Charlotte Delbo (1913 -1985)

Paris V. Rue Lacépède n°33.

Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants

Vous qui passez
bien habillés de tous vos muscles
un vêtement qui vous va bien
qui vous va mal
qui vous va à peu près
vous qui passez
animés d’une vie tumultueuse aux artères
et bien collée au squelette
d’un pas alerte sportif lourdaud
rieurs renfrognés, vous êtes beaux
si quelconques
si quelconquement tout le monde
tellement beaux d’être quelconques
diversement
avec cette vie qui vous empêche
de sentir votre buste qui suit la jambe
votre main au chapeau
votre main sur le cœur
la rotule qui roule doucement au genou
comment vous pardonner d’être vivants…
Vous qui passez
bien habillés de tous vos muscles
comment vous pardonner
ils sont morts tous
vous passez et vous buvez aux terrasses
vous êtes heureux elle vous aime
mauvaise humeur souci d’argent
comment comment
vous pardonner d’être vivants
comment comment
vous ferez-vous pardonner
par ceux-là qui sont morts
pour que vous passiez
bien habillés de tous vos muscles
que vous buviez aux terrasses
que vous soyez plus jeunes chaque printemps

Je vous en supplie
Faites quelque chose
Apprenez un pas
Une danse
Quelque chose qui vous justifie
Qui vous donne le droit
D’être habillés de votre peau de votre poil
Apprenez à marcher et à rire
Parce que ce serait trop bête
A la fin
Que tant soient morts
Et que vous viviez
Sans rien faire de votre vie.

Je reviens
d’au-delà de la connaissance
il faut maintenant désapprendre
je vois bien qu’autrement
je ne pourrais plus vivre.

Et puis
mieux vaut ne pas y croire
à ces histoires
de revenants
plus jamais vous ne dormirez
si jamais vous les croyez
ces spectres revenants
ces revenants
qui reviennent
sans pouvoir même expliquer comment.

Une connaissance inutile, 1970.

Charlotte Delbo (1913 – 1985)

Charlotte Delbo. Photo anthropométrique prise le 17 mars 1942 par le service de l’identité judiciaire

Charlotte Delbo est née le 10 août 1913 à Vigneux-sur-Seine. Elle est morte le 1er mars 1985 à Paris.
Issue d’une famille d’ouvriers italiens, elle adhère en 1932 aux Jeunesses communistes, puis en 1936 à l’Union des jeunes filles de France fondée par Danielle Casanova. A l’Université ouvrière, elle rencontre en 1934 son futur mari, le militant communiste Georges Dudach, formé à Moscou, qu’elle épouse en 1936.
Elle travaille avant la guerre comme assistante du metteur en scène Louis Jouvet. Pendant l’Occupation, après avoir hésité, elle part avec lui et la troupe de l’Athénée en Amérique du Sud en mai 1941. Elle revient à Paris le 15 novembre1941.
Elle s’engage alors dans la Résistance avec son mari. Ils font partie du «groupe Politzer», chargé de la publication des Lettres françaises dont Jacques Decour est le rédacteur en chef. Charlotte Delbo est chargée de l’écoute de Radio Londres et de Radio Moscou qu’elle prend en sténo ainsi que de la dactylographie des tracts et revues.
Charlotte Delbo et son mari sont arrêtés le 2 mars 1942 au 93 rue de la Faisanderie (16e arrondissement de Paris) par les Brigades spéciales,. Georges Dudach est fusillé au fort du Mont-Valérien le 23 mai 1942, à l’âge de 28 ans. Elle est déportée à Auschwitz par le convoi du 24 janvier 1943 parmi 230 femmes. Elle sera l’une des 49 rescapées de ce convoi.
Elle écrira des années plus tard son indispensable trilogie Auschwitz et après.
Aucun de nous ne reviendra (1965)
Une connaissance inutile (1970)
Mesure de nos jours (1971)

De 1965 à 1972, j’ai habité Vigneux-sur-Seine. Charlotte Delbo est enterré dans le même cimetière que mon père et ma seconde mère.

Ô vous qui savez…
Ô vous qui savez
saviez-vous que la faim fait briller les yeux que la soif les ternit
Ô vous qui savez
saviez-vous qu’on peut voir sa mère morte
et rester sans larmes
Ô vous qui savez
saviez-vous que le matin on veut mourir
que le soir on a peur
Ô vous qui savez
saviez-vous qu’un jour est plus qu’une année
une minute plus qu’une vie
Ô vous qui savez
saviez-vous que les jambes sont plus vulnérables que les yeux
les nerfs plus durs que les os
le cœur plus solide que l’acier
Saviez-vous que les pierres du chemin ne pleurent pas
qu’il n’y a qu’un mot pour l’épouvante
qu’un mot pour l’angoisse
Saviez-vous que la souffrance n’a pas de limite
l’horreur pas de frontière
Le saviez-vous
Vous qui savez.

Auschwitz et après : Aucun de nous ne reviendra (Editions de Minuit, 1970)