Henri Matisse – Charles Baudelaire

Henri Matisse (Man Ray) 1922. Paris, Centre Pompidou.

Le peintre passe l’été 1895 en Bretagne, à Beuzec-Cap-Sizun, sur la côte nord du Cap Sizun, donnant sur la baie de Douarnenez, avec son ami d’atelier, Émile Wéry. Sur un carnet préparatoire à l’un de ses voyages, il retranscrit deux poèmes de Baudelaire, L’idéal et Les phares. il retourne en Bretagne les deux étés suivants.

XVIII. L’Idéal

Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes,
Produits avariés, nés d’un siècle vaurien,
Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes,
Qui sauront satisfaire un coeur comme le mien.

Je laisse à Gavarni, poète des chloroses,
Son troupeau gazouillant de beautés d’hôpital,
Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses
Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.

Ce qu’il faut à ce coeur profond comme un abîme,
C’est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime,
Rêve d’Eschyle éclos au climat des autans ;

Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel-Ange,
Qui tors paisiblement dans une pose étrange
Tes appas façonnés aux bouches des Titans !

VI. Les Phares

Rubens, fleuve d’oubli, jardin de la paresse,
Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer,
Mais où la vie afflue et s’agite sans cesse,
Comme l’air dans le ciel et la mer dans la mer ;

Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,
où des anges charmants, avec un doux souris
Tout chargé de mystère, apparaissent à l’ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ;

Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,
Et d’un grand crucifix décoré seulement,
où la prière en pleurs s’exhale des ordures,
Et d’un rayon d’hiver traversé brusquement ;

Michel-Ange, lieu vague où l’on voit des Hercules
Se mêler à des Christs, et se lever tout droits
Des fantômes puissants qui dans les crépuscules
Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ;

Colères de boxeur, impudences de faune,
Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,
Grand coeur gonflé d’orgueil, homme débile et jaune,
Puget, mélancolique empereur des forçats ;

Watteau, ce carnaval où bien des coeurs illustres,
Comme des papillons, errent en flamboyant,
Décors frais et légers éclairés par des lustres
Qui versent la folie à ce bal tournoyant ;

Goya, cauchemar plein de choses inconnues,
De foetus qu’on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir et d’enfants toutes nues,
Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;

Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
où sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;

Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes;
C’est pour les coeurs mortels un divin opium !

C’est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C’est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !

Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !

Les Fleurs du Mal, 1857.

Ses modèles sont donc alors : Rubens, Léonard de Vinci, Rembrandt, Michel-Ange, Puget, Watteau, Goya, Delacroix… A Paris, il visite en novembre 1895 la première exposition consacrée à Paul Cézanne, à la galerie d’Ambroise Vollard. Le jeune homme au gilet rouge le marque particulièrement. Comme pour Picasso, Cézanne c’est le patron. « Il était notre père à tous », confie le peintre espagnol à son ami Brassaï, évoquant l’influence exercée par Cézanne sur toute la génération ( Gauguin, Braque, Derain, Matisse ) dont il fait partie. Il ajoute même que Cézanne a été son « seul et unique maître ».

Le Garçon au gilet rouge (Paul Cézanne). 1888-90. Zürich, Collection Emil G. Bührle.

Pierre Michon

Pierre Michon. 2017.

Albin Michel a réuni en 2007 trente entretiens avec Pierre Michon : Le roi vient quand il veut. Propos sur la littérature (Le Livre de Poche n° 31892. 2010). L’inspiration vient quand elle veut. La dernière publication consistante de Pierre Michon, Les Onze, date de 2009.

La Grande Beune (Gallimard, Collection Folio n°4345, 2006) est sorti chez Verdier en décembre 1995. Verdier a publié le 23 mars le dyptique Les deux Beune. Une suite donc, plus de 27 ans plus tard. On y retrouve Pierre, le narrateur-instituteur, Mado, sa fiancée, Hélène, l’aubergiste, Yvonne, la buraliste, Jean le Pêcheur, Jeanjean, l’agriculteur… J’ai relu pour l’occasion La Grande Beune cette semaine, La Petite ce sera pour plus tard. Verdier a mis le début du texte sur son site. Cela donne envie…

https://editions-verdier.fr/wp-content/uploads/2023/02/les_deux_beune_extrait.pdf

« Je ne crois guère aux beautés qui peu à peu se révèlent, pour peu qu’on les invente ; seules m’emportent les apparitions. Celle-ci me mit à l’instant d’abominables pensées dans le sang. C’est peu dire que c’était un beau morceau. Elle était grande et blanche, c’était du lait. C’était large et riche comme Là-Haut les houris, vaste mais étranglé, avec une taille serrée ; si les bêtes ont un regard qui ne dément par leur corps, c’était une bête ; si les reines ont une façon à elles de porter sur la colonne d’un cou une tête pleine mais pure, clémente mais fatale, c’était la reine. Ce visage royal était nu comme un ventre : là-dedans les yeux très clairs qu’ont miraculeusement des brunes à peau blanche, cette blondeur secrète sous le poil corbeau, cette énigme que rien, si d’aventure vous possédez ces femmes, ni les robes soulevées, ni les cris, ne dénoue. Elle avait entre trente et quarante ans. Tout en elle était connaissance du plaisir, celui sans doute qu’on entend d’habitude, mais celui aussi qu’elle dispensait à tous, à elle-même, à rien quand elle était seule et ne se voyait plus, seulement en posant là le gras de ses doigts, en tournant un peu la tête et alors les sequins d’or qu’elle avait aux oreilles touchaient sa joue, en vous regardant ou en regardant ailleurs, et ce plaisir était vif comme une plaie ; elle savait cela ; elle portait cela avec vaillance, avec passion. Allons, on ne peut en parler ; non, ça n’est pas né de l’argile : c’est comme le battement furieux de milliers d’ailes en tempête et il n’y a pas pourtant de matière plus comble, plus lourde, plus enferrée dans son poids. Le poids de ce mi-corps somme toute gracile en dépit de l’évasement des seins était considérable. Des paquets de cigarettes bien rangés derrière elle l’auréolaient. Je ne voyais pas sa jupe ; c’était pourtant là derrière le comptoir, démesuré, insoulevable. La pluie brusque dehors fouettait les vitres : je l’entendais crépiter sur cette chair intacte. »

« L’accouplement est un cérémonial – s’il ne l’est pas c’est un travail de chien. »

Juan Ramón Jiménez

Juan Ramón Jiménez. Photo publiée dans le journal argentin La Nación. Auteur inconnu.

Un poème de Juan Ramón Jiménez, prix Nobel de littérature 1956.

Sueños

Que yo estoy en la tierra,
que yo soy calle oscura y mala,
jaula fría y mohosa,
campo cerrado siempre
¿quién lo podrá negar?

Que tú estás por el cielo,
que tú eres nube de colores,
pájaro errante y libre,
brisa de última hora,
¿quién lo podrá negar?

Arte menor, 1909.

(Merci à La cueva de los locos)

Dessin (Juan Ramón Jiménez) v 1896.

Auguste Rodin – Alberto Giacometti – Germaine Richier

L’homme qui marche (Aguste Rodin). 1907. Paris, Musée Rodin.

L’Homme qui marche d’Auguste Rodin (1907)

Cette sculpture est née à partir d’une étude des jambes de Saint Jean-Baptiste (1878. Paris, Musée d’Orsay) et d’un torse. Rodin les assemble vers 1900. A cette époque, il porte un nouveau regard sur la sculpture antique. L’état fragmentaire dans lequel nous sont parvenues la plupart des oeuvres gréco-romaines a eu une incidence sur sa réflexion. D’après lui, cela ne diminue en rien leur beauté ni leur pouvoir d’expression : « Voilà une main, une main de marbre que j’ai trouvée chez un brocanteur ; elle est cassée au ras du poignet ; elle n’a plus de doigts, rien qu’une paume ; et elle est si vraie que pour la contempler, la voir vivre, je n’ai pas besoin de doigts. Mutilée comme elle est, elle se suffit malgré tout, parce qu’elle est vraie. » (Auguste Rodin, 1904).
L’Homme qui marche est souvent considéré comme le symbole de la création pure, débarrassée du poids du sujet. C’est l’image même du mouvement, du dynamisme.

L’Homme qui marche II (Alberto Giacometti). 1960. Fondation Alberto et Annette Giacometti.

L’Homme qui marche I et II d’Alberto Giacometti (1960)

Ces deux sculptures arrivent pour Giacometti après un long processus, de nombreuses tentatives. Elles ont un pas large et assuré.
Cet être humain est en quête de sens. Il est à la fois fragile et conquérant. C’est le symbole d’une humanité en mouvement. Giacometti comme Rodin n’a pas inventé ce motif sculpté qui existe depuis la Préhistoire, des figures égyptiennes aux Kouroi grecs. Mais il est le seul à lui avoir donné une forme universelle et atemporelle : celle d’un homme, sans époque, sans genre, ni origines. Ce n’est pas un héros, juste un homme sculpté entre la figuration et l’abstraction, dans la quintessence du mouvement et la vérité de la perception.
Jean Genet affirme dans une étude sur l’oeuvre de son ami sculpteur (L’atelier d’Alberto Giacometti. L’Arbalète, 1963. Gallimard, 2007) :
« Autour d’elles l’espace vibre. Rien n’est plus en repos. C’est peut-être que chaque angle (fait avec le pouce de Giacometti quand il travaillait la glaise) ou courbe, ou bosse, ou crête, ou pointe déchirée du métal ne sont eux-mêmes en repos. Chacun d’eux continue à émettre la sensibilité qui les créa. Aucune pointe, arête qui découpe, déchire l’espace, n’est morte. »
Il dit aussi :
«Il n’est pas à la beauté d’autre origine que la blessure, singulière, différente pour chacun, cachée ou visible, que tout homme garde en soi, qu’il préserve et où il se retire quand il veut quitter le monde pour une solitude temporaire mais profonde. Il y a donc loin de cet art à ce qu’on nomme le misérabilisme. L’art de Giacometti me semble vouloir découvrir cette blessure secrète de tout être et même de toute chose, afin qu’elle les illumine.»

L’Homme qui marche (Germaine Richier). 1945. Paris, Centre Pompidou.

L’Homme qui marche de Germaine Richier (1945)

Germaine Richier crée L’Homme qui marche en 1945 pendant son exil en Suisse. Elle ne craint pas de s’attaquer à un thème traité par Rodin. Loin de tout élan, le personnage semble titubant. Il a l’œil exorbité et son crâne troué laisse passer la lumière. Le travail expressif sur le bronze est indissociable des menaces qui pèsent sur l’homme après la guerre. C’est aussi une façon de le ramener à la vie :
« Mes statues ne sont pas inachevées – leurs formes déchiquetées ont toutes été conçues pleines et complètes. C’est ensuite que je les ai creusées, déchirées, pour qu’elles soient variées de tous les côtés et qu’elles aient un aspect changeant et vivant », dit-elle peu avant sa mort.
Cette image d’une humanité aussi blessée que menaçante est développée deux ans plus tard avec L’Orage.
André Pieyre de Mandiargues écrit : « Elle fait crier ce qui est passé entre ses mains. » Il ajoute : « Elle nous induit à d’étranges mouvements de l’âme, elle nous fait apercevoir des fièvres et des peurs qui sont primordiales. »
Son homme semble ahuri, mais a les pieds englués dans la terre. Ses mains aux doigts écartés donne vie à ce personnage inquiétant au crâne percé. On est loin de la figure longiligne de Giacometti. La sculpture de Richier offre l’image d’une humanité blessée, menaçante , fortement marquée par la guerre et l’après-guerre.

L’Orage. 1947-48. Paris, Centre Georges Pompidou.
L’Orage. 1947-48. Paris, Centre Georges Pompidou.

Blas de Otero

Blas de Otero.

Blas de Otero est né le 15 mars 1916 à Bilbao. Il est mort à Majadahonda (Communauté de Madrid) le 29 juin 1979 à 63 ans. Je me souviens de la poésie sociale espagnole des années 50.

Un poème étudié autrefois avec des élèves de Terminale :

Tañer (Blas de Otero)

Escucho,
estoy oyendo

el reloj de la cárcel
de León.

La campana de la Audiencia
de Soria.

Filo de la madrugada.

…oyendo
tañer
España.

Tintement

J’écoute
j’entends

l’horloge de la prison
de Léon.

La cloche du Tribunal
de Soria.

L’aube se lève.

… j’entends
tinter l’Espagne.

Parler clair. Pierre Seghers éditeur, 1959. Traduction Claude Couffon.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2022/01/31/blas-de-otero/

Le Monde, 3 août 1979

La silhouette ascétique de Blas de Otero

Nous avons reçu ce témoignage de Claude Couffon sur Blas de Otero, le poète espagnol mort le 29 juin (le Monde daté 1er-2 juillet) :

Je l’avais connu à Collioure en 1959. Il était venu d’Espagne avec quelques autres poètes rendre hommage au grand aîné, Antonio Machado, mort vingt ans plus tôt dans le petit port catalan français. Je le revois alors : haute silhouette ascétique sous le soleil primesautier de février, regard interrogateur entre les paupières plissées, sourire mélancolique, voix grave traînant comme un fleuve traîne ses galets bruissants des mots précis et exigeants : paix, liberté, clarté, justice, fraternité.

Quelques jours plus tard, à Paris, il me montra son dernier manuscrit que la censure de son pays venait d’examiner et d’interdire. Des cercles rageurs à l’encre rouge avaient entouré chaque mot, puis chaque vers, puis chaque strophe, puis le poème entier. L’Espagne repoussait un de ses maîtres livres que sa littérature, plus tard, retiendrait : En Castellano. Parler clair. Le poète parlait trop clair pour l’obscurantisme officiel. Je traduisis le manuscrit et le portai à Pierre Seghers, qui le publia, bilingue, dans sa précieuse collection ” Autour du monde “.

En 1963, François Maspero éditait un livre antérieur de Blas de Otero, au titre significatif : Je demande la paix et la parole. Son chef-d’œuvre ! L’ouvrage avait eu plus de chance. Publié en 1955 par une petite maison d’édition d’une ville industrielle proche de Santander, il avait échappé à la censure.

De sa bibliographie, Blas de Otero parlait peu. Né à Bilbao en 1916, il avait étudié chez les jésuites, puis préparé une carrière de droit, qu’il n’exerça pas, et de lettres, qu’il avait abandonnée. Resté en Espagne après la guerre civile, il n’avait plus vécu que par et pour la poésie. Dans ses premiers recueils : Cantique spirituel (1942), Ange férocement humain (1950), Rappel de conscience (1951), il avait d’abord cherché Dieu, à travers de beaux et fervents sonnets. Celui-ci ne lui ayant répondu que par le silence ou la violence, il s’était résolument tourné vers l’homme, l’Espagnol opprimé par la dictature, l’Espagnol solitaire, oublié, qui s’avançait avec angoisse dans le vide et la nuit de sa vie. Exprimer par le poème la souffrance collective d’un peuple bâillonné, bafoué dans sa dignité et dans ses droits les plus élémentaires, mais aussi l’encourager à la résistance, au combat, à l’espoir, devint pendant trente ans l’obsession de Blas de Otero.

Aujourd’hui, son œuvre chante dans toutes les mémoires des Espagnols, qui récitent par cœur nombre de ses poèmes. Demain, elle sera, par son authenticité, un précieux et émouvant témoignage pour qui voudra savoir ce qu’était l’Espagne sous Franco.

Claude Couffon.

https://www.universolorca.com/personaje/couffon-claude/

Victor Hugo

La Durande (Victor Hugo). 1866.

« La rêverie, qui est la pensée à l’état de nébuleuse, confine au sommeil, et s’en préoccupe comme de sa frontière. L’air habité par des transparences vivantes, ce serait le commencement de l’inconnu ; mais au-delà s’offre la vaste ouverture du possible. Là d’autres êtres, là d’autres faits. Aucun surnaturalisme ; mais la continuation occulte de la nature infinie. Gilliat dans ce désœuvrement laborieux, qui était son existence, était un bizarre observateur. Il allait jusqu’à observer le sommeil. Le sommeil est en contact avec le possible, que nous nommons aussi l’invraisemblable. Le monde nocturne est un monde. La nuit, en tant que nuit, est un univers. L’organisme matériel humain sur lequel pèse une colonne atmosphérique de quinze lieues de haut, est fatigué le soir, il tombe de lassitude, il se couche, il se repose ; les yeux de chair se ferment ; alors dans cette tête assoupie, moins inerte qu’on ne croit, d’autres yeux s’ouvrent ; l’inconnu apparaît. Les choses sombres du monde ignoré deviennent voisines de l’homme, soit qu’il y ait communication véritable, soit que les lointains de l’abîme aient un grossissement visionnaire ; il semble que les vivants indistincts de l’espace viennent nous regarder et qu’ils aient une curiosité de nous, les vivants terrestres ; une création fantôme monte ou descend vers nous et nous côtoie dans un crépuscule ; devant notre contemplation spectrale, une vie autre que la nôtre s’agrège et se désagrège, composée de nous-mêmes et d’autre chose ; et le dormeur, pas tout à fait voyant, pas tout à fait inconscient, entrevoit ces animalités étranges, ces végétations extraordinaires, ces lividités terribles ou souriantes, ces larves, ces masques, ces figures, ces hydres, ces confusions, ce clair de lune sans lutte, ces obscures décompositions du prodige, ces croissances et ces décroissances dans une épaisseur trouble, ces flottaisons de forme dans les ténèbres, tout ce mystère que nous appelons le songe et qui n’est autre chose que l’approche d’une réalité invisible. Le rêve est l’aquarium de la nuit. Ainsi songeait Gilliatt. »

Les Travailleurs de la mer, 1866.

Les travailleurs de la mer (Édouard Manet). 1873. Houston, Museum of Fine Arts.

Álvaro Mutis 1923 – 2013

Álvaro Mutis. Barcelone, terrasse de La Pedrera. 14 février 2002.

Álvaro Mutis, l’écrivain colombien, était le grand ami de Gabriel García Márquez. Celui-ci lui a dédié Cent ans de solitude (Cien años de soledad, 1967) et le considérait comme “l’un de nos plus grands écrivains”. Il affirmait : “Il y a une part importante d’Álvaro dans presque tous mes livres” . Álvaro Mutis fut d’abord poète. Il s’est fait connaître comme romancier dans les années 70 et 80. Le voyage est au cœur de toute son œuvre littéraire. Il a créé à partir de 1985 une série de sept romans autour d’un personnage, Maqroll el Gaviero (Maqroll le Gabier), aventurier toujours au bord de la misère et marin partout sur le globe, tant sur les mers que sur les fleuves et les rivières. Álvaro Mutis a reçu le Prix Cervantès en 2001.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/08/25/

On peut lire en français l’anthologie Et comme disait Maqroll el Gaviero et en espagnol Summa de Maqroll el Gaviero: Poesía reunida (Debolsillo, 2008). J’ai acheté ce livre en janvier dans un café-librairie de Madrid, Cafebrería ad Hoc, Calle del Buen Suceso dans ce quartier d’Argüelles que je fréquente depuis 1969.

Un exemple de sa poésie :

Sonata

Por los árboles quemados después de la tormenta.
Por las lodosas aguas del delta.
Por lo que hay de persistente en cada día.
Por el alba de las oraciones.
Por lo que tienen ciertas hojas
en sus venas color de agua
profunda y en sombra.
Por el recuerdo de esa breve felicidad
ya olvidada
y que fuera alimento de tantos años sin nombre.
Por tu voz de ronca madreperla.
Por tus noches por las que pasa la vida
en un galope de sangre y sueño
Por lo que eres ahora para mí.
Por lo que serás en el desorden de la muerte.
Por eso te guardo a mi lado
como la sombra de una ilusoria esperanza.

Los trabajos perdidos. Era, 1965.

Sonata

Pour les arbres brûlés après la tourmente.
Pour les eaux boueuses du delta.
Pour ce qui demeure de chaque jour.
Pour le petit matin des prières.
Pour ce que recèlent certaines feuilles
dans leurs veines couleur d’eau
profonde et sombre.
Pour le souvenir de ce bonheur bref
et déjà oublié
qui fut mon aliment de tant d’années sans nom.
Pour ta voix de nacre rauque.
Pour tes nuits où transite la vie
en un galop de sang et de rêve.
Pour ce que tu es aujourd’hui pour moi.
Pour ce que tu seras dans le tumulte de la mort.
Pour cela je te garde à mon côté
comme l’ombre d’un illusoire espoir.

Les Travaux perdus in Et comme disait Maqroll el Gaviero. NRF Poésie/ Gallimard n° 441 , 2008. Traduit par François Maspero.

Germaine Richier 1902-1959

Germaine Richier dans son atelier (Agnès Varda). Paris, 30 novembre 1955.

Exposition Germaine Richier au centre Georges-Pompidou, Paris 4e du 1 mars au 12 juin et du 12 juillet au 5 novembre au Musée Fabre de Montpellier.

Nous l’avons vue samedi 4 mars. Elle est très complète puisque presque 200 œuvres (sculptures, gravures, dessins) sont exposées. Je ne connaissais cette artiste que par les sculptures présentées habituellement au quatrième étage du centre (Musée national d’Art moderne). Je trouvais impressionnant Le Christ d’Assy I, petit de 1950.

On peut admirer pour la première fois à Paris le véritable Christ d’Assy, modelé en bronze, l’un de ses chefs-d’œuvre. Il avait créé une importante polémique au début des années 1950 auprès des catholiques traditionalistes les plus conservateurs, et même au Vatican dans l’entourage du pape Pie XII. Il se trouve exposé d’habitude dans l’ église Notre-Dame-de-Toute-Grâce du plateau d’Assy (Haute-Savoie). Il avait été décroché d’avril 1951 à 1969.

Les premières salles montrent des têtes de plâtre et de bronze, réalistes, qui lui ont assuré ses premiers succès. On voit davantage son originalité dans les sculptures des années 40 et 50. La figure humaine est déformée, décharnée, écorchée. Elle joue des hybridations avec les mondes animal et végétal (L’Homme-forêt, 1945, et sa branche d’olivier). Elle sculpte des colosses expressionnistes (L’Orage, 1947, l’Ouragane, 1949). Comme Picasso, elle réutilise des débris métalliques, un morceau de mur de brique, des morceaux de céramique, des bouts de bois, des coquillages, des os. Elle sertit dans le plomb des morceaux de verre coloré. A partir de 1951, elle travaille avec des amis peintres et introduit la couleur dans ses sculptures (Maria Helena Vieira da Silva. La Ville, 1952. Zao Wou-Ki. L’Échelle, 1956) .

L’Échelle, 1956 (+Zao Wou-Ki). Collection particulière.

Biographie

Elle est née le 16 septembre 1902 à Grans (Bouches-du-Rhône). Elle vit à partir de 1904 avec sa famille près de Montpellier, dans la propriété du Prado à Castelnau-le-Lez, au milieu des vignes et de la garrigue. Dès l’enfance, elle est fascinée par les insectes de cette campagne méditerranéenne. A partir de 1926, elle étudie à l’École des Beaux-arts de Montpellier. Elle y apprend la technique de la taille directe.

Elle se rend ensuite à Paris. Antoine Bourdelle l’accueille dans son atelier particulier en octobre 1926. Elle y rencontre son premier mari, sculpteur lui aussi, Otto Bänninger (1897-1973) . Elle l’épouse en 1929, puis divorce en 1951. En 1933, le couple s’installe 36 avenue de Châtillon (aujourd’hui avenue Jean Moulin), dans le 14e arrondissement.

Elle passe la Seconde Guerre mondiale à Zürich en Suisse. Elle revient vivre à Paris en octobre 1946.

Des écrivains comme Georges Limbour, Francis Ponge, André Pieyre de Mandiargues, Jean Grenier, Jean Cassou, Dominique Rolin, Alain Jouffroy, Jean Paulhan, Franz Hellens ont écrit après-guerre de beaux textes sur elle.

En 1956, c’est la première artiste femme exposée de son vivant au Musée national d’art moderne.

Ses œuvres des années 50 peuvent être comparées à celles d’Alberto Giacometti.

Elle est morte à Montpellier le 31 juillet 1959 d’un cancer du sein. Elle avait 56 ans.

Quelques citations de Germaine Richier :

« Le but de la sculpture, c’est d’abord la joie de celui qui la fait. On doit y sentir sa main, sa passion. »

« J’ai commencé à introduire la couleur dans mes statues en y incrustant des blocs de verre colorés où la lumière jouait par transparence. Ensuite, j’ai demandé à des peintres de peindre sur l’écran qui sert de fond à certaines de mes sculptures. Maintenant, je mets la couleur moi-même. Dans cette affaire de couleurs, j’ai peut-être tort, j’ai peut-être raison. Je n’en sais rien. Ce que je sais en tous les cas, c’est que ça me plaît. La sculpture est grave, la couleur est gaie. J’ai envie que mes statues soient gaies, actives. Normalement, une couleur sur de la sculpture ça distrait. Mais, après tout, pourquoi pas ? »

« La sculpture s’accroche à des volumes géométriques. Cette géométrie sert à relier et à assagir les choses. C’est une compensation aux excès. »

« La sculpture est un lieu. »

« J’invente plus facilement en regardant la nature, sa présence me rend indépendante. »

« Je pense qu’il fallait partir des racines des choses. Or, la racine, c’est la racine de l’arbre. C’est peut-être un membre d’un insecte. »

« Ce qui, à mon avis, caractérise la sculpture, c’est la façon dont elle renonce à la forme solide et compacte. (…) Une forme vit tant qu’elle ne recule pas devant l’expression. »

« Je suis plus sensible à un arbre calciné qu’à un pommier en fleurs. »

Don Quichotte. 1950-51. Collection Pinault.

Deux jugements significatifs :

Alain Jouffroy. Au Musée d’art moderne : Germaine Richier. Arts, 10-16 octobre 1956.

« il faut regarder le visage du Don Quichotte. Nul élément anatomique n’y est réellement présent. Et pourtant, tout le visage de Don Quichotte est là ; on le reconnaît dans cette face rocheuse, on l’y reconnaît aussi parfaitement qu’on « voit » un visage dans le dessin d’une falaise, ou dans la craquelure d’un mur. Il est là et cela montre bien que l’image d’une œuvre d’art se fait dans l’esprit de celui qui la contemple, et qu’elle une hallucination, et non une perception normale. »

Helena Vieira da Silva. Robert Couturier, Alberto Giacometti, Vieira da Silva : Adieu à Germaine Richier. Tribune de Lausanne, 9 août 1959.

« Je ne sais pas si tout le monde saisira l’importance de ce que je vais affirmer : son Christ est, à ma connaissance, l’unique Christ des grandes époques de l’art chrétien. Pour moi, ce fait, seulement, est d’une grandeur qui tient du miracle. » Paris, le 3 août 1959.

Christ d’Assy . 1950. Assy, Église Notre-Dame-de Toute-Grâce (Haute-Savoie).

Henri Matisse

Matisse. Cahiers d’art, le tournant des années 30. Exposition du 1 mars au 29 mai 2023 au Musée de l’Orangerie.

https://www.musee-orangerie.fr/fr/agenda/expositions/matisse-cahiers-dart-le-tournant-des-annees-30

Visite de l’exposition Matisse avec J. et P. le jour de l’ouverture. Le public était nombreux, à l’entrée et dans les premières salles. La deuxième salle a retenu particulièrement mon attention car elle évoque le voyage du peintre à Tahiti.

Fenêtre à Tahiti (Tahiti I). 1935. Nice, Musée Matisse.

Henri Matisse (1869-1954) fait ce voyage en 1930. Il a plus de 60 ans. Il recherche une autre lumière, un autre espace. Il écrit à Florent Fels : “J’irai vers les îles pour regarder sous les tropiques la nuit et la lumière de l’aube qui ont sans doute une autre densité. “Le peintre voyage peu d’habitude. Lorsqu’il part, c’est pour ressentir le monde et les êtres. Le voyage lui rend une forme de liberté, de nouveauté.

Il quitte Paris pour New York le 19 mars. Cette ville le fascine : « Si je n’avais pas l’habitude de suivre mes décisions jusqu’au bout, je n’irais pas plus loin que New York, tellement je trouve qu’ici c’est un nouveau monde : c’est grand et majestueux comme la mer – et en plus on sent l’effort humain. » (Pierre Schneider, Matisse, Paris, Flammarion, 1994)

Il traverse en train les États-Unis et embarque à San Francisco le 21 mars. Il arrive à Tahiti le 29 mars. Il s’installe à Papeete dans une chambre de l’hôtel Stuart, face au front de mer.

Il ne peint pas. Il se contente de dessiner et de prendre des photos. Il s’imprègne des lumières et observe la nature et les couleurs.

Pendant ce voyage, il rencontre le réalisateur allemand Friedrich Wilhelm Murnau (1888-1931) qui filme Tabou. Matisse assistera à la projection du film l’année suivante.

https://www.youtube.com/watch?v=JRh60w9tzsU

Pendant ce séjour de trois mois, il visitera l’atoll d’Apataki et de Fakarava de l’archipel des Tuamotu. Il est de retour en France le 16 juillet 1930.

Il a engrangé des souvenirs et des sensations. Il est revenu avec de nouvelles lumières, de nouvelles formes qui resurgiront dans son art une dizaine d’années plus tard . Son trait s’est épuré. Il a obtenu une simplification progressive de la ligne. Aragon dira : « Sans Tahiti, Matisse ne serait pas Matisse ».

Fenêtre à Tahiti (Tahiti II). 1935-36. Le Cateau Cambrésis, Musée départemental Matisse.

« L’optimisme de Matisse, c’est le cadeau qu’il fait à notre monde malade, l’exemple à ceux-là donné qui se complaisent dans le tourment. »

Henri Matisse à Tahiti (Friedrich Wilhelm Murnau ?). 1930. Issy-les-Moulineaux, Archives Henri Matisse.