Federico García Lorca

Je viens de lire sur le blog de Pierre Assouline, La République des Livres, la traduction récente que Line Amsellem vient de publier chez Allia du plus célèbre poème des Sonnets de l’amour obscur.

https://larepubliquedeslivres.com/eblouissante-obscurite-des-sonnets-de-garcia-lorca/

Soneto de la dulce queja

Tengo miedo a perder la maravilla
de tus ojos de estatua y el acento
que de noche me pone en la mejilla
la solitaria rosa de tu aliento.

Tengo pena de ser en esta orilla
tronco sin ramas, y lo que más siento
es no tener la flor, pulpa o arcilla,
para el gusano de mi sufrimiento.

Si tú eres el tesoro oculto mío,
si eres mi cruz y mi dolor mojado,
si soy el perro de tu señorío,

No me dejes perder lo que he ganado
y decora las aguas de tu río
con hojas de mi otoño enajenado.

Sonetos del amor oscuro. Publié dans la revue Cancionero. Valladolid. 1943.

Sonnet de la douce plainte

J’ai la crainte de perdre le prodige
de tes yeux de statue, et cette touche
que me met sur la joue pendant la nuit
la solitaire rose de ton soufflé.

Je suis triste d’être sur cette rive
un tronc sans branche, et plus encor me coûte
de n’avoir pas la fleur, pulpe ou argile,
pour le ver rongeur par lequel je souffre.

Si tu es mon bien caché, mon trésor,
si tu es ma croix, ma douleur mouillée,
et si je suis le chien de ta couronne,

fais que je garde ce que j’ai gagné
et de ta rivière les eaux décore
de feuilles de mon automne emporté.

Sonnets de l’amour obscur. Traduction Line Amselem. Éditions Allia, 2024.

il est intéressant de la comparer avec celles d’André Belamich et d’Yves Véquaud.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2022/05/11/federico-garcia-lorca-20/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/05/25/federico-garcia-lorca-11/

Line Amsellem, agrégée d’espagnol, maître de conférences à l’université polytechnique Hauts-de-France, a publié chez Allia d’autres traductions de Federico García Lorca.

Jeu et théorie du duende, Paris, Allia, 2008,

Las Nanas infantiles, Paris, Allia, 2009. Réédité sous le titre Les Berceuses, Paris, Allia, 2018

Complaintes gitanes, Paris, Allia, 2013.

Le Cante jondo, Paris, Allia, 2020.

Blaise Pascal – Charles Baudelaire

Je lis les Maximes et autres pensées remarquables des moralistes français de François Dufay (Éditions Jean-Claude Lattès, 1998. CNRS Éditions, 2009).

Pascal (« Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. ») me renvoie au poème de Baudelaire Le gouffre.

Le gouffre

Á Théophile Gautier

Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant.
– Hélas ! tout est abîme, action, désir, rêve,
Parole ! et sur mon poil qui tout droit se relève
Maintes fois de la Peur je sens passer le vent.

En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève,
Le silence, l’espace affreux et captivant…
Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant
Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.

J’ai peur du Sommeil comme on a peur d’un grand trou
Rempli de vague horreur, menant on ne sait où ;
Je ne vois qu’Infini par toutes les fenêtres,

Et mon esprit, toujours du vertige hanté,
Jalouse du Néant l’insensibilité.
– Ah ! ne jamais sortir des Nombres et des Êtres !

Trois poèmes publiés dans L’Artiste, 1 mars 1862.

Baudelaire publie dans la revue L’Artiste du 1 mars 1862 trois poèmes : La Lune offensée, La Voix et Le Gouffre. Le Gouffre sera repris dans La Revue nouvelle le 1 mars 1864, puis dans Le Parnasse contemporain le 31 mars 1866.

On peut aussi rapprocher ce poème d’un texte d’Hygiène (Écrits septembre 1862 – novembre 1863). Oeuvres complètes de Baudelaire. Tome II Bibliothèque de la Pléiade, 2024. Page 373.

« Au moral comme au physique, j’ai toujours eu la sensation du gouffre, non seulement du gouffre du sommeil, mais du gouffre de l’action, du rêve, du souvenir, du désir, du regret, du remords, du beau, du nombre, etc.
J’ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur. Maintenant j’ai toujours le vertige et aujourd’hui, [23 janvier 1862], j’ai subi un singulier avertissement, j’ai senti passer sur moi le vent de l’aile de l’Imbécilité. »

Les Fleurs du Mal, 1890. Edité par Edmond Deman. Bruxelles, 1891. Eau-forte. Planche n°VI. ” Sur le fond de mes nuits, Dieu, de son doigt savant, dessine un cauchemar multiforme et sans trêve “

François Dufay est né le 15 décembre 1962 à Suresnes (Hauts-de-Seine). Normalien, agrégé de lettres modernes, il était écrivain et journaliste (Le Point, l’Express). Il est mort accidentellement à 46 ans, le 25 février 2009 à Molines-en-Queyras (Hautes-Alpes). Il passait des vacances avec sa famille dans les Alpes, quand il a été fauché par une voiture. Il a été tué sur le coup.

On peut aussi lire de lui :
Le voyage d’automne : octobre 1941, des écrivains français en Allemagne. Paris, Plon, 2000.
Le soufre et le moisi : la droite littéraire après 1945 : Chardonne, Morand et les Hussards. Paris, Perrin, 2006.

George Orwell

George Orwell au travail sur sa machine à écrire à Canonbury (Frédéric Pajak).

La lecture de Simon Leys m’a incité à relire ce texte de George Orwell

Souvenirs sur la Guerre d’Espagne (Looking Back on the Spanish War), 1942 in George Orwell, Écrits de combat. Bartillat. Omnia poche. 2021.

” Un matin de bonne heure, j’étais sorti en compagnie d’un autre homme pour tirer sur les fascistes qui se trouvaient dans les tranchées aux alentours de Huesca. Nos lignes étaient séparées des leurs de trois cents mètres environ, distance à laquelle, avec nos vieux fusils, nous ne pouvions atteindre nos cibles avec précision ; mais en nous glissant furtivement jusqu’à un endroit situé à une centaine de mètres de la tranchée fasciste, on pouvait, avec un peu de chance, faire mouche par une brèche du parapet. Malheureusement, le terrain qu’il fallait traverser pour rejoindre cet endroit était aussi plat qu’un champ de betteraves et sans le moindre abri à l’exception de quelques fossés, et il était indispensable de sortir pendant qu’il faisait encore noir pour revenir peu après l’aube, avant que la lumière ne soit trop bonne. Cette fois-là, aucun fasciste ne s’est montré, si bien que nous sommes restés trop longtemps à attendre, au point d’être surpris par l’aube. Nous étions dans un fossé, mais derrière nous s’étendaient deux cents mètres de terrain plat où même un lapin aurait été à découvert. Nous tentions encore de nous donner du courage pour traverser cette étendue en toute hâte quand une clameur et des coups de sifflets se sont élevés de la tranchée fasciste. Des avions de notre camp approchaient. C’est alors qu’un homme, qui portait vraisemblablement un message à un officier, a bondi hors de la tranchée et s’est mis à courir au grand jour le long de la crête du parapet. Il était à moitié vêtu et il retenait son pantalon à deux mains en courant. J’ai hésité à lui tirer dessus. Il est vrai que je suis un mauvais tireur, qu’il était peu probable que je touche un homme en train de courir à une centaine de mètres de distance, et que je songeais surtout à rejoindre notre tranchée pendant que l’attention des fascistes était fixée sur les avions. Il n’en reste pas moins que si je n’ai pas tiré, c’était en partie à cause de ce détail du pantalon. J’étais venu ici pour tirer sur des « fascistes », mais un homme qui retient son pantalon n’est pas un « fasciste » ; c’est de toute évidence un semblable, un homme comme vous, et l’on n’a pas envie de lui tirer dessus.
Que prouve cet incident ? Pas grand-chose, car c’est le genre de mésaventure qui se produit tout le temps dans n’importe quelle guerre. “

” Early one morning another man and I had gone out to snipe at the Fascists in the trenches outside Huesca. Their line and ours here lay three hundred yards apart, at which range our aged rifles would not shoot accurately, but by sneaking out to a spot about a hundred yards from the Fascist trench you might, if you were lucky, get a shot at someone through a gap in the parapet. Unfortunately the ground between was a flat beet-field with no cover except a few ditches, and it was necessary to go out while it was still dark and return soon after dawn, before the light became too good. This time no Fascists appeared, and we stayed too long and were caught by the dawn. We were in a ditch, but behind us were two hundred yards of flat ground with hardly enough cover for a rabbit. We were still trying to nerve ourselves to make a dash for it when there was an uproar and a blowing of whistles in the Fascist trench. Some of our aeroplanes were coming over. At this moment a man, presumably carrying a message to an officer, jumped out of the trench and ran along the top of the parapet in full view. He was half-dressed and was holding up his trousers with both hands as he ran. I refrained from shooting at him. It is true that I am a poor shot and unlikely to hit a running man at a hundred yards, and also that I was thinking chiefly about getting back to our trench while the Fascists had their attention fixed on the aeroplanes. Still, I did not shoot partly because of that detail about the trousers. I had come here to shoot at ‘Fascists’; but a man who is holding up his trousers isn’t a ‘Fascist’, he is visibly a fellow creature, similar to yourself, and you don’t feel like shooting at him.
What does this incident demonstrate? Nothing very much, because it is the kind of thing that happens all the time in all wars. “

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/04/23/hommage-a-la-catalogne-george-orwell-1938/

Sylvain Itkine

Je viens de lire ce livre d’Olivier Barrot. Il fait revivre la belle figure de Sylvain Itkine. il s’agit d’un livre de cinéphile à l’ancienne.

https://www.gallimard.fr/catalogue/portrait-d-itkine/9782073040053

Sylvain Itkine est né le 8 décembre 1908 à Paris.

C’est le second fils de Daniel Itkine, juif originaire de Kaunas en Lituanie, ouvrier joaillier, et de Rachel Braunstein, Française née à Paris, d’origine russe. Il a un frère aîné, Lucien Itkine (1905-1945), ingénieur-chimiste, et une sœur cadette, Georgette Itkine (1918-1981)

Élève au Lycée Condorcet à Paris, il interrompt ses études à la fin de la troisième à quatorze ans et entre en apprentissage. Passionné de théâtre  il quitte son atelier pour intégrer le cours Simon à dix-sept ans. Il participe ensuite à des tournées théâtrales (groupe Mars, proche du groupe Octobre de Jacques Prévert) et milite dans des groupes trotskistes. Avec ses amis, passionné d’agit-prop, Il joue dans les usines occupées lors des grèves de juin 1936. Sylvain Itkine crée ensuite sa propre troupe, Le Diable Écarlate. En 1937, il met en scène Ubu enchaîné d’ Alfred Jarry, son auteur-favori (avec des décors de Max Ernst ) .

Lors de l’occupation allemande, il se réfugie en « zone libre » et crée à Marseille avec des amis et des membres de sa famille une société coopérative alimentaire, « Le Fruit mordoré ». Ils fabriquent une barre de friandises, le « Croque-Fruits » amalgame de dattes, noisettes, amandes et pistaches. L’entreprise est fondée sur l’égalité des salaires et connaît un grand succès. Elle emploie environ 150 personnes, dont de nombreux clandestins juifs. Son activité prend fin avec l’arrivée des Allemands en zone non occupée le 11 novembre 1942.

Les frères Itkine rejoignent ensuite la Drôme, puis Lyon où ils participent à la Résistance. Ils font partie de la branche politique du service de renseignement régional des Mouvements Unis de la résistance (MUR). Son frère Lucien (pseudonyme Villon) est arrêté le 27 juillet 1944 par la Milice. Il fait partie du dernier convoi de déportation qui quitte Lyon le 11 août 1944 pour Auschwitz-Birkenau. Quand le camp est évacué par les allemands, il participe à la « marche de la mort » vers Mauthausen où il meurt le 25 février 1945.

Sylvain (pseudonyme Maxime) est arrêté le 1 août à Lyon avec une bonne partie de son réseau. Ils ont été dénoncés par Claire Hettiger (alias Dany), agent infiltré par la Gestapo, condamnée à mort à la libération, puis graciée. On dit que Sylvain Itkine a été exécuté par les allemands le 20 août 1944 dans le cimetière de Saint-Genis-Laval (Rhône). En fait, il est probablement mort sous la torture ou des conséquences de la torture au siège de la Gestapo, place Bellecour à Lyon, sans avoir parlé. Son corps n’a pas été retrouvé.

On se souvient de son rôle dans La grande illusion (1937) de Jean Renoir. Il est le lieutenant Demolder, seul intellectuel parmi les officiers français. Jean Gabin lui demande : ” Mais qu’est-ce que c’est que ton Pindare ? “. Demolder – Itkine fait face avec brio au grand acteur populaire.

https://www.youtube.com/watch?

Quand il vivait à Paris, Sylvain Itkine habitait rue Championnet, Paris XVIII. Téléphone MARcadet 72 50

Sylvain Itkine (Source : Le Maitron)

Citations de Sylvain Itkine

« Avec Jarry, nous refusons de saluer le drapeau et les hommes représentatifs. »

« Je suis heureux d’être juif… Je voudrais être à la fois juif, nègre et chinois, toutes les races persécutées du globe. »

Lucien Itkine, à Marseille, sur la Cannebière, avec sa soeur Georgette. Sans doute en 1941. (Source : Le Maitron)

Antonio Machado

Antonio Machado.

Il me faut relire quelques poèmes d’Antonio Machado el Bueno. Il doit se promener quelque part, peut-être Parque del Oeste à Madrid, près du Paseo del Pintor Rosales. Il attend de voir Guiomar…

” He andado muchos caminos. J’ai connu beaucoup de chemins. “

Je n’aime pas trop la traduction de ce poème.

II. He andado muchos caminos

He andado muchos caminos
he abierto muchas veredas ;
he navegado en cien mares
y atracado en cien riberas.

En todas partes he visto
caravanas de tristeza,
soberbios y melancólicos
borrachos de sombra negra.

Y pedantones al paño
que miran, callan y piensan
que saben, porque no beben
el vino de las tabernas.

Mala gente que camina
y va apestando la tierra…

Y en todas partes he visto
gentes que danzan o juegan,
cuando pueden, y laboran
sus cuatro palmos de tierra.

Nunca, si llegan a un sitio
preguntan a dónde llegan.
Cuando caminan, cabalgan
a lomos de mula vieja.

Y no conocen la prisa
ni aun en los días de fiesta.
Donde hay vino, beben vino,
donde no hay vino, agua fresca.

Son buenas gentes que viven,
laboran, pasan y sueñan,
y un día como tantos,
descansan bajo la tierra.

Soledades, 1907.

Madrid, Parque del Oeste.

J’ai connu beaucoup de chemins

J’ai connu beaucoup de chemins,
j’ai tracé beaucoup de sentiers,
navigué sur cent océans,
et accosté à cent rivages.

Partout j’ai vu
des caravanes de tristesse,
de fiers et mélancoliques
ivrognes à l’ombre noire.

et des cuistres, dans les coulisses,
qui regardent, se taisent et se croient
savants, car ils ne boivent pas
le vin des tavernes.

Sale engeance qui va cheminant
et empeste la terre…

Et partout j’ai vu
des gens qui dansent ou qui jouent,
quand ils le peuvent, et qui labourent
leurs quatre empans de terre.

Arrivent-ils quelque part,
jamais ne demandent où ils sont.
Quand ils vont cheminant, ils vont
sur le dos d’une vieille mule,

ils ne connaissent point la hâte,
pas même quand c’est jour de fête.
S’il y a du vin, ils en boivent,
sinon ils boivent de l’eau fraîche.

Ce sont de braves gens qui vivent,
qui travaillent, passent et rêvent,
et qui un jour comme tant d’autres
reposent sous la terre.

Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi des Poésies de la guerre. 1981. Traduction de Sylvie Léger et Bernard Sesé. NRF Poésie/ Gallimard n°144.

PS. Manuel propose ” mauvaises gens ” plutôt que sale engeance qui a une connotation presque raciste. je suis d’accord avec lui… Je ne retrouve pas dans la traduction française la simplicité, la sagesse populaire qu’exprime Machado.

Pilar de Valderrama (1889-1979), celle que Machado appelle Guiomar.

Georges Séféris

Mycènes

Donne-moi tes mains, donne-moi tes mains, donne-moi tes mains.

J’ai vu dans la nuit
La cime aiguë de la montagne ;
J’ai vu la plaine noyée au loin
Dans la clarté d’une lune invisible
J’ai vu, tournant la tête,
Les pierres noires amoncelées,
Ma vie tendue comme une corde,
Début et fin,
L’ultime instant
Mes mains.

“ Comme sombre celui qui porte les grandes pierres.’’
Ces pierres je les ai soulevées autant que je l’ai pu
Ces pierres je les ai aimées autant que je l’ai pu
Ces pierres, mon destin.
Par mon sol même mutilé
Par ma tunique même supplicié,
Par mes dieux même condamné,
Ces pierres.
Je sais qu’ils ne peuvent savoir, mais moi
Qui tant de fois ai pris
La voie qui mène du meurtrier à la victime
De la victime au châtiment
Du châtiment au nouveau meurtre :
A tâtons
Dans la pourpre intarissable
Le soir de ce retour
Quand se mirent à siffler les Erinnyes
Parmi l’herbe rare
J’ai vu les serpents et les vipères entrelacés
Lovés sur la race maudite
Notre destin.

Voix jaillies de la pierre, du sommeil
Plus sourdes ici où s’assombrit le monde,
Souvenir de l’effort s’enracinant dans le rythme
De pieds oubliés frappant le sol.
Corps engloutis dans les assises
De l’autre temps, nus. Yeux
Fixés, fixés sur un point
Que tu cherches à discerner mais en vain –
L’âme
Qui lutte pour devenir ton âme.

Le silence même n’est plus à toi
En ce lieu où les meules ont cessé de tourner.

Octobre 1935.

Poèmes 1933-1955 suivis de Trois poèmes secrets. NRF Poésie/Gallimard n°229.1989.
Traduction : Jacques Lacarrière, Egérie Mavraki.

Mycènes. Porte des Lionnes. Vers 1250 avant J.-C.

Albert Camus – Georges Séféris

Je viens de finir le livre de Yannis Kiourtsakis : Camus et Séféris, Une affaire de lumière. La tête à l’envers, 2024. Je cite ici les dernières pages (74 et 75). On les retrouve aussi sur le site Terre de femmes (la revue de poésie & de critique d’Angèle Paoli)

https://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2024/06/yannis-kiourtsakis-camus-et-s%C3%A9f%C3%A9ris-une-affaire-de-lumi%C3%A8re.html

La lumière, l’homme, l’amour

Telle est pour Camus comme pour Séféris, la triade sacrée, œuvre de la nature ou de la divinité, peu importe. Et à l’image de cette œuvre, la créature qu’est l’être humain est conçue par eux, loin de tout humanisme abstrait, dans sa présence la plus concrète, la plus charnelle, la plus humble.
Parions donc, avec Camus, pour la renaissance. Deux incidents, tout à fait menus, mais qu’ils prennent soin de narrer l’un et l’autre, nous y aideront :

Juin 1958. Camus et ses amis français déjeunent, après leur baignade, en plein air dans une taverne de Samos. Un groupe « de beaux enfants » viennent les observer. « L’une des petites filles, Matina, aux yeux dorés, touche, écrit-il, mon cœur ». Quand les amis quittent la taverne, Matina vient près de la voiture, et alors, note Camus, « je prends sa petite main ».

Novembre 1967. Séféris déjeune en compagnie près de la mer dans un village du Magne. Son attention est attirée par une petite vieille, mince, agile, vivace, qui marche au loin très vite en faisant jouer sa canne en l’air, sans s’y appuyer. « C’est ma tante, elle a 102 ans », dit un des convives. Cette apparition hante, il ne sait pourquoi, son esprit pendant plusieurs jours ; et il finit par écrire : « Cette créature est restée dans ma mémoire comme un don de Dieu. »

C’est à la lumière de tels faits, apparemment insignifiants, mais ô combien significatifs, que j’aimerais clore cet essai en lisant les deux pensées suivantes. Séféris – conférence sur Dante (1966) : « S’il est vrai que l’enfer c’est les autres, comme l’affirme l’un de nos maîtres penseurs, il est non moins vrai que le paradis c’est les autres. Et les autres sont aussi nous-mêmes […] Paradis et enfer ne peuvent, je crois, être séparés, et, si nous le pouvons, ne mettons pas en pièces l’âme humaine.»

Camus, Retour à Tipasa : « Il y a seulement de la malchance à ne pas être aimé ; il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous, aujourd’hui mourons de ce malheur. »

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Georges Séféris (Giorgios Stylianou Séfériadès) est un des grands poètes grecs contemporains. Il est né à Smyrne (aujourd’hui Izmir en Turquie) le 29 février 1900.

Son père est professeur d’université et un traducteur renommé.

Georges Séféris suit sa famille à Athènes en 1914 où il termine sa scolarité secondaire. Il fait ensuite des études de droit et de littérature à Paris. Il y reste jusqu’en 1924.

Il s’engage dans la carrière diplomatique en 1926. En 1941, il s’exile avec le gouvernement grec libre pour échapper à l’occupation nazie. Il est envoyé dans divers pays pendant la Seconde Guerre mondiale. Il sert son pays en Crète, au Caire, en Afrique du Sud, en Turquie et au Moyen-Orient.

Il est ambassadeur à Londres de 1957 à 1962. Il prend sa retraite en 1962. Il retourne alors à Athènes et se consacre entièrement à son oeuvre.

Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1963. Après le coup d’état militaire du 21 avril 1967, il fait une déclaration publique contre la junte des colonels.

Il meurt à Athènes le 20 septembre 1971. 30 000 personnes suivent son cercueil le lendemain et font de ses obsèques une manifestation spontanée contre la dictature.

Bibliographie

Journal 1945-1951. Traduction : Lorand Gaspar. Mercure de France, 1973.

Essais, Hellénisme et création. Traduction : Denis Kohler. Mercure de France, 1987.

Poèmes (1933-1955) suivi de Trois poèmes secrets. NRF Poésie/Gallimard n°229. 1989. Traduction : Jacques Lacarrière, Égérie Mavraki, Yves Bonnefoy et Lorand Gaspar.

Six Nuits sur l’Acropole. Traduction Gilles Ortlieb. Calmann-Lévy, 1994. Le bruit du temps, 2013.

Journées 1925-1944. Traduction Gilles Ortlieb. Le bruit du temps, 2021.

Les poèmes. Traduction Michel Volkovitch. Le miel des anges, 2023.

Antonio Skármeta – Arthur Rimbaud

Antonio Skármeta (Ulf Andersen). Paris, 2013.

L’écrivain chilien Antonio Skármeta est mort mardi 15 octobre à l’âge de 83 ans. il est né le 7 novembre 1940 à Antofagasta, dans le nord du Chili. Il a étudié la philosophie à l’université du Chili, où il a travaillé des années plus tard comme professeur à la faculté de philosophie et comme metteur en scène de théâtre. Après le coup d’Etat militaire d’Augusto Pinochet en 1973, il s’est exilé en Argentine puis en Allemagne, où il a été ambassadeur du Chili dans les années 2000. Il a aussi animé un programme culturel à la télévision chilienne, El show de los libros, de 1992 à 2002. Il est surtout connu comme auteur de Ardiente paciencia (1985) (Une ardente patience, Le Seuil 1985. Traduction de François Maspero) Ce roman a été adapté au cinéma en 1994 sous le titre Le Facteur (Il postino) par Michael Radford avec Massimmo Troisi et Philippe Noiret, dans le rôle de Pablo Neruda. Skármeta avait réalisé lui-même en 1983 une première version de cette histoire. Sa pièce de théâtre, El plebiscito, a été le point de départ du film de Pablo Larraín No (2012) qui évoque la participation d’un jeune publicitaire à la campagne en faveur du « non » lors du référendum chilien de 1988. Celui-ci a marqué la fin de la dictature militaire d’Augusto Pinochet et a ouvert la voie à la transition démocratique chilienne.

Le titre Ardiente paciencia rappelle le poème de Rimbaud que Neruda avait évoqué lorsqu’il avait reçu le Prix Nobel de Littérature en 1971 :

” Hace hoy cien años exactos, un pobre y espléndido poeta, el más atroz de los desesperados, escribió esta profecía: A l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides Villes. (Al amanecer, armados de una ardiente paciencia entraremos en las espléndidas ciudades.)

Yo creo en esa profecía de Rimbaud, el vidente. Yo vengo de una oscura provincia, de un país separado de todos los otros por la tajante geografía. Fui el más abandonado de los poetas y mi poesía fue regional, dolorosa y lluviosa. Pero tuve siempre confianza en el hombre. No perdí jamás la esperanza. Por eso tal vez he llegado hasta aquí con mi poesía, y también con mi bandera.

En conclusión, debo decir a los hombres de buena voluntad, a los trabajadores, a los poetas, que el entero porvenir fue expresado en esa frase de Rimbaud: solo con una ardiente paciencia conquistaremos la espléndida ciudad que dará luz, justicia y dignidad a todos los hombres.

Así la poesía no habrá cantado en vano. “

Adieu
¯¯¯¯¯¯¯¯

L’automne, déjà ! – Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, – loin des gens qui meurent sur les saisons.

L’automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. Ah ! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l’ivresse, les mille amours qui m’ont crucifié ! Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d’âmes et de corps morts et qui seront jugés ! Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le coeur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment… J’aurais pu y mourir… L’affreuse évocation ! J’exècre la misère.

Et je redoute l’hiver parce que c’est la saison du comfort !

  • Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d’or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J’ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J’ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d’artiste et de conteur emportée !

Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !

Suis-je trompé ? la charité serait-elle soeur de la mort, pour moi ?

Enfin, je demanderai pardon pour m’être nourri de mensonge. Et allons.

Mais pas une main amie ! et où puiser le secours ?

¯¯¯¯¯¯¯¯

Oui l’heure nouvelle est au moins très-sévère.

Car je puis dire que la victoire m’est acquise : les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s’effacent. Mes derniers regrets détalent, – des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes. – Damnés, si je me vengeais !

Il faut être absolument moderne.

Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n’ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !… Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.

Cependant c’est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.

Que parlais-je de main amie ! Un bel avantage, c’est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, – j’ai vu l’enfer des femmes là-bas ; – et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps.

avril-août, 1873.

Une saison en enfer, 1873-1874.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/05/10/arthur-rimbaud/

Isla Negra. Playa. Océano Pacífico.

Charles Baudelaire

Charles Baudelaire (Étienne Carjat). 1866.

J’écoute en podcast Le Book Club de Marie Richeux sur France Culture. Elle nous fait découvrir la bibliothèque de personnalités diverses. (Grande invention les podcasts !). Il s’agit ici de la bibliothèque de l’historien de l’art et philosophe Georges Didi-Huberman. Il nous fait suivre la présence des anges dans les pages de Walter Benjamin, Franz Kafka, Charles Baudelaire et D.H. Lawrence. Vers la fin de l’émission, il lit le poème Réversibilité.

Réversibilité (Charles Baudelaire)

Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse,
La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le coeur comme un papier qu’on froisse ?
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse ?

Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine,
Les poings crispés dans l’ombre et les larmes de fiel,
Quand la Vengeance bat son infernal rappel,
Et de nos facultés se fait le capitaine ?
Ange plein de bonté connaissez-vous la haine ?

Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres,
Qui, le long des grands murs de l’hospice blafard,
Comme des exilés, s’en vont d’un pied traînard,
Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ?
Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ?

Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides,
Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment
De lire la secrète horreur du dévouement
Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avide ?
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ?

Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,
David mourant aurait demandé la santé
Aux émanations de ton corps enchanté !
Mais de toi je n’implore, ange, que tes prières,
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières !

Les Fleurs du mal, 1857.

” Baudelaire avait adressé ce poème, anonymement, le 3 mai 1853, à Mme Sabatier. il lui fait cet envoi de Versailles, où il se trouve alors, avec Philoxène Boyer… Baudelaire a donné comme titre à ce poème un terme emprunté au lexique théologique de Joseph de Maistre. ” (Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade I. Notes.)

Georges Didi-Huberman (Patrice Normand).

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-book-club/dans-la-bibliotheque-de-georges-didi-huberman-8432288

Georges Didi-Huberman : “Le titre de ce poème Réversibilité, c’est un mot philosophique, c’est un mot qui nous dit que dans tout désir et dans tout espoir, il y a une inquiétude et une angoisse. Réversibilité, c’est ce mélange. Freud avait ce terme extrêmement fort en disant ce sentiment d’inquiétante étrangeté qu’on a quand on se sent très mal à l’aise. Par exemple, quand on est dans un endroit dont on se dit, qu’on a déjà été là quelque part, c’est-à-dire qu’il y a une familiarité, mais c’est extrêmement angoissant. Freud dit très bien que tout ça, c’est lié à l’angoisse infantile, l’angoisse des enfants.”

Angelus Novus (Paul Klee). 1920. Jérusalem, Musée d’israël. Exposition L’ironie à l’oeuvre 6 avril – 1 août 2016 au centre Pompidou. La photo n’est pas bonne, mais je l’ai prise avec émotion en avril 2016.

Miguel Hernández

Miguel Hernández à la sortie du Congrès International des Écrivains pour la Défense de la Culture. Valence, juillet 1937 (Walter Reuter).

Miguel Hernández Gilabert est né le 30 octobre 1910 à Orihuela (province d’Alicante).

Il fait partie d’une famille de sept enfants, dont trois meurent en bas âge. Il passe son enfance et son adolescence entre l’école et le troupeau de chèvres de son père. Il doit abandonner ses études à 14 ans, mais passe de longs moments à la bibliothèque où il lit avec passion tous les auteurs du Siècle d’or espagnol.

Il commence par publier ses poèmes dans la presse locale et régionale dès 1929. Il se rend par deux fois à Madrid. Lors du deuxième voyage, Vicente Aleixandre et Pablo Neruda, qui obtiendront plus tard tous les deux le Prix Nobel de Littérature, deviennent ses grands amis. En 1936, il s’engage dans l’armée républicaine. Le 9 mars 1937, il épouse Josefina Manresa. Il aura deux fils. L’aîné, Manuel Ramón, né en décembre 1937, meurt à l’automne 1938. Á la fin de la guerre, il essaie de se rendre au Portugal, mais il est arrêté à la frontière par la police portugaise et remis à la Garde civile.

Le 18 janvier 1940, un Conseil de Guerre le condamne à mort l’accusant du délit d’adhésion à la rébellion dans une parodie de procès (Sumarios 21001 y 4407). La sentence est commuée en 30 ans d’emprisonnement le 9 juillet 1940. Miguel Hernández connaît les prisons de Madrid, Palencia, Ocaña, Alicante. Les conditions déplorables de détention ont raison de sa santé. Atteint de tuberculose, il meurt le 28 mars 1942 dans la prison Reformatorio de Alicante par manque de soins. Josefina Manresa et son second fils, Manuel Miguel (1939-1984) vivront ensuite à Elche dans une grande pauvreté.

Aujourd’hui l’aéroport d’ Alicante-Elche porte le nom du poète ainsi que l’Université d’Elche. Mais sa condamnation n’avait toujours pas été annulée par le Tribunal Suprême.

La famille, représentée par sa belle-fille, Lucía Izquierdo, et ses enfants a enfin obtenu la semaine dernière que le gouvernement annule ce jugement. Le ministre de Política Territorial y Memoria Democrática, Miguel Ángel Torres, a signé 29 déclarations d’annulation de jugements contre des personnes condamnées par la régime franquiste. Miguel Hernández en fait partie.

Une cérémonie officielle aura lieu le 31 octobre 2024 à Madrid en présence de la famille.

Un long processus va enfin de terminer. En effet, la famille avait obtenu préalablement, non sans difficultés, le soutien de la mairie d’Elche, de la Diputación de Alicante et de la Generalidad Valenciana. Mais une motion dans le même sens avait été rejetée le 26 septembre par la municipalité de sa ville natale, Orihuela, dirigée par le Partido Popular et Vox.

Orihuela. Casa-Museo Miguel Hernández. Sa chambre.

Las cárceles

I

Las cárceles se arrastran por la humedad del mundo,
van por la tenebrosa vía de los juzgados:
buscan a un hombre, buscan a un pueblo, lo persiguen,
lo absorben, se lo tragan.