Friedrich Nietzsche II

Friedrich Nietzsche (Max Klein 1847-1908) 1901.

Aurore. 1881. Mercure de France 1901. Traduction Henri Albert.

130.
Causes finales? Volonté? – Nous nous sommes habitués à croire à deux royaumes, le royaume des causes finales et de la volonté, et le royaume du hasard. Dans ce dernier royaume, tout est vide de sens, tout s’y passe, va et vient, sans que quelqu’un puisse dire pourquoi, à quoi bon. — Nous craignons ce puissant royaume de la grande bêtise cosmique, car nous apprenons généralement à le connaître lorsqu’il tombe dans l’autre monde, celui des causes finales et des intentions, comme une tuile d’un toit, assommant toujours un quelconque de nos buts sublimes. Cette croyance aux deux royaumes provient d’un vieux romantisme et d’une légende: nous autres nains malins, avec notre volonté et nos causes finales, nous sommes importunés, foulés aux pieds, souvent assommés, par des géants imbéciles, archi-imbéciles: les hasards, — mais malgré tout cela nous n’aimerions pas être privés de l’épouvantable poésie de ce voisinage, car ces monstres surviennent souvent, lorsque l’existence dans la toile d’araignée des causes finales est devenue trop ennuyeuse et trop pusillanime, et ils provoquent une diversion supérieure en déchirant soudain de leurs mains la toile tout entière. — Non que ce soit là l’intention de ces êtres déraisonnables! Ils ne s’en aperçoivent même pas. Mais leurs mains grossièrement osseuses passent à travers la toile comme si c’était de l’air pur. — Les Grecs appelaient Moira ce royaume des impondérables et de la sublime et éternelle étroitesse d’esprit et ils le plaçaient comme un horizon autour de leurs dieux, un horizon hors duquel ceux-ci ne pouvaient ni voir, ni agir. Chez plusieurs peuples cependant, on rencontre une secrète mutinerie contre les dieux: on voulait bien les adorer, mais on gardait contre eux un dernier atout entre les mains; chez les Hindous et les Perses, par exemple, on se les imaginait dépendants du sacrifice des mortels, de sorte que, le cas échéant, les mortels pouvaient laisser mourir les dieux de faim et de soif; chez les Scandinaves, durs et mélancoliques, on se créait, par l’idée d’un futur crépuscule des dieux, la jouissance d’une vengeance silencieuse, en compensation de la crainte perpétuelle que provoquaient les dieux. Il en est autrement du christianisme, dont les idées fondamentales ne sont ni hindoues, ni persanes, ni grecques, ni scandinaves. Le christianisme qui enseigna à adorer, dans la poussière, l’esprit de puissance voulut encore que l’on embrassât la poussière après: il fit comprendre que ce tout-puissant «royaume de la bêtise» n’est pas aussi bête qu’il en a l’air, que c’est au contraire nous qui sommes les imbéciles, nous qui ne nous apercevons pas que, derrière ce royaume, il y a — le bon Dieu, qui jusqu’à présent fut méconnu sous le nom de race de géants ou de Moira, et qui tisse lui-même la toile des causes finales, cette toile plus fine encore que celle de notre intelligence, — en sorte qu’il fallut que notre intelligence la trouvât incompréhensible et même déraisonnable. —Cette légende était un renversement si audacieux et un paradoxe si osé que le monde antique, devenu trop fragile, ne put y résister, tant la chose parut folle et contradictoire; — car, soit dit entre nous, il y avait là une contradiction: si notre raison ne peut pas deviner la raison et les fins de Dieu, comment fit-elle pour deviner la conformation de sa raison, la raison de la raison, et la conformation de la raison de Dieu? — Dans les temps les plus récents, on s’est en effet demandé, avec méfiance, si la tuile qui tombe du toit a été jetée par l’«amour divin» — et les hommes commencent à revenir sur les traces anciennes du romantisme des géants et des nains. Apprenons donc, parce qu’il en est grand temps, que dans notre royaume particulier des causes finales et de la raison ce sont aussi les géants qui gouvernent! Et nos propres toiles sont tout aussi souvent déchirées par nous-mêmes et, tout aussi grossièrement, que par la fameuse tuile. Et n’est pas finalité tout ce que l’on appelle ainsi, et moins encore volonté tout ce qui est ainsi nommé. Et, si vous vouliez conclure: «Il n’y a donc qu’un seul royaume, celui de la bêtise et du hasard?» — il faudrait ajouter: oui, peut-être n’y a-t-il qu’un seul royaume, peut-être n’y a-t-il ni volonté, ni causes finales, et peut-être est-ce nous qui nous les sommes imaginées. Ces mains de fer de la nécessité qui secouent le cornet du hasard continuent leur jeu indéfiniment: il arrivera donc forcément que certains coups ressemblent parfaitement à la finalité et à la sagesse. Peut-être nos actes de volonté, nos causes finales ne sont-ils pas autre chose que de tels coups— et nous sommes seulement trop bornés et trop vaniteux pour comprendre notre extrême étroitesse d’esprit qui ne sait pas que c’est nous-mêmes qui secouons, avec des mains de fer, le cornet des dés, que, dans nos actes les plus intentionnels, nous ne faisons pas autre chose que de jouer le jeu de la nécessité. Peut-être! — Pour aller au-delà de ce peut-être, il faudrait avoir été déjà l’hôte de l’enfer, assis à la table de Perséphone, et avoir parié et joué aux dés avec l’hôtesse elle-même.

Morgenröthe, 1881.

Friedrich Nietzsche I

Friedrich Nietzsche.

Aurore. 1881. Mercure de France 1901. Traduction Henri Albert.
117.
En prison. – Mon œil, qu’il soit perçant ou qu’il soit faible, ne voit qu’à une certaine distance. Je vis et j’agis dans cet espace, cette ligne d’horizon est ma plus proche destinée, grande ou petite, à laquelle je ne puis échapper. Autour de chaque être s’étend ainsi un cercle concentrique qui lui est particulier. De même notre oreille nous enferme dans un petit espace, de même notre sens du toucher. C’est d’après ces horizons, où nos sens enferment chacun de nous, comme dans les murs d’une prison, que nous mesurons le monde, en disant que telle chose est près, telle autre loin, telle chose grande, telle autre petite, telle chose dure et telle autre molle: nous appelons «sensation» cette façon de mesurer, — et tout cela est erreur en soi! D’après le nombre des événements et des émotions qui sont, en moyenne, possibles pour nous, dans un espace de temps donné, on mesure sa vie, on la dit courte ou longue, riche ou pauvre, remplie ou vide: et d’après la moyenne de la vie humaine, on mesure celle de tous les autres êtres, — et tout cela, tout cela est erreur en soi! Si nous avions un œil cent fois plus perçant pour les choses proches, l’homme nous semblerait énorme; on pourrait même imaginer des organes au moyen desquels l’homme nous apparaîtrait incommensurable. D’autre part, certains organes pourraient être conformés de façon à réduire et à rétrécir des systèmes solaires tout entiers, pour les rendre pareils à une seule cellule: et pour des êtres de l’ordre inverse une seule cellule du corps humain pourrait apparaître, dans sa construction, son mouvement et son harmonie, tel un système solaire. Les habitudes de nos sens nous ont enveloppés dans un tissu de sensations mensongères qui sont, à leur tour, la base de tous nos jugements et de notre «entendement», — il n’y a absolument pas d’issue, pas d’échappatoire, pas de sentier détourné vers le monde réel! Nous sommes dans notre toile comme des araignées, et quoi que nous puissions y prendre, ce ne sera toujours que ce qui se laissera prendre à notre toile.

Élisabeth de Fontenay -Friedrich Nietzsche

Elisabeth de Fontenay évoque ce texte de Nietzsche dans Gaspard de la nuit. Autobiographie de mon frère. Stock, 2018 (Prix Femina essai). Folio n°6754. Janvier 2020. Dans ce récit, fait de fragments de souvenirs et de réflexions philosophiques, elle rend hommage à son frère cadet, atteint d’un profond handicap. Il a 82 ans. il se prénomme Gilbert-Jean, elle l’appelle Gaspard. Depuis la disparition de leurs parents, elle en a seule la charge. Elle en parle avec pudeur et réserve, ce qui nous repose des maniaques de l’autofiction.

Le Gai Savoir. 1882. Préface à la seconde édition. 1887.

3

« – On devine que je ne voudrais pas me montrer ingrat au moment de prendre congé de cette époque de grave consomption dont je n’ai pas encore épuisé le bénéfice aujourd’hui: de même que je sais assez l’avantage que me procure ma santé aux variations nombreuses sur tous les monolithiques de l’esprit. Un philosophe qui a cheminé et continue toujours de cheminer à travers beaucoup de santés a aussi traversé un nombre égal de philosophies: il ne peut absolument pas faire autre chose que transposer à chaque fois son état dans la forme et la perspective les plus spirituelles, -cet art de la transfiguration, c’est justement cela, la philosophie. Nous ne sommes pas libres, nous philosophes, de séparer l’âme du corps, comme le peuple les sépare, nous sommes encore moins libres de séparer l’âme de l’esprit. Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes, des instruments de mesure objective et d’enregistrement aux viscères congelés, – nous devons constamment enfanter nos pensées à partir de notre douleur et leur transmettre maternellement tout ce qu’il y a en nous de sang, de cœur, de feu, de plaisir, de passion, de torture, de conscience, de destin, de fatalité. Vivre – cela veut dire pour nous métamorphoser constamment tout ce que nous sommes en lumière et en flamme, et également tout ce qui nous concerne, nous ne pouvons absolument pas faire autrement. Et pour ce qui est de la maladie: ne serions-nous pas presque tentés de demander s’il nous est seulement possible de nous en dispenser? Seule la grande douleur est l’ultime libératrice de l’esprit, en ce qu’elle est le professeur du grand soupçon, qui fait de tout U un X, un X véritable, authentique, c’est-à-dire l’avant-dernière lettre avant la dernière… Seule la grande douleur, cette longue, lente douleur qui prend son temps, dans laquelle nous brûlons comme sur du bois vert, nous oblige, nous philosophes, à descendre dans notre ultime profondeur et à nous défaire de toute confiance, de toute bonté d’âme, de tout camouflage, de toute douceur, de tout juste milieu, en quoi nous avons peut-être autrefois placé notre humanité. Je doute qu’une telle douleur «améliore» – ; mais je sais qu’elle nous approfondit. Soit que nous apprenions à lui opposer notre fierté, notre ironie, notre force de volonté et agissions comme l’Indien d’Amérique qui, si cruellement qu’il soit martyrisé, se dédommage sur son tortionnaire par la méchanceté de sa langue, soit que, face à la douleur nous nous retirions dans ce néant oriental – on l’appelle nirvana – , dans cet abandon de soi, cet oubli de soi, cet extinction de soi muets, figés, sourds: on ressort de ces longs et dangereux exercices de maîtrise de soi en étant un autre homme, avec quelques points d’interrogation de plus, et surtout avec la volonté d’interroger désormais davantage, plus profondément, plus rigoureusement, plus fermement, plus méchamment, plus calmement que l’on n’avait interrogé jusqu’alors. La confiance dans la vie s’est évanouie: la vie elle-même est devenue problème.

– Que l’on n’aille pas croire toutefois que cela nous ait nécessairement rendus sombres! Même l’amour de la vie est encore possible, – on aime seulement de manière différente. C’est l’amour pour une femme qui suscite des doutes…Le charme exercé par tout ce qui est problématique, la joie prise à l’X est toutefois trop grande, chez de tels hommes plus spirituels, plus spiritualisés, pour ne pas dévorer comme un clair brasier toute la détresse du problématique, tout le danger de l’incertitude, et même toute la jalousie de l’amoureux. Nous connaissons un bonheur nouveau…»

Traduction Patrick Wotling. Garnier-Flammarion 1998.

Friedrich Nietzsche. 1905. Oslo, Musée Munch.

Friedrich Nietzsche

Portrait de Friedrich Nietzsche (Edvard Munch). 1906. Stockholm, Galerie Thiel.

Aurore. Réflexions sur les préjugés moraux, 1881. Traduction Henri Albert. Mercure de France, 1901.

Avant-propos.

— En fin de compte cependant: pourquoi nous faut-il dire si haut et avec une telle ardeur, ce que nous sommes, ce que nous voulons et ce que nous ne voulons pas? Regardons cela plus froidement et plus sagement, de plus loin et de plus haut, disons-le comme cela peut être dit entre nous, à voix si basse que le monde entier ne l’entend pas, que le monde entier ne nous entend pas! Avant tout, disons-le lentement… Cette préface arrive tardivement, mais non trop tard; qu’importent, en somme, cinq ou six ans! Un tel livre et un tel problème n’ont nulle hâte; et nous sommes, de plus, amis du lento, moi tout aussi bien que mon livre. Ce n’est pas en vain que l’on a été philologue, on l’est peut-être encore. Philologue, cela veut dire maître de la lente lecture: on finit même par écrire lentement. Maintenant ce n’est pas seulement conforme à mon habitude, c’est aussi mon goût qui est ainsi fait, — un goût malicieux peut-être? — Ne rien écrire d’autre que ce qui pourrait désespérer l’espèce d’hommes qui «se hâte». Car la philologie est cet art vénérable qui, de ses admirateurs, exige avant tout une chose, se tenir à l’écart, prendre du temps, devenir silencieux, devenir lent, — un art d’orfèvrerie, et une maîtrise d’orfèvre dans la connaissance du mot, un art qui demande un travail subtil et délicat, et qui ne réalise rien s’il ne s’applique avec lenteur. Mais c’est justement à cause de cela qu’il est aujourd’hui plus nécessaire que jamais, justement par là qu’il charme et séduit le plus, au milieu d’un âge du «travail»: je veux dire de la précipitation, de la hâte indécente qui s’échauffe et qui veut vite «en finir» de toute chose, même d’un livre, fût-il ancien ou nouveau. — Cet art lui-même n’en finit pas facilement avec quoi que ce soit, il enseigne à bien lire, c’est-à-dire lentement, avec profondeur, égards et précautions, avec des arrière-pensées, des portes ouvertes, avec des doigts et des yeux délicats… Amis patients, ce livre ne souhaite pour lui que des lecteurs et des philologues parfaits: apprenez à me bien lire! —

Automne 1886.

René Char

René Char.

Baudelaire mécontente Nietzsche

C’est Baudelaire qui postdate et voit juste de sa barque de souffrance, lorsqu’il nous désigne tels que nous sommes. Nietzsche, perpétuellement séismal, cadastre tout notre territoire agonistique. Mes deux porteurs d’eau.

Obligation, sans reprendre souffle, de raréfier, de hiérarchiser êtres et choses empiétant sur nous.
Comprenne qui pourra. Le pollen n’échauffant plus un avenir multiple s’écrase contre la paroi rocheuse.

Que nous défiions l’ordre ou le chaos, nous obéissons à des lois que nous n’avons pas intellectuellement instituées. Nous nous en approchons à pas de géant mutilé.

De quoi souffrons-nous le plus? De souci. Nous naissons dans le même torrent, mais nous y roulons différemment, parmi les pierres affolées. Souci? Instinct garder.

Fils de rien et promis à rien, nous n’aurions que quelques gestes à faire et quelques mots à donner.
Refus. Interdisons notre hargneuse porte aux mygales jactantes, aux usuriers du désert. L’œuvre non vulgarisable, en volet brisé, n’inspire pas d’application, seulement le sentiment de son renouveau.

Ce que nous entendons durant le sommeil, ce sont bien les battements de notre coeur, non les éclairs de notre âme sans emploi.

Mourir, c’est passer à travers le chas de l’aiguille après de multiples feuillaisons. Il faut aller à travers la mort pour émerger devant la vie, dans l’état de modestie souveraine.

Qui appelle encore? Mais la réponse n’est point donnée.
Qui appelle encore pour un gaspillage sans frein? Le trésor entrouvert des nuages qui escortèrent notre vie.

La nuit talismanique qui brillait dans son cercle, 1972.

Charles Baudelaire 1844 (Emile Deroy (1820–1846).
Friedrich Nietzsche, 1875.

Friedrich Nietzsche (1844-1900)

Friedrich Nietzsche.

Préface de la deuxième édition. Le gai savoir.

I.
Ce livre a peut-être besoin de plus d’une préface; et finalement il reste toujours le doute qu’il soit possible que quelqu’un, sans qu’il ait fait quelque expérience semblable, soit par une préface rapproché de l’expérience de ce livre. Il semble écrit dans la langue du vent du dégel: il y a dedans de l’excitation, de l’intranquillité, de la contradiction, du temps d’avril, si bien que l’on est rappelé aussi bien à la proximité de l’hiver qu’à la victoire sur l’hiver, qui vient, qui doit venir, qui peut-être est déjà venue… La gratitude jaillit perpétuellement, comme si même le plus inattendu s’était produit, la gratitude de celui qui guérit, – car la guérison fut cet inattendu. «gai savoir»: cela signifie les saturnales d’un esprit qui a résisté patiemment à une pression effroyablement longue – patiemment, fortement, froidement, sans se soumettre, mais sans espoir –, et qui d’un seul coup est assailli par l’espoir, par l’espoir de santé, par l’ivresse de la guérison. Comment s’étonner que cela mette au jour beaucoup de déraisonnable et de fou, beaucoup de tendresse vandale gaspillée à des problèmes qui ont le poil piquant et qui ne sont pas conçus pour être cajolés et séduits. Ce livre entier n’est rien que réjouissance après une longue privation et impuissance, la jubilation des forces revenues, de la foi éveillée de nouveau en un demain et en un lendemain, du soudain sentiment et du pressentiment de l’avenir, des aventures proches, des mers réouvertes, des buts de nouveau permis, en lesquels de nouveau avoir foi. Et tout ce qui était derrière moi alors! Ce bout de désert, d’épuisement, d’incroyance, de givre au milieu de la jeunesse, cette état de vieillard intervenant au mauvais endroit, cette tyrannie de la douleur encore dépassée par la tyrannie de la fierté, qui repoussait les conclusions de la fierté – et les conclusions sont des consolations -, cette solitude radicale comme défense contre un mépris de l’humanité devenu maladivement lucide, cette réduction fondamentale sur ce que la connaissance a d’amer, d’âpre, de douloureux, et comment la prescrivait le dégoût qui d’une peu prudente diète et complaisance spirituelle – on l’appelle romantisme – avait peu a peu grandi, oh qui pourrait le sentir après moi! Mais celui qui pourrait m’accorderait sans doute davantage qu’un peu de folie, d’exubérance de «gai savoir», – par exemple la poignée de chants qui cette fois sont jointes à ce livre – des chants dans lesquels un poète d’une façon difficilement pardonnable se moque de tous les poètes. – Ah, ce n’est pas seulement sur les poètes et leurs beaux «sentiments lyriques» que ce ressuscité doit exercer sa méchanceté: qui sait quelle victime il se cherche, quel monstre d’étoffe parodique le provoquera sous peu? «Incipit tragoedia» – c’est la fin de ce livre préoccupant-non-préoccupant: il faudra être sur ses gardes! Est donné congé à quelque chose d’exemplairement grave et méchant: incipit parodia, il n’y a aucun doute…

II.
– Mais laissons là Monsieur Nietzsche: qu’est-ce que ça peut nous faire que Monsieur Nietzsche ait retrouvé la santé?…Un psychologue connaît peu de questions aussi attirantes que celle du rapport entre la santé et la philosophie, et au cas où il tombe lui-même malade, il apporte toute sa curiosité scientifique avec lui dans la maladie. On a en effet, à supposer que l’on soit une personne, nécessairement la philosophie de sa personne: mais il y a là une différence considérable. Chez l’un ce sont ses manques qui philosophent, chez l’autre ses richesses et ses forces. Le premier a la nécessité de sa philosophie, ne serait-ce que comme appui, apaisement, médecine, soulagement, élévation, mise à distance de lui-même; chez l’autre elle n’est qu’un beau luxe, dans le meilleur cas la volupté d’une gratitude triomphante, qui doit quand même pour finir s’inscrire en majuscules cosmiques au ciel des notions. Dans l’autre, dans les cas les plus habituels toutefois, quand les états de nécessité font la philosophie, comme chez tous les penseurs malades – et peut-être que les penseurs malades sont majoritaires dans l’histoire de la philosophie –: qu’est-ce qu’il sera de la pensée même qui est soumise à la pression de la maladie? Voilà la question qui concerne le psychologue: et ici l’expérimentation est possible. Pas autrement que ne le fait un voyageur qui résout de se réveiller à une heure déterminée et qui ensuite se livre tranquille au sommeil: ainsi nous philosophes à supposer que nous tombions malade, nous nous abandonnons temporairement corps et âme à la maladie – nous fermons pour ainsi dire les yeux devant nous. Et comme celui-là sait que quelque chose ne dort pas, que quelque chose compte les heures et le réveillera, ainsi nous aussi nous savons que l’instant décisif nous trouvera éveillé, – qu’ensuite quelque chose surgit et prend l’esprit sur le fait, je veux dire la faiblesse ou le changement d’avis ou la résignation ou l’endurcissement ou l’empoussièrement et toutes ces façons de désigner l’état maladif de l’esprit, qui aux jours de la santé ont contre elles la fierté de l’esprit (car on en reste au vieux dicton «l’esprit fier, le paon, le cheval sont les trois bêtes les plus fières»-). Après une telle interrogation de soi-même, tentation de soi-même, on apprend à regarder d’un œil plus fin tout ce qui dans l’absolu a été philosophé jusqu’alors; on devine mieux qu’avant les involontaires détours, ruelles latérales, places pour le repos, endroits ensoleillés de la pensée, sur lesquels sont conduits et séduits les penseurs souffrants justement en tant que souffrants, on sait désormais où inconsciemment le corps malade et ses besoins entraîne l’esprit, le pousse, l’attire – vers le soleil, le calme, la douceur, la patience, la médecine, le baume en un sens quelconque. Chaque philosophie qui met la paix au dessus de la guerre, chaque éthique avec une conception négative du concept de bonheur, chaque métaphysique et physique qui connaît un point final, un état final de quelque nature que ce soit, chaque exigence principalement esthétique ou religieuse d’un en-marge, d’un au-delà, d’un en-dehors, d’un au-dessus, autorise à se demander si ce n’est pas la maladie qui a inspiré le philosophe. Le déguisement inconscient des besoins physiologiques sous le manteau de l’objectif, de l’idéal, du purement spirituel s’étend loin jusqu’à l’épouvante, – et bien souvent je me suis demandé si, en fin de compte, la philosophie jusqu’alors n’avait pas été qu’une interprétation du corps et un malentendu du corps. Derrière les plus hauts jugements de valeur par lesquels l’histoire de la pensée a été menée jusqu’ici, gisent dissimulés des malentendus sur la texture corporelle, soit de l’individu, soit des états ou des races entières. Il faut dans un premier temps toujours prendre toutes les folies de la métaphysiques, en particulier ses réponses à la question de la valeur de l’existence, comme les symptômes de corps bien précis; et si ces approbations du monde ou négations du monde en bloc, mesurées scientifiquement, ne contiennent pas une graine de signification, en revanche elles donnent à l’historien et au psychologue des indices d’autant plus valables qu’ils sont des symptômes, comme déjà dit, du corps, de ce qui lui réussit et de ce qu’il manque, de sa plénitude, de sa puissance, de sa domination de soi dans l’histoire, ou bien au contraire de ses scrupules, de ses épuisements, de ses appauvrissements, de son pressentiment de la fin, de sa volonté de fin. J’attends toujours qu’un médecin philosophique dans le sens extraordinaire du terme – un homme tel qu’il puisse s’occuper de la santé d’ensemble du peuple, de l’époque, de la race, de l’humanité – aie le courage de promouvoir jusqu’à son terme mon soupçon et d’oser cette phrase: dans toute la philosophie il s’est agi jusqu’ici non pas de vérité, mais de quelque chose d’autre, disons de santé, avenir, croissance, puissance, vie…

III.
– On devine que je veux sans ingratitude prendre congé de cette époque de lourd dépérissement, dont les gains ne sont pas encore épuisées pour moi aujourd’hui: de même que je suis absolument conscient de l’avantage que j’ai avec ma santé changeante sur tous les trapus de l’esprit. Un philosophe qui fait le chemin à travers de nombreuses santés et qui continue à le faire, a traversé autant de philosophies: il ne peut qu’appliquer à chaque fois l’état dans lequel il est à la forme et au monde spirituels – cet art de la transfiguration c’est précisément la philosophie. Il n’est pas libre à nous philosophes de séparer âme et corps comme le fait le peuple, il nous est encore moins libre de séparer âme et esprit. Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes, pas des appareils à objectiver et à enregistrer et aux viscères froides, – nous devons continuellement enfanter nos pensées de notre douleur et maternellement leur donner tout ce que nous avons en nous de sang, cœur, feu, désir, passion, tourment, conscience, destin, fatalité. Vivre – cela veut dire pour nous continuellement transformer tout ce que nous sommes en lumière et flamme, et aussi tout ce qui nous touche, nous ne pouvons autrement. Et pour ce qui concerne la maladie: ne serions nous pas presque tentés de nous demander si elle nous est superflue absolument? C’est seulement la grande douleur qui est la dernière libératrice de l’esprit, comme le maître d’apprentissage du grand soupçon, qui fait de chaque U un X, un vrai X véritable, ce qui veut dire l’avant dernière lettre avant la dernière…C’est seulement la grande douleur, cette longue lente douleur qui prend son temps, dans laquelle nous sommes comme brûlés dans un feu de bois vert, qui nous force nous philosophes à descendre dans notre tréfonds ultime et à nous défaire de toute confiance, de tout ce qui est bon, dissimulant, doux, moyen, dans quoi nous avons peut-être auparavant placé notre humanité. Je doute qu’une telle douleur «améliore» –; mais je sais qu’elle approfondit. Soit parce que nous apprenons à lui opposer notre fierté, notre sarcasme, notre volonté et que nous faisons comme l’indien qui, si violemment torturé soit-il, se dédommage de son tortureur par la méchanceté de sa langue; soit parce que devant la douleur nous nous retirons dans ce néant oriental – on l’appelle Nirvana – dans le muet, raide, sourd abandon de soi, oubli de soi, dissolution de soi: on ressort de tels longs, dangereux exercices de maîtrise de soi comme un autre homme, avec quelques nouveaux points d’interrogation, avant tout avec la volonté d’interroger à présent davantage, d’interroger plus profondément, plus sévèrement, plus durement, plus méchamment, plus calmement que l’on avait interrogé jusque là. C’en est fini de la confiance en la vie – la vie même est devenu problème. – Qu’on ne croie pas qu’on en devient nécessairement un sombre type! Même l’amour de la vie est encore possible – mais on aime autrement. C’est l’amour pour une femme qui nous fait douter… Le charme de tout ce qui pose problème, la joie en X est en revanche chez de tels gens plus spirituels, plus spiritualisés, trop grande pour que cette joie ne se déverse pas toujours telle une claire lueur sur toute la détresse du problème, sur tout le danger de l’incertitude, et même sur la jalousie de l’amant. Nous connaissons un bonheur nouveau…

IV.
Enfin, pour ne pas laisser l’essentiel non dit: on sort de tels abîmes, d’un si grave dépérissement, et aussi du dépérissement du grave soupçon, comme né de nouveau, mué, plus délicat, plus méchant, avec un goût plus fin pour la joie, avec une langue plus délicate pour toutes les bonnes choses, avec des sens plus gais, avec une deuxième dangereuse innocence dans la joie, plus enfant à la fois et cent fois plus raffiné que l’on ne l’a jamais été. Oh comme la jouissance répugne désormais, la grossière sourde brune jouissance telle que la comprennent sinon les jouisseurs, nos «cultivés», nos riches et gouvernants! Avec quelle méchanceté nous écoutons désormais le gros boum-boum de foire annuelle par lequel l’«homme cultivé» et l’habitant des grandes villes se fait violer à travers art, livre et musique, pour des «jouissances spirituelles», avec l’aide de boissons spirituelles! Combien maintenant nous fait mal aux oreilles le cri théâtral de la passion, comme est devenu étranger à notre goût toute l’émeute romantique et le fatras des sens qu’aime la populace cultivée, avec ses aspirations au sublime, à l’élevé, à l’extravagant! Non, s’il faut absolument que nous qui guérissons ayons besoin d’art, c’est d’un autre art – un art moqueur, léger, fugitif, divinement désembarassé, divinement artificiel, qui comme une flamme claire nous fait grimper dans un ciel sans nuage! Avant tout: un art pour les artistes, seulement pour les artistes! Nous nous entendons mieux à ce qui est la première nécessité en la matière, la gaieté, toute gaieté, mes amis! aussi en tant qu’artistes –: je voudrais le prouver. Nous savons trop bien plusieurs choses à présent, nous les savants: oh comme désormais nous apprenons à bien oublier, à bien ne pas savoir, en tant qu’artistes! Et pour ce qui touche à notre avenir: on nous trouvera difficilement encore sur les chemins de ces jeunes égyptiens, qui la nuit rendent les temples peu sûrs, qui embrassent les colonnes sculptées et qui dévoilent, découvrent, veulent étaler dans la claire lumière absolument tout ce qui a été avec de bonnes raisons dissimulé. Non, ce mauvais goût, cette volonté de vérité, de «vérité à tout prix», ce délire de jeune homme dans l’amour de la vérité – nous n’y avons plus goût: nous sommes pour cela trop expérimentés, trop sérieux, trop joyeux, trop consumés, trop profonds… Nous ne croyons plus que la vérité reste la vérité quand on lui retire son voile; nous avons trop vécu pour croire encore à cela. Aujourd’hui une chose nous semble convenable: ne pas vouloir voir toute chose nue, ne pas vouloir être là pour toute chose, ne pas vouloir tout comprendre et «savoir. «Est-ce que c’est vrai que le bon Dieu est partout?» demandait une petite fille à sa mère: «mais je trouve ça indécent» – un signe pour les philosophes! On devrait davantage honorer la honte avec laquelle la nature s’est cachée derrière des énigmes et des incertitudes colorées. Peut-être la vérité est une femme qui a des raisons de ne pas laisser voir ses raisons? Peut-être que son nom est, pour parler grec, Baubo? … Oh ces Grecs! Ils s’y entendaient à vivre: et il est nécessaire de s’en tenir bravement à la surface, au pli, à la peau, d’adorer l’apparence, de croire aux formes, aux sons, aux paroles, à toute l’Olympe de l’apparence! Ces Grecs étaient superficiels – par profondeur! Et n’y revenons nous pas justement, nous les intrépides de l’esprit, qui avons escaladé les plus hauts et dangereux sommets de l’esprit actuel et de là avons regardé autour de nous, qui de là avons regardé en contrebas? N’y sommes nous pas justement – des Grecs? Adorateurs des formes, des sons, des paroles? Justement pour cela – des artistes?

Ruta près de Gênes, à l’automne 1886.

(Traduit par Claire Placial)