Georg Trakl 1887 – 1914

Georg Trakl (Max von Esterles 1870-1947) 1913.

Grodek

Le soir, les forêts automnales résonnent
D’armes de mort, les plaines dorées,
Les lacs bleus, sur lesquels le soleil
Plus lugubre roule, et la nuit enveloppe
Des guerriers mourants, la plainte sauvage
De leur bouches brisées.
Mais en silence s’amasse sur les pâtures du val
Nuée rouge qu’habite un dieu en courroux
Le sang versé, froid lunaire ;
Toutes les routes débouchent dans la pourriture noire.
Sous les rameaux dorés de la nuit et les étoiles
Chancelle l’ombre de la sœur à travers le bois muet
Pour saluer les esprits des héros, les faces qui saignent ;
Et doucement vibrent dans les roseaux les flûtes sombres de l’automne.
Ô deuil plus fier ! Autels d’airain !
La flamme brûlante de l’esprit, une douleur puissante la nourrit aujourd’hui,
Les descendants inengendrés.

Septembre-octobre 1914.

Crépuscule et déclin suivi de Sébastien en rêve. NRF. Poésie/Gallimard. 1972. Traduction: Marc Petit et Jean-Claude Schneider.

Grodek

Am Abend tönen die herbstlichen Wälder
Von tödlichen Waffen, die goldnen Ebenen
Und blauen Seen, darüber die Sonne
Düstrer hinrollt; umfängt die Nacht
Sterbende Krieger, die wilde Klage
Ihrer zerbrochenen Münder.
Doch stille sammelt im Weidengrund
Rotes Gewölk, darin ein zürnender Gott wohnt
Das vergoßne Blut sich, mondne Kühle;
Alle Straßen münden in schwarze Verwesung.
Unter goldnem Gezweig der Nacht und Sternen
Es schwankt der Schwester Schatten durch den schweigenden Hain,
Zu grüßen die Geister der Helden, die blutenden Häupter;
Und leise tönen im Rohr die dunkeln Flöten des Herbstes.
O stolzere Trauer! ihr ehernen Altäre
Die heiße Flamme des Geistes nährt heute ein gewaltiger Schmerz,
Die ungebornen Enkel.

Le poète Georg Trakl est né le 3 février 1887 à Salzbourg (Autriche-Hongrie, aujourd’hui en Autriche). C’est le plus grand des poètes expressionnistes. Il est le contemporain de Rainer Maria Rilke (1875-1926) et de Hugo von Hoffmansthal (1874-1929).

Ce poème est le dernier qu’il ait écrit. Il figure avec Lamentation, dans la dernière lettre adressée de Cracovie, le 27 octobre 1914, à son ami Ludwig von Ficker (1880-1967) qui dirige Der Brenner, revue qu’il a fondée en 1910. La bataille de Grodek, en Galicie, (6-11 septembre 1914) se solde par une défaite autrichienne devant les Russes. Trakl, qui s’est engagé comme pharmacien militaire en 1910, soigne les blessés. Le 7 octobre, il fait une tentative de suicide.
«Je suis en observation à l’hôpital militaire de Cracovie pour troubles mentaux. Ma santé est en péril et je sombre très souvent dans une tristesse indicible.»
«Je me sens presque déjà de l’autre côté du monde.»
Il lit aussi ce poème à son ami lorsque celui-ci qui vient lui rendre visite à l’hôpital les 24 et 25 octobre. Cette dénonciation de la guerre est son véritable testament lyrique. Ces images de souffrance et de folie meurtrière sont pour lui la confirmation définitive, la manifestation réelle de ses visions apocalyptiques.
Il meurt le 3 novembre 1914 à Cracovie (Autriche-Hongrie, aujourd’hui en Pologne), d’une paralysie cardiaque due à l’absorption de cocaïne.

William Butler Yeats 1865 – 1939

Portrait de W. B. Yeats. 1908. (John Singer Sargent). Collection privée.

Le poète et dramaturge irlandais William Butler Yeats est né le 13 juin 1865 à Sandymount (Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande, aujourd’hui comté de Dublin en Irlande). C’est le fils de l’avocat et peintre John Butler Yeats (1839–1922). Il est à l’origine du renouveau de la littérature irlandaise (Irish Literary Revival ou Renouveau de la Littérature Irlandaise), mais aussi engagé dans la lutte nationaliste. Il est sénateur de l’État libre d’Irlande (Seanad Éireann) de 1922 à 1928. Il reçoit le Prix Nobel de Littérature en 1923. Il quitte la politique en 1930 et se retire dans le sud de la France. Il meurt le 28 janvier 1939 à Roquebrune-Cap-Martin (Alpes-Maritimes).

L’île sur le Lac, à Innisfree

Que je me lève et je parte, que je parte pour Innisfree,
Que je me bâtisse là une hutte, faite d’argile et de joncs.
J’aurai neuf rangées de haricots, j’aurai une ruche
Et dans ma clairière je vivrai seul, devenu le bruit des abeilles.

Et là j’aurai quelque paix car goutte à goutte la paix retombe
Des brumes du matin sur l’herbe où le grillon chante,
Et là minuit n’est qu’une lueur et midi est un rayon rouge
Et d’ailes de passereaux déborde le ciel du soir.

Que je me lève et je parte, car nuit et jour
J’entends clapoter l’eau paisible contre la rive.
Vais-je sur la grand route ou le pavé incolore,
Je l’entends dans l’âme du cœur.

Quarante-cinq poèmes, suivi de La Résurrection. Hermann, 1989 pour la traduction française de Yves Bonnefoy . 1993 NRF. Poésie/ Gallimard, Paris, p. 39.

The lake isle of Innisfree

I will arise and go now, and go to Innisfree,
And a small cabin build there, of clay and wattles made :
Nine bean-rows will I have there, a hive for the honeybee,
And live alone in the bee-loud glade.

And I shall have some peace there, for peace comes dropping slow,
Dropping from the veils of the morning to where the cricket sings ;
There midnight’s all a glimmer, and noon a purple glow,
And evening full of the linnet’s wings.

I will arise and go now, for always night and day
I hear lake water lapping with low sounds by the shore;
While I stand on the roadway, or on the pavements grey,
I hear it in the deep heart’s core.

1888. publié dans le National Observer le 13 décembre 1890.

The Countess Kathleen and Various Legends and Lyrics. 1892.

Ce poème en trois quatrains a été composé en 1888. Il évoque l’une des îles inhabitées du lac Lough Gill (Loch Gile en gaélique), dans le comté de Sligo, au nord-ouest de la République d’Irlande, un endroit où Yeats passait ses vacances quand il était enfant.

Le poète a raconté la génèse de ce texte: «Mon père m’avait lu un passage du Walden de Thoreau et j’eus alors l’idée de vivre un jour dans une chaumière sur une petite île du nom d’Innisfree.» Il a expliqué qu’il voulait vivre dans cette île comme le faisait Henry David Thoreau (1817-1862) dont l’œuvre majeure, Walden ou la Vie dans les bois (1854), est une réflexion sur l’économie, la nature et la vie simple menée à l’écart de la société, écrite lors d’une retraite de deux années dans une cabane en bois, bâtie de ses mains, au bord de l’étang de Walden à quelques kilomètres de Concord (Massachussets).

Le poème est venu à Yeats alors qu’il marchait dans Fleet Street, à Londres. Il avait le mal du pays et a entendu un léger bruit d’eau venant d’une fontaine dans laquelle dansait une boule de bois. Cela lui a rappelé l’eau du lac.

Lough Gill et Innisfree.

Herman Melville

Le 20 novembre 2019, j’avais déjà fait figurer dans mon blog l’extraordinaire incipit de Moby Dick:

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/11/20/herman-melville-moby-dick/

Je n’avais pas encore sous la main la version d’Armel Guerne (1911-1980), grand résistant, magnifique traducteur et bon écrivain. Elle est bien meilleure que celle que Gallimard a publié en 1941. Jean Giono et Lucien Jacques avaient demandé pour cette traduction un “mot à mot” à Joan Smith, une Anglaise installée comme antiquaire à Saint-Paul de Vence. Une autre oeuvre indispensable d’Armel Guerne, distinguée dès sa parution par André Breton: Les Romantiques allemands, édition établie et présentée par Armel Guerne, Desclée de Brouwer, 1956, 1963 ; Phébus, 2004.

Moby-Dick or The Whale. 1851

«Call me Ishmael. Some years ago–never mind how long precisely –having little or no money in my purse, and nothing particular to interest me on shore, I thought I would sail about a little and see the watery part of the world. It is a way I have of driving off the spleen, and regulating the circulation. Whenever I find myself growing grim about the mouth; whenever it is a damp, drizzly November in my soul; whenever I find myself involuntarily pausing before coffin warehouses, and bringing up the rear of every funeral I meet; and especially whenever my hypos get such an upper hand of me, that it requires a strong moral principle to prevent me from deliberately stepping into the street, and methodically knocking people’s hats off–then, I account it high time to get to sea as soon as I can.
This is my substitute for pistol and ball. With a philosophical flourish Cato throws himself upon his sword; I quietly take to the ship.»

Moby Dick. Traduction Armel Guerne. Le Sagittaire 1954. Phébus 2005.

« Appelons-moi Ismahel.

Il y a quelque temps – le nombre exact des années n’a aucune importance – , n’ayant que peu ou point d’argent en poche, et rien qui me retînt spécialement à terre, l’idée me vint et l’envie me prit de naviguer quelque peu et de m’en aller visitant les étendues marines de ce monde. C’est un remède à moi ; c’est une. manière que j’ai de me sortir du noir et de redonner du tonus à la circulation de mon sang. Oui, chaque fois que je me sens la lèvre amère et dure ; chaque fois qu’il bruine et vente dans mon âme et qu’il y fait un novembre glacial ; chaque fois que, sans préméditation aucune, je me trouve planté devant la vitrine des marchands de cercueils ou emboîtant le pas aux funèbres convois que je rencontre ; et surtout, oui, surtout, chaque fois que je me sens en moi les mauvaises humeurs l’emporter à ce point qu’il me faille le puissant secours des principes moraux pour me retenir d’aller courir les rues à seule fin de jeter bas, fort méthodiquement, le chapeau des gens -, alors, oui, je considère qu’il est grand temps pour moi de filer en mer au plus vite. C’est ce qui me tient lieu de pistolet et de plomb. Caton se jette sur son glaive, non sans emphase et sans grandiloquence philosophiques ; je gagne moi, bien plus discrètement, le bord de quelque voilier. Et il n’y a rien là qui soit fait pour surprendre : tous les hommes, ou presque, à un moment ou a un autre de leur existence, nourrissent ou ont nourri, à un degré quelconque des sentiments fort voisins des miens à l’égard de la mer.”

Armel Guerne.

Fernando Pessoa

Álvaro de Campos et Fernando Pessoa.

Fernando Pessoa est né le 13 juin 1888 à Lisbonne. Il est décédé à Lisbonne le 30 novembre 1935 des suites de violentes crises hépatiques dues à son alcoolisme. Á 20 heures, il avait réclamé ses lunettes pour y voir plus clair. Á 20 heures 30, il était mort. En 1985, cinquante ans après sa mort, sa dépouille mortelle est transférée dans le cloître du monastère des Hiéronymites (Mosteiro dos Jerónimos) à quelques mètres des cénotaphes de Camões et de Vasco de Gama.

Il a créé une œuvre poétique sous différents hétéronymes en plus de son propre nom.
Les plus importants sont Alberto Caeiro (qui incarne la nature et la sagesse païenne); Ricardo Reis, (l’épicurisme à la manière d’Horace); Alvaro de Campos, (le «modernisme» et la désillusion); Bernardo Soares, modeste employé de bureau à la vie insignifiante (auteur du Livre de l’intranquillité). Il a utilisé au moins soixante-douze alias en incluant les simples pseudonymes et semi-hétéronymes.

Insomnie

Je ne dors pas, je n’ai aucun espoir de dormir.
Même dans la mort je n’ai aucun espoir de dormir.

Une insomnie m’attend, de la largeur des astres,
Et un bâillement vain de la taille du monde.

Je ne dors pas; je ne peux pas lire quand je me réveille la nuit,
Je ne peux pas écrire quand je me réveille la nuit,
Je ne peux pas penser quand je me réveille la nuit –
Mon Dieu, je ne peux même pas rêver quand je me réveille la nuit!

Ah, l’opium d’être n’importe quelle autre personne!

Je ne dors pas, je gis, cadavre réveillé, tous sens dehors,
Alors mon sentiment est une pensée vide.
Passent en me frôlant, défigurées, des choses qui me sont arrivées
– Toutes celles dont je me repens et m’accuse – ;
Passent en me frôlant, défigurées, des choses qui ne me sont pas arrivées
– Toutes celles dont je me repens et m’accuse – ;
Passent en me frôlant, défigurées, des choses qui ne sont rien,
Et même de celles-là je me repens, je m’accuse, et je ne dors pas.

Je n’ai pas la force d’avoir l’énergie nécessaire pour allumer une cigarette.
Je fixe dans ma chambre le mur d’en face comme s’il était l’univers.
Au-dehors il y a le silence de ces choses amassées.
Un grand silence effrayant dans n’importe quelle autre occasion,
Dans n’importe quelle autre occasion qu’il me serait donné de sentir.

Je suis en train d’écrire des vers réellement sympathiques –
Des vers qui disent que je n’ai rien à dire,
Des vers qui s’entêtent à dire ça,
Des vers, des vers, des vers, des vers, des vers…
Tant de vers…
Et la vérité tout entière, et la vie tout entière, au-dehors d’eux, au-dehors de moi!

J’ai sommeil, je ne dors pas, je sens et je ne sais pas quoi sentir.
Je suis une sensation sans personne afférente,
Une abstraction d’autoconscience sans objet,
Sauf ce qui est nécessaire pour sentir la conscience,
Sauf – sauf je ne sais pas quoi…

Je ne dors pas. Je ne dors pas. Je ne dors pas.
Quel immense sommeil dans toute la tête et sur les yeux et dans l’âme!
Quel immense sommeil en tout sauf dans le pouvoir de dormir!

Ô toi aurore, tu tardes tant… Viens, viens…
Viens, inutilement,
M’apporter un autre jour identique à ce jour, suivi par une autre nuit identique à cette nuit…
Viens m’apporter la joie de l’espérance triste,
Car tu es joyeuse toujours, et apportes toujours de l’espérance,
Selon la vieille littérature des sensations…

Viens, apporte l’espoir, viens, apporte l’espoir.
Ma fatigue pénètre le lit profondément.
J’ai mal au dos de n’être pas couché sur le côté.
Si j’étais couché sur le côté, j’aurais mal au dos d’être couché sur le côté.
Viens, aurore, approche-toi!

Quelle heure est-il? Je ne sais pas.
Je n’ai pas l’énergie de tendre la main jusqu’à la montre,
Je n’ai pas de l’énergie pour rien, ni même pour rien d’autre…
Seulement pour ces vers, écrits le jour suivant.
Eh oui, écrits le jour suivant.
Tous les vers sont toujours écrits le jour suivant.

Nuit absolue, calme absolu, là-bas dehors.
Paix de tous les côtés dans la Nature entière.
L’humanité se repose et oublie ses peines.
Exactement.
L’humanité oublie ses joies et ses peines.
Il est d’usage de dire ça.
L’humanité oublie, oh oui, l’humanité oublie.
Exactement. Mais je ne dors pas.

Poèmes d’Álvaro de Campos.
Traduction de Patrick Quillier en collaboration avec Maria Antónia Câmara Manuel.
NRF Gallimard. Éditions de la Pléiade. 2001.

INSÓNIA
Não durmo, nem espero dormir.
Nem na morte espero dormir.

Espera-me uma insónia da largura dos astros,
E um bocejo inútil do comprimento do mundo.

Não durmo; não posso ler quando acordo de noite,
Não posso escrever quando acordo de noite,
Não posso pensar quando acordo de noite —
Meu Deus, nem posso sonhar quando acordo de noite!

Ah, o ópio de ser outra pessoa qualquer!

Não durmo, jazo, cadáver acordado, sentindo,
E o meu sentimento é um pensamento vazio.
Passam por mim, transtornadas, coisas que me sucederam —
Todas aquelas de que me arrependo e me culpo —;
Passam por mim, transtornadas, coisas que me não sucederam —
Todas aquelas de que me arrependo e me culpo —;
Passam por mim, transtornadas, coisas que não são nada,
E até dessas me arrependo, me culpo, e não durmo.

Não tenho força para ter energia para acender um cigarro.
Fito a parede fronteira do quarto como se fosse o universo.
Lá fora há o silêncio dessa coisa toda.
Um grande silêncio apavorante noutra ocasião qualquer,
Noutra ocasião qualquer em que eu pudesse sentir.

Estou escrevendo versos realmente simpáticos —
Versos a dizer que não tenho nada que dizer,
Versos a teimar em dizer isso,
Versos, versos, versos, versos, versos…
Tantos versos…
E a verdade toda, e a vida toda fora deles e de mim!

Tenho sono, não durmo, sinto e não sei em que sentir
Sou uma sensação sem pessoa correspondente,
Uma abstracção de autoconsciência sem de quê,
Salvo o necessário para sentir consciência,
Salvo — sei lá salvo o quê…

Não durmo. Não durmo. Não durmo.
Que grande sono em toda a cabeça e em cima dos olhos e na alma!
Que grande sono em tudo excepto no poder dormir!

Ó madrugada, tardas tanto… Vem…
Vem, inutilmente,
Trazer-me outro dia igual a este, a ser seguido por outra noite igual a esta…
Vem trazer-me a alegria dessa esperança triste,
Porque sempre és alegre, e sempre trazes esperanças,
Segundo a velha literatura das sensações.

Vem, traz a esperança, vem, traz a esperança.
O meu cansaço entra pelo colchão dentro.
Doem-me as costas de não estar deitado de lado.
Se estivesse deitado de lado doíam-me as costas de estar deitado de lado.
Vem, madrugada, chega!

Que horas são? Não sei.
Não tenho energia para estender uma mão para o relógio,
Não tenho energia para nada, para mais nada…
Só para estes versos, escritos no dia seguinte.
Sim, escritos no dia seguinte.
Todos os versos são sempre escritos no dia seguinte.

Noite absoluta, sossego absoluto, lá fora.
Paz em toda a Natureza.
A Humanidade repousa e esquece as suas amarguras.
Exactamente.
A Humanidade esquece as suas alegrias e amarguras,
Costuma dizer-se isto.
A Humanidade esquece, sim, a Humanidade esquece,
Mas mesmo acordada a Humanidade esquece.
Exactamente. Mas não durmo.

27-3-1929
Poesias de Álvaro de Campos. Lisboa: Ática, 1944.

(Merci à Colette W.)

Fidelité ou lois du marché

Louise Glück.

La Wylie Agency, fondée en 1980, est une des plus puissantes agences du monde puisqu’elle représente plus de 1 100 artistes (entre autres Albert Camus, Salman Rushdie, Martin Amis, Saul Bellow, Philip Roth, Roberto Bolaño, Jorge Luis Borges, Vladimir Nabokov, John Cheever, Raymond Carver).

Le fondateur de cette maison, Andrew Wylie, est surnommé Le Chacal.

Elle représente maintenant aussi Louise Glück, Prix Nobel 2020.

La maison d’édition espagnole indépendante de Valence Pre-Textos, dirigée par Manuel Borras, a publié depuis 2006 sept des onze recueils de poèmes de Louise Glück, Prix Nobel de Littérature 2020, en édition bilingue.

El iris salvaje 2006 (The Wild Iris 1992)
Ararat 2008. (Ararat 1990)
Las siete edades 2011 (The Seven Ages. 2001)
Averno 2011 (Averno 2006)
Vita nova 2014 (Vita Nova 1999)
Praderas 2017 (Meadowlands 1997)
Una vida de pueblo 2020 (A village life 2009)

Traducteurs: Abraham Gragera López, Eduardo Chirinos Arrieta, Mirta Rosenberg, Andrés Catalán, Adalber Salas Hernández, Mariano Peyrou.

La Wylie Agency a informé Pre-Textos qu’elle devait arrêter la commercialisation des livres publiés, détruire les stocks et éliminer ces titres de son catalogue.

La revue et maison d’édition Buenos Aires Poetry a publié le 16 novembre une lettre-pétition pour soutenir Pre-Textos: “Carta Abierta: Apoyo de escritores, traductores, editores & periodistas a Editorial Pre-Textos”. http://clubdetraductoresliterariosdebaires.blogspot.com/2020/11/carta-abierta-louise-gluck-y-andrew.html?m=1

Marcos Díez. El Diario Montañés.
Andrew Wylie (Eva Becerra). Foire internationale du livre de Guadalajara (Mexique). 2016.

Louise Glück

Louise Glück (Katherine Wolkoff).

La maison d’édition espagnole indépendante de Valence Pre-Textos, dirigée par Manuel Borras, a publié sept recueils de poèmes de Louise Glück, Prix Nobel de Littérature 2020, en édition bilingue.

El iris salvaje 2006 (The Wild Iris 1992)
Ararat 2008. (Ararat 1990)
Las siete edades 2011 (The Seven Ages. 2001)
Averno 2011 (Averno 2006)
Vita nova 2014 (Vita Nova 1999)
Praderas 2017 (Meadowlands 1997)
Una vida de pueblo 2020 (A village life 2009)

“En français, la traduction de cette poétesse est restée jusqu’ici confidentielle, faute de parution en volume. Elle se limite à des revues spécialisées.” (Le Monde, 8/10/2020)

Poèmes (tirés de Descending Figure), traduction de Linda Orr et Claude Mouchard, Po&sie n° 34, 1985.
Huit poèmes (tirés du recueil Vita Nova), traduction de Raymond Farina, Po&sie, n° 90, Paris, 1999.
L’iris sauvage (quatre poèmes tirés de The Wild Iris), traduction de Nathalie De Biasi, Europe, n° 1009, mai 2013.
L’iris sauvage (The Wild Iris), traduction de Marie Olivier, Po&sie, n° 149-150, 2014
Jeanne d’Arc, Traduction de Marie Clerget pour les éditions Marcomir
Le Passé (The Past, tiré de Faithful and Virtuous Night, 2014)
Migrations nocturnes (The Night Migrations , tiré de Arverno, 2006)

Louise Glück Proofs and Theories 1994 Educación del poeta.

«La experiencia fundamental del escritor es la impotencia. Con esto no pretendo distinguir entre escribir y estar vivo: tan sólo corregir la fantasía de que el trabajo creativo es un registro continuo del triunfo de la voluntad, de que el escritor es alguien que tiene la buena suerte de hacer aquello que es capaz o desea hacer: imprimir, de forma segura y regular, su ser en una hoja de papel. Pero la escritura no es una decantación de la personalidad. Y la mayor parte de los escritores emplean buena parte de su tiempo en diversos tipos de tormento: queriendo escribir, siendo incapaces de hacerlo; queriendo escribir de un modo distinto, siendo incapaces de hacerlo. En el tiempo de una vida son muchos los años perdidos esperando la llegada de una sola idea. El único ejercicio real de voluntad es negativo: tenemos, hacia aquello que escribimos, derecho de veto».

«Los poemas no perduran como objetos, sino como presencias. Cuando lees algo que merece recordarse, liberas una voz humana: devuelves al mundo un espíritu compañero.
Yo leo poemas para escuchar esa voz. Escribo para hablar a aquellos a quienes he escuchado.»

Le coquelicot rouge

Le grand avantage
est de ne pas avoir
d’esprit. Des sentiments?
Oh, ça, j’en ai; ce sont eux
qui me gouvernent. J’ai
un seigneur au paradis
appelé le soleil, et je m’ouvre
à lui, lui montrant
le feu de mon propre cœur, feu
semblable à sa présence.
Que pourrait être une telle gloire
si ce n’est un cœur? Oh, mes frères et sœurs,
avez-vous un jour été comme moi, il y a longtemps,
avant que vous ne soyez humains? Vous êtes-
vous permis
de vous ouvrir une fois seulement, vous qui ne
vous ouvrirez jamais plus? Car en vérité,
je parle là
de la même façon que vous. C’est parce que
je suis détruit que
je parle.

L’iris sauvage. Traduction: Marie Olivier. 2014.

The Red Poppy

The great thing
is not having
a mind. Feelings:
oh, I have those; they
govern me. I have
a lord in heaven
called the sun, and open
for him, showing him
the fire of my own heart, fire
like his presence.
What could such glory be
if not a heart? Oh my brothers and sisters,
were you like me once, long ago,
before you were human? Did you
permit yourselves
to open once, who would never
open again? Because in truth
I am speaking now
the way you do. I speak
because I am shattered.

The Wild Iris, 1992.

La amapola roja

Gran cosa
carecer
de mente. Sentimientos:
oh sí; ellos
me gobiernan. Tengo
un señor en el cielo
llamado sol, y me abro
para él, le muestro
el fuego de mi propio corazón, fuego
igual que su presencia.
¿Qué podría ser tal gloria
sino un corazón? Oh hermanos y hermanas,
¿fueron como yo alguna vez, hace tiempo,
antes de ser humanos? ¿Se permitieron
abrirse una sola vez, ustedes
que nunca volverían a hacerlo? Porque en verdad
estoy hablando ahora
como lo hacen ustedes. Hablo
porque estoy destrozada.

El Iris Salvaje. Traduction de Eduardo Chirinos. Editorial Pre-Textos. 2006.

Arthur Schopenhauer

Arthur Schopenhauer (Angilbert Göbel) 1859. Kassel. Collection d’art d’État.

J’ai un peu de mal à suivre complètement ceux qui critiquent la rentrée littéraire. Cela fait longtemps pourtant que les nouveautés de l’édition française en septembre-octobre ne m’intéressent plus du tout, mais ce texte de Schopenhauer qui s’en prend à “l’écrivaillerie”, les “philosophastres” et les “poétastres” de son époque me paraît tout à fait réjouissant.

«Les journaux littéraires devraient être la digue opposée au gribouillage sans conscience de notre temps et au déluge de plus en plus envahissant des livres inutiles et mauvais. Grâce à un jugement incorruptible, juste et sévère, ils flagelleraient sans pitié chaque bousillage d’un intrus, chaque griffonnage à l’aide duquel le cerveau vide veut venir au secours de la bourse vide, c’est-à-dire au moins les neuf dixièmes des livres, et se mettraient ainsi en travers de l’écrivaillerie et de la filouterie, au lieu de les favoriser par leur infâme tolérance, qui pactise avec l’auteur et l’éditeur, pour voler au public son temps et son argent. En règle générale, les écrivains sont des professeurs ou des littérateurs qui, gagnant peu et étant mal payés, écrivent par besoin d’argent. Or, poursuivant un but commun, ils ont un intérêt commun à s’unir, à se soutenir réciproquement, et chacun chante à l’autre la même chanson. C’est la source de tous les comptes rendus élogieux de mauvais livres qui remplissent les journaux littéraires. Ceux-ci devraient donc porter comme épigraphe: «Vivre et laisser vivre!» (Et le public est assez simple pour lire le nouveau plutôt que le bon). En est-il un seul parmi eux qui puisse se vanter de n’avoir jamais loué l’écrivaillerie la plus nulle, jamais blâmé et ravalé l’excellent, ou, pour en détourner les regards, jamais présenté d’une manière astucieuse celui-ci comme insignifiant? En est-il un seul qui ait toujours fait le choix des extraits consciencieusement d’après l’importance des livres, et non d’après des recommandations de compères, des égards envers confrères, ou même sans que les éditeurs lui aient graissé la patte? Tous ceux qui ne sont pas novices, dès qu’ils voient un livre fortement loué ou blâmé, ne se reportent-ils pas aussitôt presque machinalement au nom de l’éditeur? S’il existait, au contraire, un journal littéraire comme celui que je réclame, la menace du pilori, qui attend infailliblement leur bousillage, paralyserait les doigts, qui lui démangent, de chaque mauvais écrivain, de chaque compilateur sans esprit, de chaque plagiaire des livres d’autrui, de chaque philosophastre creux, incapable et famélique, de chaque poétastre enflé de vanité; et ce serait vraiment pour le salut de la littérature, où le mauvais n’est pas seulement inutile, mais est positivement pernicieux. Or, la majeure partie des livres est mauvaise, et on n’aurait pas dû les écrire; en conséquence, l’éloge devrait être aussi rare que l’est actuellement le blâme, sous l’influence d’égards personnels et de la maxime: Accedas socius, laudes lauderis ut absens. On a absolument tort de vouloir transporter également à la littérature la tolérance qu’on doit nécessairement exercer dans la société, où partout ils grouillent, à l’égard des êtres stupides et sans cervelle. En littérature, ils sont d’éhontés intrus, et y rabaisser le mauvais, c’est un devoir envers le bon; car celui qui ne trouve rien mauvais, ne trouve non plus rien bon. D’une façon générale, la politesse, qui est la conséquence des rapports sociaux, est, en littérature, un élément étranger, souvent très nuisible; car elle exige qu’on fasse bon accueil au mauvais, en allant ainsi juste à l’encontre des fins de la science comme de celles de l’art. Il est vrai qu’un journal littéraire tel que je le réclame ne pourrait être rédigé que par des gens associant une honnêteté incorruptible à des connaissances rares et à une force de jugement plus rare encore. Aussi, l’Allemagne entière pourrait-elle au plus créer un seul journal pareil, qui constituerait alors un juste aréopage, et dont chaque membre serait choisi par tous les autres; tandis que, à présent, les journaux littéraires sont aux mains de corps universitaires, de coteries littéraires, en réalité peut-être même de libraires, qui les exploitent dans l’intérêt de leur commerce, et qu’ils rassemblent quelques mauvaises têtes coalisées contre le succès de ce qui est bon. Il n’y a nulle part plus d’improbité qu’en littérature, Gœthe l’a déjà dit.»

Parerga et Paralipomena. Écrivains et style. 1851.

Vicent Andrés Estellés

Statue de Vicent Andrés Estellés (Teresa Cháfer) . Burjassot (Communauté de Valence). Plaza Emilio Castelar.

Vicent Andrés Estellés est né le 4 septembre 1924 à Burjassot (Communauté de Valence). Il est issu d’un milieu modeste, ses parents sont boulangers. Son père, analphabète, veut que son fils étudie. Vicent Andrés Estellés fera des études de journalisme dans le Madrid de l’après-guerre.  Á partir de 1948, il collabore au journal Las Provincias, dont il deviendra le rédacteur en chef. Il est mort à Valence à 68 ans le 27 mars 1993. Ce poète espagnol, d’expression valencienne,  a été chanté par Ovidi Montllor, Maria del Mar Bonet, Raimon entre autres. D’après Joan Fuster, c’est « le meilleur poète valencien des trois derniers siècles, un nouvel Ausiàs March du XXe siècle ».

Els amants

La carn vol carn (Ausiàs March)

No hi havia a València dos amants com nosaltres.

Feroçment ens amàvem des del matí a la nit.
Tot ho recorde mentre vas estenent la roba.
Han passat anys, molts anys; han passat moltes coses.
De sobta encara em pren aquell vent o l’amor
i rodolem per terra entre abraços i besos.
No comprenem l’amor com un costum amable,
com un costum pacífic de compliment i teles.
Es desperta, de sobta, com un vell huracà,
i ens tomba en terra els dos, ens ajunta, ens empeny.
Jo desitjava, a voltes, un amor educat
i en marxa el tocadiscos, negligentment besant-te,
ara un muscle i després el peçó d’una orella.
El nostre amor és un amor brusc i salvatge,
i tenim l’enyorança amarga de la terra,
d’anar a rebolcons entre besos i arraps.
Què voleu que hi faça! Elemental, ja ho sé.
Ignorem el Petrarca i ignorem moltes coses.
Les Estances de Riba i les “Rimas” de Bécquer.
Després, tombats en terra de qualsevol manera,
comprenem que som bàrbars, i que això no deu ser,
que no estem en l’edat, i tot això i allò.

No hi havia a València dos amants com nosaltres,
car d’amants com nosaltres en són parits ben pocs

Llibre de les meravelles, 1956-58, publié en 1971.

Les amants

La chair convoite la chair (Ausiàs March)

Il n’y avait pas à Valence deux amants comme nous.

Nous nous aimions férocement du matin au soir.
Je me souviens de tout cela pendant que tu étends le linge.
Des années ont passé, beaucoup d’années; il s’est passé beaucoup de choses.
Soudain aujourd’hui encore le vent de jadis ou l’amour m’envahissent
et nous roulons par terre dans l’étreinte et les baisers.
Nous n’entendons pas l’amour comme une coutume aimable,
comme une habitude pacifique faite d’obligations et de beau linge
( et que le chaste M. López-Picó nous en excuse ).
Il s’eveille en nous, soudain, comme un vieil ouragan,
et il nous fait tomber tous deux par terre, nous rapproche, nous pousse.
Je souhaitais, parfois, un amour bien poli
et le tourne-disques en marche, et moi qui t’embrasse négligemment,
d’abord l’épaule et ensuite le lobe d’une oreille.
Notre amour est un amour brusque et sauvage,
et nous avons la nostalgie amère de la terre,
de nous rouler dans les baisers et les coups d’ongles.
Que voulez-vous que j’y fasse. Elémentaire, je sais.
Nous ignorons Petrarque et nous ignorons beaucoup de choses.
Les Estances de Riba et les Rimas de Becquer.
Après affalés par terre n’importe comment,
rous comprenons que nous sommes des barbares, et que ce ne sont pas des manières,
que nous n’avons plus l’âge, et ceci et cela.

Il n’y avait pas à Valence deux amants comme nous,
Car des amants comme nous on n’en fait pas tous les jours.

Livres des merveilles. Beuvry. Maison de la Poésie Nord. Pas-de-Calais, 2004.

Poème publié aussi sur ce blog le 27 mars 2018.

Susette Gontard – Hölderlin

Susette Gontard (1768-1802) (Marguerite Soemmering).

Présentation par les Éditions Verdier:

Susette Gontard, la Diotima de Hölderlin.

Der Doppelgänger. Verdier.
Lettres, documents et poèmes
édités par Adolf Beck, traduits de l’allemand par Thomas Buffet. 192 p. 18,00 €. Parution : juin 2020.
Le 28 décembre 1795, le jeune poète Friedrich Hölderlin devient le précepteur des enfants de Jacob Friedrich Gontard, un riche banquier de Francfort. Très vite, Hölderlin tombe amoureux de l’épouse de son employeur, Susette Gontard. Friedrich a 25 ans, Susette 26.

L’idylle naissante entre le poète et la jeune femme sera favorisée par des circonstances exceptionnelles : à l’été 1796, les Français assiègent Francfort. Le banquier envoie sa femme, ses enfants et ses serviteurs près de Kassel pour les mettre à l’abri. Dès lors, Hölderlin et Susette Gontard nouent des liens d’une intensité exceptionnelle. Dans le roman qu’il est en train d’écrire, Hypérion, elle devient Diotima, du nom de la prêtresse de Mantinée dont Socrate rapporte l’enseignement sur l’amour dans Le Banquet de Platon.

En septembre 1798, une dispute éclate entre Hölderlin et Jacob Gontard, qui ne supporte plus les assiduités du jeune précepteur auprès de sa femme. Le poète quitte son emploi, mais reste secrètement en relation avec Diotima. Lorsqu’il apprendra sa mort, en 1802, son deuil insurmontable lui inspirera quelques-uns de ses plus beaux poèmes avant de contribuer au déclin de ses facultés mentales, jusqu’à la crise de folie qui le conduit en clinique psychiatrique en 1806, avant son installation chez le menuisier Zimmer à Tübingen. Les lettres, poèmes et témoignages contenus dans ce livre ont fait sortir la Diotima de Hölderlin de l’ombre où l’avait maintenue l’histoire littéraire. Elle se révèle une figure éminemment attachante, pleinement digne de l’amour que lui portait le poète, et tout à fait consciente du génie de celui-ci.

«Le recueil que proposent les éditions Verdier est la traduction de l’ouvrage publié par Adolf Beck en 1980 chez lnsel Verlag, intitulé Hölderlins Diotima Susette Gontard, aujourd’hui épuisé. Il rassemble la correspondance du poète et de cette femme, Susette Gontard, dont il fut l’amant et qui lui inspira le personnage de Diotima, nom emprunté à la prêtresse de l’amour du Banquet platonicien. Il contient les lettres des deux amants, plus particulièrement celles de Susette, quelques poèmes et textes en prose d’Hölderlin. Certaines lettres avaient déjà été publiées en français (1) ; c’est une nouvelle traduction qui nous en est proposée. S’y a joutent des témoignages de première main sur la personnalité de Susette, sur sa relation avec le poète et le milieu social auquel elle appartenait.» (Jasques Henric, art press 479, juillet-août 2020.)

(1) Oeuvres. Lettres de Susette Gontard à Hölderlin en appendice à la Correspondance complète. Traduction de Denise Naville, Paris, Gallimard, 1948 (d’après l’édition des Hölderlins sämtliche Werke, Berlin 1943)

Hölderlin

Friedrich Hölderlin (Franz Karl Hiemer). 1792.

Friedrich Hölderlin (1770-1843) arrive à Bordeaux le 28 janvier 1802 au matin, après un voyage difficile (par Lyon, l’Auvergne, le Périgord). Il demande son chemin pour arriver jusqu’au domicile du consul de la république de Hambourg (37 allées de Tourny), Daniel Christophe Meyer, négociant en vins installé depuis vingt-sept ans à Bordeaux, marié à une française et propriétaire de vignobles à Blanquefort, dans le Médoc. Il doit servir de précepteur aux enfants du couple. Fatigué par de longues journées de marche, il traverse le pont sur la Garonne. Il aime ce fleuve et sa courbe, le port rempli de bateaux. Le vent sent le sel, la mer qu’il n’a jamais vue. Il est bien reçu par le consul en personne. On lui montre sa chambre. Le soir même, il écrit à sa mère: « Je suis presque trop magnifiquement logé.». L’instruction des cinq fillettes ne lui donne aucun mal, mais son caractère taciturne frappe les Meyer. Il se promène souvent sur les quais de la Garonne et accompagne les enfants au bord de l’océan. Il quitte de façon précipité la ville en mai 1802. Il aura passé cent deux jours en Aquitaine. On sait peu de choses de ce séjour, mais il a laissé un beau poème, Souvenir, et quelques allusions dans des esquisses.
Il décrit ainsi son état: «L’élément violent, le feu du ciel et le silence des hommes […] cela m’a saisi et, comme on le dit des héros, je peux dire de moi aussi qu’Apollon m’a frappé.» Il a probablement effectué à pied le voyage de retour à travers la France post-révolutionnaire. Il passe par la Vendée et Paris où il visite les Antiquités au Louvre. Un mois après son départ, il reparaît à Stuttgart, «blanc comme un mort, amaigri, avec de grands yeux creux et le regard égaré, la barbe et le cheveu longs, vêtu comme un mendiant». En passant par Francfort, il y a appris la mort le 22 juin 1802 de sa muse Susette Gontard (1769-1802), épouse d’un banquier d’origine grenobloise et huguenote, Jacob Gontard. Hölderlin l’a célébrée sous le nom de Diotima dans le roman épistolaire Hypérion ou l’Ermite de Grèce (1797-99). «C’est un terrible mystère qu’un être pareil soit destiné à mourir».
Les critiques datent l’éclosion de la «folie» du poète du retour de Bordeaux. Son état de santé se dégrade de plus en plus. Il est interné le 11 septembre 1806 de force en clinique à Tübingen. Il échappe à cet enfer le 3 mai 1807, et devient pendant trente-six ans le pensionnaire du menuisier Ernst Zimmer, grand lecteur d’Hypérion, au premier étage d’une tour de Tübingen qui domine le Neckar. Hölderlin rédige encore des poèmes portant principalement sur le cycle naturel des saisons. Il meurt à 73 ans le 7 juin 1843 vers onze heures du soir. Il est enterré au cimetière de Tübingen.

Souvenir

Le vent du Nord-Est se lève,
De tous les vents mon préféré
Parce qu’il promet aux marins
Haleine ardente et traversée heureuse.
Pars donc et porte mon salut
A la belle Garonne
Et aux jardins de Bordeaux, là-bas
Où le sentier sur la rive abrupte
S’allonge, où le ruisseau profondément
Choit dans le fleuve, mais au-dessus
Regarde au loin un noble couple
De chênes et de trembles d’argent.

Je m’en souviens encore, et je revois
Ces larges cimes que penche
Sur le moulin la forêt d’ormes,
Mais dans la cour, c’est un figuier qui croît.
Là vont aux jours de fête
Les femmes brunes
Sur le sol doux comme une soie,
Au temps de Mars,
Quand la nuit et le jour sont de même longueur,
Quand sur les lents sentiers
Avec son faix léger de rêves,
Brillants, glisse le bercement des brises.

Ah! qu’on me tende,
Gorgée de sa sombre lumière,
La coupe odorante
Qui me donnera le repos! Oh, la douceur
D’un assoupissement parmi les ombres!
Il n’est pas bon
De n’avoir dans l’âme nulle périssable
Pensée, et cependant
Un entretien, c’est chose bonne, et de dire
Ce que pense le cœur, d’entendre longuement parler
Des journées de l’amour
Et des grands faits qui s’accomplissent.

Mais où sont-ils ceux que j’aimai? Bellarmin
Avec son compagnon? Maint homme
A peur de remonter jusqu’à la source;
Oui, c’est la mer
Le lieu premier de la richesse. Eux,
Pareils à des peintres, assemblent
Les beautés de la terre, et ne dédaignent
Point la Guerre ailée, ni
Pour des ans, de vivre solitaires
Sous le mât sans feuillage, aux lieux où ne trouent point
La nuit
De leurs éclats les fêtes de la ville,
Les musiques et les danses du pays.

Mais vers les Indes à cette heure
Ils sont partis, ayant quitté
Là-bas, livrée aux vents, la pointe extrême
Des montagnes de raisin d’où la Dordogne
Descend, où débouchent le fleuve et la royale
Garonne, larges comme la mer, leurs eaux unies.
La mer enlève et rend la mémoire, l’amour
De ses yeux jamais las fixe et contemple,
Mais les poètes seuls fondent ce qui demeure.

Que mille rivières bercent tes gestes.

Oeuvres. Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade. Édition sous la direction de Philippe Jaccottet. 1967. Traduction: Gustave Roud.

Tübingen, La tour de Hölderlin sur les bords du Neckar.