Si nous durions sans fin… (Bertolt Brecht)

Bertolt Brecht.

Si nous durions sans fin…(Bertolt Brecht)

Si nous durions sans fin
Tout changerait sans fin
Or, nos jours sont comptés
Et peu de choses changent.

1956

DAUERTEN WIR UNENDLICH…

Dauerten wir unendlich
So wandelte sich alles
Da wir aber endlich sind
Bleibt vieles beim Alten.

1956

À la Santé (Guillaume Apollinaire)

 

Guillaume Apollinaire.

Le 22 août 1911, les gardiens du Louvre découvrent que La Joconde de Léonard de Vinci a disparu. La police va tarder deux ans à récupérer le tableau.

Guillaume Apollinaire (Guillaume Albert Vladimir Alexandre Apollinaire de Kostrowitzky 1880-1918), né d’un père italien et d’une mère polonaise, est accusé de complicité de vol. Il est incarcéré du 7 au 13 septembre 1911  à la prison de la Santé, à Paris. En effet, il a rencontré Géry Pieret, joueur de billard belge qu’il a hébergé et qui a dérobé des statuettes phéniciennes au Louvre en 1907 et en 1911. Il en a offert une à son ami poète.

Le vol de La Joconde incite le voleur à révéler ses larcins au patron de Paris-Journal qui ébruite l’affaire. Le juge qui avait fait écrouer Pieret en 1905 arrête alors Apollinaire qu’il considère comme complice.

Cette arrestation développe une campagne xénophobe dans la presse nationaliste, mais  scandalise le monde des lettres. Octave Mirbeau, Rémy de Gourmont, les frères Tharaud… demandent la libération du poète. Pablo Picasso, qui avait acheté à Pieret l’une des statuettes volées est aussi interrogé. Il apparaît plus tard que ni Pieret ni aucune de ses proches n’est responsable du vol de la Joconde.

Apollinaire n’oubliera jamais cette expérience. Il en tirera six poèmes courts qui seront intégrés dans son recueil Alcools en 1913.

À la Santé

I
Avant d’entrer dans ma cellule
Il a fallu me mettre nu
Et quelle voix sinistre ulule
Guillaume qu’es-tu devenu

Le Lazare entrant dans la tombe
Au lieu d’en sortir comme il fit
Adieu adieu chantante ronde
Ô mes années ô jeunes filles

II
Non je ne me sens plus là
Moi-même
Je suis le quinze de la
Onzième

Le soleil filtre à travers
Les vitres
Ses rayons font sur mes vers
Les pitres

Et dansent sur le papier
J’écoute
Quelqu’un qui frappe du pied
La voûte

III

Dans une fosse comme un ours
Chaque matin je me promène
Tournons tournons tournons toujours
Le ciel est bleu comme une chaîne
Dans une fosse comme un ours
Chaque matin je me promène

Dans la cellule d’à côté
On y fait couler la fontaine
Avec les clefs qu’il fait tinter
Que le geôlier aille et revienne
Dans la cellule d’à côté
On y fait couler la fontaine

IV

Que je m’ennuie entre ces murs tout nus
Et peints de couleurs pâles
Une mouche sur le papier à pas menus
Parcourt mes lignes inégales

Que deviendrai-je ô Dieu qui connais ma douleur
Toi qui me l’as donnée
Prends en pitié mes yeux sans larmes ma pâleur
Le bruit de ma chaise enchaînée

Et tous ces pauvres cœurs battant dans la prison
L’Amour qui m’accompagne
Prends en pitié surtout ma débile raison
Et ce désespoir qui la gagne

V

Que lentement passent les heures
Comme passe un enterrement

Tu pleureras l’heure où tu pleures
Qui passera trop vitement
Comme passent toutes les heures

VI

J’écoute les bruits de la ville
Et prisonnier sans horizon
Je ne vois rien qu’un ciel hostile
Et les murs nus de ma prison

Le jour s’en va voici que brûle
Une lampe dans la prison
Nous sommes seuls dans ma cellule
Belle clarté Chère raison

Septembre 1911
(Alcools, 1913)

Henry J.-M.Levet

Henry J.-M. Levet. Novembre 1902.

Sonnets torrides
Les voyages
(triptyque)

Outwards

                                                       À Francis Jammes

L’Armand-Béhic (des Messageries Maritimes)
File quatorze nœuds sur l’Océan Indien…
Le soleil se couche en des confitures de crimes,
Dans cette mer plate comme avec la main.

– Miss Roseway, qui se rend à Adélaïde,
Vers le Sweet Home au fiancé australien,
Miss Roseway, hélas, n’a cure de mon spleen;
Sa lorgnette sur les Laquedives, au loin…

– Je vais me préparer – sans entrain! – pour la fête
De ce soir: sur le pont, lampions, danses, romances
(Je dois accompagner miss Roseway qui quête

– Fort gentiment – pour les familles des marins
Naufragés!) Oh, qu’en une valse lente, ses reins
À mon bras droit, je l’entraîne sans violence

Dans un naufrage où Dieu reconnaîtrait les siens…

Cartes postales, 1921.

Affiche publicitaire Le Grillon American Bar 20 rue Cujas Paris V (Jacques Villon) 1899

République Argentine – La Plata                                                    

                                                           À Ruben Dario

Ni les attraits des plus aimables Argentines,
Ni les courses à cheval dans la pampa,
N’ont le pouvoir de distraire de son spleen
Le Consul général de France à la Plata !

On raconte tout bas l’histoire du pauvre homme :
Sa vie fut traversée d’un fatal amour,
Et il prit la funeste manie de l’opium ;
Il occupait alors le poste à Singapoore…

– Il aime à galoper par nos plaines amères,
Il jalouse la vie sauvage du gaucho,
Puis il retourne vers son palais consulaire,
Et sa tristesse le drape comme un poncho…

Il ne s’aperçoit pas, je n’en suis que trop sûr,
Que Lolita Valdez le regarde en souriant,
Malgré sa tempe qui grisonne, et sa figure
Ravagée par les fièvres d’Extrême-Orient…

Cartes postales, 1921.

Famille Levet. Fonds Valery Larbaud. Vichy.

Valery Larbaud, Journal de 1911 : «Fargue m’avait donné une photographie manquée, sur laquelle deux vues différentes se mêlaient. Levet debout au bord d’un trottoir, à Paris ; et Levet assis sur le plancher de la chambre de sa mère, la tête appuyée sur l’épaule de sa mère assise, et la regardant (la position dans laquelle il est mort). J’avais noté la ressemblance de la mère et du fils.»

L’Express de Bénarès. A la recherche d’Henry J.-M.Levet (Frédéric Vitoux)

J’ai lu avec un certain plaisir L’Express de Bénarès. A la recherche d’Henry J.M. Levet de Frédéric Vitoux, (Fayard, 2018).

L’auteur est né en 1944. Il est académicien, journaliste au Nouvel Observateur et à Positif, biographe de Céline. Il semble avoir abandonné ces dernières années la forme romanesque pour écrire des livres d’histoire et de recherche littéraire qui ne sont pas sans rapport avec sa propre vie. Le premier roman de Frédéric Vitoux s’appelait Cartes postales comme le recueil de poèmes d’Henry J.-M. Levet.

Il a enquêté à Vichy, Montbrison, Marseille pour trouver des éléments sur la vie de ce poète méconnu que Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud ont sauvé d’un oubli total.

Henri Jean-Marie Étienne Levet,  dit Henry J.-M. Levet est né à Montbrison (Loire) le 13 janvier 1874. Il est mort à Menton (Alpes-Maritimes) le 15 décembre 1906 de tuberculose. Il avait 33 ans et était fils unique.

Son grand-père, Nicolas, fut conseiller général et député de Montbrison en 1848. Son père, Georges Levet, fut, lui, maire et député de la même ville du centre de la France,  sous la III ème République.

Henry J.-M. Levet, qui avait un physique ingrat, vécut une jeunesse bohème et frivole à Montmartre. C’était un dillettante, un dandy aux cheveux teints en vert. Selon Fargue, « Il aimait les déguisements, le flegme et la tendresse.» Il fut chroniqueur au Courrier français (1895-1896) puis à La Plume. Il obtint grâce à son père une mission en Asie sur l’art khmère (1897). Il devint ensuite, par piston aussi, vice-consul de 1902 à 1906 d’abord à Manille (Philippines) , ensuite à Las Palmas (Canaries).

Il aurait écrit un seul roman intitulé L’Express de Bénarès, perdu aujourd’hui. En effet, ses parents ont détruit tous ses manuscrits et lettres, malgré la visite de Léon-Paul Fargue et de Valery  Larbaud en mars 1911.

Levet est essentiellement connu grâce à Cartes postales, un recueil de onze poèmes publié en 1921 à La Maison des amis des livres d’Adrienne Monnier. Ils étaient parus d’abord dans diverses revues entre 1900 et 1902.

Ces poèmes eurent une certaine influence sur Valery Larbaud (A. O. Barnabooth – Poésies, 1913) et sur un courant de poètes du voyage.

Frédéric Vitoux affirme : « Il a fait de sa vie une fiction. Et une partie de son œuvre est une fiction aussi. »

Notre-Dame de Paris (Gérard de Nerval)

 

Notre-Dame est bien vieille : on la verra peut-être
Enterrer cependant Paris qu’elle a vu naître ;
Mais, dans quelque mille ans, le Temps fera broncher
Comme un loup fait un boeuf, cette carcasse lourde,
Tordra ses nerfs de fer, et puis d’une dent sourde
Rongera tristement ses vieux os de rocher !

Bien des hommes, de tous les pays de la terre
Viendront, pour contempler cette ruine austère,
Rêveurs, et relisant le livre de Victor :
– Alors ils croiront voir la vieille basilique,
Toute ainsi qu’elle était, puissante et magnifique,
Se lever devant eux comme l’ombre d’un mort !

Odelettes.

On retrouva Gérard Labrunie, dit Gérard de Nerval, un matin glacé du 26 janvier 1855, rue de la Vieille Lanterne près du Châtelet pendu  aux barreaux d’une grille qui fermait un égout pour « délier son âme dans la rue la plus noire qu’il pût trouver », selon la formule de Baudelaire. Il avait fait -18° dans la nuit.  Cette voie, aujourd’hui disparue, était parallèle au quai de Gesvres et aboutissait place du Châtelet. Le lieu de son suicide se trouverait probablement à l’emplacement du futur trou du souffleur du Théâtre de la Ville.

« Ma bonne et chère tante, dis à ton fils qu’il ne sait pas que tu es la meilleure des mères et des tantes. Quand j’aurai triomphé de tout, tu auras ta place dans mon Olympe, comme j’ai ma place dans ta maison. Ne m’attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche.» a-t-il griffonné sur un papier à l’intention de sa tante, Jeanne Lamaure, qui l’hébergeait 54 rue Rambuteau .

«Arrivé sur la place de la Concorde, ma pensée était de me détruire. A plusieurs reprises, je me dirigeai vers la Seine, mais quelque chose m’empêchait d’accomplir mon dessein. Les étoiles brillaient dans le firmament. Tout à coup il me sembla qu’elles venaient de s’éteindre à la fois comme les bougies que j’avais vues à l’église. Je crus que les temps étaient accomplis, et que nous touchions à la fin du monde annoncée dans l’Acocalypse de saint Jean. Je croyais voir un soleil noir dans le ciel désert et un globe rouge de sang au-dessus des Tuileries. Je me dis: “La nuit éternelle commence, et elle va être terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s’apercevront qu’il n’y a plus de soleil?” » (Aurélia, 1855)

Gerard de Nerval (Félix Nadar)

 

Benjamin Fondane

Benjamin Fondane. 1935.

Préface en prose

C’est à vous que je parle, hommes des antipodes,
je parle d’homme à homme,
avec le peu en moi qui demeure de l’homme,
avec le peu de voix qui me reste au gosier,
mon sang est sur les routes, puisse-t-il, puisse-t-il
ne pas crier vengeance!
L’hallali est donné, les bêtes sont traquées,
laissez-moi vous parler avec ces mêmes mots
que nous eûmes en partage-
il reste peu d’intelligibles!

Un jour viendra, c’est sûr, de la soif apaisée,
nous serons au-delà du souvenir, la mort
aura parachevé les travaux de la haine,
je serai un bouquet d’orties sous vos pieds,
– alors, eh bien, sachez que j’avais un visage
comme vous. Une bouche qui priait, comme vous.

Quand une poussière entrait, ou bien un songe,
dans l’oeil, cet oeil pleurait un peu de sel. Et quand
une épine mauvaise égratignait ma peau,
il y coulait un sang aussi rouge que le vôtre!
Certes, tout comme vous j’étais cruel, j’avais
soif de tendresse, de puissance,
d’or, de plaisir et de douleur.
Tout comme vous j’étais méchant et angoissé
solide dans la paix, ivre dans la victoire,
et titubant, hagard, à l’heure de l’échec!

Oui, j’ai été un homme comme les autres hommes,
nourri de pain, de rêve, de désespoir. Eh oui,
j’ai aimé, j’ai pleuré, j’ai haï, j’ai souffert,
j’ai acheté des fleurs et je n’ai pas toujours
payé mon terme. Le dimanche j’allais à la campagne
pêcher, sous l’oeil de Dieu, des poissons irréels,
je me baignais dans la rivière
qui chantait dans les joncs et je mangeais des frites
le soir. Après, après, je rentrais me coucher
fatigué, le coeur las et plein de solitude,
plein de pitié pour moi,
plein de pitié pour l’homme,
cherchant, cherchant en vain sur un ventre de femme
cette paix impossible que nous avions perdue
naguère, dans un grand verger où fleurissait
au centre, l’arbre de la vie…

J’ai lu comme vous tous les journaux tous les bouquins,
et je n’ai rien compris au monde
et je n’ai rien compris à l’homme,
bien qu’il me soit souvent arrivé d’affirmer
le contraire.
Et quand la mort, la mort est venue, peut-être
ai-je prétendu savoir ce qu’elle était mais vrai,
je puis vous le dire à cette heure,
elle est entrée toute en mes yeux étonnés,
étonnés de si peu comprendre –
avez-vous mieux compris que moi?

Et pourtant, non!
je n’étais pas un homme comme vous.
Vous n’êtes pas nés sur les routes,
personne n’a jeté à l’égout vos petits
comme des chats encor sans yeux,
vous n’avez pas erré de cité en cité
traqués par les polices,
vous n’avez pas connu les désastres à l’aube,
les wagons de bestiaux
et le sanglot amer de l’humiliation,
accusés d’un délit que vous n’avez pas fait,
d’un meurtre dont il manque encore le cadavre,
changeant de nom et de visage,
pour ne pas emporter un nom qu’on a hué
un visage qui avait servi à tout le monde
de crachoir!

Un jour viendra, sans doute, quand le poème lu
se trouvera devant vos yeux. Il ne demande
rien! Oubliez-le, oubliez-le! Ce n’est
qu’un cri, qu’on ne peut pas mettre dans un poème
parfait, avais-je donc le temps de le finir?
Mais quand vous foulerez ce bouquet d’orties
qui avait été moi, dans un autre siècle,
en une histoire qui vous sera périmée,
souvenez-vous seulement que j’étais innocent
et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,
j’avais eu, moi aussi, un visage marqué
par la colère, par la pitié et la joie,

un visage d’homme, tout simplement!

1942

Benjamin Fondane, extrait de L’Exode (Super flumina Babylonis), publié dans l’anthologie Le mal de fantômes, Paris, Éditions Verdier, 2006.

Le Mal des fantômes reprend le titre des poèmes de 1942-1943. La «Préface en Prose» (1942) est une auto-prophétie écrite par quelqu’un qui est déjà mort, avec une allusion forte au Juif traqué et voué au massacre.

Yad Vashem (Jérusalem). Entrée de la Salle des Noms. Fin de la Préface en prose de Benjamin Fondane.
Yad Vashem (Jérusalem). Entrée de la Salle des Noms. Derniers vers de la Préface en prose (Benjamin Fondane);

Benjamin Fondane

Benjamin Fondane (Victor Brauner) 1931 Collection particulière.

Benjamin Fondane (Benjamin Wechsler) est né le 14 novembre 1898 à Iași (Roumanie). Philosophe, poète, réalisateur de cinéma, il est d’origine juive, athée roumain, naturalisé français en 1938. Il s’installe en France en 1923 et écrit en français à partir de 1925. Il rencontre en 1924 son maître, le philosophe russe Léon Chestov et contribue à faire connaître sa pensée en France. Il est mobilisé en 1940. Fait prisonnier, il s’évade. Dénoncé comme juif, il est arrêté le 7 mars 1944 par la police française avec sa sœur Line. Ils sont internés à Drancy. Sa femme, Geneviève Tissier, obtient avec l’aide de Jean Paulhan sa libération. Il la refuse pour ne pas abandonner sa sœur, de nationalité roumaine. Ils sont déportés à Auschwitz le 30 mai dans l’avant dernier convoi, n°75. Il est assassiné le 2 ou le 3 octobre 1944 dans une chambre à gaz du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau.

Benjamin Fontaine a habité 6 rue Rollin à Paris (V ème arrondissement) de1932 à 1944.
La rue est en impasse. Elle est barrée par un haut escalier double de 34 marches qui rejoint la rue Monge. Pascal a vécu au n° 2 de la rue et y est mort. Descartes, âgé, a habité au n°14. L’espace rectangulaire qui précède l’escalier s’appelle depuis 2006 la place Benjamin-Fondane.
On ne peut traverser cette rue sans une certaine émotion.

Paris-V Place Benjamin Fondane Mur végétal .

 

César Vallejo

Poema XXIII

Tahona estuosa de aquellos mis bizcochos
pura yema infantil innumerable, madre.

Oh tus cuatro gorgas, asombrosamente
mal plañidas, madre: tus mendigos.
Las dos hermanas últimas, Miguel que ha muerto
y yo arrastrando todavía
una trenza por cada letra del abecedario.

En la sala de arriba nos repartías
de mañana, de tarde, de dual estiba,
aquellas ricas hostias de tiempo, para
que ahora nos sobrasen
cáscaras de relojes en flexión de las 24
en punto parados.

Madre, y ahora! Ahora, en cuál alvéolo
quedaría, en qué retoño capilar,
cierta migaja que hoy se me ata al cuello
y no quiere pasar. Hoy que hasta
tus puros huesos estarán harina
que no habrá en qué amasar
¡tierna dulcera de amor,
hasta en la cruda sombra, hasta en el gran molar
cuya encía late en aquel lácteo hoyuelo
que inadvertido lábrase y pulula ¡tú lo viste tánto!
en las cerradas manos recién nacidas.

Tal la tierra oirá en tu silenciar,
cómo nos van cobrando todos
el alquiler del mundo donde nos dejas
y el valor de aquel pan inacabable.
Y nos lo cobran, cuando, siendo nosotros
pequeños entonces, como tú verías,
no se lo podíamos haber arrebatado
a nadie; cuando tú nos lo diste,
¿di, mamá?

Trilce, 1922.

XXIII

Fournil ardent de mes biscuits d’antan
pur jaune enfantin innombrable, mère.

Oh tes quatre gorges, étonnamment
mal pleurés, mère: tes mendiants.
Les deux dernières sœurs, Miguel qui est mort
et moi traînant encore
une tresse sur chaque lettre de l’abécédaire.

Dans la pièce du haut, tu nous distribuais
le matin, le soir, en tas dual,
ces riches hosties du temps, pour
que maintenant nous ayons d’abondance
des coques d’horloges en flexion de 24 heures
arrêtées pile.

Mère, et maintenant! Maintenant, dans quelle alvéole
peut bien rester, dans quelle pousse capillaire,
certaine miette qui aujourd’hui se colle à mon cou
et ne veut pas passer. Aujourd’hui que même
tes seuls os sont sans doute devenus farine
et qu’il n’y aura pas de quoi pétrir,
tendre confiteuse d’amour!
même dans l’ombre crue, même sous la grande molaire
dont palpite la gencive dans cette fossette lactée
qui inaperçue se façonne et pullule, tu le savais si bien!
Sur les mains fermées nouveau-nées.

Ainsi la terre entendra dans ton silence,
comme on nous fait tous payer
le loyer du monde où tu nous laisses
et la valeur de ce pain interminable.
Et on nous le fait payer, alors que, comme nous étions
petits en ce temps-là, et tu le voyais bien,
nous ne pouvions l’avoir dérobé
à personne; alors que tu nous l’avais donné,
dis, maman.

Trilce, 1922

(Traduction: Nicole Réda-Euvremer)

Lima, Universidad Nacional de San Marcos. Monumento a César Vallejo.

César Vallejo Mendoza est né à Santiago de Chuco dans le nord du Pérou le 16 mars 1892 et est mort à Paris le 15 avril 1938. C’est une figure essentielle de la poésie hispano-américaine du XX ème siècle. Son père s’appelait Francisco de Paula Vallejo Benítez;  Sa mère,  María de los Santos Mendoza Gurrionero. Ses grands-pères étaient d’origine espagnole et prêtres, ses grands-mères indiennes. Sa mère était née le 1 novembre 1850. Elle se maria à 17 ans en 1867 et eut 12 enfants. Elle avait déjà 42 ans quand naquit César, le douzième, le tardillon. Elle faillit mourir en lui donnant la vie. Ses parents auraient voulu qu’il soit prêtre. César Vallejo perdit son frère le plus proche, Miguel, le 22 août 1915 et sa mère le 8 août 1918. Ce poème, tiré du recueil Trilce,  fut écrit en 1919.

La mère est ici une présence essentielle comme dans toutes les cultures andines. C’est la mère nourricière. Elle fait et répartit le pain sacré. C’est le centre du foyer, de la famille. L’enfance pour Vallejo est le paradis perdu. L’âge adulte correspond à la peine, la douleur, l’exil. Le poète est devenu orphelin. Il éprouve l’absence et le vide. Il se sent à la fois innocent et coupable. Le don que sa mère lui a fait devient une dette éternelle. Même décédée, elle reste pourtant présente, à jamais. Il dialogue avec elle au-delà de la mort.

Récits de la Kolyma (Varlam Chalamov)

Varlam Chalamov

«Cherry-Brandy», 1958 p. 101

Le poète se mourait (1). Ses grandes mains gonflées par la faim, aux doigts blancs, exsangues et aux ongles sales, longs et recourbés, reposaient sur sa poitrine sans qu’il les protégeât du froid. Avant, il les cachait sous son caban, contre sa peau nue; mais, à présent, son corps ne gardait plus assez de chaleur. Ses moufles, on les lui avait volées depuis longtemps: les vols se faisaient en plein jour, pour peu que le voleur ait du toupet. Un soleil électrique blafard, souillé par les mouches et encastré dans un treillis métallique, était fixé au plafond, très haut. La lumière tombait aux pieds du poète : il était couché comme dans un tiroir, dans la profondeur obscure des châlits communs à deux étages, sur la rangée inférieure. De temps à autre, ses doigts bougeaient, claquaient comme des castagnettes, palpaient un bouton, une boutonnière ou un repli de son caban, époussetaient une saleté et s’immobilisaient à nouveau. Le poète se mourait depuis si longtemps qu’il avait cessé de comprendre que c’était la mort. Parfois, une idée simple et forte se frayait un chemin à travers son cerveau, douloureuse et presque palpable : qu’on lui avait volé le pain qu’il avait mis sous sa tête. Cette idée effroyable le brûlait, au point qu’il était prêt à se disputer, à jurer, à se battre, à chercher, à démontrer. Mais il n’avait pas de force pour le faire et l’idée du pain s’effaçait… Et, immédiatement, il pensait à autre chose. Il pensait qu’on devait leur faire traverser la mer, mais que le bateau était en retard, allez savoir pourquoi, et que c’était bien d’être là. Et, toujours aussi légère et changeante, sa pensée se fixait sur le grand grain de beauté que le chef de baraque avait au milieu de la figure. La plupart du temps, il songeait aux événements qui emplissaient sa vie d’ici. Les visions qui lui apparaissaient n’étaient pas des images de son enfance, de sa jeunesse ou de ses succès. Toute sa vie, il s’était hâté vers quelque but. Et c’était merveilleux de ne pas avoir à se dépêcher, de pouvoir réfléchir lentement. Alors, sans hâte, il pensait à l’auguste uniformité des mouvements d’un moribond, à cette chose que les médecins ont comprise et décrite avant les peintres et les poètes. Le moindre étudiant en médecine connaît la « face hippocratique (2) », le masque du moribond. Cette énigmatique uniformité des mouvements réflexes des moribonds a permis à Freud d’énoncer ses hypothèses les plus audacieuses. L’uniformité, la répétition, tel est le fondement obligatoire de la science. Quant à ce qui ne se répète pas dans la mort, ce sont les poètes qui l’ont cherché, non les médecins. Il lui était agréable de savoir qu’il pouvait encore penser. Il s’était depuis longtemps accoutumé à l’état de nausée provoqué par la faim. Et tout avait valeur égale : Hippocrate, le chef de baraque avec son grain de beauté et son propre ongle noir.

Notes
1. Le titre de « Cherry-Brandy » renvoie à un poème de Ossip Emiliévitch Mandelstam (1892-1938), écrit en 1931 et faisant allusion à une réunion amicale au musée Zoologique de Moscou. Selon le témoignage de Nadejda Mandelstam, « Cherry-Brandy », dans les plaisanteries entre les proches de Mandelstam, signifiait « bêtises, fadaises ».
Il s’agit dans ce récit de la mort du poète. Arrêté une première fois en mai 1934, il fut exilé trois ans dans l’Oural et finalement autorisé à résider à Voronej après une tentative de suicide. De retour à Moscou en 1937, il fut de nouveau arrêté en 1938, condamné à dix ans de camp, et mourut en décembre de la même année dans un camp de transit de Vladivostok où Chalamov lui-même a séjourné un an auparavant, avant d’être acheminé vers la Kolyma.
2. On appelle «face hippocratique» l’expression que prend le visage d’un moribond et qu’Hippocrate fut le premier à décrire en détail.

Varlam Chamalov, Récits de la Kolyma, Traduit du russe par Sophie Benech, Catherine Fournier, Luba Jurgenson, Verdier, « Slovo », 2003.

Ossip Mandelstam

Gonzalo Rojas

Gonzalo Rojas

Contra la muerte

Me arranco las visiones y me arranco los ojos cada día que pasa.
No quiero ver ¡no puedo! ver morir a los hombres cada día.
Prefiero ser de piedra, estar oscuro,
a soportar el asco de ablandarme por dentro y sonreír
a diestra y siniestra con tal de prosperar en mi negocio.

No tengo otro negocio que estar aquí diciendo la verdad
en mitad de la calle y hacia todos los vientos:
la verdad de estar vivo, únicamente vivo,
con los pies en la tierra y el esqueleto libre en este mundo.

¿Qué sacamos con eso de saltar hasta el sol con nuestras máquinas
a la velocidad del pensamiento, demonios: qué sacamos
con volar más allá del infinito
si seguimos muriendo sin esperanza alguna de vivir
fuera del tiempo oscuro?

Dios no me sirve. Nadie me sirve para nada.
Pero respiro, y como, y hasta duermo
pensando que me faltan unos diez o veinte años para irme
de bruces, como todos, a dormir en dos metros de cemento allá abajo.

No lloro, no me lloro. Todo ha de ser así como ha de ser,
pero no puedo ver cajones y cajones
pasar, pasar, pasar, pasar cada minuto
llenos de algo, rellenos de algo, no puedo ver
todavía caliente la sangre en los cajones.

Toco esta rosa, beso sus pétalos, adoro
la vida, no me canso de amar a las mujeres: me alimento
de abrir el mundo en ellas. Pero todo es inútil,
porque yo mismo soy una cabeza inútil
lista para cortar, pero no entender qué es eso
de esperar otro mundo de este mundo.

Me hablan del Dios o me hablan de la Historia. Me río
de ir a buscar tan lejos la explicación del hambre
que me devora, el hambre de vivir como el sol
en la gracia del aire, eternamente.

De Contra la muerte, 1964.

Poeta chileno (1916-2011). Premio Cervantes 2003.