Je lis deux courts textes de Pierre Bergounioux : Peindre aujourd’huiPhilippe Cognée et Cousus ensemble, publiés chez Galilée en 2012 et 2016. Le point commun : les dessins de Philippe Cognée dont peut voir en ce moment les oeuvres au musée Bourdelle (La peinture d’après), mais aussi au musée de l’Orangerie (Contrepoint contemporain). Les citations de Bergounioux m’ont fait relire Soir historique de Rimbaud.
Soir historique
En quelque soir, par exemple, que se trouve le touriste naïf, retiré de nos horreurs économiques, la main d’un maître anime le clavecin des prés ; on joue aux cartes au fond de l’étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes, on a les saintes, les voiles, et les fils d’harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant.
Il frissonne au passage des chasses et des hordes. La comédie goutte sur les tréteaux de gazon. Et l’embarras des pauvres et des faibles sur ces plans stupides !
À sa vision esclave, — l’Allemagne s’échafaude vers des lunes ; les déserts tartares s’éclairent — les révoltes anciennes grouillent dans le centre du Céleste Empire, par les escaliers et les fauteuils de rocs — un petit monde blême et plat, Afrique et Occidents, va s’édifier. Puis un ballet de mers et de nuits connues, une chimie sans valeur, et des mélodies impossibles.
La même magie bourgeoise à tous les points où la malle nous déposera ! Le plus élémentaire physicien sent qu’il n’est plus possible de se soumettre à cette atmosphère personnelle, brume de remords physiques, dont la constatation est déjà une affliction.
Non ! – Le moment de l’étuve, des mers enlevées, des embrasements souterrains, de la planète emportée, et des exterminations conséquentes, certitudes si peu malignement indiquées dans la Bible et par les Nornes et qu’il sera donné à l’être sérieux de surveiller. – Cependant ce ne sera point un effet de légende !
Oisive jeunesse
A tout asservie,
Par délicatesse
J’ai perdu ma vie.
Ah ! Que le temps vienne
Où les coeurs s’éprennent.
Je me suis dit : laisse,
Et qu’on ne te voie :
Et sans la promesse
De plus hautes joies.
Que rien ne t’arrête,
Auguste retraite.
J’ai tant fait patience
Qu’à jamais j’oublie ;
Craintes et souffrances
Aux cieux sont parties.
Et la soif malsaine
Obscurcit mes veines.
Ainsi la prairie
A l’oubli livrée,
Grandie, et fleurie
D’encens et d’ivraies
Au bourdon farouche
De cent sales mouches.
Ah ! Mille veuvages
De la si pauvre âme
Qui n’a que l’image
De la Notre-Dame !
Est-ce que l’on prie
La Vierge Marie ?
Oisive jeunesse A tout asservie, Par délicatesse J’ai perdu ma vie. Ah ! Que le temps vienne Où les coeurs s’éprennent !
Mai 1872.
Le thème élégiaque de la jeunesse gâchée rappelle François Villon : “Je plaings le temps de ma jeunesse / Ouquel j’ay plus qu’autre gallé …”. Le poète stigmatise la stérilité de son existence pendant les années de bohème (août 70 à mai 72) : tout cela n’a mené à rien. Il déplore sa vie perdue alors qu’il n’a que dix-sept ans.
Quand la Commune de Paris éclate en mars 1871, Arthur Rimbaud est dans les Ardennes à Charleville, sa ville natale. Plusieurs contemporains affirment qu’il s’est rendu à Paris et qu’il a intégré la Garde nationale en avril ou en mai 1871. Rien n’est moins sûr. Ses sympathies vont, bien sûr, à la Commune. Plusieurs poèmes le montrent clairement comme Chant de guerre parisien (1871) et Les Mains de Jeanne-Marie (1872?). Le premier a été écrit le 15 mai 1871, moins d’une semaine avant le début de la Semaine sanglante (21-28 mai 1871). On le trouve inséré dans la célèbre Lettre du Voyant qu’il a envoyée le 15 mai 1871 à Paul Demeny (1844-1918). Cette correspondance définit une nouvelle poétique où l’actualité, l’objectivité ont toute leur place. Le poème, parfois difficile et obscur, tire sa force du contraste entre l’atmosphère bucolique et les réalités de la guerre civile. Les Mains de Jeanne-Marie est un hommage aux Communardes. Rimbaud renouvelle un thème plastique et littéraire classique : l’étude des mains (Théophile Gautier , Germain Nouveau, Paul Verlaine). Le prénom est clairement symbolique. Il renvoie à la sainteté et à la virginité de la mère du Christ, à l’héroïsme de Jeanne d’Arc. On peut y entendre aussi la Marianne républicaine. Cette femme s’oppose à l’aristocrate, à la bigote, à la courtisane. Le manuscrit porte la date de « fév. 1872 », mais il a peut-être été seulement recopié à cette date. La copie autographe par Rimbaud que Verlaine déclarait avoir perdu a été retrouvée et publiée en juin 1919, dans la revue Littérature (n°4), fondée par André Breton, Louis Aragon et Philippe Soupault, alors dadaïstes. Le manuscrit est conservé à la Bibliothèque nationale.
Chant de guerre parisien
Le Printemps est évident, car
Du cœur des Propriétés vertes
Le vol de Thiers et de Picard
Tient ses splendeurs grandes ouvertes.
Ô mai ! Quels délirants cul-nus!
Sèvres, Meudon, Bagneux, Asnières,
Écoutez donc les bienvenus
Semer les choses printanières !
Ils ont schako, sabre et tam-tam
Non la vieille boîte à bougies
Et des yoles qui n’ont jam, jam…
Fendent le lac aux eaux rougies !
Plus que jamais nous bambochons
Quand arrivent sur nos tanières
Crouler les jaunes cabochons
Dans des aubes particulières !
Thiers et Picard sont des Éros
Des enleveurs d’héliotropes
Au pétrole ils font des Corots :
Voici hannetonner leurs tropes…
Ils sont familiers du Grand Truc!…
Et couché dans les glaïeuls, Favre
Fait son cillement aqueduc
Et ses reniflements à poivre !
La Grand ville a le pavé chaud
Malgré vos douches de pétrole,
Et décidément, il nous faut
Vous secouer dans votre rôle…
Et les Ruraux qui se prélassent
Dans de longs accroupissements
Entendront des rameaux qui cassent
Parmi les rouges froissements !
Les mains de Jeanne-Marie
Jeanne-Marie a des mains fortes, Mains sombres que l’été tanna, Mains pâles comme des mains mortes. – Sont-ce des mains de Juana ?
Ont-elles pris les crèmes brunes
Sur les mares des voluptés ?
Ont-elles trempé dans les lunes
Aux étangs de sérénités ?
Ont-elles bu des cieux barbares,
Calmes sur les genoux charmants ?
Ont-elles roulé des cigares
Ou trafiqué des diamants ?
Sur les pieds ardents des Madones
Ont-elles fané des fleurs d’or ?
C’est le sang noir des belladones
Qui dans leur paume éclate et dort.
Mains chasseresses des diptères
Dont bombinent les bleuisons
Aurorales, vers les nectaires ?
Mains décanteuses de poisons ?
Oh ! quel Rêve les a saisies
Dans les pandiculations ?
Un rêve inouï des Asies,
Des Khenghavars ou des Sions ?
Ces mains n’ont pas vendu d’oranges,
Ni bruni sur les pieds des dieux :
Ces mains n’ont pas lavé les langes
Des lourds petits enfants sans yeux.
Ce ne sont pas mains de cousine
Ni d’ouvrières aux gros fronts
Que brûle, aux bois puant l’usine,
Un soleil ivre de goudrons.
Ce sont des ployeuses d’échines,
Des mains qui ne font jamais mal,
Plus fatales que des machines,
Plus fortes que tout un cheval !
Remuant comme des fournaises,
Et secouant tous ses frissons,
Leur chair chante des Marseillaises
Et jamais les Eleisons !
Ça serrerait vos cous, ô femmes
Mauvaises, ça broierait vos mains,
Femmes nobles, vos mains infâmes
Pleines de blancs et de carmins.
L’éclat de ces mains amoureuses
Tourne le crâne des brebis !
Dans leurs phalanges savoureuses
Le grand soleil met un rubis !
Une tache de populace
Les brunit comme un sein d’hier ;
Le dos de ces Mains est la place
Qu’en baisa tout Révolté fier !
Elles ont pâli, merveilleuses,
Au grand soleil d’amour chargé,
Sur le bronze des mitrailleuses
A travers Paris insurgé !
Ah ! quelquefois, ô Mains sacrées,
Á vos poings, Mains où tremblent nos
Lèvres jamais désenivrées,
Crie une chaîne aux clairs anneaux !
Et c’est un Soubresaut étrange Dans nos êtres, quand, quelquefois, On veut vous déhâler, Mains d’ange, En vous faisant saigner les doigts !
De 1965 à 1972, j’ai habité à Vigneux-sur-Seine – 91, 7 rue de la Commune de Paris, dans le grand ensemble HLM Les Briques Rouges (architecte: Paul Chemetov).
Phrases regroupe huit petits paragraphes tirés des Illuminations. Leur composition minutieuse montre bien qu’il ne s’agit pas là de notes éparses ou d’ébauches, mais d’une expérience nouvelle de forme brève en poésie. Le passage le plus connu est, bien sûr, le cinquième: portrait du poète en équilibriste… Rimbaud avait un frère et surtout deux soeurs : Vitalie (1858-1875), morte de tuberculose, et Isabelle (1860-1917). Arthur Rimbaud a assisté à l’enterrement de la première le crâne rasé, en signe de deuil. La seconde a été sa légataire universelle et a assisté à son agonie pendant la nuit du 9 au 10 novembre 1891 à l’hospice de la Conception de Marseille .
Phrases
Quand le monde sera réduit en un seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés, — en une plage pour deux enfants fidèles, — en une maison musicale pour notre claire sympathie, — je vous trouverai. Qu’il n’y ait ici-bas qu’un vieillard seul, calme et beau, entouré d’un “luxe inouï”, — et je suis à vos genoux. Que j’aie réalisé tous vos souvenirs, — que je sois celle qui sait vous garrotter, — je vous étoufferai.
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Quand nous somme très forts, — qui recule? très gais, – qui tombe de ridicule ? Quand nous sommes très méchants, – que ferait-on de nous?
Parez-vous, dansez, riez. — Je ne pourrai jamais envoyer l’Amour par la fenêtre.
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– Ma camarade, mendiante, enfant monstre! comme ça t’est égal, ces malheureuses et ces manœuvres, et mes embarras. Attache-toi à nous avec ta voix impossible, ta voix! unique flatteur de ce vil désespoir.
[Phrases II]
Une matinée couverte, en Juillet. Un goût de cendres vole dans l’air; — une odeur de bois suant dans l’âtre, — les fleurs rouies, — le saccage des promenades, — la bruine des canaux par les champs — pourquoi pas déjà les joujoux et l’encens ?
x x x
J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse.
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Le haut étang fume continuellement. Quelle sorcière va se dresser sur le couchant blanc ? Quelles violettes frondaisons vont descendre ?
x x x
Pendant que les fonds publics s’écoulent en fêtes de fraternité, il sonne une cloche de feu rose dans les nuages.
x x x
Avivant un agréable goût d’encre de Chine, une poudre noire pleut doucement sur ma veillée. — Je baisse les feux du lustre, je me jette sur le lit, et tourné du côté de l’ombre je vous vois, mes filles ! mes reines ! x x x
Lectures récentes: André Breton, Lettres à Simone Kahn 1920-1960, Gallimard, 2016.
Simone Breton, Lettres à Denise Lévy, Éditions Joëlle Losfeld, 2005.
Fin juin 1920, André Breton rencontre au jardin du Luxembourg Simone Kahn, en compagnie de Théodore Fraenkel et de Bianca Maklès. Le 15 septembre 1921, ils se marient à la mairie du XVII ème arrondissement.
On connaît les lettres d’André Breton à Simone Kahn, pas celles de Simone à André. La première femme du créateur du surréalisme écrivait bien comme le montrent les lettres à sa cousine, Denise Kahn-Lévy qui servira de modèle à Aragon pour le personnage de Bérénice dans son roman Aurélien.
Les deux livres contiennent des informations inédites sur les débuts du surréalisme et livrent un portrait intime d’André Breton.
André Breton, Lettre à Simone Kahn, 16 septembre 1920.
«Connaissez-vous le merveilleux poème de Rimbaud qui s’appelle Royauté? Je le vis.»
Lettres à Simone Kahn 1920-1960, Gallimard, 2016.
Royauté (Arthur Rimbaud) Un beau matin, chez un peuple fort doux, un homme et une femme superbes criaient sur la place publique : “Mes amis, je veux qu’elle soit reine !” “Je veux être reine !” Elle riait et tremblait. Il parlait aux amis de révélation, d’épreuve terminée. Ils se pâmaient l’un contre l’autre. En effet ils furent rois toute une matinée où les tentures carminées se relevèrent sur les maisons, et tout l’après-midi, où ils s’avancèrent du côté des jardins de palmes. Les illuminations, 1886.
Ce poème, assez hermétique, prend la forme d’une histoire merveilleuse. Comme d’autres illuminations, il s’agit de la mise en scène d’un couple, une union triomphale dans une royauté commune. Interprétation possible: Reformer l’unité d’un tout dissocié.
« Ô mon Bien ! Ô mon Beau! Fanfare atroce où je ne trébuche point! chevalet féerique! Hourra pour l’œuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois! Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux. Ce poison va rester dans toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons rendus à l’ancienne inharmonie. Ô maintenant, nous si digne de ces tortures! rassemblons fervemment cette promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme créés: cette promesse, cette démence! L’élégance, la science, la violence! On nous a promis d’enterrer dans l’ombre l’arbre du bien et du mal, de déporter les honnêtetés tyranniques, afin que nous amenions notre très pur amour. Cela commença par quelques dégoûts et cela finit, – ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité, – cela finit par une débandade de parfums.
Rires des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures et des objets d’ici, sacrés soyez-vous par le souvenir de cette veille. Cela commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace.
Petite veille d’ivresse, sainte! quand ce ne serait que pour le masque dont tu nous as gratifié. Nous t’affirmons, méthode! Nous n’oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges. Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours.
Voici le temps des Assassins.»
Les Illuminations, poèmes en prose ou en vers libres composés entre 1872 et 1875. La première édition des Illuminations était partielle et parut dans cinq livraisons de la revue La Vogue, à Paris, entre mai et juin 1886 (numérotées 5 à 9), avant d’être republiée en volume, tiré à 200 exemplaires la même année, à l’automne, accompagnée d’une notice en préface signée Paul Verlaine, et avec comme nom d’éditeur Publications de La Vogue, suivant un ordre établi par Félix Fénéon. Le recueil a été republié dans son intégralité, à titre posthume, en 1895.
Georges Izambard (11 décembre 1848 – février 1931) était professeur de rhétorique. Il fut nommé à 22 ans, en janvier 1870, au collège de Charleville et devint l’ami d’Arthur Rimbaud, son élève. Poète lui-même, il encourage celui-ci dans son activité littéraire. A l’automne 1870, lorsque Arthur Rimbaud est mis en prison à la maison d’arrêt de Mazas pour vagabondage lors de sa première fugue, c’est Izambard qu’il appelle à l’aide. Il se réfugie à nouveau chez lui à Douai à l’issue de sa seconde fugue. Le climat d’amitié qui unissait le maître et l’élève se dégrade un peu pourtant quand Izambard, sous la pression de Madame Vitalie Rimbaud, accepte de renvoyer Arthur chez lui sous garde policière. Ensuite, le jeune professeur s’engage pendant la guerre franco-prussienne. Il est démobilisé en février 1871, après la défaite, et accepte en avril un poste de vacataire au lycée de Douai. Rimbaud lui adresse alors cette lettre. D’où la formule initiale : “Vous revoilà professeur”, qui ressemble à un reproche. Il faut entendre implicitement : “alors que moi, je n’ai pas voulu redevenir élève”. En effet, Rimbaud a refusé de reprendre ses études lorsque le collège de Charleville a rouvert ses portes au mois de février, après des vacances prolongées pour cause de guerre.
La lettre a comme premier objectif de justifier cette dissidence. Il s’agit bien d’une argumentation, organisée comme une sorte de dialogue où Rimbaud tient les deux rôles. Il rapporte un propos de son ancien professeur (le “principe”), il résume les idées ou les attitudes qu’il lui prête (“Au fond, vous ne voyez en votre principe que poésie subjective”), il imagine les questions qu’il pourrait lui poser (“Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ?”), il anticipe ses objections (“est-ce de la satire comme vous diriez ?), et en réponse il développe ses propres arguments. Mais cette lettre (surtout dans sa dernière partie) répond à un second objectif qui est d’exposer une théorie de la poésie.
C’est ce second aspect que l’histoire littéraire a retenu sous l’appellation de “lettre du voyant”. Il est difficile donc de séparer cette lettre à Georges Izambard de la seconde “lettre du voyant”, celle que Rimbaud envoie deux jours plus tard (15 mai 1871) à Paul Demeny (1844-1918), poète, ami d’Izambart, et lui aussi de Douai. On y trouve les mêmes idées, les mêmes formules. Cette seconde lettre est beaucoup plus développée et explicite que celle-ci sur certains points.
Les souvenirs d’Izambard sur cette période ont été réunis dans Rimbaud telque je l’ai connu. Mercure de France, 1946.
La lettre de Rimbaud à Izambard contient un poème, Le Cœur supplicié.
Lettre d’Arthur Rimbaud à Georges Izambard Charleville, [13] mai 1871. Cher Monsieur! Vous revoilà professeur. On se doit à la Société, m’avez-vous dit; vous faites partie des corps enseignants: vous roulez dans la bonne ornière. — Moi aussi, je suis le principe: je me fais cyniquement entretenir; je déterre d’anciens imbéciles de collège: tout ce que je puis inventer de bête, de sale, de mauvais, en action et en paroles, je le leur livre: on me paie en bocks et en filles. Stat mater dolorosa, dum pendet filius. — Je me dois à la Société, c’est juste; — et j’ai raison. — Vous aussi, vous avez raison, pour aujourd’hui. Au fond, vous ne voyez en votre principe que poésie subjective: votre obstination à regagner le râtelier universitaire, — pardon! — le prouve! Mais vous finirez toujours comme un satisfait qui n’a rien fait, n’ayant rien voulu faire. Sans compter que votre poésie subjective sera toujours horriblement fadasse. Un jour, j’espère, — bien d’autres espèrent la même chose, — je verrai dans votre principe la poésie objective, je la verrai plus sincèrement que vous ne le feriez! — Je serai un travailleur: c’est l’idée qui me retient, quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris, — où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris! Travailler maintenant, jamais, jamais; je suis en grève. Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi? je veux être poète, et je travaille à me rendre Voyant: vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire: Je pense: on devrait dire: On me pense. — Pardon du jeu de mots. Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et Nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait! Vous n’êtes pas Enseignant pour moi. Je vous donne ceci: est-ce de la satire, comme vous diriez? Est-ce de la poésie? C’est de la fantaisie, toujours. — Mais je vous en supplie, ne soulignez ni du crayon, ni trop de la pensée:
LE COEUR SUPPLICIÉ
Mon triste cœur bave à la poupe … Mon cœur est plein de caporal! Ils y lancent des jets de soupe, Mon triste cœur bave à la poupe… Sous les quolibets de la troupe Qui lance un rire général, Mon triste cœur bave à la poupe, Mon cœur est plein de caporal!
Ithyphalliques et pioupiesques
Leurs insultes l’ont dépravé;
À la vesprée, ils font des fresques
Ithyphalliques et pioupiesques;
Ô flots abracadabrantesques,
Prenez mon cœur, qu’il soit sauvé!
Ithyphalliques et pioupiesques,
Leurs insultes l’ont dépravé.
Quand ils auront tari leurs chiques,
Comment agir, ô cœur volé?
Ce seront des refrains bachiques
Quand ils auront tari leurs chiques!
J’aurai des sursauts stomachiques
Si mon cœur triste est ravalé!
Quand ils auront tari leurs chiques,
Comment agir, ô cœur volé?
Ça ne veut pas rien dire. — RÉPONDEZ-MOI: chez Mr. Deverrière, pour A. R. Bonjour de cœur, Art. Rimbaud.
Paris. IV ème arrondissement. Place du Père-Teilhard-de-Chardin. La statue du sculpteur Jean-Robert Ipoustéguy (1920-2006), intitulée L’Homme aux semelles devant, parodie du surnom donné à Arthur Rimbaud, « l’homme aux semelles de vent », inaugurée en 1984, a été déplacée à l’automne 2018. Un jardin public a été aménagé sur la place. Les vestiges de l’enceinte Charles V (construite entre 1356 et 1383) découverts lors des excavations préliminaires sont accessibles au public par un escalier. L’ oeuvre d’Ipousteguy se trouve maintenant dans le musée de la Sculpture en plein air dans le V ème arrondissement. Je préférais l’emplacement primitif, près de la belle Bibliothèque de l’Arsenal.
DÉLIRES II Alchimie du verbe À moi. L’histoire d’une de mes folies. Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie modernes. J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs. Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de moeurs, déplacements de races et de continents: je croyais à tous les enchantements. J’inventai la couleur des voyelles! – A noir, E blanc, I rouge, O bleu,U vert. – Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction. Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. (…) Je devins un opéra fabuleux: je vis que tous les êtres ont une fatalité de bonheur: l’action n’est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement. La morale est la faiblesse de la cervelle. À chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues. Ce monsieur ne sait ce qu’il fait : il est un ange. Cette famille est une nichée de chiens. Devant plusieurs hommes, je causai tout haut avec un moment d’une de leurs autres vies. — Ainsi, j’ai aimé un porc. Aucun des sophismes de la folie, — la folie qu’on enferme, — n’a été oublié par moi : je pourrais les redire tous, je tiens le système. Ma santé fut menacée. La terreur venait. Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours, et, levé, je continuais les rêves les plus tristes. J’étais mûr pour le trépas, et par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l’ombre et des tourbillons. Je dus voyager, distraire les enchantements assemblés sur mon cerveau. Sur la mer, que j’aimais comme si elle eût dû me laver d’une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice. J’avais été damné par l’arc-en-ciel. Le Bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver: ma vie serait toujours trop immense pour être dévouée à la force et à la beauté. Le Bonheur! Sa dent, douce à la mort, m’avertissait au chant du coq, — ad matutinum, au Christus venit, — dans les plus sombres villes:
Ô saisons ô châteaux,
Quelle âme est sans défauts ?
Ô saisons, ô châteaux,
J’ai fait la magique étude
Du Bonheur, que nul n’élude.
Ô vive lui, chaque fois
Que chante son coq gaulois.
Mais ! je n’aurai plus d’envie,
Il s’est chargé de ma vie.
Ce Charme ! il prit âme et corps.
Et dispersa tous efforts.
Que comprendre à ma parole ?
Il fait qu’elle fuie et vole !
Ô saisons, ô châteaux !
Et, si le malheur m’entraîne,
Sa disgrâce m’est certaine.
Il faut que son dédain, las ! Me livre au plus prompt trépas !
Paul Verlaine publie ce sonnet, dans le numéro du 5 au 12 octobre 1883 de la revueLutèce.
Voyelles
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu: voyelles,
Je dirai
quelque jour vos naissances latentes:
A, noir corset velu des
mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs
cruelles,
Golfes d’ombres; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances
des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles;
I,
pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère
ou les ivresses pénitentes;
U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis
semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux
grands fronts studieux;
O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences
traversés des Mondes et des Anges;
– O l’Oméga, rayon violet
de Ses yeux!
Beauté. Mélancolie. L’un des plus beaux poèmes de la langue française.
Sensation
Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, – heureux comme avec une femme.
Mars 1870.
Poésies.
Le portrait que réalise Henri Fantin-Latour du jeune poète de Charleville est, avec la célèbre photo faite par Étienne Carjat, la représentation de Rimbaud la plus connue et reproduite. Peint en février ou mars 1872. Il n’avait pas encore 18 ans.