Jesús Moncada 1941 – 2005

Jesús Moncada (Francesc Guillaumet).

Le journaliste Daniel Gascón, dans El País du 5 juillet 2025 , nous rappelle l’existence des oeuvres d’un grand écrivain catalan un peu oublié aujourd’hui dans son pays et toujours très peu connu en France, Jesús Moncada. Il faut le relire. La maison d’édition Anagrama vient de republier en castillan vingt ans après sa mort ses deux principaux romans.

https://elpais.com/babelia/2025-07-05/jesus-moncada-emerge-de-las-aguas.html

Jesús Moncada est né à Mequinenza en Aragon le 1 décembre 1941. Il est mort à Barcelone le 13 juin 2005 à 63 ans.

Peintre, photographe, écrivain et traducteur en langue catalane (Guillaume Apollinaire, Alexandre Dumas, Jules Verne, Boris Vian), il a publié trois romans, publiés en castillan chez Anagrama et trois recueils de nouvelles chez Xordica.

1988 Camino de Sirga (Camí de sirga).
1992 La galería de las estatuas (La galeria de les estàtues).

1997 Memoria estremecida (Estremecida memória).

1981 Historias de la mano izquierda (Históries de la mà esquerra).
1985 El Café de la Rana (El Cafè de la Granota).
1999 Calaveras atónitas (Calaveres atònites).

La plus grande partie de son oeuvre se passe en Aragon dans la vieille ville de Mequinenza. Elle est située à l’est de la province de Saragosse, à la confluence de l’Èbre et du Sègre. L’économie de cette petite ville était fondée sur les mines de lignite et le transport sur l’Èbre de ce type charbon grâce à une flottille de 16 llaüts ou laúdes, bateaux qui pouvaient transporter entre 18 et 30 tonnes.

La construction du barrage de Mequinenza, entre 1957 et 1964, a entraîné la destruction de la vieille ville. Le lac de retenue est connu sous le nom de « Mer d’Aragon ». Il s’étend sur les provinces de Saragosse et Huesca. 110 kilomètres de longueur, 75 km2 de surface, plus de 500 kilomètres de côtes.

Mequinenza est une ville bilingue. Bien que la langue officielle soit le castillan, la langue maternelle d’une grande partie de la population est le «mequinenzano», un dialecte du catalan occidental.

Jesús Moncada a fait ses études à Saragosse. Il a travaillé ensuite pour la maison d’édition Montaner y Simón avec l’écrivain catalan Pere Calders (1912-1994) qui l’a encouragé dans sa vocation d’écrivain.

Il s’est toujours senti profondément enraciné dans sa petite ville natale en partie disparue. Il a créé à partir de là un espace mythique et humoristique. Il se place sous l’influence de Giuseppe Tomasi di Lampedusa (Le guépard, 1958) Lorrenç Villalonga ( Béarn ou le cabinet des poupées de cire, 1956) et même de William Faulkner (L’Intrus dans la poussière, 1948).

Camino de sirga raconte l’histoire de ce lieu à travers la mémoire de ses habitants. Cette avalanche de souvenirs, qui remontent parfois jusqu’au XIXe siècle, est provoquée par la construction du barrage et l’inondation imminente de la petite ville.

“¿Cómo habían acumulado sus bienes la mayoría de las familias poderosas de la villa? Años de malas cosechas, de enfermedades, de miserias que agravaban las deudas con la complicidad legal de papeles astutos firmados con una cruz por gente analfabeta, eran la base de las fortunas de los Torres, de los Salleres, de los Albera, de los Vallcorna…”

Oeuvres traduites en français :
1992 Les bateliers de l’Èbre, Le Seuil. Traduction Bernard Lesfargues. Nouvelle publication en 2010 sous le titre Le testament de l’Èbre par les éditions Autrement.
2001 Frémissante mémoire, Gallimard. Traduction Mathilde Bensoussan.
2010 Anthologie de contes. Éditions Trabucaire. Traduction Émilienne Rotureau Gilabert.

Les cendres de l’écrivain ont été dispersées sur l’emplacement de l’ancienne Mequinenza inondée.

Le musée de la ville a créé une route littéraire qui traverse les lieux que Jésus Moncada a immortalisé dans ses œuvres. Le point de départ est le musée d’Histoire de Mequinenza. L’itinéraire est le suivant : la vieille ville, le mur et la rivière, la maison de l’auteur, le cinéma Goya, la rue San Francisco, l’église, la place de la Mairie, le terrain de football, le château ou les bars que fréquentaient les mineurs et les marins.

Louise Glück 1943 -2023

Louise Glück (Webb Chappell).

Un grand poète. Prix Nobel de littérature 2020. Souvenir : je l’ai lue essentiellement pendant le confinement. L’original en anglais, une traduction en français et deux versions en espagnol publiées par Pre-Textos et Visor.

Confession (Louise Glück)

To say I’m without fear—
It wouldn’t be true.
I’m afraid of sickness, humiliation.
Like anyone, I have my dreams.
But I’ve learned to hide them,
To protect myself
From fulfillment: all happiness
Attracts the Fates’ anger.
They are sisters, savages—
In the end they have
No emotion but envy.

Ararat. Ecco Press, 1990.

Confession

Dire que je suis sans peur –
Ce ne serait pas vrai.
J’ai peur de la maladie, de l’humiliation.
Comme tout le monde, j’ai mes rêves.
Mais j’ai appris à les cacher,
A me protéger
De l’accomplissement : toute félicité
Attire la colère de la destinée.
Ce sont des sœurs, des sauvages –
En fin de compte, elles n’ont
D’autre émotion que la jalousie.

Ararat. Traduction : Stéphane Chabrières.

Confesión

Decir que nada temo
sería faltar a la verdad.
La enfermedad, la humillación,
me atemorizan.
Tengo sueños, como cualquiera.
Pero aprendí a ocultarlos
para protegerme
de la plenitud: la felicidad
atrae a las Furias.
Son hermanas, salvajes,
que no tienen sentimientos,
sólo envidia.

Ararat. Pre-Textos, 2008. Traduction : Abraham Gragera López.

Confesión

Decir que no tengo miedo…
sería faltar a la verdad.
Temo a la enfermedad, a la humillación.
Tengo sueños, como todos.
Pero he aprendido a ocultarlos
para protegerme
de que se cumplan: la felicidad
atrae la ira de las Parcas.
Son hermanas, salvajes:
en el fondo, no tienen
más sentimientos que la envidia.

Ararat. Colección Visor de Poesía. 2021. Traduction Andrés Catalán.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2023/10/17/louise-gluck-1943-2023/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2020/10/10/louise-gluck/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2020/11/18/fidelite-ou-lois-du-marche/

William Butler Yeats 1865 – 1939

Portrait de W. B. Yeats (John Singer Sargent). 1908. Collection privée.

Nous regardons un peu par hasard une mini-série policière anglaise de Sean Cook, Redemption (2022). C’est aussi un drame familial. Colette Cunningham, enquêtrice au sein de la brigade criminelle de Liverpool, est une femme forte. Elle reçoit un appel inattendu de Dublin. Un corps a été retrouvé. Colette est indiquée comme son parent le plus proche. Elle s’envole pour Dublin afin d’identifier sa fille, Kate, disparue depuis vingt ans. Plein de chagrin et de culpabilité, Colette décide de rester en Irlande pour s’occuper des deux enfants de Kate et de travailler pour la Garda, la police irlandaise. Elle essaie de reconstituer la vérité sur la mort de sa fille. Elle veut résoudre le mystère qui entoure sa mort.

Lors de l’enterrement, Colette lit un poème de W.B. Yeats que sa fille aimait particulièrement :

Au bas des jardins de saules

Au bas des jardins de saules je t’ai rencontrée, mon amour.
Tu passais les jardins de saules d’un pied qui est comme neige.
Tu me dis de prendre l’amour simplement, ainsi que poussent les feuilles,
Mais moi j’étais jeune et fou et je n’ai pas voulu te comprendre.

Dans un champ près de la rivière nous nous sommes tenus, mon amour,
Et sur mon épaule penchée tu posas ta main qui est comme neige.
Tu me dis de prendre la vie simplement, comme l’herbe pousse sur la levée,
Mais moi j’étais jeune et fou et depuis lors je te pleure.

Quarante-cinq poèmes suivis de La Résurrection présentés et traduits par Yves Bonnefoy. Hermann, 1989. NRF Poésie/Gallimard n°273, 2004.

Down by the salley gardens

Down by the salley gardens my love and I did meet ;
She passed the salley gardens with little snow-white feet.
She bid me take love easy, as the leaves grow on the tree ;
But I, being young and foolish, with her would not agree.

In a field by the river my love and I did stand,
And on my leaning shoulder she laid her snow-white hand.
She bid me take life easy, as the grass grows on the weirs ;
But I was young and foolish, and now am full of tears.

Terence Davies (1945 – 2023) – Emily Dickinson

Terence Davies (Henny Garfunkel)

Le cinéaste anglais a toujours fait des films personnels et intéressants malgré les difficultés de production qu’il a rencontrées.

En 1988, j’avais beaucoup aimé Distant voices, Still Lives, qui recrée la vie d’une famille de la classe ouvrière à Liverpool dans les années 1940 et 1950.

Son dernier film, sorti en en 2021, retrace la vie du poète anglais Siegfried Sassoon (1886 – 1967) : Les Carnets de Siegfried.

Il est mort à 77 ans le 7 octobre 2023 à Mistley (Essex – Angleterre).

J’ai repris à la Médiathèque de Noisiel la belle édition livre-DVD Collector (96 pages) Emily Dickinson, A Quiet Passion (2016).

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/08/03/emily-dickinson-a-quiet-passion-terence-davies/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2024/04/14/terence-davies-siegfried-sassoon-wilfred-owen/

Les films de Terence Davies sont toujours beaux et âpres. La dureté des hommes (surtout celle des pères) ne donne aux femmes qu’une alternative : le sacrifice ou la rédemption. C’est le cas du personnage de la mère dans Distant voices, Still Lives, mais aussi dans celui de Chris Guthrie dans Sunset Song (2015).

Dans Emily Dickinson, A Quiet Passion, la femme reste prisionnière. La poétesse est enfermée dans une cage dont elle ne sortira pas. Il y a moins d’échappées musicales que dans les autres films du cinéaste (seulement une sortie à l’opéra et quelques moments dans la maison familiale d’Amherst – Massachusetts).

La récitation des poèmes ponctue tout le film qui commence par une séquence qui montre la violente opposition d’Emily à l’autorité, incarnée par la directrice de Mount Holyoke Seminary, (établissement d’études supérieures pour jeunes filles) où elle ne restera que dix mois. Plus tard, en présence de son père et de sa famille. elle refusera de s’agenouiller pour rendre grâce à la demande d’un nouveau pasteur.

La première partie de l’oeuvre est légère, presque frivole. On remarque des personnages réels (Susan Gilbert, sa belle sœur, jouée Jodhi May), et d’autres inventés (Vryling Buffam, incarnée par Catherine Bailey). Les bons mots, les paradoxes, l’humour pince-sans-rire font sourire le spectateur.

Ensuite, Emily Dickinson reste jusqu’à la fin de sa vie dans la maison de cette famille, austère et aimante. Elle se retire progressivement du monde extérieur, s’habille en blanc et refuse de descendre de sa chambre. Sa vie se termine dans les souffrances de la maladie de Bright, caractérisée par un dysfonctionnement rénal incurable.

Terence Davies dresse le portait d’une femme d’une grande intransigeance morale qui n’hésite pas à exprimer sa rage. Elle remet en cause de l’intérieur l’autorité des Puritains comme le font à la même époque Ralph Waldo Emerson (1803-1882) et les transcendantalistes.

On retrouve dans ce film certains thèmes caractéristiques de l’oeuvre de Terence Davies : la fuite du temps, la hantise de la mort, l’amour de la nature.

Trois poèmes lus dans le film :

1037

The dying need but little, dear,—
A glass of water’s all,
A flower’s unobtrusive face
To punctuate the wall,

A fan, perhaps, a friend’s regret,
And certainly that one
No color in the rainbow
Perceives when you are gone.

1865.

………………………………………………………………………………………

Les Mourants ont besoin de peu, Doux Ami,
Un Verre d’eau, c’est tout,
Le Visage discret d’une fleur
Pour ponctuer le Mur,

Un Éventail, peut-être, le regret d’un Ami
Et la Certitude qu’on ne percevra plus
Les couleurs de l’arc-en-ciel
Quand tu auras disparu –

Traduction Françoise Dolphy.

453

Our journey had advanced –
Our feet were almost come
To that odd Fork in Being’s Road –
Eternity – by Term –

Our pace took sudden awe –
Our feet – reluctant – led –
Before – were Cities – but Between –
The Forest of the Dead—

Retreat – was out of Hope –
Behind – a Sealed Route –
Eternity’s White Flag – Before –
And God – at every Gate –

1862.

……………………………………………………………………………………………..

Notre voyage était bien engagé –
Nos pieds étaient presque arrivés
Á cette étrange bifurcation sur la Route de l’Être –
Qu’on Nomme – l’Éternité –

Notre allure fut soudain entachée d’effroi –
Nos pieds – avançaient – de mauvaise grâce –
La Forêt des Morts –

Pas le moindre Espoir – de rebrousse chemin –
Derrière – une Route sans issue –
Le drapeau Blanc de l’éternité – devant –
Et Dieu – à chaque Portail –

Traduction Françoise Delphy.

519

This is my letter to the World
That never wrote to Me –
The simple News that Nature told –
With tender Majesty

Her Message is committed
To Hands I cannot see –
For love of Her – Sweet – countrymen –
Judge tenderly – of Me

1863.

……………………………………………………………………………….

Ceci est ma lettre au Monde
Qui jamais ne M’a écrit –
Simples Nouvelles racontées par la Nature –
Avec une tendre Majesté

Elle confie son Message
À des Mains que je ne vois pas
Par amour pour Elle – Doux – compatriotes –
Jugez-Moi – avec tendresse

Traduction Françoise Delphy.

Emily Dickinson – Claire Malroux

Emily Dickinson

656

I started Early – Took my Dog –
And visited the Sea –
The Mermaids in the Basement
Came out to look at me –

And Frigates – in the Upper Floor
Extended Hempen Hands –
Presuming Me to be a Mouse –
Aground – opon the Sands –

But no Man moved Me – till the Tide
Went past my simple Shoe –
And past my Apron – and my Belt
And past my Boddice – too –

And made as He would eat me up –
As wholly as a Dew
Opon a Dandelion’s Sleeve –
And then – I started – too –

And He – He followed – close behind –
I felt His Silver Heel
Opon my Ancle – Then My Shoes
Would overflow with Pearl –

Until We met the Solid Town –
No One He seemed to know –
And bowing – with a Mighty look –
At me – The Sea withdrew –

656

Je partis Tôt – Pris mon Chien –
Rendis visite à la Mer –
Les Sirènes du Sous-sol
Montèrent pour me voir –

Et les Frégates – à l’Étage
Tendirent des Mains de Chanvre –
Me prenant pour une Souris –
Échouée – sur les Sables –

Mais nul Homme ne Me héla – et le Flot
Dépassa ma Chaussure –
Puis mon Tablier – et ma Ceinture
Puis mon Corsage – aussi –

Il menaçait de m’avaler toute –
Comme la Rosée
Sur le Gilet d’un Pissenlit –
Alors – je courus moi aussi –

Et Lui – Il me serrait – de près –
Je sentis sur ma Cheville
Son Talon d’Argent – Mes Souliers allaient
Déborder de Perles –

Enfin ce fut la Cité Ferme –
Nul, semblait-il, qu’Il connût là –
Et m’adressant un Impérieux – salut –
L’Océan se retira –

Car l’adieu, c’est la nuit. Poésie / Gallimard n°435. 2007. Traduction Claire Malroux.

Claire Malroux, Chambre avec vue sur l’éternité Emily Dickinson. (Pages 66-67)

” Aucun poème ne donne une image aussi vivante d’Emily dans sa jeunesse, ni une idée aussi juste de son caractère à la fois intrépide et angoissé que celui qui débute par ces mots : ” Je partis Tôt – Avec mon Chien – “

Emily Dickinson avait un grand chien, appelé Carlo, offert par son père.

Elle écrivait à Thomas W. Higginson (1823-1911) à qui on doit la publication de l’oeuvre de la poétesse américaine, à titre posthume : ” Vous me demandez quels sont mes Compagnons : les Collines – Monsieur – et le Couchant – et un Chien – aussi grand que moi – que mon père m’a acheté. – Ils valent mieux que des Êtres – parce qu’ils savent – mais sont muets. ” (25 avril 1862)

Christian Garcin vient de publier chez Actes Sud un récit biographique La Vie singulière de Thomas Higginson.

” Pasteur, militant abolitionniste, soutien de Lincoln, colonel dans l’armée de l’union, féministe avant l’heure, écrivain proche de Threau, d’Emerson et de Jack London, Thomas W. Higginson (1823-1911) a fréquenté les personnages les plus importants de la construction houleuse et tragique de l’Amérique. Pourtant, personne ne se souvient de lui aujourd’hui. Sauf, peut-être, les plus ardents admirateurs d’Emily Dickinson. ” (Quatrième de couverture)

Claire Malroux (1925-2025) – Emily Dickinson

Claire Malroux.

Claire Malroux, poète, essayiste et traductrice, est morte à Sèvres le 4 février 2025 à 99 ans.

Josette Andrée Malroux est née le 3 septembre 1925 à Albi. Elle change de prénom lorsqu’elle commence à écrire. En 1936, sa famille quitte le sud de la France pour rejoindre Paris. En effet, son père Augustin Malroux (1900-1945), instituteur, est élu député du Front populaire. Le 10 juillet 1940, le socialiste fait partie des 86 parlementaires qui refusent de voter les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain.

Il écrit le jour même à sa femme et à ses enfants : ” Ceci est mon testament politique. Je veux que plus tard vous sachiez qu’en des heures tragiques votre Papa n’a pas eu peur de ses responsabilités et n’a pas voulu — quelles que soient ses craintes — être parjure à tout ce qu’il a appris puis enseigné dans la vie. J’ai été élevé dans l’amour de la République. Aujourd’hui on prétend la crucifier. Je ne m’associe pas à ce geste assassin. Je reste un protestataire. J’espère le rester toute ma vie pour être digne de ceux qui m’ont précédé ” (le Cri des travailleurs, 13 octobre 1945). Entré dans la Résistance, il est arrêté le 2 mars 1942 et déporté le 15 septembre 1943. Il meurt au camp de concentration de Bergen-Belsen le 10 avril 1945.

https://maitron.fr/spip.php?article119778

Après des études à l’Ecole normale supérieure de jeunes filles, dont elle sort en 1946, Claire Malroux se rend au Royaume-Uni, où elle découvre la poésie écrite en langue anglaise. Sa rencontre avec l’œuvre d’Emily Dickinson est un événement décisif dans son parcours.

Claire Malroux a traduit de nombreux ouvrages de la poète – notamment Une âme en incandescence (José Corti, 1998) et Quatrains et autres poèmes brefs (Gallimard, 2000). Elle lui consacre aussi un essai (Chambre avec vue sur l’éternité : Emily Dickinson, Gallimard, 2005).

Prologue (page 11) : « Au moment de m’engager dans une aussi intimidante aventure – parler d’Emily Dickinson – j’en mesure tous les dangers, moi qui ai seulement parlé jusqu’ici pour elle, en traduisant sa poésie et sa correspondance.
Nos langues se sont mêlées, nos écritures. J’ai cherché du mieux que j’ai pu à restituer son langage, sans rester à la surface des mots, en essayant de remonter à la source de ce qui chaque fois déclenchait en elle le désir et le besoin d’écrire le poème ou la lettre.
Cette tâche était ardue, mais somme toute sûre. Mettre ses pas dans les pas de celle qui parle. Être le témoin muet, tout en parlant à sa place. J’aurais pu en rester là. »

Elle a aussi traduit les œuvres de Wallace Stevens (1879-1955), C.K. Williams (1936-2015), Emily Brontë (1818-1848), Ian McEwan (1948-), ainsi que les textes de Derek Walcott (1930-2017), Prix Nobel de littérature en 1992. Ce travail de traduction lui a valu plusieurs distinctions : le prix Maurice-Edgar Coindreau en 1990 pour Poèmes d’Emily Dickinson, le Grand Prix national de la traduction en 1995 pour l’ensemble de son œuvre, le Prix Laure-Bataillon (2002), pour Une autre vie de Derek Walcott.

Traduire et écrire de la poésie, pour Claire Malroux, sont deux activités indissociables l’une de l’autre. Elle affirme en 2022 : « Je peux apparaître tantôt comme un poète traducteur, tantôt comme un traducteur poète. Mais y a-t-il réellement une différence ? ».

Elle a aussi été membre du comité de rédaction de la revue Po&sie, fondée en 1977 par Michel Deguy (1930-2022).

(d’après l’article d’Amaury da Cunha, La mort de la poète et traductrice Claire Malroux. Le Monde 28 mars 2025)

Chambre avec vue sur l’éternité : Emily Dickinson, Gallimard, 2005. Pages 278-279.

” Sa vision prend un surcroît de sens si on la confronte à celle de Rimbaud. Il arrive, plus souvent qu’on ne le pense, que des poètes d’égale stature aient en même temps ou à quelques années d’intervalle un même sujet de préoccupation et emploient des métaphores voisines pour le cerner. Leur dialogue, fût-il chronologiquement inversé, jette une vive lumière sur leurs ressemblances mais aussi leur spécificité.

Arthur Rimbaud (mai 1872)
” Elle est retrouvée. / Quoi ? – L’Eternité. / C’est la mer allée / Avec le soleil. “

Emily (seconde moitié de 1863)
As if the Sea should part / And show a further Sea
” Comme si la Mer s’écartait / Pour révéler une Mer nouvelle – […] et qu’Elles / Ne fussent que prémisses –
De cycles de Mers – / De Rivages ignorées – / Elles-mêmes Orées de Mers futures – / Telle est – l’Eternité – “

Ce duo par métaphore interposée, ces voix entrecroisées, expriment quelque chose de plus que chacune d’elles prise à part, quelque chose d’assez semblable malgré l’apparente différence. “

Volume n° 348 de la collection Poésie / Gallimard. 2002.
Volume n° 435 de la collection Poésie / Gallimard. 2007.

Arthur Rimbaud – Anna Akhmatova

De gauche à droite : Georges Révoil, Henri Lucereau, Maurice Riès, Georges Bidault de Glatigné, Jules Suel, Arthur Rimbaud, Emilie Bidault de Glatigné. Aden, août 1880, sur le perron de l’hôtel de l’Univers.

Rimbaud aux siens

Aden, 25 mai 1881

Chers amis,
Chère maman, je reçois ta lettre du 5 mai, je suis heureux de savoir que ta santé s’est remise et que tu peux rester en repos. A ton âge, il serait malheureux d’être obligé de travailler. Hélas ! Moi, je ne tiens pas du tout à la vie ; et si je vis, je suis habitué à vivre de fatigue ; mais si je suis forcé de continuer à me fatiguer comme à présent, et à me nourrir de chagrins aussi véhéments qu’absurdes dans des climats atroces, je crains d’abréger mon existence.

Je suis toujours ici aux mêmes conditions, et dans trois mois , pourrais vous envoyer cinq mille francs d’économies ; mais je crois que je les garderai pour commencer quelque petite affaire à mon compte dans ces parages, car je n’ai pas l’intention de passer toute mon existence dans l’esclavage.
Enfin puissions-nous jouir de quelques années de vrai repos dans cette vie, et heureusement que cette vie est la seule et que cela est évident, puisqu’on ne peut s’imaginer une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci !
Tout à vous,
Rimbaud

Cette lettre présente de nombreuses difficultés. Elle appartenait à Paul Claudel. Elle se trouve maintenant à la BnF. L’autographe porte Aden alors que Rimbaud semble se trouver à Harar à cette date.

Les éditeurs précisent qu’il est impossible que Rimbaud ait possédé 5 000 francs au mois de mai 1881, ni d’ailleurs 3 000 francs. C’est en juillet, après ses expéditions, qu’il en possédera 3 000.

” … heureusement que cette vie est la seule et que cela est évident, puisqu’on ne peut s’imaginer une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci ! “

Cette phrase est placée en épigraphe de l’essai de Jean Rouaud, La constellation Rimbaud, que je viens de lire (Folio essais n°706, 2024. Première édition, Grasset & Fasquelle, 2021).

Elle est suivie de deux vers d’Anna Akhmatova :

” Mais je vous préviens

Que je vis pour la dernière fois “

” Mais, je vous préviens,
Je vis pour la dernière fois.
Ni hirondelle ni érable,
Ni roseau ni étoile,
Ni eau de source,
Ni son de cloche,
Je ne troublerai plus les hommes,
Et je ne visiterai plus leurs rêves
Avec ma plainte inapaisée.”

1940, in La guerre. Traduction Christian Mouze, éditions Harpo &, 2010.

Portrait d’Anna Akhmatova (Nathan Altman) 1914. Musée d’État russe de Saint-Pétersbourg

Joseph Roth – Stefan Zweig

Stefan Zweig et Joseph Roth à Ostende, 1936.

La correspondance entre Stefan Zweig et Joseph Roth 1927-1938 est parue en 2013 aux éditions Rivages. Elle comprend 194 lettres de Roth à Zweig et 45 de Zweig à Roth, sans compter les cartes, les télégrammes et les échanges entre Roth et Friderike Zweig d’une part, Roth et Lotte Altman d’autre part, soit un ensemble de 268 courriers.

Correspondance 1927-1938 Stefan Zweig / Joseph Roth. Traduction : Pierre Deshusses.

Joseph Roth a vu très vite l’évolution qu’allait prendre l’Allemagne sous un gouvernement national-socialiste.

Joseph Roth à Stefan Zweig

Hôtel Jacob [mi-février 1933]
44 rue Jacob
Paris VI

Cher et honoré ami,
je suis ici depuis deux semaines pour héberger un petit Nègre français.
Entre-temps, vous aurez bien vu que nous allons au-devant de grandes catastrophes. Mises à part les catastrophes privées – notre existence littéraire et matérielle est détruite – tout cela mène à une nouvelle guerre. Je ne donne plus cher de notre peau. On a réussi à laisser gouverner la barbarie. Ne vous faites aucune illusion. C’est l’enfer qui gouverne.
Très cordialement, votre vieux

Joseph Roth

« Tout les réunissait et tout les séparait. Nés sous le règne des Habsbourg, Juifs, écrivains reconnus et célébrés de leur vivant, morts loin de leur patrie, ils furent parmi les premiers à dénoncer la montée du nazisme, alors embryonnaire. L’un est issu de la grande bourgeoisie viennoise, auteur de livres à succès, mondain et cosmopolite ; l’autre, son cadet de treize ans, est fils de petits commerçants de Galicie ; journaliste, impécunieux et mythomane, il sombrera lentement dans l’alcool et la dépression. C’était le monde d’hier. Aucun des deux ne verra la chute du IIIe Reich. » (Thierry Clermont, Zweig et Roth, témoins et victimes d’une Europe à l’agonie. Le Figaro 2 octobre 2013)

Andrea Manga Bell (1902-1985)

Joseph Roth a vécu à Paris de 1931 à 1936 avec Andrea Manga Bell (1902-1985) qu’il avait connu à Berlin en août 1929. Elle y travaillait comme rédactrice au magazine du groupe Ullstein Gebrauchsgraphik. Elle était née à Hambourg, fille d’une huguenote hambourgeoise et d’un Cubain de couleur répondant au nom de Jimenez. Elle était mariée avec le prince Alexandre Ndumbé Duala Manga Bell, prince de Douala et Bonanjo, de l’ancienne colonie allemande du Cameroun, fils du roi douala Rudolf Douala Manga Bell exécuté en 1914 par les Allemands. Élevé en Allemagne, il l’avait quittée et était retourné au Cameroun. Il sera député à l’Assemblée nationale française de 1945 à 1957. C’est lui qui obtint l’abolition des travaux forcés au Cameroun et fit campagne pour son indépendance. Elle eut avec lui un fils, José Manuel, et une fille, Andrea (Tüke). Les rapports entre Roth et les enfants d’Andrea Manga Belle dont il payait l’éducation, ont été bons jusqu’à un certain moment. Joseph Roth et Andrea Manga Belle se séparèrent en 1936. La rupture fut difficile pour l’un comme pour l’autre. Ils se brouillèrent définitivement fin 1938.

Plaque Joseph Roth au 18 rue de Tournon. Paris VI.

Wystan Hugh Auden 1907 – 1973

W.H.Auden.

Refugees Blues 1939

Disons que cette ville a dix millions d’âmes,
Certains vivent dans des demeures, d’autres vivent dans des terriers :
Pourtant il n’y a aucun endroit pour nous, mon amour, pourtant il n’y a aucun endroit pour nous.

Autrefois nous avions un pays que nous pensions être un pays de justice,
Regarde sur l’atlas et tu le trouveras là :
Maintenant, nous ne pouvons pas y aller, mon amour, maintenant nous ne pouvons pas y aller.

Dans le cimetière du village pousse un vieil if,
Chaque printemps il fleurit à nouveau :
Les vieux passeports ne peuvent pas faire cela, mon amour, les vieux passeports ne peuvent pas faire cela.

Le consul a tapé sur la table et a dit :
« Si vous n’avez aucun passeport vous êtes officiellement mort »
Mais nous sommes encore en vie, mon amour, mais nous sommes encore en vie.

Suis allé à un comité ; ils m’ont offert un fauteuil ;
M’ont demandé poliment de revenir l’année prochaine :
Mais aujourd’hui, où irons-nous, mon amour, où irons-nous ?

Me suis rendu à une réunion publique ; le président s’est levé et a dit :
« Si nous les laissons entrer, ils nous voleront notre pain quotidien » ;
Il parlait de toi et moi, mon amour, il parlait de toi et moi.

Ai pensé entendre le tonnerre gronder dans le ciel ;
C’était Hitler recouvrant l’Europe ; il disait : « Ils doivent mourir » ;
Oh ! nous étions dans ses pensées, mon amour, nous étions dans ses pensées.

Ai vu un caniche habillé d’un manteau fermé d’une broche,
Ai vu une porte s’ouvrir et rentrer un chat :
Mais ce n’étaient pas des juifs allemands, mon amour, mais ce n’étaient pas des juifs allemands.

Suis descendu jusqu’au port et me suis tenu sur le quai,
Ai vu nager les poissons comme s’ils étaient libres :
À seulement dix pieds de moi, mon amour, à seulement dix pieds de moi.

Ai traversé un bois et vu les oiseaux dans les arbres ;
Ils n’avaient aucun politicien et chantaient à leur aise :
Ce n’était pas la race humaine, mon amour, ce n’était pas la race humaine.

Ai rêvé que je voyais un immeuble d’un millier d’étages,
D’un millier de fenêtres et d’un millier de portes ;
Aucun d’entre eux n’était à nous, mon amour, aucun d’entre eux n’était à nous.

Me suis tenu dans une grande plaine sous la neige tombante ;
Dix mille soldats allaient et venaient :
Nous cherchant toi et moi, mon amour, nous cherchant toi et moi.

Traduction : Francine Lacoue-Labarthe et Laurence Kahn. Chimères. Revue des schizoanalyses. Année 2003. N° 52. pp. 181-188.

Refugee Blues ne figure pas dans le volume Poésies choisies de W.H. Auden publié dans la collection Du monde entier , Gallimard, 1994. Nouvelle édition : Poésie Gallimard n°401. 2005.

Refugees Blues 1939

Say this city has ten million souls,
Some are living in mansions, some are living in holes:
Yet there’s no place for us, my dear, yet there’s no place for us.

Once we had a country and we thought it fair,
Look in the atlas and you’ll find it there:
We cannot go there now, my dear, we cannot go there now.

In the village churchyard there grows an old yew,
Every spring it blossoms anew:
Old passports can’t do that, my dear, old passports can’t do that.

The consul banged the table and said,
“If you’ve got no passport you’re officially dead”:
But we are still alive, my dear, but we are still alive.

Went to a committee; they offered me a chair;
Asked me politely to return next year:
But where shall we go to-day, my dear, but where shall we go to-day?

Came to a public meeting; the speaker got up and said;
“If we let them in, they will steal our daily bread”:
He was talking of you and me, my dear, he was talking of you and me.

Thought I heard the thunder rumbling in the sky;
It was Hitler over Europe, saying, “They must die”:
O we were in his mind, my dear, O we were in his mind.

Saw a poodle in a jacket fastened with a pin,
Saw a door opened and a cat let in:
But they weren’t German Jews, my dear, but they weren’t German Jews.

Went down the harbour and stood upon the quay,
Saw the fish swimming as if they were free:
Only ten feet away, my dear, only ten feet away.

Walked through a wood, saw the birds in the trees;
They had no politicians and sang at their ease:
They weren’t the human race, my dear, they weren’t the human race.

Dreamed I saw a building with a thousand floors,
A thousand windows and a thousand doors:
Not one of them was ours, my dear, not one of them was ours.

Stood on a great plain in the falling snow;
Ten thousand soldiers marched to and fro:
Looking for you and me, my dear, looking for you and me.

Mars 1939.

Another Time, 1940.

https://www.youtube.com/watch?v=hpkGXgY5tH8

Fernando Pessoa – Pedro Almodóvar

Depuis hier soir, je recherche une phrase de Fernando Pessoa qu’ Adrien Gombeaud a citée dans sa critique du beau film de Pedro Almodóvar, La chambre d’à côté (Positif n°767. janvier 2025. pages 6-7). Je l’ai enfin trouvée.

307 « Esthétique du désenchantement
Puisque nous ne pouvons tirer de beauté de la vie, cherchons du moins à tirer de la beauté de notre impuissance même à en tirer de la vie. Faisons de notre échec une victoire, quelque chose de positif qui se dresse, au milieu des colonnes, en majesté et en consentement spirituel.
Puisque la vie ne nous a rien offert d’autre qu’une cellule de reclus, alors tentons de la décorer, ne serait-ce que de l’ombre de nos songes, dessins et couleurs mêlés, sculptant notre oubli sur l’immobile extériorité des murailles.
Comme tous les rêveurs, j’ai toujours senti que ma fonction, c’était de créer. Comme je n’ai jamais su faire aucun effort, ni concrétiser aucune intention, créer a toujours coïncidé pour moi avec le fait de rêver, de vouloir ou de désirer, et d’accomplir un geste, en rêvant seulement le geste que je souhaiterais pouvoir accomplir. »

Gens au soleil (People in the Sun) (Edward Hopper), 1960. Washington, Smithsonian American Art Museum

Le livre de l’intranquillité de Bernardo Soares. p.310. Christian Bourgois éditeur, 1999. Traduction Françoise Laye.

« Estética do desalento
Já que não podemos extrair beleza da vida, busquemos ao menos extrair beleza de não poder extrair beleza da vida. Façamos da nossa falência uma vitória, uma coisa positiva e erguida, com colunas, majestade e aquiescência espiritual.
Se a vida não nos deu mais do que uma cela de reclusão, façamos por ornamentá-la, ainda que mais não seja, com as sombras dos nossos sonhos, desenhos a cores mistas esculpindo o nosso esquecimento sobre a parada exterioridade dos muros.
Como todo o sonhador, senti sempre que o meu mister era criar. Como nunca soube fazer um esforço ou ativar uma intenção, criar coincidiu-me sempre com sonhar, querer ou desejar, e fazer gestos com sonhar os gestos que desejaria poder fazer. »

Livro do Desassossego por Bernardo Soares. Assírio & Alvim. 1998.