La Tondue de Chartres

Femme tondue pour avoir eu un enfant d’un soldat allemand. Chartres, rue Collin-d’Harleville, 16 août 1944. (Robert Capa)

J’ai lu le livre La tondue, 1944-1947 (Vendémiaire, 2011). Les auteurs, Philippe Frétigné (facteur de clavecins à Chartres) et Gérard Leray (professeur d’histoire-géographie), ont longtemps travaillé sur l’histoire de la Libération de Chartres.
Le point de départ du livre c’est une des photographies les plus connues de la Libération. La Tondue de Chartres a été prise le 16 août 1944, rue du Cheval-Blanc à Chartres, par Robert Capa (pseudonyme d’Endre Ernő Friedmann 1913-1954). Ce photographe a couvert cinq conflits en dix-huit ans. Il est mort le 25 mai 1954 pendant la guerre d’Indochine en sautant sur une mine.
Simone Touzeau, vingt-trois ans, a été tondue et marquée au front par un fer rouge. Elle s’avance dans les rues de Chartres, tenant dans ses bras un bébé. La foule qui l’accompagne est à la fois curieuse et hostile. Cette femme est exhibée avec sa famille dans les rues parce qu’elle a eu cet enfant d’un soldat allemand. Mais, quelques jours plus tard, elle est aussi soupçonnée d’être à l’origine d’une rafle. Dans la nuit du 24 au 25 février 1943, cinq chefs de famille de son voisinage avaient été arrêtés par la police de sûreté allemande et accusés d’avoir écouté la BBC. Quatre seront déportés au camp de concentration de Mauthausen. Deux d’entre eux, Fernand Guilbault et Edouard Babouin, n’en reviendront pas.
L’accusation n’était pas fondée, mais Simone Touseau avait été embauchée comme secrétaire-interprète par l’armée d’occupation en décembre 1942. C’était une adhérente du PPF de Jacques Doriot depuis 1943. Elle était aussi partie comme volontaire pour travailler en Allemagne de septembre à novembre 1943.
Sa mère et elle seront ensuite arrêtées, incarcérées à la prison de Chartres puis transférées au camp de Pithiviers. Elles seront traduites en justice au printemps 1945 pour « atteinte à la sûreté extérieure de l’État ». Elles risquaient la peine de mort. Toute la famille Touseau sera ostracisée ensuite par les Chartrains.
En 1946, Simone Touseau apprit la mort de son fiancé allemand, Erich Göz, tué près de Minsk le 8 juillet 1944 à 44 ans. Transférée à Fresnes, elle bénéficiera d’un classement sans suite et sera libérée le 29 novembre 1946. Le 8 mars 1947, elle sera condamnée à dix ans d’indignité nationale.
La responsable des dénonciations semble avoir été Ella Amerzin-Meyer ( née le 22 août 1911 ), une autre interprète de nationalité suisse, maîtresse du chef de la sécurité nazie locale. Elle s’enfuiera en Allemagne, sera retrouvée et condamnée aux travaux forcés à perpétuité. Mais le jugement sera ensuite annulé, car elle avait obtenu entre temps la nationalité allemande. Elle décédera le 20 janvier 2016 à 104 ans.
La pression du voisinage étant très forte, la famille Touseau déménagera à Saint-Arnoult-en-Yvelines, mais la rumeur finira par les rattraper. Simone Touzeau se mariera en 1954, aura deux autres enfants, puis mourra, dépressive et alcoolique, à l’Hôtel-Dieu de Chartres le 21 février 1966 à 44 ans.
L’enfant de la photo ( née le 23 mai 1944 ) est toujours vivant mais souhaite rester anonyme. Convaincu de l’innocence de sa famille dans la rafle de 1943 et désireux de protéger ses proches, il a brûlé toutes les lettres de ses parents.
Entre juin et décembre 1944, environ 20 000 femmes françaises ont subi l’humiliation de la tonte.

Bibliographie
Alain Brossat, Les Tondues, un carnaval moche, Paris, éditions Manya, janvier 1993. Réédition en 2008. Les Tondues, éditions Hachette.
Fabrice Virgili La France « virile ». Des femmes tondues à la Libération. Petite Bibliothèque Payot, 2004.

Paul Eluard (1895-1952) (Pablo Picasso) 1936.

Comprenne qui voudra ( Paul Eluard )

                 En ce temps là, pour ne pas châtier
                 les coupables, on maltraitait des filles.
                 On allait même jusqu’à les tondre.    

Comprenne qui voudra
Moi mon remords ce fut
La malheureuse qui resta
Sur le pavé
La victime raisonnable
À la robe déchirée
Au regard d’enfant perdue
Découronnée défigurée
Celle qui ressemble aux morts
Qui sont morts pour être aimés

Une fille faite pour un bouquet
Et couverte
Du noir crachat des ténèbres

Une fille galante
Comme une aurore de premier mai
La plus aimable bête

Souillée et qui n’a pas compris
Qu’elle est souillée
Une bête prise au piège
Des amateurs de beauté

Et ma mère la femme
Voudrait bien dorloter
Cette image idéale
De son malheur sur terre.

Texte initialement publié dans Les Lettres françaises du 2 décembre 1944

Au rendez-vous allemand, 1944.

Le 1er septembre 1969, Gabrielle Russier, jeune professeur agrégée de Lettres, mère de deux enfants et épouse divorcée (donc libre), se suicidait. Elle avait, dans l’après-Mai 68, entretenu une liaison avec l’un de ses élèves du Lycée Antoine de Saint-Exupéry de Marseille appelé aussi lycée Nord, Christian Rossi, (elle : 32 ans ; lui : 17 ans). Elle venait d’être condamnée à un an de prison avec sursis, sur plainte des parents de la ” victime ” pour détournement de mineur.

Le 22 septembre 1969 le nouveau Président de la République, Georges Pompidou ( élu le 15 juin précédent ) tenait sa première conférence de presse. À la fin de la conférence, le journaliste de Radio Monte-Carlo, Jean-Michel Royer, lui demanda ce qu’il pensait de ce fait-divers ” qui pose des problèmes de fond “.

Surpris par la question ou ému par le drame, le Chef de l’État répondit, en se ménageant de longs silences :
“Je ne vous dirai pas tout ce que j’ai pensé sur cette affaire. Ni même d’ailleurs ce que j’ai fait. Quant à ce que j’ai ressenti, comme beaucoup, eh bien,
Comprenne qui voudra !
Moi, mon remords, ce fut
la victime raisonnable
au regard d’enfant perdue,
celle qui ressemble aux morts
qui sont morts pour être aimés.
C’est de l’Éluard. Mesdames et Messieurs, je vous remercie “.

Paul Éluard, écrivit dans un tout autre contexte, celui de l’épuration ( et de la ” collaboration sentimentale ” de nombreuses Françaises avec des soldats allemands ). Georges Pompidou devait s’attendre à la question et avait préparé quelques vers de ce poème. L’intention était louable et l’émotion non feinte.

On a su, depuis, qu’il avait effectivement ordonné une enquête sur la responsabilité mêlée de l’Éducation nationale et de la Justice, et plus précisément sur le fait que le cas de Gabrielle Russier avait échappé aux mesures d’amnistie qui, traditionnellement, accompagnent toute nouvelle élection.

Ida Vitale

Ida Vitale.

Ida Vitale a reçu le 23 avril 2019 à l’Université d’Alcalá de Henares le Prix Cervantes. Née le 2 novembre 1923 à Montevideo, elle a donc 95 ans. C’est la cinquième femme à recevoir ce prix après la Mexicaine Elena Ponatiowska (2013), l’Espagnole Ana María Matute (2010), la Cubaine Dulce María Loynaz (1992) et l’Espagnole María Zambrano (1988). Et le deuxième écrivain uruguayen après le grand Juan Carlos Onetti (1909-1994) en 1980.

OBRA

POESÍA
• La luz de esta memoria (1949).
• Fieles (1976 y 1982).
• Jardín de sílice (1980).
• Procura de lo imposible, (1988).
• Jardines imaginarios (1996)
• La luz de esta memoria (1999)
• Mella y criba (2010).
• Sobrevida (2016).
• Mínimas de aguanieve (2016)
• Poesía reunida. 2017.

PROSA, CRÍTICA Y ENSAYO
• Cervantes en nuestro tiempo (1947).
• Manuel Bandeira, Cecilia Meireles y Carlos Drummond de Andrade. Tres edades en la poesía brasileña actual (1963).
• Juana de Ibarbourou. Vida y obra Capítulo Oriental (1968).
• Léxico de afinidades (2012).
• De plantas y animales: acercamientos literarios (2003).

PREMIOS Y RECONOCIMIENTOS
• Premio Octavio Paz (2009).
• Doctora honoris causa por la Universidad de la República (2010).
• Premio Alfonso Reyes (2014).
• Premio Reina Sofía (2015).
• Premio Internacional de Poesía Federico García Lorca (2016).
• Premio Max Jacob (2017).
• Premio FIL de la Literatura en Lenguas Romances (Feria del libro de Guadalajara, 2018).
• Premio Cervantes (2018).

Quelques poèmes

Fortuna

Por años, disfrutar del error
y de su enmienda,
haber podido hablar, caminar libre,
no existir mutilada,
no entrar o sí en iglesias,
leer, oír la música querida,
ser en la noche un ser como en el día.

No ser casada en un negocio,
medida en cabras,
sufrir gobierno de parientes
o legal lapidación.
No desfilar ya nunca
y no admitir palabras
que pongan en la sangre
limaduras de hierro.
Descubrir por ti misma
otro ser no previsto
en el puente de la mirada.

Ser humano y mujer, ni más ni menos.


Este mundo

Sólo acepto este mundo iluminado
cierto, inconstante, mío.
Sólo exalto su eterno laberinto
y su segura luz, aunque se esconda.
Despierta o entre sueños,
su grave tierra piso
y es su paciencia en mí
la que florece.
Tiene un círculo sordo,
limbo acaso,
donde a ciegas aguardo
la lluvia, el fuego
desencadenados.
A veces su luz cambia,
es el infierno; a veces, rara vez,
el paraíso.
Alguien podrá quizás
entreabrir puertas,
ver más allá
promesas, sucesiones.
Yo sólo en él habito,
de él espero,
y hay suficiente asombro.
En él estoy,
me quede,
renaciera.


Justicia
Duerme el aldeano en un colchón de heno.
El pescador de esponjas descansa
sobre su mullidísima cosecha.
¿Dormirás tú, en lenta flotación,
sobre papel escrito?

Residua

Corta la vida o larga, todo
lo que vivimos se reduce
a un gris residuo en la memoria.
De los antiguos viajes quedan
las enigmáticas monedas
que pretenden valores falsos.
De la memoria sólo sube
un vago polvo y un perfume.
¿Acaso sea la poesía?

Louis Aragon

« Le dernier lambeau du jour donnait un air de féerie au paysage dans lequel la maison avançait en pointe comme un navire. On était au-dessus de ces arbres larges et singuliers qui garnissaient le bout de l’île, on voyait sur la gauche la Cité où déjà brillaient les réverbères, et le dessin du fleuve qui l’enserre, revient, la reprend et s’allie à l’autre bras, au-delà des arbres, à droite, qui cerne l’île Saint-Louis. Il y avait Notre-Dame, tellement plus belle du côté de l’abside que du côté du parvis, et les ponts, jouant à une marelle curieuse, d’arche en arche entre les îles, et là, en face, de la Cité à la rive droite… et Paris, Paris ouvert comme un livre avec sa pente gauche plus voisine vers Sainte-Geneviève, le Panthéon, et l’autre feuillet, plein de caractères d’imprimerie difficiles à lire à cette heure jusqu’à cette aile blanche du Sacré-Cœur…Paris, immense, et non pas dominé comme de la terrasse des Barbentane, Paris vu de son cœur, à son plus mystérieux, avec ses bruits voisins, estompés par le fleuve multiple où descendait une péniche, une longue péniche aux bords peints au minium, avec du linge séchant sur des cordes, et des ombres qui semblaient jouer à cache-cache à son bord… Le ciel aussi avait son coin de minium…
Et tout d’un coup, tout s’éteignit, la ville devint épaisse, et dans la nuit battit comme un cœur.»

Aurélien, 1944.

Luis Cernuda (1902-1961)

Luis Cernuda.

Luna llena en Semana Santa

Denso, suave, el aire
Orea tantas callejas,
Plazuelas, cuya alma
Es la flor del naranjo.

Resuenan cerca, lejos,
Clarines masculinos
Aquí, allí la flauta
Y oboe femeninos.

Mágica por el cielo
La luna fulge, llena
Luna de parasceve.
Azahar, luna, música,

Entrelazados, bañan
La ciudad toda. Y breve
Tu mente la contiene
En sí, como una mano

Amorosa. ¿Nostalgias?
No. Lo que así recreas
Es el tiempo sin tiempo
Del niño, los instintos

Aprendiendo la vida
Dichosamente, como
La planta nueva aprende
En suelo amigo. Eco

Que, a la doble distancia,
Generoso hoy te vuelve,
En la leyenda, a tu origen.
Et in Arcadia ego.

Desolación de la Quimera, 1962.

(Sin fecha de escritura. Tal vez primavera de 1961.
Se publicó por primera vez en la revista Caracola de Málaga (agosto de 1961)

Pleine lune en Semaine Sainte

Dense, suave, l’air
Aère tant de ruelles,
De placettes dont l’âme
Est fleur de l’oranger.

Sonnent proches, lointains,
Des clairons masculins
Ici, et là la flûte
Et le hautbois féminins.

Magique par le ciel
La lune brille, pleine
Lune du Vendredi saint.
Fleur d’oranger, lune, musique,

Entremêlées, baignent
Toute la ville. Et bref
Ton esprit la contient
En lui, comme une tendre

Main. Es-tu nostalgique?
Non. Ce que tu recrées ainsi
C’est le temps sans durée
De l’enfant, les instincts

Qui apprennent la vie
Avec béatitude, comme
la plante nouvelle l’apprend
Sur un sol ami. Echo qui,

A la double distance
Généreux aujourd’hui te ramène
En légende à ton origine.
Et in Arcadia ego.

Désolation de la chimère.
(Traduction: Jacques Ancet)

Semaine Sainte à Séville (Brassaï). 1950

Wyslawa Szymborska (1923-2012)

Wyslawa Szymborska.

Wisława Szymborska est née le 2 juillet 1923 dans le village de Prowent , voisin de Bnin, aujourd’hui dans la commune de Kórnik, à moins de 25 km au sud-est de Poznań.
Elle est décédée le 1 février 2012 à Cracovie. Cette poétesse polonaise a reçu le prix Nobel de littérature en 1996.

CERTAINS AIMENT LA POESIE

Certains –
donc pas tout le monde.
Même pas la majorité de tout le monde, au contraire.
Et sans compter les écoles, où on est bien obligé,
ainsi que les poètes eux-mêmes,
on n’arrivera pas à plus de deux sur mille.

Aiment –
mais on aime aussi le petit salé aux lentilles,
on aime les compliments, et la couleur bleue,
on aime cette vieille écharpe,
on aime imposer ses vues,
on aime caresser le chien.

La poésie –
seulement qu’est ce que ça peut bien être.
Plus d’une réponse vacillante
fut donnée à cette question.
Et moi-même je ne sais pas, et je ne sais pas, et je m’y accroche
comme à une rampe salutaire.

De la mort sans exagérer Poèmes 1957-2009, Editions Gallimard 2018
(Traduction Piotr Kaminski)

Walter Benjamin (1892-1940)

Walter Benjamin.

Walter Benjamin évoque dans un fragment écrit en 1933 un rêve à propos de Notre-Dame.

« Nostalgie
Notre-Dame
En rêve, sur la rive gauche de la Seine, devant Notre-Dame. J’étais là, mais là rien ne ressemblait à Notre-Dame. Seul, par les derniers gradins de sa masse, faisait saillie sur un haut coffrage de bois un édifice de briques. Or j’étais là, subjugué, mais bien devant Notre-Dame. Et ce qui me subjuguait était une nostalgie. Nostalgie justement de ce Paris où je me trouvais en rêve. Pourquoi cette nostalgie? Et pourquoi cette chose déplacée, méconnaissable? — C’est qu’en rêve j’étais venu trop près d’elle. La nostalgie inexaucée qui, au cœur de l’objet désiré, m’avait assailli n’était point celle qui, de loin, appelle l’image. C’était la bienheureuse nostalgie, qui a déjà franchi le seuil de l’image et de la possession et n’a encore savoir que de la force du nom, de ce nom d’où naît la chose aimée, par lequel elle vieillit, rajeunit et, sans image, est l’asile de toute image.»

Poésie et Révolution, Paris, Denoël, 1971. Traduction par Maurice de Gandillac.
Publication originale sous le titre «Brèves Ombres », dans la Neue Schweitzer Rundschau, 1933.

Notre-Dame, une fin d’après-midi (Henri Matisse), 1902. Albright-Knox Art Gallery.

Nazim Hikmet (1901-1963)

Pendant qu’il est encore temps

Pendant qu’il est encore temps, ma rose,
avant que Paris ne soit brûlé et détruit,
pendant qu’il est encore temps ma rose.
Pendant que mon coeur est encore sur sa branche.
Me voici, par une de ces nuits de mai,
t’appuyant contre un mur du quai Voltaire,
il me faut t’embrasser sur la bouche.
Et puis, tournant vers Notre-Dame nos visages,
il nous faut contempler la rosace.
Soudain tu devras
te serrer contre moi ma rose,
de peur, de surprise, de joie,
et tu devras pleurer silencieusement.
Les étoiles bruineront,
très fines, se mêlant aux lignes de la pluie.
Pendant qu’il est encore temps, ma rose,
avant que Paris ne soit brûlé et détruit,
pendant qu’il est encore temps ma rose,
pendant que mon coeur est encore sur sa branche.
En cette nuit de mai sur les quais il nous faut aller,
sous les saules, ma rose,
sous les saules pleureurs trempés.
Je dois te dire les deux plus beaux mots de Paris,
les plus beaux, ceux qui ne mentent pas.
Puis, en sifflotant,
il me faut crever de bonheur,
et nous devons croire aux hommes.
Là-haut les immeubles de pierre
s’alignent sans coins ni recoins
et leurs murs en clair de lune
et leurs fenêtres bien droites dorment debout,
et sur l’autre rive, le Louvre,
sous le feu des projecteurs,
illumine pour nous
notre palais de cristal.
Pendant qu’il est encore temps, ma rose,
avant que Paris ne soit brûlé et détruit,
pendant qu’il est encore temps, ma rose,
pendant que mon cœur est encore sur sa branche.
En cette nuit de mai, sur le quai devant les dépôts,
nous devons nous asseoir sur les bidons rouges.
Le canal en face pénètre dans l’obscurité.
Une péniche passe,
Saluons-la, ma rose,
Saluons la péniche à la cabine jaune.
S’en va-t-elle vers la Belgique ou la Hollande?
A la porte de la cabine
une femme au tablier blanc
sourit avec douceur.
Pendant qu’il est encore temps, ma rose,
avant que Paris ne soit brûlé et détruit,
pendant qu’il est encore temps, ma rose.
Peuple de Paris, peuple de Paris
ne laisse pas détruire Paris.

13 mai 1958.

Il neige dans la nuit et autres poèmes, Gallimard, 1999.
Choix et traduction Munevver et Guzine Dino.

Paris, Quai Saint-Michel. Notre-Dame.

Ossip Mandelstam (1891-1938)

Paris V. 12 Rue de la Sorbonne. Plaque en hommage au poète russe.

(D’octobre 1907 à mai 1908, Mandelstam est étudiant à la Sorbonne à Paris où il suit les cours de Joseph Bédier et d’Henri Bergson.)

J’ai vu un lac, un lac qui se tenait debout,
Et, leur logis d’eau douce achevé, les poissons
Jouaient avec la rose taillée dans la roue,
Dans l’esquif s’affrontaient le renard et le lion.

Les voûtes avortées de voûtes plus ouvertes
Zieutaient par le dedans les trois hurlants portails,
La gazelle enjamba la portée violette
Et du roc le soupir des tours soudain jaillit.

Et fier le grès se dresse, abreuvé de fraîcheur ;
Dans la ville-grillon, la ville des métiers,
Un enfant-océan vient de surgir du fleuve
Et d’eau douce à pleins seaux asperge les nuées.

Voronèje, 4-7 mars 1937.

(Ce poème est une évocation de la rosace de Notre-Dame)

Cahiers de Voronèje 1935-1937, in Tristia et autres poèmes,
Editions Gallimard, 1975. Traduit du russe par François Kérel.

Rosace nord du transept de la Cathédrale. XIII siècle.

Gérard de Nerval (1808-1855)

Notre Dame (Louis Daguerre). v. 1839.

(Publié déjà sur ce blog le 14 mai 2018)

Notre-Dame de Paris

Notre-Dame est bien vieille: on la verra peut-être
Enterrer cependant Paris qu’elle a vu naître;
Mais, dans quelque mille ans, le Temps fera broncher
Comme un loup fait un boeuf, cette carcasse lourde,
Tordra ses nerfs de fer, et puis d’une dent sourde
Rongera tristement ses vieux os de rocher!

Bien des hommes, de tous les pays de la terre
Viendront, pour contempler cette ruine austère,
Rêveurs, et relisant le livre de Victor:
– Alors ils croiront voir la vieille basilique,
Toute ainsi qu’elle était, puissante et magnifique,
Se lever devant eux comme l’ombre d’un mort!

Odelettes, 1834.

Gérard de Nerval. Gravure. 1840.

Louis Aragon

Paris. 16 avril 2019. Le jour d’après.

Certains en ont déjà assez de tout le battage fait autour de l’incendie de Notre-Dame. Peu importe. Nous avons vu hier des personnes diverses, massées le long des quais, silencieuses et tristes. Nous avons lu tous ces articles et tweets qui citent souvent les poètes de tous les pays qui ont décrit Notre-Dame. Cette catastrophe nous a touchés. Normal. Nos premières images de Paris en 1965 sont liées à la Seine, aux quais, aux bouquinistes, à la cathédrale. Ainsi, les vers d’Aragon nous parlent de notre jeunesse, mais aussi du présent, de nos promenades sans fin dans cette ville aimée.

“Qui n’a pas vu le jour se lever sur la Seine
Ignore ce que c’est que ce déchirement
Quand prise sur le fait la nuit qui se dément
Se défend se défait les yeux rouges obscène
Et Notre-Dame sort des eaux comme un aimant

L’aorte du Pont Neuf frémit comme un orchestre
Où j’entends préluder le vin de mes vingt ans
Il souffle un vent ici qui vient des temps d’antan
Mourir dans les cheveux de la statue équestre
La ville comme un coeur s’y ouvre à deux battants”

LE PAYSAN DE PARIS CHANTE

                       I

Comme on laisse à l’enfant pour qu’il reste tranquille
Des objets sans valeur traînant sur le parquet
Peut-être devinant quel alcool me manquait
Le hasard m’a jeté des photos de ma ville
Les arbres de Paris ses boulevards ses quais

Il a le front chargé d’un acteur qu’on défarde
Il a cet œil hagard des gens levés trop tôt
C’est pourtant mon Paris sur ces vieilles photos
Mais ce sont les fusils des soldats de la Garde
Si comme ces jours-ci la rue est sans auto

L’air que siffle un passant vers soixante dut plaire
Sous les fers des chevaux les pavés sont polis
Un immeuble m’émeut que j’ai vu démoli
Cet homme qui s’en va n’est-ce pas Baudelaire
Ce luxe flambant neuf la rue de Rivoli

J’aime m’imaginer le temps des crinolines
Le Louvre étant fermé du côté Tuileries
Par un château chantant dans le soir des soieries
Les lustres brillaient trop à minuit pour le spleen
Le spleen a la couleur des bleus d’imprimerie

Il se fait un silence à la fin des quadrilles
Paris rêve et qui sait quels rêves sont les siens
Ne le demandez pas aux académiciens
Le secret de Paris n’est pas au bal Mabille
Et pas plus qu’à la Cour au conseil des Anciens

Paris rêve et jamais il n’est plus redoutable
Plus orageux jamais que muet mais rêvant
De ce rêve des ponts sous leurs arches de vent
De ce rêve aux yeux blancs qu’on voit aux dieux des fables
De ce rêve mouvant dans les yeux des vivants

Paris rêve et de quoi rêve-t-il à cette heure
Quelle ombre traîne-t-il sur sa lumière entée
Il a des revenants pis qu’un château hanté
Et comme à ce lion qui rêve du dompteur
Le rêve est une terre à ce nouvel Antée

Paris s’éveille et c’est le peuple de l’aurore
Qui descend du fond des faubourgs à pas brumeux
Ils semblent ignorer ce qui déjà les meut
L’air a lavé déjà leurs grands fronts incolores
Des songes mal peignés y pâlissent comme eux

Qui n’a pas vu le jour se lever sur la Seine
Ignore ce que c’est que ce déchirement
Quand prise sur le fait la nuit qui se dément
Se défend se défait les yeux rouges obscène
Et Notre-Dame sort des eaux comme un aimant

Qu’importe qu’aujourd’hui soit le Second Empire
Et que ce soit Paris plutôt que n’importe où
Tous les petits matins ont une même toux
Et toujours l’échafaud vaguement y respire
C’est une aube sans premier métro voilà tout

Toute aube est pour quelqu’un la peine capitale
À vivre condamné que le sommeil trompa
Et la réalité trace avec son compas
Ce triste trait de craie à l’orient des Halles
Les contes ténébreux ne le dépassent pas

Paris s’éveille et moi pour retrouver ces mythes
Qui nous brûlaient le sang dans notre obscurité
Je mettrai dans mes mains mon visage irrité
Que renaisse le chant que les oiseaux imitent
Et qui répond Paris quand on dit liberté

                     II

C’est un pont que je vois si je clos mes paupières
La Seine y tourne avec ses tragiques totons
Ô noyés dans ses bras noueux comment dort-on
C’est un pont qui s’en va dans ses loges de pierre
Des repos arrondis en forment les festons

Un roi de bronze noir à cheval le surmonte
Et l’île qu’il franchit a double floraison
Pour verdure un jardin pour roses des maisons
On dirait un bateau sur son ancre de fonte
Que font trembler les voitures de livraison

L’aorte du Pont Neuf frémit comme un orchestre
Où j’entends préluder le vin de mes vingt ans
Il souffle un vent ici qui vient des temps d’antan
Mourir dans les cheveux de la statue équestre
La ville comme un coeur s’y ouvre à deux battants

Sachant qu’il faut périr les garçons de mon âge
Mirage se leurraient d’une ville au ciel gris
Nous derniers nés d’un siècle et ses derniers conscrits
Les pieds pris dans la boue et la tête aux nuages
Nous attendions l’heure H en parlant de Paris

Quand la chanson disait Tu reverras Paname
Ceux qu’un oeillet de sang allait fleurir tantôt
Quelque part devant Saint-Mihiel ou Neufchâteau
Entourant le chanteur comme des mains la flamme
Sentaient frémir en eux la pointe du couteau

Depuis lors j’ai toujours trouvé dans ce que j’aime
Un reflet de ma ville une ombre dans ses rues
Monuments oubliés passages disparus
J’ai plus écrit de toi Paris que de moi-même
Et plus qu’en mon soleil en toi Paris j’ai cru

Cité faite flambeau que seul aimer consume
Cité faite de pleurs qui ris d’avoir pleuré
Enfer aux yeux d’argent Paradis dédoré
Forge de l’avenir où le crime est l’enclume
Piège du souvenir où la gloire est murée

Sur les places grondait l’orage populaire
Les bras en croix tombaient des héros inconnus
Où des cortèges noirs le long des avenues
Y paraissaient écrire un serment de colère
Ô Paris tu berçais les vents dans tes bras nus

La mort est un miroir la mort a ses phalènes
Ma vie à ses deux bouts le même feu s’est mis
Pour la seconde fois le monstre m’a vomi
Je suis comme Jonas sortant de la baleine
Mais j’ai perdu mon ciel ma ville et mes amis

III

Afin d’y retrouver la photo de mes songes
Si je frotte mes yeux que le passé bleuit
Ainsi que je faisais à l’école à Neuilly
Un printemps y fleurit encore et se prolonge
Et ses spectres dansants ont moins que moi vieilli

C’est Paris ce théâtre d’ombres que je porte
Mon Paris qu’on ne peut tout à fait m’avoir pris
Pas plus qu’on ne peut prendre à des lèvres leur cri
Que n’aura-t-il fallu pour m’en mettre à la porte
Arrachez-moi le coeur vous y verrez Paris

C’est de ce Paris-là que j’ai fait mes poèmes
Mes mots sont la couleur étrange de ces toits
La gorge des pigeons y roucoule et chatoie
J’ai plus écrit de toi Paris que de moi-même
Et plus que de vieillir souffert d’être sans toi

Plus le temps passera moins il sera facile
De parler de Paris et de moi séparés
Les nuages fuiront de Saint-Germain-des-Prés
Un jour viendra comme une larme entre les cils
Comme un pont Alexandre Trois blême et doré

Ce jour-là vous rendrez voulez-vous ma complainte
A l’instrument de pierre où mon coeur l’inventa
Peut-on déraciner la croix du Golgotha
Ariane se meurt qui sort du labyrinthe
Cet air est à chanter boulevard Magenta

Une chanson qui dit un mal inguérissable
Plus triste qu’à minuit la Place d’Italie
Pareille au Point-du-Jour pour la mélancolie
Plus de rêves aux doigts que le marchand de sable
Annonçant le plaisir comme un marchand d’oublies

Une chanson vulgaire et douce où la voix baisse
Comme un amour d’un soir doutant du lendemain
Une chanson qui prend les femmes par la main
Une chanson qu’on dit sous le métro Barbès
Et qui change à l’Étoile et descend à Jasmin

Le vent murmurera mes vers aux terrains vagues
Il frôlera les bancs où nul ne s’est assis
On l’entendra pleurer sur le quai de Passy
Et les ponts répétant la promesse des bagues
S’en iront fiancés aux rimes que voici

Comme on laisse à l’enfant pour qu’il reste tranquille
Des objets sans valeur traînant sur le parquet
Peut-être devinant quel alcool me manquait
Le hasard m’a jeté des photos de ma ville
Les arbres de Paris ses boulevards ses quais

Publié en zone libre dans la revue Le Point, à Lanzac par Souillac (Lot), quatrième année, numéro XXIII, sans date. Paru probablement à la fin de 1942 ou au début de 1943.

En français dans le texte, 1943.

Notre Dame de Paris (Edward Hopper), 1907. New York, Whitney Museum of American Art.