Ludwig Wittgenstein – Georg Trakl

Ludwig Wittgenstein. 1930.

Ludwig Wittgenstein est né à Vienne le 26 avril 1889. C’est le plus jeune d’une famille de huit enfants. Ses grands-parents, d’origine juive, viennent de Westphalie et s’installent à Vienne. Ils se convertissent au protestantisme. Son père Karl (1847-1913) fait fortune dans l’industrie sidérurgique et devient un des plus riches industriels d’Autriche. Sa mère, Leopoldine Kalmus (1850-1926), est catholique. Tous deux sont musiciens. Mécènes des avant-gardes, ils reçoivent chez eux de grands artistes de l’époque (Johannes Brahms, Gustav Mahler, Bruno Walter). Les trois sœurs et les quatre frères de Ludwig possèdent tous des dons artistiques et intellectuels. Sa famille ne le juge pas, lui, très doué. Il fréquente une école technique privée à Linz. Parmi les élèves de sa classe durant l’année solaire 1904-05: Adolf Hitler.

Ludwig fait des études d’ingénieur en mécanique à la Technische Hochschule de Berlin (1906), puis se spécialise en aéronautique à l’Université de Manchester (1908). Il s’inscrit ensuite au Trinity College de Cambridge (1912). Il y fait la connaissance de Bertrand Russell qui devient son ami. Il s’intéresse alors particulièrement aux mathématiques pures et à leurs fondements.

En 1913, à la mort de Karl Wittgenstein, la fortune familiale est divisée entre son épouse et ses six enfants encore vivants. Ludwig Wittgenstein se retire alors dans la solitude d’un fjord en Norvège. Il construit de ses mains, à flanc de colline, une cabane en bois d’où il puise de l’eau dans le lac, avec un treuil et un seau. Skoldjen, le premier village, 200 habitants, est à plusieurs heures, en barque l’été ou à pied sur le lac gelé. Il choisit de distribuer anonymement 100 000 couronnes à des artistes autrichiens (l’architecte Adolf Loos, le peintre Oskar Kokoschka, les poètes Rainer Maria Rilke, Else Lasker-Schüler et Georg Trakl entre autres) et le reste de sa part à ses frères et soeurs. Il commence à écrire, dans un isolement presque total. Il continuera à tenir des carnets de notes pendant la guerre de 1914-1918. Il sert alors dans l’armée autrichienne à titre d’engagé volontaire.

Le 27 juillet 1914, Ludwig Wittgenstein autorise Ludwig von Ficker, l’ami et le protecteur de Georg Trakl, à donner 20 000 couronnes au poète en les prenant sur la somme de 100 000 couronnes qu’il a mise à sa disposition. Ficker organise une rencontre entre Trakl et Wittgenstein, en service sur un bateau qui patrouille sur la Vistule, non loin de Cracovie. Mais Trakl n’a pas le temps de profiter de cette générosité. Il meurt, dans la nuit du 2 au 3 novembre 1914, d’une overdose de cocaïne à l’hôpital militaire de Cracovie, deux jours avant l’arrivée du philosophe. «Mais qui donc pouvait-il être?» se demandera Rainer Maria Rilke, juste après la mort de Georg Trakl, sans parvenir à répondre à cette question.

Ludwig Wittgenstein devient jardinier au monastère de Hütteldorf, en Basse-Autriche. Il cultive des légumes et des roses. Mais il y a trop de monde à son goût. Il retourne dans sa cabane en Norvège, au bord du fjord. Il revient plus tard en Autriche et se fait engager comme instituteur dans des villages de montagne de 1920 à 1926.

Margarethe Stonborough (Gustav Klimt). 1905. Munich, Neue Pinakothek.

En 1927-1928, il est de retour à Vienne. Á la demande de sa sœur, Margarethe Stonborough (1882-1958), il fait les plans de la Maison Wittgenstein. Il la construit avec les architectes Jacques Groag et Paul Engelmann (1891-1965), tous deux élèves d’Adolf Loos. C’est un bâtiment de style moderniste, inspiré par l’anti-ornementalisme pratiqué et théorisé par Adolf Loos.

Vienne. Parkgasse 18. Maison Wittgenstein, 1928 (Jacques Groag-Paul Engelmann), aujourd’hui Institut culturel bulgare.

En 1927, sous la pression du philosophe Moritz Schlick (1882-1936), un des chefs de file du Cercle de Vienne, il recommence à s’intéresser à la philosophie et sa pensée prend un tour nouveau. Il revient à Cambridge en 1929. Il enseigne la philosophie au Trinity College, avec quelques interruptions, de 1930 jusqu’en 1947. Ludwig Wittgenstein acquiert la nationalité anglaise en 1938. Il entre incognito dans les services médicaux britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est garçon de salle, puis aide-infirmier. Il meurt d’un cancer à Cambridge le 29 avril 1951, à 62 ans.

Formule du Tractatus Logico-philosophicus, publié en 1921 en allemand et en 1922 en anglais: « Ce qu’on ne peut dire, il faut le taire.» (“Wovon man nicht sprechen kann, darüber muß man schweigen.”)

Georg Trakl 1887 – 1914

Georg Trakl (Max von Esterles 1870-1947) 1913.

Grodek

Le soir, les forêts automnales résonnent
D’armes de mort, les plaines dorées,
Les lacs bleus, sur lesquels le soleil
Plus lugubre roule, et la nuit enveloppe
Des guerriers mourants, la plainte sauvage
De leur bouches brisées.
Mais en silence s’amasse sur les pâtures du val
Nuée rouge qu’habite un dieu en courroux
Le sang versé, froid lunaire ;
Toutes les routes débouchent dans la pourriture noire.
Sous les rameaux dorés de la nuit et les étoiles
Chancelle l’ombre de la sœur à travers le bois muet
Pour saluer les esprits des héros, les faces qui saignent ;
Et doucement vibrent dans les roseaux les flûtes sombres de l’automne.
Ô deuil plus fier ! Autels d’airain !
La flamme brûlante de l’esprit, une douleur puissante la nourrit aujourd’hui,
Les descendants inengendrés.

Septembre-octobre 1914.

Crépuscule et déclin suivi de Sébastien en rêve. NRF. Poésie/Gallimard. 1972. Traduction: Marc Petit et Jean-Claude Schneider.

Grodek

Am Abend tönen die herbstlichen Wälder
Von tödlichen Waffen, die goldnen Ebenen
Und blauen Seen, darüber die Sonne
Düstrer hinrollt; umfängt die Nacht
Sterbende Krieger, die wilde Klage
Ihrer zerbrochenen Münder.
Doch stille sammelt im Weidengrund
Rotes Gewölk, darin ein zürnender Gott wohnt
Das vergoßne Blut sich, mondne Kühle;
Alle Straßen münden in schwarze Verwesung.
Unter goldnem Gezweig der Nacht und Sternen
Es schwankt der Schwester Schatten durch den schweigenden Hain,
Zu grüßen die Geister der Helden, die blutenden Häupter;
Und leise tönen im Rohr die dunkeln Flöten des Herbstes.
O stolzere Trauer! ihr ehernen Altäre
Die heiße Flamme des Geistes nährt heute ein gewaltiger Schmerz,
Die ungebornen Enkel.

Le poète Georg Trakl est né le 3 février 1887 à Salzbourg (Autriche-Hongrie, aujourd’hui en Autriche). C’est le plus grand des poètes expressionnistes. Il est le contemporain de Rainer Maria Rilke (1875-1926) et de Hugo von Hoffmansthal (1874-1929).

Ce poème est le dernier qu’il ait écrit. Il figure avec Lamentation, dans la dernière lettre adressée de Cracovie, le 27 octobre 1914, à son ami Ludwig von Ficker (1880-1967) qui dirige Der Brenner, revue qu’il a fondée en 1910. La bataille de Grodek, en Galicie, (6-11 septembre 1914) se solde par une défaite autrichienne devant les Russes. Trakl, qui s’est engagé comme pharmacien militaire en 1910, soigne les blessés. Le 7 octobre, il fait une tentative de suicide.
«Je suis en observation à l’hôpital militaire de Cracovie pour troubles mentaux. Ma santé est en péril et je sombre très souvent dans une tristesse indicible.»
«Je me sens presque déjà de l’autre côté du monde.»
Il lit aussi ce poème à son ami lorsque celui-ci qui vient lui rendre visite à l’hôpital les 24 et 25 octobre. Cette dénonciation de la guerre est son véritable testament lyrique. Ces images de souffrance et de folie meurtrière sont pour lui la confirmation définitive, la manifestation réelle de ses visions apocalyptiques.
Il meurt le 3 novembre 1914 à Cracovie (Autriche-Hongrie, aujourd’hui en Pologne), d’une paralysie cardiaque due à l’absorption de cocaïne.