Wyslawa Szymborska (1923-2012)

Wyslawa Szymborska.

Wisława Szymborska est née le 2 juillet 1923 dans le village de Prowent , voisin de Bnin, aujourd’hui dans la commune de Kórnik, à moins de 25 km au sud-est de Poznań.
Elle est décédée le 1 février 2012 à Cracovie. Cette poétesse polonaise a reçu le prix Nobel de littérature en 1996.

CERTAINS AIMENT LA POESIE

Certains –
donc pas tout le monde.
Même pas la majorité de tout le monde, au contraire.
Et sans compter les écoles, où on est bien obligé,
ainsi que les poètes eux-mêmes,
on n’arrivera pas à plus de deux sur mille.

Aiment –
mais on aime aussi le petit salé aux lentilles,
on aime les compliments, et la couleur bleue,
on aime cette vieille écharpe,
on aime imposer ses vues,
on aime caresser le chien.

La poésie –
seulement qu’est ce que ça peut bien être.
Plus d’une réponse vacillante
fut donnée à cette question.
Et moi-même je ne sais pas, et je ne sais pas, et je m’y accroche
comme à une rampe salutaire.

De la mort sans exagérer Poèmes 1957-2009, Editions Gallimard 2018
(Traduction Piotr Kaminski)

Walter Benjamin (1892-1940)

Walter Benjamin.

Walter Benjamin évoque dans un fragment écrit en 1933 un rêve à propos de Notre-Dame.

« Nostalgie
Notre-Dame
En rêve, sur la rive gauche de la Seine, devant Notre-Dame. J’étais là, mais là rien ne ressemblait à Notre-Dame. Seul, par les derniers gradins de sa masse, faisait saillie sur un haut coffrage de bois un édifice de briques. Or j’étais là, subjugué, mais bien devant Notre-Dame. Et ce qui me subjuguait était une nostalgie. Nostalgie justement de ce Paris où je me trouvais en rêve. Pourquoi cette nostalgie? Et pourquoi cette chose déplacée, méconnaissable? — C’est qu’en rêve j’étais venu trop près d’elle. La nostalgie inexaucée qui, au cœur de l’objet désiré, m’avait assailli n’était point celle qui, de loin, appelle l’image. C’était la bienheureuse nostalgie, qui a déjà franchi le seuil de l’image et de la possession et n’a encore savoir que de la force du nom, de ce nom d’où naît la chose aimée, par lequel elle vieillit, rajeunit et, sans image, est l’asile de toute image.»

Poésie et Révolution, Paris, Denoël, 1971. Traduction par Maurice de Gandillac.
Publication originale sous le titre «Brèves Ombres », dans la Neue Schweitzer Rundschau, 1933.

Notre-Dame, une fin d’après-midi (Henri Matisse), 1902. Albright-Knox Art Gallery.

Nazim Hikmet (1901-1963)

Pendant qu’il est encore temps

Pendant qu’il est encore temps, ma rose,
avant que Paris ne soit brûlé et détruit,
pendant qu’il est encore temps ma rose.
Pendant que mon coeur est encore sur sa branche.
Me voici, par une de ces nuits de mai,
t’appuyant contre un mur du quai Voltaire,
il me faut t’embrasser sur la bouche.
Et puis, tournant vers Notre-Dame nos visages,
il nous faut contempler la rosace.
Soudain tu devras
te serrer contre moi ma rose,
de peur, de surprise, de joie,
et tu devras pleurer silencieusement.
Les étoiles bruineront,
très fines, se mêlant aux lignes de la pluie.
Pendant qu’il est encore temps, ma rose,
avant que Paris ne soit brûlé et détruit,
pendant qu’il est encore temps ma rose,
pendant que mon coeur est encore sur sa branche.
En cette nuit de mai sur les quais il nous faut aller,
sous les saules, ma rose,
sous les saules pleureurs trempés.
Je dois te dire les deux plus beaux mots de Paris,
les plus beaux, ceux qui ne mentent pas.
Puis, en sifflotant,
il me faut crever de bonheur,
et nous devons croire aux hommes.
Là-haut les immeubles de pierre
s’alignent sans coins ni recoins
et leurs murs en clair de lune
et leurs fenêtres bien droites dorment debout,
et sur l’autre rive, le Louvre,
sous le feu des projecteurs,
illumine pour nous
notre palais de cristal.
Pendant qu’il est encore temps, ma rose,
avant que Paris ne soit brûlé et détruit,
pendant qu’il est encore temps, ma rose,
pendant que mon cœur est encore sur sa branche.
En cette nuit de mai, sur le quai devant les dépôts,
nous devons nous asseoir sur les bidons rouges.
Le canal en face pénètre dans l’obscurité.
Une péniche passe,
Saluons-la, ma rose,
Saluons la péniche à la cabine jaune.
S’en va-t-elle vers la Belgique ou la Hollande?
A la porte de la cabine
une femme au tablier blanc
sourit avec douceur.
Pendant qu’il est encore temps, ma rose,
avant que Paris ne soit brûlé et détruit,
pendant qu’il est encore temps, ma rose.
Peuple de Paris, peuple de Paris
ne laisse pas détruire Paris.

13 mai 1958.

Il neige dans la nuit et autres poèmes, Gallimard, 1999.
Choix et traduction Munevver et Guzine Dino.

Paris, Quai Saint-Michel. Notre-Dame.

Ossip Mandelstam (1891-1938)

Paris V. 12 Rue de la Sorbonne. Plaque en hommage au poète russe.

(D’octobre 1907 à mai 1908, Mandelstam est étudiant à la Sorbonne à Paris où il suit les cours de Joseph Bédier et d’Henri Bergson.)

J’ai vu un lac, un lac qui se tenait debout,
Et, leur logis d’eau douce achevé, les poissons
Jouaient avec la rose taillée dans la roue,
Dans l’esquif s’affrontaient le renard et le lion.

Les voûtes avortées de voûtes plus ouvertes
Zieutaient par le dedans les trois hurlants portails,
La gazelle enjamba la portée violette
Et du roc le soupir des tours soudain jaillit.

Et fier le grès se dresse, abreuvé de fraîcheur ;
Dans la ville-grillon, la ville des métiers,
Un enfant-océan vient de surgir du fleuve
Et d’eau douce à pleins seaux asperge les nuées.

Voronèje, 4-7 mars 1937.

(Ce poème est une évocation de la rosace de Notre-Dame)

Cahiers de Voronèje 1935-1937, in Tristia et autres poèmes,
Editions Gallimard, 1975. Traduit du russe par François Kérel.

Rosace nord du transept de la Cathédrale. XIII siècle.

Gérard de Nerval (1808-1855)

Notre Dame (Louis Daguerre). v. 1839.

(Publié déjà sur ce blog le 14 mai 2018)

Notre-Dame de Paris

Notre-Dame est bien vieille: on la verra peut-être
Enterrer cependant Paris qu’elle a vu naître;
Mais, dans quelque mille ans, le Temps fera broncher
Comme un loup fait un boeuf, cette carcasse lourde,
Tordra ses nerfs de fer, et puis d’une dent sourde
Rongera tristement ses vieux os de rocher!

Bien des hommes, de tous les pays de la terre
Viendront, pour contempler cette ruine austère,
Rêveurs, et relisant le livre de Victor:
– Alors ils croiront voir la vieille basilique,
Toute ainsi qu’elle était, puissante et magnifique,
Se lever devant eux comme l’ombre d’un mort!

Odelettes, 1834.

Gérard de Nerval. Gravure. 1840.

Louis Aragon

Paris. 16 avril 2019. Le jour d’après.

Certains en ont déjà assez de tout le battage fait autour de l’incendie de Notre-Dame. Peu importe. Nous avons vu hier des personnes diverses, massées le long des quais, silencieuses et tristes. Nous avons lu tous ces articles et tweets qui citent souvent les poètes de tous les pays qui ont décrit Notre-Dame. Cette catastrophe nous a touchés. Normal. Nos premières images de Paris en 1965 sont liées à la Seine, aux quais, aux bouquinistes, à la cathédrale. Ainsi, les vers d’Aragon nous parlent de notre jeunesse, mais aussi du présent, de nos promenades sans fin dans cette ville aimée.

“Qui n’a pas vu le jour se lever sur la Seine
Ignore ce que c’est que ce déchirement
Quand prise sur le fait la nuit qui se dément
Se défend se défait les yeux rouges obscène
Et Notre-Dame sort des eaux comme un aimant

L’aorte du Pont Neuf frémit comme un orchestre
Où j’entends préluder le vin de mes vingt ans
Il souffle un vent ici qui vient des temps d’antan
Mourir dans les cheveux de la statue équestre
La ville comme un coeur s’y ouvre à deux battants”

LE PAYSAN DE PARIS CHANTE

                       I

Comme on laisse à l’enfant pour qu’il reste tranquille
Des objets sans valeur traînant sur le parquet
Peut-être devinant quel alcool me manquait
Le hasard m’a jeté des photos de ma ville
Les arbres de Paris ses boulevards ses quais

Il a le front chargé d’un acteur qu’on défarde
Il a cet œil hagard des gens levés trop tôt
C’est pourtant mon Paris sur ces vieilles photos
Mais ce sont les fusils des soldats de la Garde
Si comme ces jours-ci la rue est sans auto

L’air que siffle un passant vers soixante dut plaire
Sous les fers des chevaux les pavés sont polis
Un immeuble m’émeut que j’ai vu démoli
Cet homme qui s’en va n’est-ce pas Baudelaire
Ce luxe flambant neuf la rue de Rivoli

J’aime m’imaginer le temps des crinolines
Le Louvre étant fermé du côté Tuileries
Par un château chantant dans le soir des soieries
Les lustres brillaient trop à minuit pour le spleen
Le spleen a la couleur des bleus d’imprimerie

Il se fait un silence à la fin des quadrilles
Paris rêve et qui sait quels rêves sont les siens
Ne le demandez pas aux académiciens
Le secret de Paris n’est pas au bal Mabille
Et pas plus qu’à la Cour au conseil des Anciens

Paris rêve et jamais il n’est plus redoutable
Plus orageux jamais que muet mais rêvant
De ce rêve des ponts sous leurs arches de vent
De ce rêve aux yeux blancs qu’on voit aux dieux des fables
De ce rêve mouvant dans les yeux des vivants

Paris rêve et de quoi rêve-t-il à cette heure
Quelle ombre traîne-t-il sur sa lumière entée
Il a des revenants pis qu’un château hanté
Et comme à ce lion qui rêve du dompteur
Le rêve est une terre à ce nouvel Antée

Paris s’éveille et c’est le peuple de l’aurore
Qui descend du fond des faubourgs à pas brumeux
Ils semblent ignorer ce qui déjà les meut
L’air a lavé déjà leurs grands fronts incolores
Des songes mal peignés y pâlissent comme eux

Qui n’a pas vu le jour se lever sur la Seine
Ignore ce que c’est que ce déchirement
Quand prise sur le fait la nuit qui se dément
Se défend se défait les yeux rouges obscène
Et Notre-Dame sort des eaux comme un aimant

Qu’importe qu’aujourd’hui soit le Second Empire
Et que ce soit Paris plutôt que n’importe où
Tous les petits matins ont une même toux
Et toujours l’échafaud vaguement y respire
C’est une aube sans premier métro voilà tout

Toute aube est pour quelqu’un la peine capitale
À vivre condamné que le sommeil trompa
Et la réalité trace avec son compas
Ce triste trait de craie à l’orient des Halles
Les contes ténébreux ne le dépassent pas

Paris s’éveille et moi pour retrouver ces mythes
Qui nous brûlaient le sang dans notre obscurité
Je mettrai dans mes mains mon visage irrité
Que renaisse le chant que les oiseaux imitent
Et qui répond Paris quand on dit liberté

                     II

C’est un pont que je vois si je clos mes paupières
La Seine y tourne avec ses tragiques totons
Ô noyés dans ses bras noueux comment dort-on
C’est un pont qui s’en va dans ses loges de pierre
Des repos arrondis en forment les festons

Un roi de bronze noir à cheval le surmonte
Et l’île qu’il franchit a double floraison
Pour verdure un jardin pour roses des maisons
On dirait un bateau sur son ancre de fonte
Que font trembler les voitures de livraison

L’aorte du Pont Neuf frémit comme un orchestre
Où j’entends préluder le vin de mes vingt ans
Il souffle un vent ici qui vient des temps d’antan
Mourir dans les cheveux de la statue équestre
La ville comme un coeur s’y ouvre à deux battants

Sachant qu’il faut périr les garçons de mon âge
Mirage se leurraient d’une ville au ciel gris
Nous derniers nés d’un siècle et ses derniers conscrits
Les pieds pris dans la boue et la tête aux nuages
Nous attendions l’heure H en parlant de Paris

Quand la chanson disait Tu reverras Paname
Ceux qu’un oeillet de sang allait fleurir tantôt
Quelque part devant Saint-Mihiel ou Neufchâteau
Entourant le chanteur comme des mains la flamme
Sentaient frémir en eux la pointe du couteau

Depuis lors j’ai toujours trouvé dans ce que j’aime
Un reflet de ma ville une ombre dans ses rues
Monuments oubliés passages disparus
J’ai plus écrit de toi Paris que de moi-même
Et plus qu’en mon soleil en toi Paris j’ai cru

Cité faite flambeau que seul aimer consume
Cité faite de pleurs qui ris d’avoir pleuré
Enfer aux yeux d’argent Paradis dédoré
Forge de l’avenir où le crime est l’enclume
Piège du souvenir où la gloire est murée

Sur les places grondait l’orage populaire
Les bras en croix tombaient des héros inconnus
Où des cortèges noirs le long des avenues
Y paraissaient écrire un serment de colère
Ô Paris tu berçais les vents dans tes bras nus

La mort est un miroir la mort a ses phalènes
Ma vie à ses deux bouts le même feu s’est mis
Pour la seconde fois le monstre m’a vomi
Je suis comme Jonas sortant de la baleine
Mais j’ai perdu mon ciel ma ville et mes amis

III

Afin d’y retrouver la photo de mes songes
Si je frotte mes yeux que le passé bleuit
Ainsi que je faisais à l’école à Neuilly
Un printemps y fleurit encore et se prolonge
Et ses spectres dansants ont moins que moi vieilli

C’est Paris ce théâtre d’ombres que je porte
Mon Paris qu’on ne peut tout à fait m’avoir pris
Pas plus qu’on ne peut prendre à des lèvres leur cri
Que n’aura-t-il fallu pour m’en mettre à la porte
Arrachez-moi le coeur vous y verrez Paris

C’est de ce Paris-là que j’ai fait mes poèmes
Mes mots sont la couleur étrange de ces toits
La gorge des pigeons y roucoule et chatoie
J’ai plus écrit de toi Paris que de moi-même
Et plus que de vieillir souffert d’être sans toi

Plus le temps passera moins il sera facile
De parler de Paris et de moi séparés
Les nuages fuiront de Saint-Germain-des-Prés
Un jour viendra comme une larme entre les cils
Comme un pont Alexandre Trois blême et doré

Ce jour-là vous rendrez voulez-vous ma complainte
A l’instrument de pierre où mon coeur l’inventa
Peut-on déraciner la croix du Golgotha
Ariane se meurt qui sort du labyrinthe
Cet air est à chanter boulevard Magenta

Une chanson qui dit un mal inguérissable
Plus triste qu’à minuit la Place d’Italie
Pareille au Point-du-Jour pour la mélancolie
Plus de rêves aux doigts que le marchand de sable
Annonçant le plaisir comme un marchand d’oublies

Une chanson vulgaire et douce où la voix baisse
Comme un amour d’un soir doutant du lendemain
Une chanson qui prend les femmes par la main
Une chanson qu’on dit sous le métro Barbès
Et qui change à l’Étoile et descend à Jasmin

Le vent murmurera mes vers aux terrains vagues
Il frôlera les bancs où nul ne s’est assis
On l’entendra pleurer sur le quai de Passy
Et les ponts répétant la promesse des bagues
S’en iront fiancés aux rimes que voici

Comme on laisse à l’enfant pour qu’il reste tranquille
Des objets sans valeur traînant sur le parquet
Peut-être devinant quel alcool me manquait
Le hasard m’a jeté des photos de ma ville
Les arbres de Paris ses boulevards ses quais

Publié en zone libre dans la revue Le Point, à Lanzac par Souillac (Lot), quatrième année, numéro XXIII, sans date. Paru probablement à la fin de 1942 ou au début de 1943.

En français dans le texte, 1943.

Notre Dame de Paris (Edward Hopper), 1907. New York, Whitney Museum of American Art.

Charles Péguy

Présentation de Paris à Notre-Dame

Notre-Dame de Paris, 1909.

Étoile de la mer, voici la lourde nef
Où nous ramons tout nuds sous vos commandements;
Voici notre détresse et nos désarmements;
Voici le quai du Louvre, et l’écluse, et le bief.

Voici notre appareil et voici notre chef.
C’est un gars de chez nous qui siffle par moments.
Il n’a pas son pareil pour les gouvernements.
Il a la tête dure et le geste un peu bref.

Reine qui vous levez sur tous les océans,
Vous penserez à nous quand nous serons au large.
Aujourd’hui c’est le jour d’embarquer notre charge.
Voici l’énorme grue et les longs meuglements.

S’il fallait le charger de nos pauvre vertus,
Ce vaisseau s’en irait vers votre auguste seuil
Plus creux que la noisette après que l’écureuil
L’a laissée retomber de ses ongles pointus.

Nuls ballots n’entreraient par les panneaux béants,
Et nous arriverions dans la mer de Sargasse
Traînant cette inutile et grotesque carcasse
Et les Anglais diraient : ils n’ont rien mis dedans.

Mais nous saurons l’emplir et nous vous le jurons
Il sera le plus beau dans cet illustre port
La cargaison ira jusque sur le plat-bord
Et quand il sera plein nous le couronnerons.

Nous n’y chargerons pas notre pauvre maïs,
Mais de l’or et du blé que nous emporterons.
Et il tiendra la mer : car nous le chargerons
Du poids de nos péchés payés par votre Fils.

La Tapisserie de Notre-Dame. 1913.

Notre-Dame de Paris – Diable et pigeon (Brassaï), v. 1936.

Notre-Dame de Paris

Nef.

Victor Hugo. Notre-Dame de Paris, 1831.

« Tous les yeux s’étaient levés vers le haut de l’église. Ce qu’ils voyaient était extraordinaire. Sur le sommet de la galerie la plus élevée, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d’étincelles, une grande flamme désordonnée et furieuse dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée. Au-dessous de cette flamme, au-dessous de la sombre balustrade à trèfles de braise, deux gouttières en gueules de monstres vomissaient sans relâche cette pluie ardente qui détachait son ruissellement argenté sur les ténèbres de la façade inférieure. A mesure qu’ils approchaient du sol, les deux jets de plomb liquide s’élargissaient en gerbes, comme l’eau qui jaillit des mille trous de l’arrosoir.

Au-dessus de la flamme, les énormes tours, de chacune desquelles on voyait deux faces crues et tranchées, l’une toute noire, l’autre toute rouge, semblaient plus grandes encore de toute l’immensité de l’ombre qu’elles projetaient jusque dans le ciel. Leurs innombrables sculptures de diables et de dragons prenaient un aspect lugubre. La clarté inquiète de la flamme les faisait remuer à l’œil. Il y avait des guivres qui avaient l’air de rire, des gargouilles qu’on croyait entendre japper, des salamandres qui soufflaient dans le feu, des tarasques qui éternuaient dans la fumée.

Et parmi ces monstres ainsi réveillés de leur sommeil de pierre par cette flamme, par ce bruit, il y en avait un qui marchait et qu’on voyait de temps en temps passer sur le front ardent du bûcher comme une chauve-souris devant une chandelle.

Sans doute ce phare étrange allait éveiller au loin le bûcheron des collines de Bicêtre, épouvanté de voir chanceler sur ses bruyères l’ombre gigantesque des tours de Notre-Dame.

Il se fit un silence de terreur parmi les truands, pendant lequel on n’entendit que les cris d’alarme des chanoines enfermés dans leur cloître et plus inquiets que des chevaux dans une écurie qui brûle, le bruit furtif des fenêtres vite ouvertes et plus vite fermées, le remue-ménage intérieur des maisons et de l’Hôtel-Dieu, le vent dans la flamme, le dernier râle des mourants, et le pétillement continu de la pluie de plomb sur le pavé. »

Paris vue du haut de Notre-Dame (Henri Cartier-Bresson), 1948.

Jerzy Skolimowski

Nous avons vu hier avec grand plaisir dans la grande salle Henri Langlois du Grand Action, 5 Rue des Écoles, 75005 Le Bateau-phare (The Lightship) (1985) de Jerzy Skolimowski . 89’. Grande nostalgie des grands et des petits films des années 70 et 80.
Int: Klaus Maria Brandauer, Michael Lyndon (Michal Skolimowski,) Robert Duvall,Tim Phillips, Arliss Howard,William Forsythe, Robert Costanzo, Tom Bower, Badja Djola
Photographie : Charly Steinberger, Barrie Vince.
Scénario : William Mai, David Taylor.
D’après le récit de Siegfried Lenz Das Feuerschiff (1960) Publié en français sous le titre Le Bateau-phare, traduit par Jean-Claude Capète, Paris, Pierre Belfond, 1986
Produit par : Bill Benenson, Moritz Borman, Matthias Deyle.
Studios de production : CBS Productions.
Distribution (reprise): Malavida.

Le Capitaine Miller (Klaus Maria Brandauer) est en charge d’un bateau-phare, le Hatteras, installé au large des côtes de la Virginie. Il est d’origine allemande et a servi dans la marine américaine pendant la seconde guerre mondiale. Il n’a récolté aucun honneur. «Le Boche» n’a fait qu’attirer sur lui la méfiance de sa hiérarchie. Il est, de plus, soupçonné d’avoir abandonné ses hommes à la mort au cours d’une mission. A cause de cette réputation de lâcheté, il croupit sur ce bateau et vit dans la solitude et la culpabilité. Cette situation a fait que son fils Alex (Michael Lyndon) s’est éloigné de lui. Après une altercation dans un bar, la police militaire le ramène à son père. Il est contraint de monter et de rester à bord pour éviter la maison de correction. Quelques jours après son arrivée, l’équipage recueille trois hommes qui dérivent à bord d’un canot. Ce sont de dangereux malfrats qui fuient la police. Mené par le séduisant et dangereux Calvin Caspary (Robert Duvall), le trio veut prendre le contrôle du navire.

A la fin des années 60, après la réalisation de Haut-les-mains (1967), le cinéaste polonais a dû s’exiler au Royaume-Uni. Le Bateau phare est son premier film américain. Film d’action, thriller ou drame familial? Skolimowski n’en a pas signé le scénario, mais Le Bateau phare traite de problèmes tout à fait personnels. Ainsi, la question de la filiation et du rapport au père est au centre du film. Skolimowski fait jouer à son propre fils, Michael Lyndon, le rôle d’Alex. Jerzy était l’ interpréte principal de ses premiers films (Signes particuliers: néant, 1964, Walkover, 1965). Il ressemble vraiment beaucoup à son fils Michal. La relation père-fils était aussi au centre de son film précédent, Le succès à tout prix (1984).

Dans l’ histoire personnelle de Jerzy Skolimowski, la figure paternelle a une importance toute particulière. Son père a été un résistant polonais important pendant la guerre. Chef du réseau de Varsovie, il refusa de quitter la ville lorsque les nazis commencèrent à opérer de grandes rafles. Il sera arrêté, déporté et mourra en 1943 dans le camp de concentration de Flossenbürg. Cette image d’un père héroïque va devenir extrêmement pesante pour le jeune Jerzy. Sa mère poursuivra la lutte de son mari en cachant une famille juive et en imprimant des tracts. Après la guerre, elle vivra dans le souvenir de son époux disparu. Jerzy Skolimowski, fils unique, ne se sentira pas à la hauteur. Cela créera en lui un complexe et il se rebellera contre l’autorité des adultes.

Le Bateau-phare est statique. Le navire est ancré au large des côtes de la Virginie. Le capitaine Miller perdra la vie pour empêcher que les gangsters larguent les amarres. On voit bien là une allégorie de sa situation personnelle. Sa confrontation avec son fils lui permettra de se débarrasser de sa réputation de lâcheté. On pense parfois au roman Lord Jim (1900) de Joseph Conrad (Józef Teodor Konrad Korzeniowski 1857-1924).

Les deux acteurs principaux, Klaus Maria Brandauer et Robert Duvall, sont connus et remarquables. On les sent rivaux. Ils étaient en conflit permanent pendant le long tournage de neuf semaines en mer du Nord, en plein hiver, dans des conditions physiques très dures pour toute l’équipe. Robert Duvall cabotine, mais sa personnalité rayonne. Il domine. Paradoxalement, le méchant a un rôle libérateur. Il sert de catalyseur et rapproche père et fils au-delà de la mort du premier. Alex, lui, reste constamment présent tout au long du film par le biais de la voix off .

On retrouve dans l’oeuvre de Jerzy Skolimowski de nombreux thèmes qui font penser à celle de John Huston: fragilité de l’individu, prédisposition à l’échec, lyrisme contenu. On ne peut que regretter que le metteur en scène polonais n’est rien tourné de 1991 à 2008. 17 ans. C’est bien long pour un cinéaste aussi talentueux.

Filmographie
1964: Signe particulier : néant (Rysopis).
1965: Walkower.
1966: La Barrière (Bariera).
1967: Le Départ.
1967: Haut les mains (Ręce do góry).
1970: Les Aventures du brigadier Gérard (The Adventures of Gerard).
1970: Deep End.
1972: Roi, Dame, Valet (King, Queen, Knave).
1978: Le Cri du sorcier (The shout).
1982: Travail au noir.
1984: Le Succès à tout prix (Success is the best revenge).
1986: Le Bateau phare (The Lightship).
1989: Les Eaux printanières (Acque di primavera).
1991: Ferdydurke (30 Door Key).
2008: Quatre nuits avec Anna (Cztery noce z Anną).
2010: Essential Killing.
2015: 11 Minutes (11 Minut).

Bibi Andersson (1935-2019)

Bibi Andersson dans Persona (1966) d’Ingmar Bergman.

Le Figaro, 14/04/2019

Bibi Andersson, la muse d’Ingmar Bergman, s’est éteinte (Eric Neuhoff)

DISPARITION – L’actrice, consacrée à Cannes en 1958 pour son rôle dans Au seuil de la vie, restera pour les cinéphiles l’inoubliable infirmière de Persona.

Ne pas confondre. Chez Ingmar Bergman, il y avait deux Andersson, Harriet (la brune) et Bibi (la blonde). Celle-ci vient de disparaître à 83 ans.

Cette Jean Seberg nordique est définitivement associée au nom du réalisateur suédois. Leur collaboration remonte à 1951, avec une publicité pour un savon. Ensuite, les choses seront moins frivoles. Avec ses cheveux de paille et ses taches de rousseur, elle incarne la Vie face à la Mort au masque blanc dans Le Septième Sceau.

Formée comme Garbo à l’Académie d’art dramatique de Stockholm, consacrée à Cannes en 1958 pour son rôle dans Au seuil de la vie où elle attendait un enfant illégitime, elle restera pour les cinéphiles l’inoubliable infirmière de Persona (1966) où elle soigne Liv Ullmann, une actrice en crise qui a perdu la parole.

Choix improbables
Son talent devait être éclectique, puisqu’elle s’était préparée à affronter ce chef-d’œuvre en jouant juste avant dans un western de Ralph Nelson, La Bataille de la vallée du diable. Cela s’appelle pratiquer le grand écart. Elle travaille sur plus de dix films avec son mentor. Ses émotions à fleur de peau, son sourire capable de faire fondre une banquise l’inspirent. Il montre sa santé, ses fêlures, son appétit.

Dans Les Fraises sauvages (1957), elle est une des promeneuses qui adoucit les dernières heures du vieillard à l’agonie. Dans Le Lien (1971), elle trompe Max Von Sydow avec Elliott Gould, sur fond de souvenirs de l’Holocauste. On la voit aussi dans un épisode de Scènes de la vie conjugale. Elle continue à monter sur les planches dans son pays, fait quelques choix improbables. Elle apparaît au générique du Viol de Jacques Doniol-Valcroze, se produit chez Sergio Gobbi (La Rivale, 1974). La voici dans un Robert Altman postapocalyptique, Quintet (1979), dans lequel elle donne la réplique à Paul Newman et Brigitte Fossey.

Soupe de tortue géante
Dans La Lettre du Kremlin(1970), intrigue d’espionnage un peu embrouillée de John Huston, elle rêve de passer à l’Ouest. Dans Airport 79, elle faisait partie des passagers du Concorde menacés d’explosion en plein vol et piloté par Alain Delon. On n’invente rien.

Les spectateurs l’avaient retrouvée avec bonheur dans Le Festin de Babette (1987). Goûtait-elle à la fameuse soupe de tortue géante concoctée par Stéphane Audran? Elle avait été mariée au metteur en scène Kjell Grede, pour lequel elle n’avait jamais tourné.

En 2009, un AVC l’avait laissée handicapée. Depuis elle ne prononçait plus un mot. Comme Liv Ullmann dans Persona. Ses films parlent pour elle, désormais.

https://www.youtube.com/watch?v=tcj-6sjWGM8