Baya 1931 – 1998

Nous avons vu il y a quelques semaines au Musée d’art moderne de Paris l’exposition Présences arabes. Art moderne et décolonisation. Paris 1908-1988.
(Du 5 avril au 25 août 2024)

” Le Musée d’Art Moderne de Paris propose de redécouvrir la diversité des modernités arabes au 20ème siècle et de renouveler le regard historique sur des scènes artistiques encore peu connues en Europe. À travers une sélection de plus de 200 œuvres, pour la plupart jamais exposées en France, l’exposition Présences arabes – Art moderne et décolonisation – Paris 1908-1988 met en lumière la relation des artistes arabes avec Paris, tout au long du 20ème siècle. ”

https://www.youtube.com/watch?v=xMkITybCqSc

Baya (ANOM). 1948.

Ce sont surtout les oeuvres de Baya qui ont retenu mon attention. Je connaissais très mal cette artiste malgré l’ exposition Baya, Femmes en leur jardin, qui lui a été consacrée à l’Institut du monde arabe du 8 novembre 2022 au 26 mars 2023, puis au Centre de la Vieille Charité à Marseille du 11 mai au 24 septembre 2023.

J’ai lu le récit d’Alice Kaplan, écrivaine et historienne, spécialiste d’Albert Camus, Baya ou le grand vernissage (Parution : 02/05/2024. Marseille, Le Bruit du Monde).
” Dans ce récit, Alice Kaplan dévoile les rouages du destin extraordinaire de Baya : vouée au statut de bonne à tout faire dans l’Algérie coloniale, l’adolescente sera propulsée au rang de célébrité ; toujours inattendue, éblouissante, elle inspire aujourd’hui encore de nombreux artistes. ” (quatrième de couverture)

Baya ou le grand vernissage (Alice Kaplan). Marseille, Le Bruit du Monde, 2024.

Baya, de son vrai nom Fatima Haddad, est née en 1931 près de Bordj-El-Kiffan (anciennement Fort-de-l’Eau) en Algérie.

Son père, Mohammed Haddad Ben Ali meurt dans un accident en 1937. Sa mère, Bahia Abdi, se remarie avec un commerçant kabyle, mais elle meurt en couches en 1940. La peintre va adopter le nom de sa mère, Baya, comme nom d’artiste.

Orpheline, elle est confiée avec son frère Ali à sa grand-mère. Ils vivent dans le douar Sidi M’Hamed avec un oncle dans une maison surpeuplée au sol en terre battue. Ils trouvent du travail dans la ferme florale d’Henri et Simone Farges. La jeune fille fait la connaissance de Marguerite Caminat (1903-1987), sœur de Simone. Peintre et documentaliste, elle a quitté Toulon avec son mari pour fuir la guerre et vivre chez sa sœur. En octobre ou novembre 1943, elle emmène l’adolescente chez elle à Alger.

Les Rideaux jaunes (Baya). 1947. Gouache et graphite sur papier. Paris, Musée de l’Institut du monde arabe.

Marguerite Caminat l’encourage à s’exprimer par la gouache et le modelage. Elle engage une institutrice à domicile pour lui apprendre à lire et à écrire. Cette femme cultivée est reçue dans le milieu artistique algérois. Elle fait constater en 1947 les traces de mauvais traitements que Baya subit de la part de son oncle, violent et alcoolique, quand elle séjourne chez sa grand-mère. En février le juge (cadi) des orphelins d’Alger lui confie la tutelle de Baya, jusqu’à sa majorité.

Le peintre et sculpteur Jean Peyrissac (1895-1974), ami de Marguerite Caminat, la remarque et la présente à Aimé Maeght, de passage à Alger.

L’ exposition Baya a lieu à Paris le 21 novembre 1947 à la galerie Maeght, 13 rue de Téhéran. Elle présente 149 aquarelles et 10 figurines en terre cuite. La revue de la galerie Derrière le Miroir lui consacre son sixième numéro avec des textes d’André Breton, Jean Peyrissac et Émile Dermenghem. Albert Camus, François Mauriac, Christian Bérard, Georges Braque et Henri Matisse assistent au vernissage. C’est un vrai succès.

Deux mois plus tard, Baya présente trois sculptures à l’Exposition internationale du Surréalisme, galerie Maeght. En février 1948, la rédactrice en chef de Vogue, Edmonde Charles-Roux, lui consacre une double-page avec photos. Enfin à l’été 1948, Baya découvre l’atelier Madoura à Vallauris où travaille Picasso qu’elle rencontre. Jean Dubuffet, qui séjourne plusieurs fois en Algérie à El-Goléa, rend visite à Baya, souhaitant l’inclure dans le courant de l’Art brut.

Le poète Jean Sénac, admirateur de Baya, lui demande d’illustrer des poèmes pour sa revue Soleil en avril 1950.

Á sa majorité, en 1952, Baya est placée par le cadi Chanderli d’Alger, son tuteur légal, à Blida dans la famille d’Ould Rouis Boualem, un enseignant d’arabe au lycée franco-musulman. En 1953, elle devient la seconde épouse du musicien arabo-andalou, El Hadj Mahfoud Mahieddine (1903-1979). Elle a 22 ans, lui 52. Il est déjà le père de huit enfants. Il ne divorce de sa première femme qu’en 1958. Entre 1952 et 1962, Baya ne peint plus. Elle se consacre à sa vie d’épouse et a six enfants entre 1955 et 1970.

Après un long silence, elle renoue en 1963 avec Marguerite Caminat. Mireille Farges, la nièce de Marguerite, a épousé Jean de Maisonseul (1912-1999), ami d’Albert Camus. Après l’Indépendance, il est devenu le directeur du Musée national des Beaux-Arts d’Alger. Il acquiert chez Maeght des peintures de Baya qui rejoignent la collection du Musée. Il négocie aussi avec André Malraux le rapatriement en Algérie de plus de 300 oeuvres qui avaient été expédiées en France à l’indépendance (Monet, Renoir, Gauguin, Pissarro, Degas, Courbet, Delacroix). Le transfert a lieu en 1969.

Mireille et Jean de Maisonseul encouragent Baya à reprendre ses outils de peintre. Jean de Maisonseul organise une exposition consacrée aux artistes algériens lors de la réouverture du musée d’Alger en 1963 . En juillet 1963, une salle entière est consacrée à des gouaches de Baya qui datent des années 1945-1947.

Baya adhère au mouvement Aouchem ( ce qui signifie tatouage), lancé en 1967 par les artistes Denis Martinez et Choukri Mesli.

En 1972 Baya effectue avec son mari le pèlerinage à La Mecque. Elle perd ses premiers soutiens : le 30 août 1973 1973 , le poète Jean Sénac est assassiné à Alger ; en 1975 Jean de Maisonseul prend sa retraite et quitte Alger pour Cuers, dans le Var

Une première exposition rétrospective hors d’Algérie de ses œuvres est organisée en novembre 1982 au musée Cantini de Marseille. Elle est préfacée par Gaston Deferre et Jean de Maisonseul. Le président François Mitterand et le ministre de la culture Jack Lang sont présents pour l’inauguration. Baya, venue de Blida, rend visite à cette occasion à Marguerite Caminat qui depuis sa retraite habite à Cuers près de Mireille et Jean de Maisonseul. Elle meurt là-bas en 1989. Baya continue son travail d’artiste jusqu’à son décès le 9 novembre 1998 à Blida.

Bibliothèque du musée des Beaux Arts d’Alger. Mai 2023.

En 1985, Assia Djebar lui a consacré un article dans Le Nouvel observateur qu’elle termine ainsi : « Baya porte son regard fleur vers le ciel de plénitude où l’attendent Chagall, le douanier Rousseau, un petit nombre d’élus. Elle, la première d’une chaîne de séquestrées, dont le bandeau sur l’œil, d’un coup est tombé. » Cela fait écho à ce qu’elle écrit quelques lignes plus haut : « Nul n’a encore dit à quel point la réclusion de générations de femmes a entraîné une énucléation de l’œil pour toute une descendance ! ».

Derrière le miroir. Galerie Maeght. Exposition Baya.

André Breton. Baya, Derrière le Miroir, Galerie Maeght, Paris. 1947.
« Je parle, non comme tant d’autres pour déplorer une fin mais pour promouvoir un début et sur ce début Baya est reine. Le début d’un âge d’émancipation et de concorde, en rupture radicale avec le précédent et dont un des principaux leviers soit pour l’homme l’imprégnation systématique, toujours plus grande, de la nature. (…) Baya dont la mission est de recharger de sens ces beaux mots nostalgiques : ‘l’Arabie heureuse’. Baya, qui tient et ranime le rameau d’or. »

Albert Camus, Lettre au Cadi Benhoura

Novembre 1947

Cher ami

Baya est en de très bonnes mains. Son exposition est un succès et un succès mérité. J’ai beaucoup admiré l’espèce de miracle dont témoigne chacune de ses œuvres. Dans ce Paris noir et apeuré, c’est une joie des yeux et du coeur. J’ai admiré aussi la dignité de son maintien au milieu de la foule des vernissages : c’était la princesse au milieu des barbares. Je vous remercie en tout cas de m’avoir permis de la connaître. Pour le reste, soyez sans inquiétude.

Votre fidèle.

Albert Camus.

Femme au vase fleuri bleu (Baya). 1986. Gouache sur papier. Beyrouth, The Ramzi and Saeda Dalloul Art Foundation.
                                                                                        

Manuel Millares 1926 – 1972

Manuel Millares (Juan Dolcet). 1971.

Au Centre Pompidou à Paris ou au Reina Sofía à Madrid, j’aime m’arrêter devant les tableaux du peintre espagnol Manuel Millares.

Il est né à Las Palmas de Gran Canaria (Îles Canaries) le 17 janvier 1926. Autodidacte comme artiste, il est initié au surréalisme en 1948. En 1955, il s’installe dans la péninsule et devient peintre abstrait. En février 1957, Millares et d’autres artistes (Rafael Canogar, Luis Feito, Juana Francés, Antonio Saura, Martín Chirino et le sculpteur Pablo Serrano) fondent le groupe d’avant-garde El Paso. Les marchands Pierre Matisse et Daniel Cordier signent des accords avec lui en 1959. Il acquiert une plus grande renommée dans les années 1960. Il fait une exposition personnelle à la Pierre Matisse Gallery de New York en 1961. En Espagne, son œuvre est représentée par la Galerie Juana Mordó. En 1964, il achète une maison à Cuenca (Communauté autonome de Castilla-La Mancha), devient ami du peintre Fernando Zóbel (1924-1984) et assiste à l’inauguration du Museo de Arte Abstracto Español de cette ville.

Millares est un des peintres espagnols les plus importants de l’après-guerre. Il est réputé pour ses collages créés à l’aide de sacs en toile de jute et les tons sombres de ses tableaux (noir, blanc et rouge). Les toiles de jute sont très ancrées dans la préhistoire des îles Canaries, en particulier dans la culture des autochtones, les Guanches. Les cadavres embaumés de ce peuple préhispanique lui étaient connus grâce au Museo Canario de Las Palmas, fondé en 1879 par le Docteur Gregorio Chil y Naranjo et l’historien et notaire Agustín Millares Torres (1826-1896), son arrière-grand-père, auteur de Historia General de las Islas Canarias ( 10 tomes publiés de 1881 à 1895). Il a réconcilié les formes organiques peintes sur les parois des grottes avec l’automatisme des surréalistes et a combiné tradition et expression directe.

Il est mort à Madrid, le 14 août 1972 à 46 ans.

” Manolo Millares me fut recommandé en 1959 par Françoise Choay. Comme celle de Nevelson, son oeuvre fait appel aux forces de la nuit. Nuit interminable comme la révolte qui couve dans le coeur de son maître, et fait frémir son ascétique visage de l’espoir que tout change dans ce monde imparfait. Ses peintures sont des étendards. Ils sont frappés aux couleurs de l’humiliation de la misère, mais aussi de cette pitié qui veut triompher de l’injustice. Pour faire des tableaux, Millares a été chercher le drap des morts, puisque ce sont les momies aperçues dans les musées des Canaries qui ont été le choc moteur de son inspiration. ” (Daniel Cordier, résistant, compagnon de la Libération, marchand d’art et historien : 8 ans d’agitation, 1956-1964, galerie Daniel Cordier, Paris, 1964)

Jean Moulin et Daniel Cordier (1920-2020), son secrétaire en 1942-43.

« L’art espagnol contemporain doit beaucoup à cet artiste qui participa activement, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, au renouveau de la peinture contre les doctrines officielles. Millares fut sans doute l’artiste d’avant-garde espagnol le plus connu dans les années 1950. Ses œuvres décrivent le sentiment tragique de la souffrance physique et morale par le pouvoir expressif de la toile, matériau de base du tableau, déformée, nouée, cousue, brûlée, etc. » (Gérard Schurr,  Le guidargus de la peinture, Les Éditions de l’Amateur, 1993 )

Cuadro 120 (Manolo Millares). Huile sur toile de jute, ficelle. 1960. Paris, Centre Georges Pompidou. Don du Baron Elie de Rothschild, 1980.
Cuadro 173 (Manolo Millares). Técnica mixta sobre arpillera. Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, 1962.

Sheila Hicks

Freshly unearthed (Sheila Hicks). 2023-2024. Lin et fibre synthétique.

Hier, nous avons vu 4 oeuvres récentes de l’artiste textile américaine Sheila Hicks (1934), à la galerie Frank Elbaz ( 66 rue de Turenne 75003 – Paris ). L’exposition s’intitule Emerging, Submerging, Reemerging (16 mars – 18 mai 2024). Dans ce même lieu du Marais, sont exposées des peintures et des sculptures de Stéphane Henry, Yasuhisa Kohyama et Robert Storr.

Galerie Frank Elbaz. Oeuvres de Sheila Hicks, Yasuhisa Kohyama et Stéphane Henry.

Nous avons découvert Sheila Hicks lors de l’exposition Lignes de vie au Centre Pompidou ( 7 février – 30 avril 2018.

https://www.centrepompidou.fr/fr/programme/agenda/evenement/coERRxE

Cette artiste, qui va avoir 90 ans le 24 juillet, est toujours aussi active. ( « J’aurais 90 ans l’année prochaine. Donc la fête continue. On y va . » ) Elle prépare une double exposition au Josef Albers Museum à Bottrop et à la Kunsthalle Düsseldorf en Allemagne. L’exposition se déploiera dans les deux musées simultanément. Le Josef Albers Museum fera une présentation globale avec des œuvres historiques et contemporaines tandis que la Kunsthalle exposera de grandes installations qui viendront jouer avec l’architecture du lieu. Sheila Hicks aura aussi une présentation à la Pinakothek der Moderne à Munich en novembre 2024. Enfin, une grande exposition sur son oeuvre est en préparation au musée d’Art moderne de San Francisco pour 2025.

« C’est prétentieux à dire, mais je sais que l’art textile va gagner. Inévitablement. On peut mettre des sculptures, des peintures et des dessins, mais les gens sont toujours attirés par le textile. Regardez les enfants qui entrent quelque part, ils se dirigent tout de suite vers une chose qu’ils pensent pouvoir toucher. […] Mais c’est très ennuyeux une exposition que de textile, il faut avoir des points de comparaison. »

« Je regarde comment est-ce que les gens nouent leurs chaussures dans le métro. Ça me fascine. Chaque personne a une ligne pliable, un fil, qu’il soit en coton, soie, lin ou nylon. Je dis toujours qu’il faut fermer les yeux, toucher son voisin et dire ce qu’il porte, quelle est cette matière. Tout est fait avec un fil continu, qui bouge dans tous les sens pour devenir pull-over, soutien-gorge, jupe ou chaussettes. »

Émission Affaires culturelles sur France Culture. 4 avril 2024.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/affaires-culturelles/sheila-hicks-est-l-invitee-d-affaires-culturelles-6536318

“ Un fil est une ligne qui ne reste pas sur la page, mais que tu tires dans l’espace. ”

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/02/18/lignes-de-vie-sheila-hicks/

Labyrinthe du paradis (Sheila Hicks). 2024. Lin, coton, fils d’or.

Jean Hélion – André du Bouchet – René Char

Nous parcourons l’exposition Jean Hélion La prose du monde au Musée d’Art Moderne de Paris vendredi 22 mars. C’est le premier jour. Il y a encore peu de monde. C’est un plaisir de pouvoir regarder tranquillement les oeuvres d’un peintre méconnu.

Du 22 mars au 18 août 2024, on pourra voir la rétrospective de cet artiste. Elle traverse tout le XXème siècle. Jean Hélion (1904-1987) est un des pionniers de l’abstraction. Il l’introduit en Amérique dans les années 1930, avant d’évoluer vers une figuration personnelle au début de la deuxième guerre mondiale.

Proche de Theo van Doesburg et de Piet Mondrian dans un premier temps (groupe Art Concret et collectif Abstraction-Création), il se détourne de l’abstraction en 1939. Il est l’ami de Calder, Arp, Giacometti, mais aussi de Max Ernst, Marcel Duchamp, Victor Brauner.

Il fréquente aussi les écrivains de son époque (Francis Ponge, Raymond Queneau, René Char, André du Bouchet, Alain Jouffroy) qu’ il associe souvent à son parcours artistique.

Figure tombée. Avril-septembre 1939. Paris, Centre Pompidou.

Je lis une lettre qu’il adresse au poète André du Bouchet au cours de l’été 1952. Pour qui travaille-t-on ?

Il évoque sa collaboration avec René Char pour illustrer, sur la demande d’Yvonne Zervos, 10 poèmes choisis parmi Les Matinaux et réunis, manuscrits, par le poète sous le titre de La Sieste blanche.

” Il n’y a rien que j’aie davantage souhaité, à plusieurs périodes de ma vie que de mêler mes images, étroitement, à des textes que j’admire.”

Il y explique son travail et ses difficultés. Les Éditions Claire Paulhan publient ce mois-ci :

Pour qui travaille-t-on ? Une lettre à André du Bouchet (Été-automne 1952)

Je recherche Divergence, un des poèmes de René Char illustré par l’homme couché qui préoccupait Jean Hélion cet hiver-là. Les références à Arthur Rimbaud et à Une saison en enfer sont nombreuses.

L’Homme couché sur un banc. 1950. Vézelay, Musée Zervos.

Divergence (René Char)

Le cheval à la tête étroite
A condamné son ennemi,
Le poète aux talons oisifs,
A de plus sévères zéphyrs
Que ceux qui courent dans sa voix.
La terre ruinée se reprend
Bien qu’un fer continu la blesse.

Rentrez aux fermes, gens patients ;
Sur les amandiers au printemps
Ruissellent vieillesse et jeunesse.
La mort sourit au bord du temps
Qui lui donne quelque noblesse.

C’est sur les hauteurs de l’été
Que le poète se révolte,
Et du brasier de la récolte
Tire sa torche et sa folie.

La sieste blanche in Les Matinaux 1947-1949. Éditions Gallimard, 1950.

Vera Molnár – Percy Bysshe Shelley

Jeudi 14 mars visite de l’exposition Vera Molnár Parler à l’oeil au Centre Pompidou. Elle est visible du 28 février au 26 août 2024.

Identiques mais différents. 2010. Diptyque. Paris, Centre Pompidou.

Vera Molnár, artiste française d’origine hongroise, est née Veronica Gács à Budapest le 5 janvier 1924. En 1947, elle s’installe à Paris avec son mari François Molnár (1922-1993). Elle est morte il y a peu à Paris, le 7 décembre 2023, dans la chambre de sa maison de retraite du 14e arrondissement.

Elle s’inscrit dans le courant de l’abstraction géométrique. Informaticienne avant l’heure, elle met en place dès 1959 un mode de production qu’elle nomme “Machine imaginaire”, protocole d’élaboration des formes à partir de contraintes mathématiques simples, mais riche d’infinis possibles . En 1961, elle cofonde le Groupe de recherche d’art visuel avec notamment son mari et le plasticien François Morellet (1926-2016). Elle devient en 1968 la première artiste en France à produire des dessins par ordinateur. Elle travaillait à la fin de sa vie à des vitraux pour l’abbaye de Lérins, sur l’île Saint-Honorat, en face de Cannes (Alpes-Maritimes)

Elle a été reconnue tardivement. Elle rappelait avec humour la phrase du peintre français, d’origine russe, Serge Poliakoff (1900-1969) : “La vie d’un peintre, c’est très simple, il n’y a que les soixante premières années qui sont dures.” Malevitch et Mondrian l’ont toujours fascinée. Elle admirait Le Corbusier et Fernand Léger.

Icône. 1964. Paris, Centre Pompidou.

Une de ses oeuvres exposées s’appelle OTTWW 1984-2010 (fil noir, clous. Paris, centre Pompidou). Elle a attiré mon attention. Le carton dit ceci : ” Conçue pour un Festival du vent à Caen, cette installation s’inspire d’un poème fameux du poète romantique anglais Percy Bysshe Shelly, Ode to the West Wind (1820), auquel Vera Molnár est attachée. Résultant d’un algorithme créé par l’artiste, les formes angulaires sont issues d’une figure mathématique reprenant la lettre W. Elles se déploient sur le mur à l’aide d’un fil de coton continu passant de clous en clous, comme les feuilles emportées par le souffle du vent évoquées par le poète. “

OTTWW. 1981-2010. Fil noir, clous. Paris, Centre Pompidou.

J’ai relu ce poème qui se trouve dans l‘Anthologie bilingue de la poésie anglaise (Bibliothèque de la Pléiade, NRF, 2005). La plupart des poèmes de Shelley qui y figurent ont été publiées dans une très belle édition en 2006 : Poèmes. Imprimerie Nationale Éditions, collection La Salamandre. Les traductions sont de Robert Ellrodt.

Percy Bysshe Shelley (Alfred Clint)

Ode au vent d’ouest (Percy Bysshe Shelley)

I

Ô Vent d’ouest sauvage, âme et souffle de l’automne,
Toi qui, par ton invisible présence, chasses
Les feuilles mortes, fantômes fuyant un enchanteur,

Jaunes et noires et pâles, et rouges de fièvre,
Multitudes frappées de pestilence ! Ô toi
Qui transportes jusqu’à leur sombre lit d’hiver

Les semences aillées qui, froides, y reposent,
Chacune comme un mort en sa tombe, attendant
Que ta Sœur azurée de Printemps sonne enfin

Son clairon sur la terre qui rêve, et menant
Les troupeaux des bourgeons délicats paître l’air,
Remplisse plaine et monts de couleurs et d’odeurs

Vivantes, sauvage Esprit, qui te meus en tous lieux,
Qui détruis et préserves, entends ! Ô entends-moi !

II

Toi dont le flux dans les hauteurs du ciel arrache
Les nuages, comme les feuilles sèches de la Terre,
Aux branches mêlées du Ciel et de l’Océan,

Messagers de la pluie et l’éclair, tu déploies
Á la surface bleue de ta houle aérienne,
Tels les cheveux brillants soulevés sur la tête

De quelque Ménade farouche, du bord obscur
De l’horizon jusqu’à la hauteur du zénith,
Les tresses de la tempête proche. Toi, chant funèbre

De l’an qui meurt, et sur lequel la nuit qui tombe
Se referme comme le vaste dôme d’un sépulcre,
Surplombé par toute la puissance assemblée

De tes vapeurs, dense atmosphère d’où jailliront
La pluie noire et le feu et la grêle, entends-moi !

III

Toi qui sus éveiller de ses rêves d’été
La Méditerranée lisse et bleue, assoupie
Dans les calmes remous de ses flots cristallins,

Près d’une île de ponce dans la baie de Baïes,
Et vis dans leur sommeil palais et tours antiques
Trembler dans la lumière plus vive de la vague,

Tout tapissés de mousse et de fleurs azurées,
Si douces que les sens à les peindre défaillent !
Toi pour qui l’Atlantique aux flots étales s’ouvre,

Découvrant des abîmes, au plus profond desquels
Les floraisons des mers et les bois ruisselants,
Feuillage sans sève de l’Océan, reconnaissent

Ta voix, et deviennent soudain gris de frayeur,
Et frémissent et se dépouillent, oh, entends-moi !

IV

Si j’étais feuille morte que tu puisses porter,
Nuage assez rapide pour voler avec toi,
Ou vague palpitant sous ta puissance, soumis

Par ta force à la même impulsion et à peine
Moins libre que toi, l’Irréductible ; si j’étais
Au moins ce que jeune je fus, et pouvais être

Ton compagnon en tes errances dans le Ciel
Comme au temps où dépasser ton vol éthéré
Semblait à peine un rêve, je n’aurais avec toi,

Ainsi lutté en t’invoquant dans ma détresse.
Oh ! ainsi qu’une vague, une feuille, un nuage,
Emporte-moi ! Sur les épines de la vie

Je tombe et saigne ! Le lourd fardeau du temps m’enchaîne,
Trop pareil à toi-même : indompté, prompt et fier.

V

Fais donc de moi ta lyre comme l’est la forêt.
Qu’importe si mes feuilles tombent comme les siennes !
Le tumulte harmonieux de tes puissants accords

Tirera de nous deux un son grave, automnal,
Doux même en sa tristesse. Deviens, âme farouche,
Mon âme ! Deviens moi-même, ô toi l’impétueux !

Disperse à travers l’univers mes pensées mortes,
Ces feuilles flétries, pour que renaisse la vie,
Et par la seule incantation de ce poème

Propage comme à partir d’un âtre inextinguible,
Cendres et étincelles, mes mots parmi les hommes
Par ma bouche, pour la Terre non encore éveillée,

Sois la trompette d’une prophétie. Ô vent !
Si vient l’Hiver, le Printemps peut-il être loin ?

Poèmes. Imprimerie Nationale Éditions. Collection La Salamandre. 2006. Traduction Robert Ellrodt.

Ode to the West Wind

I

O wild West Wind, thou breath of Autumn’s being,
Thou, from whose unseen presence the leaves dead
Are driven, like ghosts from an enchanter fleeing,

Yellow, and black, and pale, and hectic red,
Pestilence-stricken multitudes: O thou,
Who chariotest to their dark wintry bed

The winged seeds, where they lie cold and low,
Each like a corpse within its grave, until
Thine azure sister of the Spring shall blow

Her clarion o’er the dreaming earth, and fill
(Driving sweet buds like flocks to feed in air)
With living hues and odours plain and hill:

Wild Spirit, which art moving everywhere;
Destroyer and preserver; hear, O hear!

II

Thou on whose stream, ‘mid the steep sky’s commotion,
Loose clouds like Earth’s decaying leaves are shed,
Shook from the tangled boughs of Heaven and Ocean,

Angels of rain and lightning: there are spread
On the blue surface of thine aery surge,
Like the bright hair uplifted from the head

Of some fierce Maenad, even from the dim verge
Of the horizon to the zenith’s height,
The locks of the approaching storm. Thou Dirge

Of the dying year, to which this closing night
Will be the dome of a vast sepulchre,
Vaulted with all thy congregated might

Of vapours, from whose solid atmosphere
Black rain, and fire, and hail will burst: O hear!

III

Thou who didst waken from his summer dreams
The blue Mediterranean, where he lay,
Lulled by the coil of his crystalline streams,

Beside a pumice isle in Baiae’s bay,
And saw in sleep old palaces and towers
Quivering within the wave’s intenser day,

All overgrown with azure moss and flowers
So sweet, the sense faints picturing them! Thou
For whose path the Atlantic’s level powers

Cleave themselves into chasms, while far below
The sea-blooms and the oozy woods which wear
The sapless foliage of the ocean, know

Thy voice, and suddenly grow grey with fear,
And tremble and despoil themselves: O hear!

IV

If I were a dead leaf thou mightest bear;
If I were a swift cloud to fly with thee;
A wave to pant beneath thy power, and share

The impulse of thy strength, only less free
Than thou, O uncontrollable! If even
I were as in my boyhood, and could be

The comrade of thy wanderings over Heaven,
As then, when to outstrip thy skiey speed
Scarce seemed a vision; I would ne’er have striven

As thus with thee in prayer in my sore need.
Oh! lift me as a wave, a leaf, a cloud!
I fall upon the thorns of life! I bleed!

A heavy weight of hours has chained and bowed
One too like thee: tameless, and swift, and proud.

V

Make me thy lyre, even as the forest is:
What if my leaves are falling like its own!
The tumult of thy mighty harmonies

Will take from both a deep, autumnal tone,
Sweet though in sadness. Be thou, Spirit fierce,
My spirit! Be thou me, impetuous one!

Drive my dead thoughts over the universe
Like withered leaves to quicken a new birth!
And, by the incantation of this verse,

Scatter, as from an unextinguished hearth
Ashes and sparks, my words among mankind!
Be through my lips to unawakened Earth

The trumpet of a prophecy! O Wind,
If Winter comes, can Spring be far behind?

Ode écrite à Florence fin 1819. Publiée avec The Sensitive, The Cloud, To a Skylark dans Prometheus Unbound, with Other Poems. Août 1820.

Isabel Quintanilla 1938 – 2017

Isabel Quintanilla chez elle (Calle Menorca, Madrid) en 1973. Elle peint le tableau Gran interior.

El realismo íntimo de Isabel Quintanilla.

On peut voir cette exposition du 27 février au 2 juin 2024 au Musée National Thyssen-Bornemisza de Madrid. Ouverture du mardi au dimanche. Accès gratuit de 21h à 23 h. Commissaire de l’exposition : Leticia de Cos Martín.

Musée National Thyssen-Bornemisza de Madrid.

Pour la première fois depuis sa création en 1992, le musée madrilène consacre une exposition monographique à une artiste espagnole, Isabel Quintanilla, représentante d’une peinture figurative. Elle regroupe une centaine d’oeuvres qui couvrent l’ensemble de sa carrière. Ces tableaux et dessins n’ont jamais été vus en Espagne puisqu’ils se trouvent essentiellement dans des musées et des collections privées en Allemagne où ce peintre a rencontré un véritable succès dans les années 1970 et 1980 alors qu’en Espagne elle restait méconnue. Elle fait partie d’un groupe de peintres et sculpteurs réalistes qui se sont retrouvés dans les années 1950 à Madrid (Antonio López García 1936, Julio López Hernández 1930-2018, Francisco López Hernández 1932-2017). On les surnomme los realistas madrileños. Mais des femmes peintres comme María Moreno (1933-2020), épouse d’Antonio López, Amalia Avia (1930-2011), Esperanza Parada ( 1928- 2011) faisaient aussi partie de ce groupe. En Février -Mai 2016, l’ exposition Realistas de Madrid au Musée National Thyssen-Bornemisza a permis de les faire mieux connaître.

La technique et la maîtrise d’Isabel Quintanilla ont été acquises durant sa formation et toute une vie de travail. Á partir de 11 ans, elle suit des cours d’art plastique. Á 15 ans, elle entre à l’École Supérieure des Beaux-Arts dont elle sort diplômée en 1959. Elle s’est aussi consacrée à l’enseignement. Elle épouse le sculpteur Francisco López Hernández en 1960.

Granadas. 1970.

Isabel Quintanilla peint ses objets personnels, les pièces de ses différents domiciles et ateliers. Le travail sur la lumière est remarquable. La peinture était sa vie et sa vie était la peinture. « Las soledades me emocionan profundamente, ese teléfono solitario, ese sitio donde se trajina y de repente se ha quedado mudo. Eso me emociona tanto que lo quiero intentar pintar. », disait-elle à la fin de sa vie. Elle ne peignait pas plus de 3 ou 4 tableaux par an.

La sandía. 1995. Colection privée.

On retient particulièrement le tableau Homenaje a mi madre (1971 Munich, Pinakothek der Moderne) qui représente la machine à coudre de sa mère couturière. Cette activité permit à sa famille de subsister dans les très difficiles conditions de l’après-guerre civile. En effet, son père, José Antonio Quintanilla, ingénieur des mines et commandant de l’armée républicaine, est décédé en 1941 dans la prison de Valdenoceda (Burgos), suite aux mauvais traitements. Cette ancienne usine de farine fut utilisée de 1938 à 1943 par les franquistes. 1600 prisonniers républicains y étaient entassés alors que la capacité maximum était de 300 personnes. Les associations très actives depuis la “loi sur la mémoire historique”, votée le 31 octobre 2007, ont recensé 152 morts dues à la rudesse du climat, aux maladies et à la sous-alimentation. “Ana Faucha, madre de uno de los presos del penal, viajó desde Andalucía hasta Valdenoceda para ver a su hijo por última vez. Tras negarle la entrada en repetidas ocasiones, aparecería muerta una mañana en los alrededores de la cárcel con el paquete de comida entre las manos y cubierta de nieve.​ Ana Faucha se convertiría en símbolo de las madres de los presos políticos.” Marcos Ana, Decidme cómo es un árbol. Memoria de la prisión y la vida. Barcelona, Umbriel. 2007.

Homenaje a mi madre. 1971. Munich,Pinakothek der Moderne.

https://www.youtube.com/watch?v=lw-xwLJ0mjQ

Darío Villalba 1939 – 2018

La Espera blanca, 1993.

Le Monde de ce jour indique que la Galerie Poggi qui se trouve maintenant dans de nouveaux locaux face au Centre Pompidou (135 rue Saint-Martin, Paris IV) présente jusqu’au 27 janvier de grands formats de Darío Villalba, peintre et photographe espagnol, peu connu en France. Ce fils de diplomate, a vécu aux États-Unis, en Allemagne, en France, en Grèce. Sa famille l’a toujours aidé même lorsqu’il a pratiqué le patinage artistique, sport qui n’existait pas dans l’Espagne franquiste d’alors. Il a participé aux Jeux Olympiques de Cortina d’Ampezzo en 1956. Il fut Prix National des Arts Plastiques en 1983 et membre de la Real Academia de Bellas Artes de San Francisco en 2002.

“Decía que pintaba cuando hacía fotografía y que hacía fotografía cuando pintaba.” Sa série la plus connue est celle des “Encapsulados”. Il s’agit d’une sorte de cocons qui contiennent des images de marginaux ( prisonniers, malades mentaux, sans-abris, personnes âgées ) qui semblent flotter dans un monde parallèle. Andy Warhol a essayé de l’enrôler dans le pop art ( pop soul) ce que Villalba a refusé. Des artistes espagnols, bien différents de lui, comme Luis Gordillo ou Eduardo Arroyo, l’ont appuyé et ont souligné son importance.

Ces jours-ci, nous avons vu au musée Carmen Thyssen de Málaga une belle exposition, Fieramente humanos. Retratos de santidad barroca. On y trouve des oeuvres des grands artistes du baroque méditerranéen (Ribera, Cano, Murillo, Giordano, Velázquez, Ribalta, Martínez Montañés, Juan de Mena), mais aussi trois oeuvres contemporaines (Equipo Crónica, Darío Villalba, Antonio Saura). Ce choix, a posteriori, me paraît judicieux étant donné l’influence qu’a eue l’art baroque sur ces artistes espagnols. L’oeuvre de Darío Villalba, peintre original, catholique et homosexuel mérite d’être davantage reconnue.

Místico (Darío Villalba) 1974. Colección de Arte ABANCA.

Guillaume Apollinaire – Pablo Picasso

Málaga. Patio principal du Palacio de los Condes de Buenavista. Vers 1530-1540.

Visite du Musée Picasso de Málaga hier. Il est installé depuis 2003 dans le Palacio de los Condes de Benavista (Calle San Agustín,8). 3 parties : Diálogos con Picasso. Colección 2020-2023 + El eco de Picasso + Las múltiples caras de la obra tardía de Picasso. On y fait allusion au poème d’Apollinaire Les saisons. On peut lire la première strophe en espagnol et en anglais, pas en français.

Retrato de Paulo con gorro blanco. París, 14 de abril de 1973. Fundación Almine y Bernard Ruiz-Picasso.
Publié dans La grande revue, novembre 1917. Repris dans Calligrammes, 1918.
Retrato de mujer con sombrero de borlas y blusa estampada. Mougins, 1962. Málaga, Museo Picasso.

Peter Doig

Paris, Musée d’Orsay.

Peter Doig est un peintre contemporain britannique, d’origine écossaise. Il est né à Édimbourg le 17 avril 1959 et a grandi dans les Caraïbes, à Trinidad. C’est un des peintres figuratifs contemporains qui m’intéressent le plus, au même titre que Marc Desgrandchamps.

On peut voir du 17 octobre 2023 au 21 janvier 2024 au Musée d’Orsay l’exposition Reflets du siècle.

https://www.musee-orsay.fr/fr/agenda/expositions/peter-doig

Two trees. 2017. New York, The Metropolitan Museum of Art.

La composition, les couleurs, la lumière de ses tableaux permettent de reconnaître rapidement sa patte. Le directeur du Musée d’Orsay, Christophe Leribault, lui a proposé de montrer onze grandes toiles récentes, réalisées durant les vingt dernières années que l’artiste a passé sur l’île de Trinidad. Elles sont accrochées autour d’une salle carrée du deuxième étage. Certains sont célèbres comme 100 Years Ago ou Two Trees.

100 Years Ago. 2000. Collection particulière.

Christophe Leribault lui a aussi demandé de mettre en regard certains œuvres du musée et d’en expliquer la raison. C’est le choix d’un artiste et non celui d’un historien de l’art. Ces oeuvres sont exposées dans les salles 57 et 60 du musée qui surplombent la Seine. Peter Doig met côte à côte Camille sur son lit de mort de Claude Monet et Crispin et Scapin d’Honoré Daumier, deux tableaux qui n’ont à première vue rien à voir.

Camille sur son lit de mort. (Claude Monet). 1879. Paris, Musée d’ Orsay.
Crispin et Scapin. (Honoré Daumier). vers 1864. Paris, Musée d’Orsay.

Il propose aussi un ensemble de cinq portraits de Pissarro, Renoir, Manet, Vallotton, Seurat.

Berthe Morisot à l’éventail. (Édouard Manet). 1872. Paris, Musée d’ Orsay.

« Les correspondances entre ces peintures m’intéressent tout autant que leurs différences. Elles rendent toutes compte d’une utilisation très singulière de la peinture – abondante et fluide, douce et vaporeuse, étudiée et directe, voilée et mystérieuse, plâtrée et rayée.

Chaque peinture nous plonge dans sa propre matérialité, et dans les mystères du sujet peint.

Finalement nous n’apprenons pas grand-chose à propos d’eux, et c’est peut-être là que réside l’intérêt de ces portraits : ils sont tout simplement fascinants, et les différences dans leurs processus de création ne compromettent en rien le dialogue qui s’engage entre eux.

Chaque portrait présente des jeux de dissimulation, à l’exception de celui de Pissarro, dont le regard perspicace assure la cohésion de l’ensemble. » (Peter Doig)

Félix Vallotton (Edouard Vuillard). vers 1900. Paris, musée d’ Orsay.

Deux autres citations de Peter Doig tirés d’Artension, Peter Doig dans l’œil, n° 128, novembre-décembre 2014 :

« La peinture, en grande majorité, est conceptuelle. Je veux dire que toute peinture résulte d’un processus mental. L’art conceptuel se contente de supprimer ce qui se rapporte au plaisir de regarder — la couleur, la beauté, toutes ces dimensions-là. »

« Regarder le monde non à travers les yeux du peintre mais à travers ceux de la peinture. »

Night Bathers. 2019. Collection particulière.

Agustín Ibarrola 1930 – 2023

Agustín Ibarrola dans sa ferme d’Oma au Pays Basque en 2015.

L’artiste basque Agustín Ibarrola est décédé à 93 ans le 17 novembre 2023 à Galdácano (Bizcaye). Ce peintre et sculpteur a joué un rôle essentiel dans le développement des pratiques artistiques au Pays Basque. C’était un homme engagé dans la réalité et dans l’art d’avant-garde. Il a lutté avec un grand courage contre le franquisme et le terrorisme de l’ETA. Il s’est retrouvé en prison de 1962 à 1965 comme opposant à la dictature franquiste et membre du Parti Communiste d’Espagne (PCE). Dans la prison de Burgos, il créait clandestinement avec l’aide de ses codétenus des sculptures en mie de pain tout en continuant à peindre et dessiner sur du papier très fin. Il a passé deux autres années en prison, de 1967 à 1969 cette fois dans la prison de Basauri (Biscaye). L’extrême-droite a incendié sa maison-atelier en 1975 à Gametxo (Ibarrangelua) (Biscaye).

Il expliquait à El País en 2015 : “El terrorismo ha mordido fuerte sobre mí. Llevo dos guerras a cuestas, dos dictaduras: la franquista y la terrorista”. Il a dû vivre plusieurs années sous escorte, car il était menacé de mort par l’ETA.

Son oeuvre la plus emblématique se trouve dans El Bosque de Oma (Kortezubi, dans la réserve de biosphère d’Urdaibai, Biscaye). il a créé des œuvres de grand format, en pleine nature, se rapprochant du courant moderne appelé land art. C’est un musée à l’air libre. Douze hectares conservent l’essence de l’œuvre d’Agustín Ibarrola. L’artiste a composé une grande oeuvre où les formes jouent et varient au passage du promeneur. Elle se trouve près des grottes de Santimamiñe. Ce site archéologique est le plus important de Biscaye. il est inscrit au Patrimoine de l’Humanité de l’Unesco. En 1916, on y a découvert des figures rupestres. Une grotte conserve des restes de foyers humains de plus de 14.000 ans, une demi-centaine de peintures rupestres et de nombreuses formations de stalactites et stalagmites d‘une grande beauté.

Bosque de Oma. Arbres peints.

El País, 21/11/2023

Agustín Ibarrola, un creador y un resistente (Fernando Aramburu)

El pintor y escultor fue mucho más que un ciudadano empeñado en hacer obras de arte

De tiempo en tiempo nos llega la noticia del fallecimiento de un hombre admirable. Ya sé que el ejercicio de admirar se apoya en fundamentos subjetivos. Admirable para mí (para quienes quisieron hacerle daño supongo que no) fue Agustín Ibarrola, de cuya muerte supimos con tristeza el viernes pasado. He aquí un hombre que a edad temprana se lo jugó todo a una carta: la de la creación. Desde que a los 11 años abandonó la escuela hasta los 93 que duró su vida, Ibarrola se consagró a crear en diversas etapas evolutivas, con materiales múltiples, un sinnúmero de pinturas, esculturas, dibujos, collages, fotografías y mucho más. A uno se le figura que la creación constante debió de proporcionar al artista un sólido argumento vital. No concibo mayor obsequio de la vida que la posibilidad de dedicarse de lleno a una vocación.

Pero Ibarrola, como se sabe, fue mucho más que un ciudadano empeñado en hacer obras de arte. Conoció de cerca el mundo del trabajo; de hecho, coincidió en la mina con el poeta Blas de Otero, con quien compartió militancia comunista. Según sus propias palabras, se enfrentó a dos dictaduras, la de un general que ganó una guerra civil y la que otros desencadenaron a tiros y bombazos en su tierra natal. A ambas se enfrentó Ibarrola desde su actividad artística, pero también desde la acción cívica. Sufrió tortura en tiempos de Franco y dos estancias carcelarias que dan un total de nueve años entre rejas. Décadas después, ETA tomó el relevo de la persecución, forzándolo a llevar escolta y atacando sus creaciones de arte campestre. Cada vez que intentan colarnos la tesis de la organización que luchó contra el franquismo me acuerdo de gente de izquierdas a quienes Franco encarceló y contra los que las pistolas de ETA dispararon más tarde, como López de Lacalle o José Ramón Recalde. ¿No es raro combatir un régimen atentando contra sus opositores?

Amnistía (Agustín Ibarrola). Oeuvre réalisée en 1976 pour la Biennale de Venise. Madrid, Musée National Centre d’Art Reina Sofía. Achetée par le Musée en 2022.