Max Jacob 1876-1954

Penmarc’h. Pointe de Saint-Pierre. Phare d’Eckmühl (Paul Marbeau), 1897.

Le phare d’Eckmühl

Le phare d’Eckmühl est une grosse lanterne.
Si tu as perdu ta route sur la lande tu regardes à droite ou à gauche et tu vois où est
Saint-Guénolé.
Depuis que je vous connais, Marie Guiziou, j’ai cherché vos yeux sur toutes les mers de cette terre-ci.
Mais vos yeux tournent de côté et d’autre partout où il y a des amoureux.
Marie Guiziou, Marie Guiziou ! La vie est comme la lande pour moi et vous êtes pour moi comme le phare d’Eckmühl.
Marie Guiziou ! Ma vie est comme l’océan autour de Penmarch ! et si je ne vois vos yeux je suis un naufragé sur les rochers.

Poèmes de Morvan le Gaëlique, Gallimard, 1953.

Portrait de Max Jacob, 1915. Paris, Musée Picasso.

Federico García Lorca

Federico García Lorca. Huerta de San Vicente.

Le premier recueil de poèmes de Federico García Lorca (Libro de Poemas) a été publié à Madrid en 1921, il y a un peu plus de cent ans. Il comprend 67 poèmes, écrits alors qu’il sortait de l’adolescence. Le poète andalou évoque un paradis perdu, la crise de l’âge adulte, le désenchantement. Il dialogue avec le paysage de son enfance (La Vega de Granada) et exprime une tension évidente. Les éléments naturels (animaux, plantes, rivières, fontaines) ont une forte charge symbolique. On y trouve aussi l’influence du folklore populaire, des chansons enfantines, de la religiosité populaire. Les poètes modernistes (Juan Ramón Jiménez, Antonio Machado) l’ont marqué, mais certaines images annoncent déjà une poésie d’avant-garde.

La sombra de mi alma

Diciembre de 1919

(Madrid)

La sombra de mi alma
huye por un ocaso de alfabetos,
niebla de libros
y palabras.

¡La sombra de mi alma!

He llegado a la línea donde cesa
la nostalgia,
y la gota de llanto se transforma
alabastro de espíritu.

(¡La sombra de mi alma!)

El copo del dolor
se acaba,
pero queda la razón y la sustancia
de mi viejo mediodía de labios,
de mi viejo mediodía
de miradas.

Un turbio laberinto
de estrellas ahumadas
enreda mi ilusión
casi marchita.

¡La sombra de mi alma!

Y una alucinación
me ordeña las miradas.
Veo la palabra amor
desmoronada.

¡Ruiseñor mío!
¡Ruiseñor!
¿Aún cantas?

Libro de poemas. 1921.

L’ombre de mon âme

Décembre 1919

(Madrid)

L’ombre de mon âme
s’enfuit dans un couchant d’alphabets,
Brouillard de livres
Et de paroles.

L’ombre de mon âme!

J’ai atteint la ligne où cesse
La nostalgie,
Où se fige la goutte des larmes,
Albâtre de l’esprit.
(L’ombre de mon âme!)

Le flocon de la peine
S’efface,
Mais en moi demeure, substance et motif,
Un ancien midi de lèvres,
Un ancien midi
De regards.

Un trouble labyrinthe
D’étoiles obscurcies
S’enlace à mes regrets
Presque fanés.

L’ombre de mon âme!

Une hallucination
Aspire mes regards.
Je vois le mot amour
Qui se délabre.

Rossignol!
Mon rossignol!
Chantes-tu toujours?

Poésies I. (Livre de poèmes. Mon village). Traduction : André Belamich, Claude Couffon.

Raymond Carver

Raymond Carver est né Le 25 mai 1938 à Clatskanie (Oregon). Il est mort le 2 août 1888 à Port Angeles (état de Washington) d’un cancer du poumon. « Je souhaite que, sur ma tombe, on grave les mots “Poète, nouvelliste, essayiste”, dans cet ordre précis », a-t-il dit. La poésie occupe une place fondamentale dans son œuvre.

Rain

Woke up this morning with
a terrific urge to lie in bed all day
And read. Fought against it for a minute.

Then looked out the window at the rain.
And gave over. Put myself entirely
in the keep of this rainy morning.

Would I live my life over gain?
Make the same unforgivable mistakes?
Yes, given half a chance. Yes.

Where Water comes Together with Other Water, 1985.

Pluie

Me suis réveillé ce matin avec
un besoin terrible de passer la journée au plumard
à lire. Y ai résisté une minute.

Puis j’ai regardé par la fenêtre la pluie.
Et abandonné. Me suis entièrement confié
à la garde de ce matin pluvieux.

Est-ce que je revivrais ma vie ?
Commettrais-je les mêmes erreurs impardonnables ?
Oui, à la moindre occasion. Oui.

Oeuvres complètes 9. Poésie. Traduction: Jacqueline Huet, Jean-Pierre Carasso et Emmanuel Moses.

Rubén Darío

Buste de Rubén Darío. Square de l’Amérique Latine, Paris XVII.

Rubén Darío est né le 18 janvier 1867 à Metapa (aujourd’hui Ciudad Darío). Il est mort le 6 février 1916 à León au Nicaragua . Il avait 49 ans. Ce poète est le père du modernisme littéraire en langue espagnole. Il a eu une grande influence tout au long du XX ème siècle. On l’a surnommé «príncipe de las letras castellanas». Il a été marqué par Victor Hugo, les poètes symbolistes français et Walt Whitman. Il a eu une grande influence sur Juan Ramón Jiménez, Ramón del Valle Inclán et Antonio Machado. On la retrouve aussi chez Federico García Lorca et Pablo Neruda.

Lo fatal
A René Pérez

Dichoso el árbol, que es apenas sensitivo,
y más la piedra dura, porque ésa ya no siente,
pues no hay dolor más grande que el dolor de ser vivo
ni mayor pesadumbre que la vida consciente.

Ser, y no saber nada, y ser sin rumbo cierto,
y el temor de haber sido y un futuro terror…
¡Y el espanto seguro de estar mañana muerto,
y sufrir por la vida y por la sombra y por

lo que no conocemos y apenas sospechamos,
y la carne que tienta con sus frescos racimos,
y la tumba que aguarda con sus fúnebres ramos,
¡y no saber adónde vamos,
ni de dónde venimos!…

Cantos de vida y esperanza, 1905.

Fatalité
A René Pérez

Heureux l’arbre presque insensible,
et plus encor la pierre qui elle ne sent rien,
car il n’est douleur plus grande que celle d’exister
ni plus pesant fardeau que la vie consciente.

Être, et ne rien savoir, aller sans but certain,
la peur d’avoir été, la terreur à venir…
La certitude horrible de mourir demain,
et souffrir pour la vie, pour les ténèbres et pour

l’inconnu, ce que nous pressentons à peine,
et puis la chair qui tente avec ses fraîches grappes
et la tombe béante aux funèbres rameaux,
et ne savoir où nous allons,
ni d’où nous sommes venus…

Chants de vie et d’espérance. Traduction Lionel Igersheim. Paris, éditions Sillage, 2012.

Yvon Le Men

Plovan. Ruines de la chapelle de Languidou. Fin XIV – début XV siècle.

« Quand j’entre dans une cathédrale – il y en a sept en Bretagne – dans une église ou dans une chapelle – il y en a foison et dans tous les coins – je m’interroge. Qui l’ a bâtie ? Pourquoi ? Quand ? Pendant combien de temps ? À quel saint, quelle sainte est-elle vouée ? Quelle fut la vie de cet homme qui a écrit dans le cahier de prières ? Pourquoi a-t-il fait grincer la pénombre de cet église ?
Mais d’abord je pénètre à l’intérieur du silence des pierres, puis je cherche quelque chose, à défaut de quelqu’un qui aurait l’oeil ouvert, l’oreille creusée. Je compte sur la chance qui pourrait changer, même d’une virgule, le cours d’une journée. Lui donner sa verticale. Ainsi ce touriste qui, en passant par sa prière, passe par le ciel pour retourner sur la terre et poursuivre son voyage.
J’imagine un homme d’un certain âge, mais pas trop vieux, pas trop pressé. Plutôt honnête et même généreux. Nous sommes au printemps, à Pâques, il fait un temps à buissonner, à suivre ses panneaux intérieurs, à se souvenir de cette étrange chapelle aux mille clochetons dont on lui a parlé un jour et de la danse macabre, peinte comme si elle avait été peinte hier. Elle résiste sur son mur, se souvient de la Grande Peste de 1347 qui dévasta l’Asie et l’Europe jusqu’à la pointe bretonne. Cette danse macabre remonte au Moyen-Âge. Comme l’oeuvre du poète François Villon. »

La Bretagne sans permis. Éditions Ouest-France. 2021.

Plozévet. Chapelle de Saint-Ronan. 1720.

Juan Rulfo

Autoportrait de Juan Rulfo. Années 40.

Juan Rulfo (Juan Nepomuceno Carlos Pérez Rulfo Vizcaíno) est né à Apulco, district de Sayula ( état de Jalisco), le 16 mai 1917.

Enfant, il a assisté à la très violente Guerre des Cristeros (Cristiada, 1926-1929). Son père fut assassiné en juin 1923 et sa mère est morte peu après, en novembre 1927. Il se retrouve orphelin à 10 ans.

Cet écrivain mexicain est célèbre pour son recueil de nouvelles El Llano en llamas (1953) et son roman Pedro Páramo (1955). Son influence a été essentielle sur les écrivains latino-américains du XX ème siècle.

Jorge Luis Borges a dit : ” Pedro Páramo es una de las mejores novelas de las literaturas de lengua hispánica, y aun de toda la literatura. ” Gabriel García Márquez a raconté ainsi sa découverte de cet auteur : « Álvaro Mutis subió a grandes zancadas los siete pisos de mi casa con un paquete de libros, separó del montón el más pequeño y corto, y me dijo muerto de risa: ¡Lea esa vaina, carajo, para que aprenda! Era Pedro Páramo. Aquella noche no pude dormir mientras no terminé la segunda lectura. Nunca, desde la noche tremenda en que leí la Metamorfosis de Kafka en una lúgubre pensión de estudiantes de Bogotá —casi diez años atrás— había sufrido una conmoción semejante. Al día siguiente leí El llano en llamas, y el asombro permaneció intacto. » (Breves nostalgias sobre Juan Rulfo in Juan Rulfo. Toda la obra. Archivos, CSIC, Madrid, 1992.)

C’était aussi un excellent photographe. Il a également été scénariste et adaptateur pour le cinéma et la télévision. À partir de 1962 il a travaillé à l’Instituto indigenista de Mexico, organisation au service des communautés primitives indiennes dont il a dirigé ensuite le département éditorial.

Il est mort à Mexico le 8 janvier 1986.

Juan Rulfo, Pedro Páramo.

“No lo sé, Juan Preciado. Hacía tantos años que no alzaba la cara, que se me olvidó el cielo. Y aunque lo hubiera hecho, ¿qué habría ganado? El cielo está tan alto, y mis ojos tan sin mirada, que vivía contenta con saber dónde quedaba la tierra. ”

« Je n’en sais rien, Juan Preciado ; je n’ai plus levé la tête depuis tant d’années que j’ai oublié le ciel. D’ailleurs, si je l’avais fait, qu’y aurais-je gagné ? Le ciel était si haut et ma vue si basse que je m’estimais déjà heureuse de savoir où se trouvait la terre. »

Voir sur ce blog:

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/10/02/juan-rulfo-1917-1986-3/

Juan Rulfo, Clocher devant Zempoaltépetl (Oaxaca) 1955.

Federico García Lorca

Juan Remírez de Lucas à 18 ans. Dessin de Gregorio Prieto (1897-1992)

Juan Ramírez de Lucas (Albacete, 1917-Madrid, 2010) aurait été à l’origine des Sonnets de l’amour obscur. Celui que Federico surnommait “El rubio de Albacete” avait alors 19 ans. Il était étudiant et apprenti-acteur dans le Club théâtral Anfistora. Il fut plus tard critique d’art et d’architecture pour les revues Arquitectura de Madrid et Arte y Cemento de Bilbao et le journal ABC.

Juan Remírez de Lucas.

La famille du poète n’a autorisé la publication en espagnol de ces onze sonnets que le 17 mars 1984 dans le journal conservateur ABC. En 1981, André Belamich avait publié en deux tomes les oeuvres complètes de Federico García Lorca dans la Bibliothèque de La Pléiade. Dans cette édition française figuraient les Sonnets de l’amour obscur.

Noche del amor insomne

Noche arriba los dos con luna llena,
yo me puse a llorar y tú reías.
Tu desdén era un dios, las quejas mías
momentos y palomas en cadena.

Noche abajo los dos. Cristal de pena,
llorabas tú por hondas lejanías.
Mi dolor era un grupo de agonías
sobre tu débil corazón de arena.

La aurora nos unió sobre la cama,
las bocas puestas sobre el chorro helado
de una sangre sin fin que se derrama.

Y el sol entró por el balcón cerrado
y el coral de la vida abrió su rama
sobre mi corazón amortajado.

Sonetos del amor oscuro. Écrits entre 1935 et 1936. Recueil inachevé et inédit jusqu’en 1984.

Nuit de l’amour insomnieux

Nous remontions tous deux la nuit de pleine lune.
Je me mis à pleurer, et toi à rire.
Ton dédain me semblait un dieu, et mes soupirs
des colombes et des moments en chaîne.

Nous descendions tous deux la nuit. Cristal de peine,
toi, tu pleurais des lointains infinis
et ma douleur groupait des agonies
parmi le sable de ton cœur trop faible.

L’aurore nous unit sur le lit, toute blanche,
bouche appuyée contre le jet glacé
d’un sang interminable qui s’épanche.

Et le soleil entra par les volets fermés,
et le corail de vie ouvrit ses branches
sur le linceul de mon coeur consumé.

Poésies IV. Suites. Sonnets de l’amour obscur. Collection Poésie/Gallimard n°185, 1984. Traduction Albert Belamich.

Blanca Varela 1926-2009

Blanca Varela.

La poétesse péruvienne Blanca Varela est une des grandes figures de la poésie latino-américaine.

Elle s’installe à Paris en 1949. Octavio Paz l’introduit à la vie artistique et littéraire parisienne. Elle se lie d’amitié avec Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Henri Michaux, Fernand Léger, Alberto Giacometti.

Après un long séjour en France, elle vit ensuite à Florence puis à Washington où elle travaille sur des traductions et écrit des articles pour les journaux. En 1962, elle revient à Lima.

Blanca Varela est la première femme qui ait obtenu le Prix international de Poésie Federico Garcia Lorca de la Ville de Grenade en 2006. Elle a aussi reçu le Prix de Poésie ibéroaméricaine Reina Sofía en 2007.

Elle a été mariée à Fernando de Szyszlo (1925 – 2017), un des peintres péruviens contemporains les plus importants.

Elle est décédée le 12 mars 2009 à Lima à 82 ans. Son corps a été incinérée et ses cendres ont été dispersées dans la baie de Paracas.

Réserve nationale de Paracas (Pérou)

Curriculum vitae

digamos que ganaste la carrera
y que el premio
era otra carrera
que no bebiste el vino de la victoria
sino tu propia sal
que jamás escuchaste vítores
sino ladridos de perros
y que tu sombra
tu propia sombra
fue tu única
y desleal competidora.

Canto villano. Lima, Ediciones Arybalo, 1978.

Curriculum Vitae

Disons que tu as gagné la course
et que le prix
était une autre course
que tu n’as pas bu le vin de la victoire
mais ton propre sel
que tu n’as jamais écouté de vivats
mais des aboiements de chiens
et que ton ombre
ta propre ombre fut ta seule
et déloyale concurrente.

Traduction : Stéphane Chaumet.

Hundo la mano en la arena y encuentro la vértebra perdida. La extravío al instante. Sombra de marfil, desgranada. Mi padre sonríe. De este lado del mar la espuma es oscura. Huele a fiera me dice la pequeña amiga. El mar huele a vida y a muerte le respondo, supongamos que es así.
La salud aferrada a la roca. Piedra sensible a la luz. El cazador carece de manos y pies. Es ciego y desea. Y su deseo es el bosque bajo el agua, poblado de sexos en flor o de flores maestras que horadan el silencio con sus grandes picos rojos y lentos.

El libro de barro. Madrid, Ediciones del Tapir, 1993.

J’enfonce la main dans le sable et je trouve la vertèbre perdue. Je l’égare aussitôt. Ombre d’ivoire, exsangue. Mon père sourit. De ce côté-ci de la mer l’écume est noire. Elle sent le fauve me dit la petite amie. La mer sent la vie et la mort je lui réponds. Supposons que ce soit vrai.

La santé aggrippée à la roche. Pierre sensible à la lumière. Mains et pieds font défaut au chasseur. Il est aveugle et en proie au désir. Et son désir c’est la forêt sous l’eau, peuplée de sexes en fleur ou de maîtresses fleurs qui percent le silence de leurs grands becs rouges et lents.

Le livre d’argile. Indigo, 2008. Traduction Claude Couffon.

¿Qué dice ese cuerpo inmóvil en su movimiento? Está solo. Lo otro es aire alrededor de la isla que danza.

Digo isla y pienso en mar. Digo mar y pienso en isla. ¿Son lo mismo?

Se suceden vacío continuo y plenitud sin nombre,

El libro de barro. Madrid, Ediciones del Tapir, 1993.

Que dit le corps immobile dans son mouvement ? Il est seul. L’air environnant l’île qui danse est ce qui est autre.

Je dis l’île et je pense : la mer. Je dis la mer et je pense : l’île. Sont-elles une seule et même chose ?

Vide continuel et plénitude sans nom se succèdent.

Le livre d’argile. Indigo, 2008. Traduction Claude Couffon.

Alejandra Pizarnik – Gérard de Nerval

Cristina Piña et Patricia Venti ont publié cette année chez Lumen une biographie : Alejandra Pizarnik, biografía de un mito que je suis en train de lire. Cette poétesse argentine est née le 29 avril 1936 à Avellaneda (Argentine) au sein d’une famille d’immigrants juifs ukrainiens. Elle a séjourné à Paris de 1960 à 1964, puis brièvement en 1968. Elle s’est suicidée à l’aube du 25 septembre 1972 à l’âge de 36 ans. Elle est très célèbre dans son pays, moins en France. La maison d’édition Ypsilon a traduit ces derniers temps plusieurs de ses livres, la plupart traduits par le grand Jacques Ancet. La biographie est très décevante et manque de rigueur, à mon avis. Néanmoins, elle note l’influence de Gérard de Nerval, qu’Alejandra Pizarnik a lu et étudié avec attention, dans son oeuvre. La poétesse argentine admirait particulièrement Aurelia. Elle avait choisi comme épigraphe d’un roman qu’elle ne put jamais terminer ces vers de Nerval:

” Quoi, toujours ? Entre moi sans cesse et le bonheur !”

Gérard de Nerval (Félix Vallotton) 1900.

Le point noir

Quiconque a regardé le soleil fixement
Croit voir devant ses yeux voler obstinément
Autour de lui, dans l’air, une tache livide.

Ainsi, tout jeune encore et plus audacieux,
Sur la gloire un instant j’osai fixer les yeux :
Un point noir est resté dans mon regard avide.

Depuis, mêlée à tout comme un signe de deuil,
Partout, sur quelque endroit que s’arrête mon oeil,
Je la vois se poser aussi, la tache noire !

Quoi, toujours ? Entre moi sans cesse et le bonheur !
Oh ! c’est que l’aigle seul – malheur à nous, malheur !
Contemple impunément le Soleil et la Gloire.

Odelettes, 1853.

Alejandra Pizarnik

31
Es un cerrar los ojos y jurar no abrirlos. En tanto afuera se alimenten de relojes y de flores nacidas de la astucia. Pero con los ojos cerrados y un sufrimiento en verdad demasiado grande pulsamos los espejos hasta que las palabras olvidadas suenan mágicamente.

32
Zona de plagas donde la dormida come
lentamente
su corazón de medianoche.

33
alguna vez
alguna vez tal vez
me iré sin quedarme
me iré como quien se va

A Ester Singer

34
la pequeña viajera
moría explicando su muerte

sabios animales nostálgicos
visitaban su cuerpo caliente

35
Vida, mi vida, déjate caer, déjate doler, mi vida, déjate enlazar de fuego, de silencio ingenuo, de piedras verdes en la casa de la noche, déjate caer y doler, mi vida.

36
en la jaula del tiempo
la dormida mira sus ojos solos

el viento le trae
la tenue respuesta de las hojas

37
más allá de cualquier zona prohibida
hay un espejo para nuestra triste transparencia

Árbol de Diana (1962)

31
C’est fermer les yeux et jurer de ne pas les ouvrir. Tandis qu’au-dehors ils se nourriront d’horloges et de fleurs nées de la ruse. Mais, les yeux fermés et une souffrance trop grande en vérité nous jouons des miroirs jusqu’à ce que les paroles oubliées résonnent magiquement.

32
Zone de fléaux où la dormeuse mange
lentement
son cœur de minuit.

33
Un jour
un jour peut-être
je m’en irai sans reste
je m’en irai comme qui s’en va

À Ester Singer

34
La petite voyageuse
mourait en expliquant sa mort

de sages animaux nostalgiques
visitaient la chaleur de son corps

35
vie, oh ma vie, laisse-toi tomber, laisse-toi souffrir, ma vie, laisse-toi envelopper de feu, de silence ingénu, de pierres vertes dans la maison
de la nuit, laisse-toi tomber et souffrir, oh ma vie.

36
dans la cage du temps
la dormeuse regarde ses yeux seuls

le vent lui apporte
ténue la réponse des feuilles

37
par-delà toute zone interdite
il y a un miroir pour notre triste transparence

Arbre de Diane. Traduction Jacques Ancet. Ypsilon éditeur, 2014. Pages 43-49.

Tristan Corbière

Portrait de Tristan Corbière (Félix Vallotton) paru dans Le Livre des masques de Remy de Gourmont (1896)

En Bretagne, je pense à Tristan Corbière, né le 18 juillet 1845 à Ploujean (aujourd’hui Morlaix, Finistère) . Il mène une vie marginale et malheureuse. Il souffre toute sa vie de sa « laideur » et d’une maladie osseuse. Il aime sans retour une seule femme, Armida-Josefina Cuchiani, qu’il nomme “Marcelle” dans son œuvre. Passionné par la mer, il rêve de devenir marin comme son père, Édouard Corbière, mais sa santé ne le lui permet pas. Il fait paraître à compte d’auteur en 1873 son unique recueil de poèmes, Les Amours jaunes, qui passe inaperçu. Le recueil est achevé d’imprimer le 8 août 1873 chez Glady frères, éditeurs à Paris. L’impression (490 exemplaires) est payée par son père, à qui il dédicace l’ouvrage.
Il meurt à Morlaix le 1er mars 1875, peut-être tuberculeux. Il n’avait pas trente ans.

Paul Verlaine lui consacre un chapitre de son essai Les Poètes maudits (1884). André Breton inclut son poème Litanie du sommeil dans l’Anthologie de l’humour noir (1940).

Paul Verlaine, Les Poètes maudits. Première page intérieure de la première édition, 1884.

Le Crapaud

Un chant dans une nuit sans air…
– La lune plaque en métal clair
Les découpures du vert sombre.

… Un chant ; comme un écho, tout vif
Enterré, là, sous le massif…
– Ça se tait : Viens, c’est là, dans l’ombre…

– Un crapaud ! – Pourquoi cette peur,
Près de moi, ton soldat fidèle !
Vois-le, poète tondu, sans aile,
Rossignol de la boue… – Horreur ! –

… Il chante. – Horreur !! – Horreur pourquoi ?
Vois-tu pas son œil de lumière…
Non : il s’en va, froid, sous sa pierre.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Bonsoir – ce crapaud-là c’est moi.

Ce soir, 20 juillet.

Les Amours jaunes, 1873.