Federico García Lorca

Poet in New York. Édition bilingue. édition établie par Christopher Maurer. Traduction : Greg Simon et Steven F. White.

Navidad en el Hudson

¡Esa esponja gris!
Ese marinero recién degollado.
Ese río grande.
Esa brisa de límites oscuros.
Ese filo, amor, ese filo.
Estaban los cuatro marineros luchando con el mundo.
Con el mundo de aristas que ven todos los ojos.
Con el mundo que no se puede recorrer sin caballos.
Estaban uno, cien, mil marineros
luchando con el mundo de las agudas velocidades,
sin enterarse de que el mundo
estaba solo por el cielo.

El mundo solo por el cielo solo.
Son las colinas de martillos y el triunfo de la hierba espesa.
Son los vivísimos hormigueros y las monedas en el fango.
El mundo solo por el cielo solo
y el aire a la salida de todas las aldeas.

Cantaba la lombriz el terror de la rueda
y el marinero degollado
cantaba al oso de agua que lo había de estrechar
y todos cantaban aleluya,
aleluya. Cielo desierto.
Es lo mismo, ¡lo mismo!, aleluya.

He pasado toda la noche en los andamios de los arrabales
dejándome la sangre por la escayola de los proyectos,
ayudando a los marineros a recoger las velas desgarradas.
Y estoy con las manos vacías en el rumor de la desembocadura.
No importa que cada minuto
un niño nuevo agite sus ramitos de venas
ni que el parto de la víbora, desatado bajo las ramas,
calme la sed de sangre de los que miran el desnudo.
Lo que importa es esto: hueco. Mundo solo. Desembocadura.
Alba no. Fábula inerte.
Sólo esto: desembocadura.
¡Oh esponja mía gris!
¡Oh cuello mío recién degollado!
¡Oh río grande mío!
¡Oh brisa mía de límites que no son míos!
¡Oh filo de mi amor, oh hiriente filo!

New York, 27 de diciembre de 1929.

Poeta en Nueva York, 1929-30. Publié en 1940.

Signature de Federico García Lorca pour Poète à New York.

Noël sur l’Hudson

Cette éponge grise !
Ce marin que l’on vient d’égorger.
Ce grand fleuve.
Cette brise aux limites obscures.
Ce tranchant, amour, ce tranchant.
Les quatre marins luttaient contre le monde,
contre le monde d’arêtes vives que voient tous les yeux,
contre le monde que l’on ne peut parcourir sans chevaux.
Ils étaient là, un, cent, mille marins,
en lutte contre le monde de la vitesse aiguë,
sans remarquer que le monde
était seul dans le ciel.

Le monde seul dans le ciel seul.
Ce sont les collines de marteaux et le triomphe de l’herbe épaisse.
Ce sont les fourmilières trépidantes et les pièces de monnaie dans la fange.
Le monde seul dans le ciel seul
et le vent à la sortie de tous les villages.

Le ver de terre chantait la terreur de la roue
et le marin égorgé
chantait l’ours de l’eau qui allait l’étreindre ;
et tous chantaient alléluia,
alléluia. Ciel désert.
C’est pareil, pareil ! alléluia.

J’ai passé toute la nuit sur les échafaudages des faubourgs
à perdre mon sang sur le plâtre des projets,
à aider les marins à replier les voiles déchirées.
Et me voici les mains vides dans la rumeur de l’embouchure.
Peu importe qu’à chaque minute
un nouvel enfant agite ses fines ramures de veines,
ni que la portée de la vipère, dénouée sous les branches,
calme la soif de ceux qui regardent la nudité.
Seul importe ceci : le creux. Monde seul. Embouchure.
L’aube ? non. Fable inerte.
Seulement ceci : Embouchure.
Ô mon éponge grise !
Ô mon cou que l’on vient d’égorger!
Ô mon grand fleuve !
Ô ma brise aux limites qui ne sont pas à moi !
Ô tranchant de mon amour, ô dur tranchant !

New York, 27 décembre 1929

Poète à Nueva York. Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade. NRF. 1981. Traduction André Belamich.

Le poète à New-York. Fata Morgana, 2007. Dessins d’Alecos Fassianos.
                           

Louis Aragon (3 octobre 1897 – 24 décembre 1982)

Louis Aragon (Christian Guémy alias C215).

Ni fleurs ni couronnes

Grandes femmes beiges déjà portant depuis quarante années
Á bout de bras de ce pas vert et noir vos paniers d’aubergines
Ne vous arrêtez pas comme l’août à sa dernière journée
Il pleuvait vers le soir quand on vous l’a dit comme j’imagine
Vos jupes dans le vent mouillée ce blanc d’oeuf dans votre oeil qui luit
Ne relevez pas la mèche à vos fronts d’une main machinale
Ah n’essuyez pas votre joue ainsi ce n’est que de la pluie
On s’habitue à ce que tout soit rayé d’une diagonale
On sait parfois d’avance à qui le tour qu’on regarde songeant
Maintenant qu’on ne peut plus rien faire pour lui qui soit une aide
On s’habitue à ces départs on dirait aisément aux gens
Septembre risque d’être froid surtout prenez bien votre plaid
Ayons l’air de trouver somme toute naturel ce qui l’est
Tous ces fruits cependant qui vont sans lui pourrir au bord des tables
Une part de ce monde hésite d’être encore où s’envolaient
D’entre ses mains ces lents oiseaux bleu sombre engendrés pour les fables.

Une part avec lui du monde et de moi-même est devenue
Instrument dépourvu d’usage et pourtant signe avant-coureur
Mémoire je reviens à ma jeunesse quand je l’ai connu
Cet homme hors mesure là-haut dans la rue Simon-Dereure
Où la beauté sans cri des objets lui faisait trembler la main
Rien plus que lui n’était humble devant les choses familières
Et la lampe au verre de travers prenait un accent humain
Car les lampes fumaient encore parmi nous cela semble hier
Nul comme lui peut-être mais ce soir je songe à Reverdy
Je songe à ce Montmartre noir emporté dans les yeux qu’on ferme
Braque un dimanche éteint souviens-toi de ce que fut vendredi
Dans ce double miroir toute une part du monde atteint son terme
Une part du monde se perd dans ce regard qui s’est perdu
Cette lumière d’une chambre et rien n’a troublé le silence
Par un après-midi je ne sais d’où descend l’ombre attendue
Le temps qui passe met sur tout son immobile violence.

Cette nature n’est point morte elle meurt voyez sous vos yeux
Et ce peut-être un paysage avec la mer et ses limites
Dieppe ou Varengeville un simple ourlet à l’étoffe des cieux
Ici finit doucement l’homme et cet empire qu’il imite
Sans barque un naufrage de liège entre les varechs échoué
Et la tendresse des grands bras autour de tout que font les dunes
Au fond cette vie avait l’air au mieux d’une villa louée
Ô sables blessés derrière soi que la marée abandonne
Peinture étrangement pareille à cette saison d’aujourd’hui
Comme si le peintre eût mis à choisir ses couleurs l’existence
Au décor d’un opéra sans musique où rien ne se produit
L’histoire même à la prunelle est un effet de persistance
Rien qu’une image une image après l’autre et sans doute est-ce moi
Voyant dans les rameaux muets d’oiseaux et de ramages
Á la recherche on ne sait trop de quel écho qui mal rimoie
Qui mets l’absurde pont abstrait des mots de l’une à l’autre image.

N’est pas assez sur la toile après tout de ce qui fut peint
Qu’attendez-vous d’autre de lui quel témoignage et quelle preuve
Voici le verre et le couteau voici le jour voici le pain
Et l’ancienne présence de l’homme à mes yeux qui reste neuve
Ils ont beau s’en aller qui eurent privilège à voir premiers
Le spectacle ils ont beau nous quitter peut-être par lassitude
Et que cela soit Chardin Braque ou Vermeer que vous les nommiez
Il en revient toujours poursuivre la même longue étude
Mais nous qui demeurons sans eux aveugles nous les survivants
Dans ce siècle qui meurt d’un peintre ou d’un poète à chaque halte
Nos yeux habitués à l’homme en vain dans ce désert de vent
Cherchent l’après de notre soif la source à présent sous l’asphalte
Nous nous tenons près des gisants comme des rois déshérités
Qui rêvent la fête finie à ce qui leur fut un Versailles
Et sans croire aux dieux de pierre debout sur leurs socles restés
Dans le parc désormais attendrons le signe fait qu’ils s’en aillent.

Les Adieux. Éditions Temps actuels, 1981.

Ce poème a paru dans Les Lettres françaises du 1 septembre 1963 en hommage à Georges Braque qui venait de disparaître.

Collection Poésie/Gallimard n° 572, Gallimard, 2022.

Aragon : les adieux. Exposition conçue par la Maison Elsa Triolet-Aragon. Espace Niemeyer, (2 place du Colonel Fabien 75019 Paris) du 14 décembre 2022 au 11 janvier 2023. Entrée libre tous les jours sauf le lundi, de 12 h à 19 h. Fermeture exceptionnelle : week-ends de Noël et du jour de l’An.

Exposition Arrachez-moi le coeur vous y verrez Paris Aragon du jeudi 1 décembre 2022 au mercredi 4 janvier 2023. Caserne Napoléon. Rue de Lobau, 75004 Paris. Le Paris d’Aragon se décline en mots à travers la vie et l’œuvre de l’écrivain, et en photographies, avec la complicité de Claude Gaspari sur les murs de la caserne Napoléon, face à l’Hôtel de Ville.

En 1968, Aragon raconte à Dominique Arban comment il fit l’acquisition d’une toile de Georges Braque dont la vente en 1928 lui permit de partir pour Venise avec Nancy Cunard: ” Poussé en cela par André Breton j’avais, à la vente Kahnweiler, acheté un tableau de Braque qui ne plaisait à personne et n’avait ainsi pas atteint le prix que faisait même une très petite nature morte ; la Baigneuse, qui est la toile sur laquelle commence, chez Braque, le cubisme. c’est pour Braque, un tableau analogue, si vous voulez, à ce qu’ont été pour Picasso Les Demoiselles d’Avignon. ” (Aragon parle avec Dominique Arban. Seghers, 1968. Page 60)

Baigneuse (Le Grand Nu). 1908. Paris, Centre Pompidou.

Iran

Taraneh Alidousti.

« Zan, Zendegi Azadi » en farsi (« Jin, Jiyan, Azadi  » dans sa version originale kurde). Femme, vie, liberté.

Trois figures du cinéma iranien ont été arrêtées ces derniers mois. Vendredi 8 juillet, Mohammad Rasoulof (Ours d’or en 2020, au Festival de Berlin pour Le diable n’existe pas) et son confrère Mostafa Al-Ahmad ont été interpellés chez eux et conduits en détention pour « troubles à l’ordre public », « propagande contre le régime » et « activisme anti-révolutionnaire ». Lundi 11 juillet, ce fut au tour du cinéaste Jafar Panahi (ex assistant d’ Abbas Kiarostami. Lion d’or à Venise en 2000 pour Le Cercle, Ours d’or à Berlin en 2015 pour Taxi Téhéran, prix du scénario à Cannes en 2018 avec Trois visages) venu devant la prison où étaient incarcérés ses deux collègues pour s’inquiéter de leur sort, d’être appréhendé. Ils sont incarcérés au centre de détention d’Evin.

Taraneh Alidousti, actrice iranienne de 36 ans, est très connue dans son pays. Elle y a remporté de nombreux prix et distinctions. Á l’étranger, on se souvient de ses nombreuses collaborations avec Asghar Farhadi. Elle est aussi remarquable dans Leila et ses frères de Saeed Roustaee ( réalisateur aussi de La loi de Téhéran en 2021 ), présenté au Festival de Cannes en 2022 et interdit de projection en Iran.

2002 Moi, Taraneh, 15 ans de Rasoul Sadr Ameli.
2004 Les Enfants de Belle Ville d’Asghar Farhadi.
2006 La Fête du feu d’Asghar Farhadi.
2009 Á propos d’Elly d’Asghar Farhadi.
2016 Le Client d’Asghar Farhadi. Oscar du meilleur film en langue étrangère en 2017.
2022 Leila et ses frères de Saaed Roustaee. Prix de la critique internationale (FIPRESCI).

En janvier 1920, elle est convoquée par le bureau du procureur du ministère de la Culture et des Médias pour avoir diffusé une vidéo montrant la police des mœurs qui s’en prenait à une femme ne portant pas le hijab. Elle est inculpée « d’activités de propagande contre l’État », et relâchée sous caution. En juin, elle est condamnée à cinq mois de prison pour ces faits, avec un sursis à exécution de deux ans. Elle analyse cette condamnation comme un acte d’intimidation de la part du régime iranien, qu’elle avait critiqué plus tôt dans l’année dans un post sur Instagram : « Nous ne sommes pas des citoyens. Nous ne l’avons jamais été. Nous sommes des captifs. Des millions de captifs. »

Le 9 novembre 2022, dans le cadre des manifestations en Iran à la suite de la mort de Mahsa Amini ( 16 septembre 2022 ), elle poste sur les réseaux sociaux une photo où elle apparaît sans voile et tenant une pancarte sur laquelle est écrit en kurde « Femme, Vie, Liberté », en soutien aux manifestations. Elle promet de rester dans son pays malgré le risque de « payer le prix » pour défendre ses droits. Elle annonce son intention d’arrêter de travailler pour soutenir les familles des personnes tuées ou arrêtées lors de la répression. Elle dénonce le 8 décembre l’exécution de Mohsen Shekari, pendu après avoir été accusé de mener une « guerre contre Dieu ». Elle écrit « Toute organisation internationale qui regarde ce bain de sang sans réagir représente une honte pour l’humanité ». Elle est arrêtée le 17 décembre 2022 et est détenue aussi à la prison d’Evin.

Taraneh Alidousti , Jafar Panahi, Mohammad Rasoulof. Liberté!

Maya Ruiz-Picasso – Pablo Picasso

La fille de Pablo Picasso et de Marie-Thérèse Walter (1909-1977), Maya Ruiz-Picasso (María de la Concepción, surnommée Maya), est née le 5 septembre 1935. Le peintre a voulu l’appeler comme sa petite sœur, María de la Concepción Ruiz Picasso (Concepción ou Conchita), née à Málaga en 1887 et morte de diphtérie à La Corogne le 10 janvier 1895. Pablo qui avait 13 ans en fut fortement marquée.

La fille du peintre vient de mourir mardi 20 décembre à 87 ans. Le peintre avait rencontré sa mère Marie-Thérèse devant les Galeries Lafayette, le 8 janvier 1927. Il avait quarante-sept ans et elle, dix-sept.

Le dimanche 7 août dernier, nous avons pu voir au Musée Picasso l’exposition Maya Ruiz-Picasso, fille de Pablo (16 avril – 31 décembre 2022).

Maya a cédé 9 oeuvres de son père (6 peintures, 2 sculptures et un carnet de dessins) à la France dans le cadre d’une dation. L’exposition réunit un ensemble de 200 oeuvres, archives et objets personnels. Elle montre la relation particulière qui unissait le peintre et sa première fille. Entre le 16 janvier 1938 et le 7 novembre 1939, Picasso peindra quatorze portraits d’elle, alors âgée de trois-quatre ans. Maya, à 20 ans, sera assistante sur le film Le Mystère Picasso d’Henri-Georges Clouzot, réalisé aux studios de la Victorine à Nice en 1955.

Des quatre enfants de Picasso elle a été celle qui a eu les relations les plus étroites avec son père. Elle cesseront en 1954 quand Jacqueline Roque (1927-1986) entre dans la vie du peintre. Elle apprend la mort de son père par le journal télévisé.

Maya ressemblait beaucoup à Pablo, mais était blonde et avait les yeux verts comme sa mère, Marie-Thérèse .
En 1980, elle entame une carrière d’historienne de l’art et se spécialise notamment dans l’œuvre de Pablo. En 2007, elle reçoit l’insigne de Chevalier de la Légion d’Honneur des mains de l’écrivain et historien d’art Pierre Daix (1922-2014). En 2016, elle est promue Commandeur des arts et des lettres.

La France et l’Espagne célébreront en 2023 les 50 ans de la mort de Pablo Picasso à travers plusieurs expositions des deux côtés des Pyrénées.

Portrait de Maya de profil. 29 août 1943.

Rafael Chirbes (1949-2015) – Pierre Michon

Je lis le deuxième tome du journal du romancier Rafael Chirbes, publié par Anagrama en octobre 2022 : Diarios. A ratos perdidos 3 y 4. Le journal El País l’a placé le 17 décembre dernier en tête des 50 meilleurs livres écrits en espagnol en 2022.

La tonalité du journal de Rafael Chirbes est souvent amère. Il ne montre aucune indulgence envers lui-même ni envers certains de ses confrères. Il est décédé le 15 août 2015 à 66 ans d’un cancer du poumon. C’était un des écrivains réalistes les plus lucides sur la période de la transition démocratique et sur l’état de l’Espagne depuis la mort du dictateur.

Son éditrice chez Rivages, Nathalie Zberro, disait : « Si je devais trouver une formule, je dirais qu’il est l’écrivain des ombres . Par exemple, Franco en lui-même ne l’intéresse pas. C’est l’ombre qu’il a continué à projeter sur son pays qui devient un sujet pour Chirbes. Quelle est la portée intime de l’événement ? Que signifie vivre, aimer ou rire après la dictature ? Quelles sont les implications profondes, humaines, dans la conscience de chacun ? »

On peut lire en français :

  • Tableau de chasse [ Los disparos del cazador ]. Traduction de Denise Laroutis, Paris, Éditions Payot & Rivages, collection « littérature étrangère », 1998, 134 pages. Rivage Poche n°316.
  • La Belle Écriture [ La buena letra. 1992 ]. Traduction de Denise Laroutis, Paris, Éditions Payot & Rivages, collection « littérature étrangère », 2000, 157 pages. Rivage Poche n°451.
  • La Longue Marche [ La larga marcha. 1996 ] . Traduction de Denise Laroutis, Paris, Éditions Payot & Rivages, collection « littérature étrangère », 2001, 374 p.
  • La Chute de Madrid [ La caída de Madrid. 2000 ] Traduction de Denise Laroutis, Paris, Éditions Payot & Rivages, collection « littérature étrangère »,  2003, 291 p. Rivage Poche n°528.
  • Mimoun [  Mimoun. 1988 ]. Traduction de Denise Laroutis, Paris, Éditions Payot & Rivages, collection « littérature étrangère », 2003, 144 p. Rivage Poche.
  • Les Vieux Amis [ Los viejos amigos. 2003 ].  Traduction de Denise Laroutis, Paris, Éditions Payot & Rivages, collection « littérature étrangère », 2006, 201 p. Rivage Poche n°602.
  • Crémation [ Crematorio. 2007  ]. Traduction de Denise Laroutis, Paris, Éditions Payot & Rivages, collection « littérature étrangère », 2009, 439 p. Rivage Poche n°808.
  • Sur le rivage [ En la orilla. 2013  ]. Traduction de Denise Laroutis, Paris, Éditions Payot & Rivages, collection « littérature étrangère », 2015, 509 p.
  • Paris-Austerlitz [ Paris-Austerlitz. 2016 ] Traduction de Denise Laroutis, Paris, Éditions Payot & Rivages, collection « littérature étrangère », 2017, 124 p.

Le passage où il parle de Corps du roi de Pierre Michon (Verdier, 2002) a particulièrement attiré mon attention. Je le traduis ici en français.

Pierre Michon (Daniel Mordzinski) 2009.

Rafael Chirbes. Diarios. A ratos perdidos 3 y 4. Anagrama 2022. Páginas 331-332.

« Brillantísimo. Cuerpos del rey de Pierre Michon, texto sobre textos, es verdad, bestiario literario: Beckett, Faulkner, Balzac. No sé si es necesario un libro así, pero bienvenido sea. A lo mejor, la angustia que me provoca no tiene que ver con que sea un libro inútil, sino un libro imposible de alcanzar. Me imagino a Vila-Matas leyéndolo como le gustaría leerse a sí mismo, esas historias de escritores que se relacionan con sus libros y entre sí. Los libros de Michon suenan como un eco del tañido de la campana que anuncia el final de la literatura, pero qué hermosura de sonido, qué envidiable escritura. Escribo lo que acabo de escribir, y me pregunto qué es lo que digo, qué quiero decir con esas palabras. Quiero decir que Michon me gusta y me disgusta. O que lo admiro y, sin embargo, me disgustan las razones por las que merece ser querido. Todo suena tan bien, está tan limpiamente expuesto, tan bien armado el artilugio y afinado el instrumento. Pero, al fondo, el sonido de la campana. No basta con nombrar a Faulkner y al gordo Balzac para convertirlos en personaje de la narración, ni a ellos, ni los retazos cogidos de sus personajes. No basta con que tú mismo te pongas como personaje que envidia la Comedia humana, que enmudece ante ella y solo puede emborracharse como un perro. Está la Comedia humana de Balzac y está Victor Hugo. Está su obra, esa obra a la que Michon a la vez homenajea y niega. Reconóceme que aquello fue otra cosa, y que tampoco aquellos tiempos carecían de tentaciones para acabar escribiendo de refilón. Pero ellos miraron de frente el toro de la literatura. Se atrevieron con él, sin tener que utilizar intermediarios, sin protegerse a la sombra de otros. Porque detrás de la admiración hay cierta pedantería, por ejemplo en el trato a Balzac. Como si tú, Michon, supieras más que él. Como si fueras David, capaz de tumbar a Goliat de una pedrada: convertir el murallón de libros de Balzac en escombros, de lo que se recogen algunos débris para uso doméstico. A Balzac no se le puede mirar a ratos desde abajo, a ratos desde arriba. Está ahí, ciclópeo, imbatible. Soporta tu mirada desde la imponente altura de sus obras. ¿Qué haces tú jugando con el muñeco gordinflón que te fabricas? Ese no es Balzac. Escribo esto, y entre tanto me dejo emborrachar por ese Michon que baila sobre la tumba de Faulkner, participo de su borrachera, escucho la voz, la voz de la literatura «que habla a través de su cuerpo, médium esta noche entre un desolado autor que, a sus cincuenta y siete años, aún no ha llegado al incipit y la oscura voz que se escucha debajo de la lápida. Habla de una parra de la que penden dulces racimos de uva». ¡Salud, Michon! Dale mis recuerdos a Faulkner cuando vuelvas a verlo. Y gracias por tu libro extraordinario, con el que no puedo estar de acuerdo.

Journaux. A mes moments perdus 3 et 4. 2022.

« Brillantissime. Corps du roi de Pierre Michon, un texte sur des textes, c’est vrai, un bestiaire littéraire : Beckett, Faulkner, Balzac. Je ne sais si un tel livre est nécessaire, mais il est le bienvenu. Peut-être mon angoisse ne veut pas dire que je le considère comme un livre inutile, mais plutôt comme un livre impossible à saisir. J’imagine Vila-Matas le lisant comme il aimerait se lire, ces histoires d’écrivains qui entretiennent des rapports entre eux, mais aussi à travers leurs livres. Les livres de Michon résonnent comme un écho du tintement de la cloche qui annonce la fin de la littérature, mais que le son est beau, que l’écriture est enviable. J’écris ce que je viens d’écrire et me demande ce que je dis, ce que je veux dire avec ces mots. Je veux dire que Michon me plaît et me déplaît à la fois. Ou bien que je l’admire et que, cependant, les raisons pour lesquelles il mérite d’être aimé me déplaisent. Tout cela sonne si bien, c’est exposé si habilement, la machine est si bien agencée, l’instrument si bien accordé. Mais, au fond, on entend le son de la cloche. Il ne suffit pas de nommer Faulkner et le gros Balzac pour qu’ils deviennent des personnages de la narration, eux ou les bribes de leurs personnages. Il ne suffit pas que tu te présentes comme un personnage qui envie La Comédie humaine, qui reste sans voix face à elle et qui ne peut que s’enivrer comme un cochon. La Comédie humaine est là, Victor Hugo aussi. Leur œuvre est là, cette œuvre à laquelle Michon rend hommage et qu’il nie en même temps. Reconnais quand même que c’était autre chose, que ces époques-là ne manquaient pas non plus de tentations qui faisaient qu’on finissait par écrire vite fait. Mais ils ont regardé le taureau de la littérature dans les yeux. Ils lui ont fait face, sans utiliser d’ intermédiaires, sans s’abriter à l’ombre des autres. Car derrière l’admiration il y a une certaine pédanterie, par exemple dans la relation à Balzac. Comme si toi, Michon, tu en savais plus que lui. Comme si tu étais David, capable d’abattre Goliath d’un jet de pierre : de transformer la muraille de livres de Balzac en décombres dont on ramasse quelques débris pour un usage domestique. On ne peut regarder Balzac tantôt d’en bas, tantôt d’en haut. Il est là, cyclopéen, imbattable. Fixe ton regard depuis l’imposante hauteur de ses œuvres. Qu’as-tu à jouer avec le pantin rondouillard que tu fabriques ? Ce n’est pas Balzac. J’écris ceci, et pendant ce temps, je me laisse enivrer par ce Michon qui danse sur la tombe de Faulkner, je participe à son ivresse, j’écoute la voix, la voix de la littérature « qui parle à travers son corps, médium cette nuit entre un auteur dévasté qui, à cinquante-sept ans, n’est pas arrivé encore à l’incipit et à la voix sombre que l’on entend sous la pierre tombale. Il parle d’une treille d’où pendent des grappes de raisins ». Salut, Michon ! Fais mes amitiés à Faulkner quand tu le reverras. Et merci pour ton livre extraordinaire avec lequel je ne peux être d’accord. »


Vicente Aleixandre

Vicente Aleixandre (Alberto Schommer).

Je ne comprends pas pourquoi Gallimard ne republie pas la poésie de Vicente Aleixandre (1898-1984). C’est un grand poète espagnol de la génération de 1927. Il est méconnu en France bien qu’il ait obtenu le Prix Nobel de littérature en 1977. La Asociación de Amigos de Vicente Aleixandre (Madrid, Velintonia 3) essaie depuis plus de 25 ans de sauver de la destruction sa maison, située près de la Cité Universitaire et d’y créer une Maison de la Poésie. Celle-ci n’est plus habitée depuis 1986 et la mort de Concepción Aleixandre, la sœur du poète.
C’est pourtant un des lieux essentiels de la littérature espagnole du vingtième siècle. Nombreux étaient ceux qui venaient rendre visite à Vicente Aleixandre qui était de santé fragile : Federico García Lorca jouait du piano ou lisait les Sonnets de l’amour obscur, Rafael Alberti, Luis Cernuda, Pablo Neruda, Miguel Hernández, d’autres encore…
C’était aussi un homme très généreux qui a beaucoup aidé la famille de Miguel Hernández, mort de tuberculose le 28 mars 1942 dans la prison Reformatorio d’ Alicante. Il suffit de lire De Nobel a Novel. epistolario de Vicente Aleixandre a Miguel Hernández y Josefina Manresa (2015). Après la Guerre civile, il resta en Espagne. Les jeunes poètes espagnols de l’après-guerre de Barcelone ou de Madrid venaient le voir et le considéraient comme un maître. (Carlos Barral, Jaime Gil de Biedma, Luis Agustín Goytisolo, Carlos Bousoño, José Hierro, Ángel González José Ángel Valente, Claudio Rodríguez, Francisco Brines).

Poésie totale. Traduction et préface : Roger Noël-Mayer. Collection Du monde entier, Gallimard. 1977
Ombre du Paradis (1939-1943) [Sombra del paraíso]. Traduction : Claude Couffon et Roger Noël-Mayer. Introduction : Roger Noël-Mayer. Collection Du monde entier, Gallimard. 1980;

Jacques Ancet a aussi traduit La destruction ou l’amour chez Fédérop en 1975.

Tormento del amor

Te amé, te amé, por tus ojos, tus labios, tu garganta, tu voz,
tu corazón encendido en violencia.
Te amé como a mi furia, mi destino furioso,
mi cerrazón sin alba, mi luna machacada.

Eras hermosa. Tenías ojos grandes.
Palomas grandes, veloces garras, altas águilas potentísimas…
Tenías esa plenitud por un cielo rutilante
donde el fragor de los mundos no es un beso en tu boca.

Pero te amé como la luna ama la sangre,
como la luna busca la sangre de las venas,
como la luna suplanta a la sangre y recorre furiosa
las venas encendidas de amarillas pasiones.

No sé lo que es la muerte, si se besa la boca.
No sé lo que es morir. Yo no muero. Yo canto.
Canto muerto y podrido como un hueso brillante,
radiante ante la luna como un cristal purísimo.

Canto como la carne, como la dura piedra.
Canto tus dientes feroces sin palabras.
Canto su sola sombra, su tristísima sombra
sobre la dulce tierra donde un césped se amansa.

Nadie llora. No mires este rostro
donde las lágrimas no viven, no respiran.
No mires esta piedra, esta llama de hierro,
este cuerpo que resuena como una torre metálica.

Tenías cabellera, dulces rizos, miradas y mejillas.
Tenías brazos, y no ríos sin límite.
Tenías tu forma, tu frontera preciosa, tu dulce margen
de carne estremecida.
Era tu corazón como alada bandera.

¡Pero tu sangre no, tu vida no, tu maldad no!
¿Quién soy yo que suplica a la luna mi muerte?
¿Quién soy yo que resiste los vientos, que siente las heridas de sus frenéticos cuchillos,
que le mojen su dibujo de mármol
como una dura estatua ensangrentada por la tormenta?

¿Quién soy yo que no escucho entre los truenos,
ni mi brazo de hueso con signo de relámpago,
ni la lluvia sangrienta que tiñe la yerba que ha nacido
entre mis pies mordidos por un río de dientes?

¿Quién soy, quién eres, quién te sabe?
¿A quién amo, oh tú, hermosa mortal,
amante reluciente, pecho radiante;
¿a quién o a quién amo, a qué sombra, a qué carne,
a qué podridos huesos que como flores me embriagan?

Mundo a solas (1934-1936)

Tourment de l’amour

Je t’ai aimée, je t’ai aimée, pour tes yeux, tes lèvres, ta gorge, ta voix,
ton coeur enflammée de violence.
Je t’ai aimée comme ma furie, mon destin furieux,
mes ténèbres sans aube, ma lune broyée.

Tu étais belle. Tu avais de grands yeux.
Grandes colombes, agiles griffes, hauts aigles tout-puissants.
Tu avais cette plénitude en un ciel rutilant
où le fracas des mondes n’est pas un baiser dans ta bouche.

Mais je t’aimais comme la lune aime le sang,
comme la lune cherche le sang des veines,
comme la lune supplante le sang et furieuse parcourt
les veines allumées de jaunes passions.

Je ne sais pas ce qu’est la mort, si l’on baise sa bouche.
Je ne sais pas ce qu’est mourir. Je ne meurs pas. Je chante.
Je chante mort et pourri comme un oc brillant,
resplendissant sous la lune comme un cristal très pur.

Je chante comme la chair, comme la pierre dure,
je chante tes dents féroces sans paroles.
Je chante leur ombre seule, leur ombre si triste
sur la douce terre où le gazon s’attendrit.

Nul ne pleure. Ne regarde pas ce visage
où les larmes ne vivent ni respirent.
Ne regarde pas cette pierre, cette flamme de fer,
ce corps qui résonne comme une tour de métal.

Tu avais des cheveux, de douces boucles, des regards et des joues.
Tu avais des bras, et non des fleuves sans limites.
Tu avais ta forme, ta frontière exquise, ton doux contour de chair frissonnante.
Ton coeur était comme un drapeau ailé.

Mais ton sang non, ta vie, non, ta méchanceté non !
Qui suis-je moi pour implorer ma mort de la lune ?
Qui suis-je moi pour résister aux vents, pour sentir les blessures de leurs couteaux frénétiques,
pour laisser mouiller son dessin de marbre
comme une dure statue ensanglantée par la tourmente ?

Qui suis-je pour ne pas écouter ma voix dans l’éclat du tonnerre
ni mon bras osseux et marqué du signe de l’éclair,
ni la pluie sanglante qui teint l’herbe née
entre mes pieds mordus par un fleuve de dents ?

Qui suis-je, qui es-tu, qui te connaît ?
Qui aimé-je, ô toi, belle mortelle,
amante lumineuse, seins resplendissants ;
qui, qui aimé-je, quelle ombre, quelle chair ?
Quels os pourris qui m’enivrent comme des fleurs ?

Monde solitaire (1934-1936) in Poésie totale. Gallimard, 1977. Pages 123-124. Traduction: Roger-Noël Mayer.

Vicente Aleixandre et Roger-Noël Meyer. 1977.

Julio Llamazares

Julio Llamazares.

Les posts de Léon-Marc Lévy et du Club de La Cause Littéraire m’ont incité à relire La lluvia amarilla de Julio Llamazares (Seix Barral 1988 ; La pluie jaune. Verdier, 1990 et Verdier/poche 2009, Traduction : Michèle Planel). Julio Llamazares est né en 1955 à Vegamián (province de León). La construction du barrage et du réservoir du Porma, oeuvre de l’ingénieur-écrivain Juan Benet (1927-1993), a englouti le village natal de l’auteur. Son père était l’instituteur du village. Les habitants ont dû l’abandonner en 1968. Julio Llamazares a passé son enfance à Olleros de Sabero (province de León). Le premier roman de ce poète et romancier espagnol fut Luna de lobos (Seix Barral, 1988 ; Lune de loups. Verdier, 1988 et Verdier/poche 2009, Traduction : Raphaël Carrasco et Claire Decaëns ). On pourrait le qualifier de roman historique puisqu’il évoque la vie de quelques anciens soldats républicains qui continuent de lutter contre les franquistes dans les montagnes des Asturies, supportant la vie rude et isolée des maquisards. Dans La lluvia amarilla, la dictature franquiste n’apparaît qu’en arrière-plan. Le narrateur n’en parle pas. Les données historiques sont évoquées de manière implicite. Il s’agit du monologue intérieur du dernier habitant d’Ainielle, village réel qui se trouve dans les Pyrénées aragonaises (province de Huesca). Le dernier habitant (José de Casa Rufo) en est parti en 1971. Le narrateur du livre, Andrés de Casa Sosas, raconte sa vie et celle de sa famille. Seul dans le village, il attend la mort. On est dans les années 1970. Peu de dates sont indiquées. La première est le dernier jour de 1961 (” Je me souviens qu’entrant dans la cuisine, je regardai le calendrier malgré moi, après tout ce temps. si ma mémoire était fidèle, c’était la dernière nuit de 1961 qui prenait fin. ” 3, page 40). Sabina, l’épouse du narrateur, s’est pendue peu de temps auparavant dans le moulin du village. Andrés de Casa Sosas a revu une photographie de sa femme prise “il y avait maintenant vingt-trois ans” (3, page 36) quand ils ont fait leurs adieux à leur fils Camilo en gare de Huesca. On peut situer ce moment en 1938. Camilo n’est jamais revenu de la guerre. C’est une des nombreuses personnes disparues au cours de ce conflit. “…Il est difficile de s’accoutumer à habiter avec un fantôme. il est difficile d’effacer de la mémoire les marques du passé quand le doute alimente le désir et sur du vide amasse des espérances.” (6, page 55). Andrés, l’autre fils du couple a émigré en Allemagne “un jour de février 1949, un jour gris et froid…” (6, page 53) Sara, leur fille, est morte à quatre ans, vingt ans avant le suicide de Sabina. C’est à dire vers 1941. Ces quatre dates ne sont pas sûres puisqu’elles reposent sur la mémoire défaillante du narrateur. L’écriture de Llamazares rappelle celle du chef d’oeuvre de Juan Rulfo, Pedro Páramo (1955. Gallimard, 1959. Traduction: Roger Lescot; nouvelle traduction: Gabriel Iaculli 2005. En collection Folio n°4872, 2009). Ainielle comme le Comala de Juan Rulfo est un cimetière peuplé de fantômes. L’État, l’administration sont totalement absents de la vie de ces paysans pauvres qui vivent dans une région isolée, marginalisée. La pluie jaune est la métaphore essentielle du livre. Elle fait d’abord référence à un phénomène naturel, la chute des feuilles des arbres en automne. C’est le cycle naturel de la vie de la flore. Cette pluie jaune obsède le narrateur et change peu à peu sa perception de la nature. Il se réfère aussi à l’eau et au ciel jaunes, au cercle jaune de la lune et à la fin le monde entier est jaune comme une photographie ancienne. La pluie jaune est également associée au personnage qui la perçoit. Elle est liée à l’oubli, à l’impossibilité d’effacer l’expérience traumatique du suicide de Sabina, à l’écoulement du temps. C’est la perception d’un vaincu qui vit dans la mélancolie et la douleur et qui s’affaiblit peu à peu. La mémoire est source de douleur, de souffrance. L’évolution psychique du narrateur pose problème. Pouvons-nous croire qu’il est sain d’esprit ? Le personnage tient un peu de don Quichotte : “Mais moi, Andrés de Casa Sosas, le dernier d’Ainielle, je ne suis pas fou, pas plus que je ne me sens condamné. Sauf si c’est folie de rester fidèle jusqu’à la mort à sa mémoire, à sa maison, sauf si on peut considérer comme une véritable condamnation l’oubli où ils m’ont tenu eux-mêmes. ” (17, page 132) La structure du roman est circulaire. Le chapitre final n° 20 renvoie au n° 1. La dernière phrase est magique: ” Et que la nuit aille à la nuit.” ( “La noche queda para quien es.”). Cette phrase ambiguë, mélange de castillan et de galicien (“A noite queda para quien es”) fut prononcée par une femme, María Brañas Vidal (María de Ruidelamas, hameau qui se trouve dans les montagnes séparant León et la Galice). L’auteur l’avait rencontrée lors d’un reportage de commande sur la vie dans les villages du centre de l’Espagne, isolés par les tempêtes de neige. Elle est décédée il y a peu, à plus de 101 ans. (“¿Para quién queda la noche: para los lobos, para el diablo, para los ladrones, para las almas en pena?”). L’écriture de l’ensemble du livre est très belle. N’oublions pas que Julio Llamazares s’est d’abord fait connaître par ses deux recueils de poèmes : La lentitud de los bueyes (Hiperión, 1979) et Memoria de la nieve (Hiperón, 1982). Ils ont été traduits en français par Bernard Lesfargues : La Lenteur des bœufs (suivi de) Mémoire de la neige, édition bilingue, Église-Neuve d’Issac, Fédérop, 1995.

Julio Llamazares écrit régulièrement dans la presse espagnole, particulièrement dans le journal El País.

La memoria histórica de un país es su literatura (El País, 14/02/2015)

“Saber que España es después de Camboya el país con más muertos en las cunetas debería hacernos pensar. Memoria histórica es una redundancia. La memoria histórica de un país es su literatura, y su arte. Se ha reducido a la Guerra Civil, pero memoria histórica también son los pantanos, la expulsión de los judíos… Estar en contra de la memoria es como estar en contra de pensar o de soñar. Te pueden obligar a todo menos a no recordar, o a recordar. La vida se resume en una lucha entre memoria y olvido, y el trabajo de los escritores es recuperar todo lo que puedas del peso del olvido.”

Federico García Lorca – Miguel Hernández

Federico García Lorca, 1925.

Je lis toujours la correspondance de Federico García Lorca. On n’y trouve qu’une seule lettre adressée à Miguel Hernández. Les deux grands poètes espagnols, qui moururent si tragiquement, se connaissaient, mais ne s’appréciaient guère. Perito en lunas, le premier recueil de Miguel Hernández, imprimé le 20 janvier 1933, connut un succès limité. Federico et Miguel se rencontrèrent pour la première fois à Murcie le 2 janvier 1933 chez Raimundo de los Reyes, éditeur et directeur du journal La Verdad de Murcia (Calle de la Merced número 2). Federico, déjà très célèbre, était alors en tournée dans cette région avec la troupe universitaire de La Barraca. Il apprécia certains poèmes de Perito en lunas. Les deux poètes échangèrent leurs adresses. Miguel Hernández écrivit une première lettre, le 10 avril 1933, se plaignant du manque d’écho que recevait son recueil. Federico lui répondit probablement à la fin du mois. C’est la seule lettre que nous connaissions de Federico à Miguel. Il lui promit son aide, mais émettait aussi certaines réserves. Il lui demanda d’être plus patient. Miguel lui répondit le 30 mai 1933. Il lui écrivit à nouveau en décembre 1934 et le 1 février 1935. Il lui faisait part de ses difficultés économiques. Federico ne l’aimait pas. Il ne répondit à aucune de ces lettres. Par la suite, il évitait de le rencontrer. En revanche, Vicente Aleixandre et Pablo Neruda établirent avec le poète d’Orihuela une très forte amitié. María Zambrano dans un chapitre de son livre, Andalucía, sueño y realidad, affirme: “Toda aquella pléyade de poetas lo acogió como mejor podía, con excepción de un poeta prometido al sacrificio en modo fulgurante, que experimentaba una especie de alergia por su presencia personal. Y de ello poco supe, pues Miguel acusaba la tristeza, mas no la causa.” On peut dire qu’aussi bien Federico García Lorca que Luis Cernuda, poètes raffinés et d’origine bourgeoise, supportaient mal la rudesse de Miguel Hernández, d’origine paysanne, portant toujours un pantalon de velours et des espadrilles. En 1937, néanmoins, dans Viento del pueblo, ce dernier publia un hommage au poète de Grenade : Elegía primera (A Federico García Lorca, poeta).

Federico García Lorca a Miguel Hernández

[abril de 1933]

Mi querido poeta:
No te he olvidado. Pero vivo mucho y la pluma de las cartas se me va de las manos.
Me acuerdo mucho de ti porque sé que sufres con esas gentes puercas que te rodean y me apeno de ver tu fuerza vital y luminosa encerrada en el corral y dándose topetazos por las paredes.
Pero así aprendes. Así aprenderás a superarte, en ese terrible aprendizaje que te está dando la vida. Tu libro está en el silencio, como todos los primeros libros, como mi primer libro, que tanto encanto y tanta fuerza tenía. Escribe, lee, estudia. ¡LUCHA! No seas vanidoso de tu obra. Tu libro es fuerte, tiene muchas cosas de interés y revela a los buenos ojos pasión de hombre, pero no tiene más cojones, como tú dices, que los de casi todos los poetas consagrados. Cálmate. Hoy se hace en España la más hermosa poesía de Europa. Pero por otra parte la gente es injusta. No se merece Perito en Lunas ese silencio estúpido, no. Merece la atención y el estímulo y el amor de los buenos. Ése lo tienes y lo tendrás porque tienes la sangre de poeta, y hasta cuando en tu carta protestas tienes en medio de cosas brutales (que me gustan) la ternura de tu luminoso y atormentado corazón. Yo quisiera que pudieras superarte de la obsesión de esa obsesión de poeta incomprendido por otra obsesión más generosa política y poética. Escríbeme. Yo quiero hablar con algunos amigos para ver si se ocupan de Perito en lunas.
Los libros de versos, querido Miguel, caminan muy lentamente.
Yo te comprendo perfectamente y te mando un abrazo mío fraternal, lleno de cariño y de camaradería.

Federico

(Escríbeme)
T/C/ Alcalá, 102.

Federico García Lorca a Miguel Hernández

[Première moitié de 1933]

Mon cher poète,

Je ne t’ai pas oublié. Mais je vis intensément et devant une feuille la plume me tombe des mains.
Je pense beaucoup à toi parce que je sais que tu souffres à cause des dégoûtants personnages qui t’entourent et je suis navré de voir ta lumineuse force vitale tenue captive et qui se cogne la tête aux murs.
Mais ainsi tu apprends. Tu apprends à te dépasser, dans ce terrible apprentissage que la vie t’impose. Ton livre est dans le silence, comme mon premier livre qui avait tant de charme et tant de force. Écris, lis, étudie. Lutte ! Ne sois pas vaniteux de ton œuvre. Ton livre est fort, intéressant en bien des endroits, et révèle aux yeux avertis une passion d’homme (des couilles, comme tu dis) mais pas plus que la majorité des poètes consacrés. Calme-toi. Aujourd’hui on écrit en Espagne la plus belle poésie d’Europe. Mais d’autre part les gens sont injustes. Ton Perito de Lunas ne mérite pas ce silence stupide, non. Il mérite l’attention, les encouragements et l’amour des meilleurs. Tu les as et tu les auras parce que tu es poète dans le sang, et même lorsque tu protestes dans ta lettre avec une brutalité – qui me plaît – on sent la tendresse de ton coeur lumineux et tourmenté.
J’aimerais que tu puisses dominer cette obsession de poète incompris au moyen d’une autre obsession plus généreuse, politique ou poétique. Écris-moi. Je vais demander à quelques amis de s’occuper de ton recueil.
Les livres de vers, mon cher Miguel, font leur chemin bien lentement. Je te comprends parfaitement et t’envoie une accolade fraternelle pleine d’affection et de camaraderie.

Federico.

(Écris-moi)
Rue d’Alcala, 102.