Georges Dudach – Jacques Decour – Louis Aragon

Charlotte Delbo et Georges Dudach (à droite), très probablement lors de leurs retrouvailles en gare de Pau (Pyrénées-Atlantiques) en novembre 1941.

Le poème Art poétique d’Aragon fut publié à Neuchâtel (Suisse) le 16 août 1942 dans l’hebdomadaire Curieux que l’on pouvait recevoir légalement en zone libre. Le poète rend hommage à ses amis résistants, Georges Politzer, Jacques Decour, Jacques Solomon et Georges Dudach, fusillés par les nazis en mai 1942.

Georges Dudach, mari de Charlotte Delbo, était l’adjoint de Jacques Decour, professeur agrégé d’allemand, critique et romancier. Après la création du Front national, ce dernier fut chargé du regroupement de tous les écrivains résistants de zone occupée dans le Comité national des Écrivains. Après L’Université libre et La Pensée libre, il projetait la publication d’une nouvelle revue, Les Lettres françaises, qu’il ne verra pas paraître.

Mandaté par le Parti Communiste, Georges Dudach assura la liaison de Paris avec divers intellectuels, et en particulier avec Louis Aragon et Elsa Triolet. Georges Dudach fut fusillé comme otage au Mont-Valérien le 23 mai 1942 en même temps que Georges Politzer, Jacques Solomon, André Pican et Jean-Claude Bauer. Jacques Decour le fut à son tour au même endroit avec Arthur Dallidet et Félix Cadras le 30 mai 1942. Il avait subi 3 mois d’interrogatoires et de tortures.

https://maitron.fr/spip.php?article21760.

Notice DECOUR Jacques [DECOURDEMANCHE Daniel, dit] par Nicole Racine, version mise en ligne le 25 octobre 2008, dernière modification le 11 juillet 2022.

Jacques Decour (1910-1942). Détail d’une photo prise au lycée Rollin (aujourd’hui Lycée Jacques-Decour) , vers 1937.

Art poétique (Louis Aragon)

Pour mes amis morts en Mai
Et pour eux seuls désormais

Que mes rimes aient le charme
Qu’ont les larmes sur les armes

Et pour que tous les vivants
Qui changent avec le vent

S’y aiguise au nom des morts
L’arme blanche du remords

Mots mariés mots meurtris
Rimes où le crime crie

Elles font au fond du drame
Le double bruit d’eau des rames

Banales comme la pluie
Comme une vitre qui luit

Comme un miroir au passage
La fleur qui meurt au corsage

L’enfant qui joue au cerceau
La lune dans le ruisseau

Le vétiver dans l’armoire
Un parfum dans la mémoire

Rimes rimes où je sens
La rouge chaleur du sang

Rappelez-vous que nous sommes
Féroces comme des hommes

Et quand notre cœur faiblit
Réveillez-vous de l’oubli

Rallumez la lampe éteinte
Que les verres vides tintent

Je chante toujours parmi
Les morts en Mai mes amis

16 août 1942 (Hebdomadaire Curieux, Neuchâtel)

En étrange pays dans mon pays lui-même, 1945. (En Français dans le texte, 15 septembre 1943)

Charlotte Delbo

Après avoir lu les poèmes de Primo Levi, je suis revenu à ceux de Charlotte Delbo. Les Éditions de Minuit ont rassemblé en mars 2024 pour la première fois ses poèmes complets, suivis de dix inédits et d’un entretien avec Claude Prévost (La Nouvelle Critique, juin 1965, numéro 167)

http://leseditionsdeminuit.fr/livre-Pri%C3%A8re_aux_vivants_pour_leur_pardonner_d_%C3%AAtre_vivants-3432-1-1-0-1.html

Dans Mesure de nos jours (1971) Charlotte Delbo écrit : « Les poètes voient au-delà des choses. » Elle est née le 10 août 1913 à Vigneux-sur-Seine (Essonne). Elle est morte le 1er mars 1985 à Paris.

Issue d’une famille d’ouvriers italiens, elle adhère en 1932 aux Jeunesses communistes, puis en 1936 à l’Union des jeunes filles de France, fondée par Danielle Casanova. A l’Université ouvrière, elle rencontre en 1934 son futur mari, le militant communiste Georges Dudach, formé à Moscou. Elle l’épouse en 1936. En 1937, elle devient la secrétaire de Louis Jouvet qui l’engage après la lecture d’un article sur le théâtre qu’elle avait écrit pour Les Cahiers de la Jeunesse, dont Georges Dudach était le rédacteur en chef.

Après avoir hésité, elle part avec la troupe de l’Athénée en Amérique du Sud en mai 1941. Elle revient à Paris le 15 novembre 1941.

Elle s’engage alors dans la Résistance avec son mari. Ils vivent dans la clandestinité. Ils font partie du « groupe Politzer », chargé de la publication des Lettres françaises dont Jacques Decour est le rédacteur en chef. Charlotte Delbo est chargée de l’écoute de Radio Londres et de Radio Moscou qu’elle prend en sténo ainsi que de la dactylographie des tracts et des revues.

En février 1942, de nombreux membres de leur réseau de résistants communistes sont pris en filature. Les arrestations se multiplient à la mi-février : Georges et Maï Politzer, Danielle Casanova, Lucien Dorland, Lucienne Langlois, puis André et Germaine Pican, Jacques Decour…

Charlotte Delbo et son mari sont arrêtés le 2 mars 1942 au 93 rue de la Faisanderie (16e arrondissement de Paris) par les Brigades spéciales de la Police française. Georges Dudach est fusillé au fort du Mont-Valérien le 23 mai 1942, à l’âge de 28 ans. Charlotte Delbo est déportée à Auschwitz par le convoi du 24 janvier 1943 dit « convoi des 31000 » (230 femmes – 1446 hommes). Elle est transférée à Ravensbrück au début de l’année 1944 et libérée en avril 1945 après vingt-sept mois de déportation. Elle sera l’une des 49 rescapées du convoi des 31000.

Elle écrira des années plus tard son indispensable trilogie Auschwitz et après.

Aucun de nous ne reviendra (Éditions Gonthier 1965. Éditions de Minuit, 1970)
Une connaissance inutile ( Éditions de Minuit, 1970)
Mesure de nos jours ( Éditions de Minuit, 1971)

En 1965, elle a publié aussi Le Convoi du 24 janvier (Éditions de Minuit), une compilation de courtes biographies des 230 femmes déportées avec elle.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Convoi_des_31000#:~:text=Le%20convoi%20du%2024%20janvier,op%C3%A9ration%20%C2%AB%20Nuit%20et%20brouillard%20%C2%BB.

Il convient de consulter le Maitron, Dictionnaire biographique Mouvement ouvrier Mouvement social. Notice DUDACH Georges, Paul par Nicole Racine, version mise en ligne le 25 octobre 2008, dernière modification le 24 janvier 2022.

https://maitron.fr/spip.php?article23192

Georges Dudach, né le 18 septembre 1914 à Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne), fusillé comme otage le 23 mai 1942 au Mont-Valérien.

J’ai choisi 5 poèmes publiés dans Une connaissance inutile.

Je lui disais mon jeune arbre
Il était beau comme un pin
La première fois que je le vis
Sa peau était si douce
la première fois que je l’étreignis
et toutes les autres fois
si douce
que d’y penser aujourd’hui
me fait comme lorsqu’on ne sent plus sa bouche
Je lui disais mon jeune arbre
lisse et droit
quand je le serrais contre moi
je pensais au vent
à un bouleau ou à un frêne
Quand il me serrait dans ses bras
je ne pensais plus à rien.

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Je l’appelais
mon amoureux du mois de mai
des jours qu’il était enfant
heureux tellement
je le laissais
quand personne ne voyait
être
mon amoureux du mois de mai
même en décembre
enfant et tendre
quand nous marchions enlacés
la forêt était toujours
la forêt de notre enfance
nous n’avions plus de souvenirs séparés
il embrassait mes doigts
ils avaient froid
il disait les mots que disent les amoureux du mois de mai
j’étais seul à entendre
On n’écoute pas ces mots-là
Pourquoi
On écoute le coeur qui bat
On croit pouvoir toute la vie les entendre
ces mots-là tendres
Il y a tant de mois de mai
toute la vie
à deux qui s’aiment.

Alors
ils l’ont fusillé un mois de mai

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Je l’aimais
parce qu’il était beau
c’est une raison futile

Je l’aimais
parce qu’il m’aimait
c’est une raison égoïste

Mais
c’est pour vous
que je cherche des raisons
pour moi, je n’en avais pas
Je l’aimais comme une femme aime un homme
sans mots pour le dire

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Ce point sur la carte
Cette tache noire au centre de l’Europe
cette tache rouge
cette tache de feu cette tache de suie
cette tache de sang cette tache de cendres
pour des millions
un lieu sans nom.
De tous les pays d’Europe
de tous les points de l’horizon
les trains convergeaient
vers l’in-nommé
chargés de millions d’êtres
qui étaient versés là sans savoir où c’était
versés avec leur vie
avec leurs souvenirs
avec leurs petits maux
et leur grand étonnement
avec leur regard qui interrogeait
et qui n’y a vu que du feu,
qui ont brûlé là sans savoir où ils étaient.
Aujourd’hui on sait
Depuis quelques années on sait
On sait que ce point sur la carte
c’est Auschwitz
On sait cela
Et pour le reste on croit savoir

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Yvonne Picard est morte
qui avait de si jolis seins .
Yvonne Blech est morte
qui avait les yeux en amande
et des mains qui disaient si bien .
Mounette est morte
qui avait un si joli teint
une bouche toujours gourmande
et un rire si argentin.
Aurore est morte
qui avait des yeux couleur de mauve.

Tant de beauté tant de jeunesse
tant d’ardeur tant de promesses…
Toutes un courage des temps romains.

Et Yvette aussi est morte
qui n’était ni jolie ni rien
et courageuse comme aucune autre .
Et toi Viva
et moi Charlotte
dans pas longtemps nous serons mortes
nous qui n’avons plus rien de bien.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/poeme-du-jour-avec-la-comedie-francaise/poeme-extrait-du-recueil-une-connaissance-inutile-8000028

La poésie de Charlotte Delbo. France Culture, 13 mai 2024.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-book-club/la-poesie-de-charlotte-delbo-6999158

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/04/04/charlotte-delbo-1913-1985/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/tag/charlotte-delbo/

Primo Levi

Je lis et relis les poèmes de Primo Levi, publiés dans le recueil À une heure incertaine.
(Traduction Louis Bonalumi. Préface de Jorge Semprún. Gallimard, Collection Arcades n° 53, 1997.) Ils sont directs, anti-hermétiques et anti-lyriques. « Écrire, c’est transmettre ; que dire, si le message est codé et si personne n’en connaît la clef ? », affirmait Primo Levi. J’en ai choisi trois pour ce blog.

Si c’est un homme (Shemà)

Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,

Considérez si c’est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui pour un non.

Considérez si c’est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu’à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
N’oubliez pas que cela fut,
Non, ne l’oubliez pas:
Gravez ces mots dans votre cœur.
Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant;
Répétez-les à vos enfants.
Ou que votre maison s’écroule,
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous.

10 janvier 1946.

Poème liminaire de Si c’est un homme. Julliard, 1987. Traduction Martine Schruoffeneger.

Se questo è un uomo (Shemà)

Voi che vivete sicuri
nelle vostre tiepide case,
voi che trovate tornando a sera
il cibo caldo e visi amici:

Considerate se questo è un uomo
che lavora nel fango
che non conosce pace
che lotta per mezzo pane
che muore per un si o per un no.

Considerate se questa è una donna,
senza capelli e senza nome
senza più forza di ricordare
vuoti gli occhi e freddo il grembo
come una rana d’inverno.
Meditate che questo è stato:
vi comando queste parole.
Scolpitele nel vostro cuore
stando in casa andando per via,
coricandovi, alzandovi.
Ripetetele ai vostri figli.
O vi si sfaccia la casa,
la malattia vi impedisca,
i vostri nati torcano il viso da voi.

10 gennaio 1946

Se questo è un uomo, 1947.

Shemà signifie « écoute ! » en hébreu. C’est le premier mot de la prière fondamentale de l’hébraïsme dans laquelle se trouve affirmée l’unité de Dieu. Certains vers de ce poème en sont une paraphrase.

Primo Levi dans son bureau à Turin, 1981 (Sergio Del Grande).

Buna

Pieds en sang, terre maudite,
La cohorte est longue dans les matins gris.
Fume la Buna aux mille cheminées,
Tel que les autres jours, un jour nous attend.
La sirène est terrible à l’aube :
« Vous multitude aux visages éteints
Sur la monotonie atroce de la boue
Un nouveau jour de souffrance est né. »

Camarade épuisé, je peux voir dans ton cœur,
Et je lis dans tes yeux, camarade souffrant,
Dans ta poitrine, il y a le froid, la peur, le rien,
Tu as brisé en toi la dernière valeur.
Camarade gris tu fus un homme fort,
Près de toi une femme marchait.
Camarade vide qui n’as plus de nom,
Homme désert qui n’as plus de larmes,
Si pauvre que tu n’as plus mal,
Si fatigué que tu n’as plus peur,
Homme éteint qui fus un homme fort :
Si jamais nous nous retrouvions face à face
Là-haut dans la tendresse ensoleillée du monde,
Quel visage aurions-nous l’un pour l’autre, lequel ?

28 novembre 1945.

Á une heure incertaine. Traduction L. Bonalumi. Gallimard. Collection Arcades. 1997.

Buna est le nom de l’usine de caoutchouc dans laquelle Primo Levi a travaillé durant sa captivité.

Buna Lager

Piedi piagati e terra maledetta,
Lunga la schiera nei grigi mattini,
Fuma la Buna dai mille camini,
Un giorno come ogni giorno ci aspetta.
Terribili nell’alba le sirene :
“Voi moltitudine dei visi spenti,
Sull’orrore monotono del fango
E’ nato un altro giorno di dolore”.

Compagno stanco ti vedo nel cuore
Ti vedo negli occhi compagno dolente
Hai dentro il petto freddo fame niente,
Hai rotto dentro l’ultimo valore.
Compagno grigio fosti un uomo forte,
Una donna ti camminava accanto,
Compagno vuoto che non hai più nome,
Uomo deserto che non hai più pianto,
Così povero che non hai più male,
Così stanco che non hai più spavento,
Uomo spento che fosti un uomo forte :
Se ancora ci trovassimo davanti
Lassù nel dolce mondo sotto il sole,
Con quale viso ci staremmo a fronte ?

Paru en revue le 22 juin 1946. Ad ora incerta. Garzanti Editore. 1984. 1990.

Procuration

Ne sois pas effrayé par l’ampleur de la tâche,
On a besoin de toi, qui es moins fatigué.
Et puis, tu as l’ouïe fine, alors, écoute
Combien le sol sonne creux sous tes pieds.
Réfléchis à nos erreurs :
Il en fut parmi nous,
Qui cherchèrent à l’aveuglette
Comme un homme aux yeux bandés
Reconstituerait un profil ;
D’autres ont joué les corsaires;
D’autres encore s’en sont remis à la bonne volonté.
Apporte ton aide, sans être sûr de toi.
Tente, même si tu n’es pas sûr de toi.
Parce que, justement, tu n’es pas sûr de toi.
Vois s’il t’est possible de réprimer le dégoût et l’ennui
De nos doutes, de nos certitudes.
Nous n’avons jamais été aussi riches, pourtant,
Nous vivons au milieu de monstres embaumés
Et de monstres obscènes tellement ils sont en vie.
Que les ruines ne t’effraient point,
Ni la puanteur des décharges :
Nous en déblayâmes plus d’une à mains nues,
Alors que nous avions ton âge.
Relève le défi autant que tu le peux.
Nous avons peigné la chevelure des comètes.
Déchiffré les secrets de la genèse,
Foulé les sables de la lune,
Construit Auschwitz, détruit Hiroshima.
Tu vois : nous ne sommes pas demeurés inactifs,
Donc, tout perplexe que tu sois, assume ;
Et abstiens-toi de nous appeler maîtres.

24 juin 1986.

Á une heure incertaine. Traduction L. Bonalumi. Gallimard. Collection Arcades. 1997.

Delega

Non spaventarti se il lavoro è molto:
C’è bisogno di te che sei meno stanco.
Poiché hai sensi fini, senti
Come sotto i tuoi piedi suona cavo.
Rimedita i nostri errori:
C’è stato pure chi, fra noi,
S’è messo in cerca alla cieca
Come un bendato ripeterebbe un profilo,
E chi ha salpato come fanno i corsari,
E chi ha tentato con volontà buona.
Aiuta, insicuro. Tenta, benché insicuro,
Perché insicuro. Vedi
Se puoi reprimere il ribrezzo e la noia
Dei nostri dubbi e delle nostre certezze.
Mai siamo stati così ricchi, eppure
Viviamo in mezzo a mostri imbalsamati,
Ad altri oscenamente vivi.
Non sgomentarti delle macerie
Né del lezzo delle discariche: noi
Ne abbiamo sgomberate a mani nude
Negli anni in cui avevamo i tuoi anni.
Reggi la corsa, del tuo meglio. Abbiamo
Pettinato la chioma alle comete,
Decifrato la sabbia della luna,
Costruito Auschwitz e distrutto Hiroshima.
Vedi: non siamo rimasti inerti.
Sobbarcati, perplesso;
Non chiamarci maestri.

24 giugno 1986

Ad ora incerta. Garzanti Editore. 1984. 1990.

J’avais déjà publié ici-même Aux amis le 6 mai 2021.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/05/06/primo-levi-2/