ta lyre comme l’est la forêt. Qu’importe si mes feuilles tombent comme les siennes ! Le tumulte harmonieux de tes puissants accords
Tirera de nous deux un son grave, automnal, Doux même en sa tristesse. Deviens, âme farouche, Mon âme ! Deviens moi-même, ô toi l’impétueux !
Disperse à travers l’univers mes pensées mortes, Ces feuilles flétries, pour que renaisse la vie, Et par la seule incantation de ce poème
Propage comme à partir d’un âtre inextinguible, Cendres et étincelles, mes mots parmi les hommes Par ma bouche, pour la Terre non encore éveillée,
Sois la trompette d’une prophétie. Ô vent ! Si vient l’Hiver, le Printemps peut-il être loin ?
Poèmes. Imprimerie Nationale Éditions. Collection La Salamandre. 2006. Traduction Robert Ellrodt.
Ode to the West Wind
I
O wild West Wind, thou breath of Autumn’s being, Thou, from whose unseen presence the leaves dead Are driven, like ghosts from an enchanter fleeing,
Yellow, and black, and pale, and hectic red, Pestilence-stricken multitudes: O thou, Who chariotest to their dark wintry bed
The winged seeds, where they lie cold and low, Each like a corpse within its grave, until Thine azure sister of the Spring shall blow
Her clarion o’er the dreaming earth, and fill (Driving sweet buds like flocks to feed in air) With living hues and odours plain and hill:
Wild Spirit, which art moving everywhere; Destroyer and preserver; hear, O hear!
II
Thou on whose stream, ‘mid the steep sky’s commotion, Loose clouds like Earth’s decaying leaves are shed, Shook from the tangled boughs of Heaven and Ocean,
Angels of rain and lightning: there are spread On the blue surface of thine aery surge, Like the bright hair uplifted from the head
Of some fierce Maenad, even from the dim verge Of the horizon to the zenith’s height, The locks of the approaching storm. Thou Dirge
Of the dying year, to which this closing night Will be the dome of a vast sepulchre, Vaulted with all thy congregated might
Of vapours, from whose solid atmosphere Black rain, and fire, and hail will burst: O hear!
III
Thou who didst waken from his summer dreams The blue Mediterranean, where he lay, Lulled by the coil of his crystalline streams,
Beside a pumice isle in Baiae’s bay, And saw in sleep old palaces and towers Quivering within the wave’s intenser day,
All overgrown with azure moss and flowers So sweet, the sense faints picturing them! Thou For whose path the Atlantic’s level powers
Cleave themselves into chasms, while far below The sea-blooms and the oozy woods which wear The sapless foliage of the ocean, know
Thy voice, and suddenly grow grey with fear, And tremble and despoil themselves: O hear!
IV
If I were a dead leaf thou mightest bear; If I were a swift cloud to fly with thee; A wave to pant beneath thy power, and share
The impulse of thy strength, only less free Than thou, O uncontrollable! If even I were as in my boyhood, and could be
The comrade of thy wanderings over Heaven, As then, when to outstrip thy skiey speed Scarce seemed a vision; I would ne’er have striven
As thus with thee in prayer in my sore need. Oh! lift me as a wave, a leaf, a cloud! I fall upon the thorns of life! I bleed!
A heavy weight of hours has chained and bowed One too like thee: tameless, and swift, and proud.
V
Make me thy lyre, even as the forest is: What if my leaves are falling like its own! The tumult of thy mighty harmonies
Will take from both a deep, autumnal tone, Sweet though in sadness. Be thou, Spirit fierce, My spirit! Be thou me, impetuous one!
Drive my dead thoughts over the universe Like withered leaves to quicken a new birth! And, by the incantation of this verse,
Scatter, as from an unextinguished hearth Ashes and sparks, my words among mankind! Be through my lips to unawakened Earth
The trumpet of a prophecy! O Wind, If Winter comes, can Spring be far behind?
Ode écrite à Florence fin 1819. Publiée avec The Sensitive, The Cloud, To a Skylark dans Prometheus Unbound, with Other Poems. Août 1820.