Paul Verlaine – Eliseo Diego

Le poète cubain Eliseo Diego (1920 – 1994) aimait ce poème de Verlaine.

Portrait de Paul Verlaine. 1867. Zurich, Galerie Chichio Haller.

Le ciel est, par-dessus le toit

Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme !
Un arbre, par-dessus le toit,
Berce sa palme.

La cloche, dans le ciel qu’on voit,
Doucement tinte.
Un oiseau sur l’arbre qu’on voit
Chante sa plainte.

Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là,
Simple et tranquille.
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville.

Qu’as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ?

Sagesse, 1881.

Oda a la joven luz (Eliseo Diego)

En mi país la luz
es mucho más que el tiempo, se demora
con extraña delicia en los contornos
militares de todo, en las reliquias
escuetas del diluvio.

La luz
en mi país resiste a la memoria
como el oro al sudor de la codicia,
perdura entre sí misma, nos ignora
desde su ajeno ser, su transparencia.

Quien corteje a la luz con cintas y tambores
inclinándose aquí y allá según astucia
de una sensualidad arcaica, incalculable,
pierde su tiempo, arguye con las olas
mientras la luz, ensimismada, duerme.

Pues no mira la luz en mi país
las modestas victorias del sentido
ni los finos desastres de la suerte,
sino que se entretiene con hojas, pajarillos,
caracoles, relumbres, hondos verdes.

Y es que ciega la luz en mi país deslumbra
su propio corazón inviolable
sin saber de ganancias ni de pérdidas.
Pura como la sal, intacta, erguida
la casta, demente luz deshoja el tiempo.

Los días de tu vida, 1977.

Ode à la jeune lumière

En mon pays la lumière
est beaucoup plus que le temps, elle s’attarde
avec une étrange délectation sur les contours
militaires de toute chose, sur les vestiges
épurés du déluge.

La lumière
dans mon pays résiste à la mémoire
comme l’or à la sueur de la cupidité,
elle se perpétue en elle-même, nous ignore
depuis la différence de son être, sa transparence.

Quiconque courtise la lumière avec rubans et tambours
en s’inclinant de-ci de-là selon la ruse
d’une sensualité archaïque, immémoriale,
perd son temps, jette ses arguties aux flots
tandis que la lumière, tout à elle-même, dort.

Car dans mon pays la lumière ne regarde pas
les modestes victoires du sens,
ni les désastres raffinés du sort,
elle s’amuse de feuilles, de petits oiseaux,
de coquillages, de reflets, de verts profonds.

Aveugle, la lumière, dans mon pays,
illumine son propre coeur inviolable
sans se soucier de gains ni de pertes.
Pure comme le sel, intacte, fièrement dressée,
la chaste, démente lumière effeuille le temps.

Les jours de ta vie, 1977, in L’obscure splendeur. Traduction : Jean Marc Pelorson. Collection Orphée. La Différence, 1996.

Versiones (Eliseo Diego)

La muerte es esa pequeña jarra, con flores
pintadas a mano, que hay en todas las casas y que
uno jamás se detiene a ver.

La muerte es ese pequeño animal que ha
cruzado en el patio, y del que nos consuela la
ilusión, sentida como un soplo, de que es sólo el gato
de la casa, el gato de costumbre, el gato que ha
cruzado y al que ya no volveremos a ver.

La muerte es ese amigo que aparece en las
fotografías de la familia, discretamente a un lado,
y al que nadie acertó nunca a reconocer.

La muerte, en fin, es esa mancha en el muro
que una tarde hemos mirado, sin saberlo, con un poco
de terror.

Versiones, 1970.

Versions

La mort est cette petite jarre, couverte
de fleurs peintes à la main, qui est dans toutes
les maisons, et sur qui jamais ne s’arrêtent les yeux.

La mort est ce petit animal qui est
passé dans la cour et dont on se remet en se
disant dans une bouffée d’illusion que ce n’est
que le chat de maison, le chat de toujours, le
chat qui est passé et qu’on ne reverra plus.

La mort est cet ami qu’on voit sur les
photos de famille, discrètement marginal, et
que personne n’a jamais réussi à reconnaître.

La mort, enfin, c’est cette tache sur le
mur qu’un soir nous avons regardée, sans le
savoir, avec un soupçon de terreur.

Versions, 1970, in L’obscure splendeur. Traduction : Jean Marc Pelorson. Collection Orphée. La Différence, 1996.

Eliseo Diego (de son vrai nom Eliseo de Jesús de Diego y Fernández Cuervo) est né le 2 juillet 1920 à La Havane (Cuba). En 1944, c’ est un des fondateurs du groupe Orígenes dont la revue est dirigée par José Lezama Lima (1910-1976), l’auteur de Paradiso (1966. Paradiso, Le Seuil, 1971. Traduction : Didier Coste). Cintio Vitier (1921-2009), son épouse Fina García Maruz (1923-2022) et Eliseo Diego forment un cercle de poètes chrétiens progressistes. Fina est la soeur de Bella, épouse d’Eliseo (1921 – 2006). Celui-ci publie des recueils de poèmes et des récits poétiques en prose. Il obtient le Prix national de littérature pour l’ensemble de son oeuvre en 1986 et le Prix international Juan Rulfo en 1993. Il meurt à Mexico le 1 mars 1994. Il est enterré à La Havane. Gabriel García Márquez l’a présenté comme «uno de los más grandes poetas que hay en la lengua castellana». Son fils est le journaliste et romancier Eliseo Alberto, surnommé ” Lichi ” (1951-2011).

Eliseo Diego a aussi enseigné l’anglais au collège, puis à l’université. De 1962 à 1970, il a dirigé la section de littérature enfantine à la Bibliothèque Nationale José Martí. Il a exercé aussi d’importantes fonctions dans l’Union des Écrivains et Artistes de Cuba. Il était angliciste, mais il a aussi traduit Dante et les poètes russes. Il connaissait mal le français. Dans son oeuvre, on trouve pourtant des allusions à la Chanson de Roland, à François Villon, aux contes de Perrault, à Baudelaire, Verlaine, Flaubert et même à Aloysius Bertrand.

(Marie Paule et Raymond Farina m’incitent régulièrement à relire des poètes que j’aime. Merci à eux une fois de plus.)

https://www.facebook.com/profile.php?id=100008812303816

Jean Hélion – André du Bouchet – René Char

Nous parcourons l’exposition Jean Hélion La prose du monde au Musée d’Art Moderne de Paris vendredi 22 mars. C’est le premier jour. Il y a encore peu de monde. C’est un plaisir de pouvoir regarder tranquillement les oeuvres d’un peintre méconnu.

Du 22 mars au 18 août 2024, on pourra voir la rétrospective de cet artiste. Elle traverse tout le XXème siècle. Jean Hélion (1904-1987) est un des pionniers de l’abstraction. Il l’introduit en Amérique dans les années 1930, avant d’évoluer vers une figuration personnelle au début de la deuxième guerre mondiale.

Proche de Theo van Doesburg et de Piet Mondrian dans un premier temps (groupe Art Concret et collectif Abstraction-Création), il se détourne de l’abstraction en 1939. Il est l’ami de Calder, Arp, Giacometti, mais aussi de Max Ernst, Marcel Duchamp, Victor Brauner.

Il fréquente aussi les écrivains de son époque (Francis Ponge, Raymond Queneau, René Char, André du Bouchet, Alain Jouffroy) qu’ il associe souvent à son parcours artistique.

Figure tombée. Avril-septembre 1939. Paris, Centre Pompidou.

Je lis une lettre qu’il adresse au poète André du Bouchet au cours de l’été 1952. Pour qui travaille-t-on ?

Il évoque sa collaboration avec René Char pour illustrer, sur la demande d’Yvonne Zervos, 10 poèmes choisis parmi Les Matinaux et réunis, manuscrits, par le poète sous le titre de La Sieste blanche.

” Il n’y a rien que j’aie davantage souhaité, à plusieurs périodes de ma vie que de mêler mes images, étroitement, à des textes que j’admire.”

Il y explique son travail et ses difficultés. Les Éditions Claire Paulhan publient ce mois-ci :

Pour qui travaille-t-on ? Une lettre à André du Bouchet (Été-automne 1952)

Je recherche Divergence, un des poèmes de René Char illustré par l’homme couché qui préoccupait Jean Hélion cet hiver-là. Les références à Arthur Rimbaud et à Une saison en enfer sont nombreuses.

L’Homme couché sur un banc. 1950. Vézelay, Musée Zervos.

Divergence (René Char)

Le cheval à la tête étroite
A condamné son ennemi,
Le poète aux talons oisifs,
A de plus sévères zéphyrs
Que ceux qui courent dans sa voix.
La terre ruinée se reprend
Bien qu’un fer continu la blesse.

Rentrez aux fermes, gens patients ;
Sur les amandiers au printemps
Ruissellent vieillesse et jeunesse.
La mort sourit au bord du temps
Qui lui donne quelque noblesse.

C’est sur les hauteurs de l’été
Que le poète se révolte,
Et du brasier de la récolte
Tire sa torche et sa folie.

La sieste blanche in Les Matinaux 1947-1949. Éditions Gallimard, 1950.

Patrick Deville – Missak Manouchian

Léon Trotsky.
Malcolm Lowry.

Je lis ces jours-ci avec intérêt Viva de Patrick Deville (Éditions du Seuil, 2014. Points Seuil n°4146, 2015). Mon ami P. me l’a conseillé. Les personnages centraux sont Léon Trotsky et Malcolm Lowry, deux personnages qui ont à première vue peu de choses en commun. Le livre est construit en une trentaine de courts tableaux. Tout se passe dans le Mexique des années 30, si riche culturellement et historiquement…

On présente les livres de Patrick Deville comme des “romans d’aventures sans fiction”. En quatrième de couverture, une phrase du grand Pierre Michon : “Je relis Viva si savant, si écrit, si rapide. Chaque phrase est flèche.”

Pages 221-222 de l’édition en Points Seuil : ” Enfermé ce soir dans cette chambre, je reprends une dernière fois les carnets et les chronologies emmêlés de toutes ces pelotes. Nous sommes le 21 février 2014. C’est aujourd’hui le soixante-dixième anniversaire de l’Affiche rouge, des vingt-deux résistants étrangers fusillés par les nazis au Mont-Valérien le 21 février 1944. C’est aujourd’hui le quatre-vingtième anniversaire de l’assassinat de Sandino à Managua le 21 février 1934… On écrit toujours contre l’amnésie générale et la sienne propre…”

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2023/06/19/missak-manouchian/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/02/21/laffiche-rouge/

Je vais lire d’autres livres de Pierre Deville.

Du 13 février au 12 mai 2024, le Jeu de Paume rend hommage à Tina Modotti (1896-1942) à travers une grande exposition, la plus importante jamais consacrée à Paris à cette photographe et activiste politique d’origine italienne.

https://www.connaissancedesarts.com/arts-expositions/photographie/exposition-photo-a-paris-la-photographie-revolutionnaire-de-tina-modotti-11189445/

Sombrero, Marteau et Faucille (Tina Modotti) 1927.

Guillaume Apollinaire – Pablo Picasso

Málaga. Patio principal du Palacio de los Condes de Buenavista. Vers 1530-1540.

Visite du Musée Picasso de Málaga hier. Il est installé depuis 2003 dans le Palacio de los Condes de Benavista (Calle San Agustín,8). 3 parties : Diálogos con Picasso. Colección 2020-2023 + El eco de Picasso + Las múltiples caras de la obra tardía de Picasso. On y fait allusion au poème d’Apollinaire Les saisons. On peut lire la première strophe en espagnol et en anglais, pas en français.

Retrato de Paulo con gorro blanco. París, 14 de abril de 1973. Fundación Almine y Bernard Ruiz-Picasso.
Publié dans La grande revue, novembre 1917. Repris dans Calligrammes, 1918.
Retrato de mujer con sombrero de borlas y blusa estampada. Mougins, 1962. Málaga, Museo Picasso.

Jorge Semprún – Charles Baudelaire

Jorge Semprún. Lugano. 1945.

Je relis des textes de Jorge Semprún (1923-2011), résistant FTP-MOI, rotspanier déporté à Buchenwald, militant communiste orthodoxe puis critique, exclu du PCE en 1964, ministre de la culture d’un gouvernement socialiste en Espagne de 1988 à 1991.

La poésie l’a toujours passionné. Son père, José María Semprún Gurrea (1893-1966), fut correspondant en Espagne de la revue Esprit et représentant de la République espagnole à La Haye de 1937 à 1939. En famille, ils récitaient et apprenaient par coeur des poèmes de Garcilaso de la Vega, Rubén Darío, Gustavo Adolfo Bécquer, César Vallejo, Pablo Neruda. Ceux de Baudelaire et de Rimbaud ont été essentiels dans son rapide apprentissage du français à Paris à partir de 1939.

Adieu, vive clarté est un récit autobiographique de Jorge Semprún, publié en 1998, qui se déroule pendant la période précédant sa déportation à Buchenwald en janvier 1944. Il participait à la Résistance en Bourgogne dans le groupe « Jean-Marie Action », dépendant du réseau Buckmaster, mis en place par les services secrets britanniques. Il fut arrêté à Joigny, le 8 octobre 1943, avec la résistante Irène Chiot, puis détenu à la prison d’Auxerre et torturé par la Gestapo à l’hôpital psychiatrique .

Gallimard. Collection Folio n° 3317.

Chant d’automne (Charles Baudelaire)

                            I        

Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ;
Adieu, vive clarté de nos étés trop courts !
J’entends déjà tomber avec des chocs funèbres
Le bois retentissant sur le pavé des cours.

Tout l’hiver va rentrer dans mon être : colère,
Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,
Et, comme le soleil dans son enfer polaire,
Mon coeur ne sera plus qu’un bloc rouge et glacé.

J’écoute en frémissant chaque bûche qui tombe ;
L’échafaud qu’on bâtit n’a pas d’écho plus sourd.
Mon esprit est pareil à la tour qui succombe
Sous les coups du bélier infatigable et lourd.

Il me semble, bercé par ce choc monotone,
Qu’on cloue en grande hâte un cercueil quelque part.
Pour qui ? – C’était hier l’été ; voici l’automne !
Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.

                              II

J’aime de vos longs yeux la lumière verdâtre,
Douce beauté, mais tout aujourd’hui m’est amer,
Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l’âtre,
Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.

Et pourtant aimez-moi, tendre cœur ! soyez mère,
Même pour un ingrat, même pour un méchant ;
Amante ou soeur, soyez la douceur éphémère
D’un glorieux automne ou d’un soleil couchant.

Courte tâche ! La tombe attend ; elle est avide !
Ah ! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux,
Goûter, en regrettant l’été blanc et torride,
De l’arrière-saison le rayon jaune et doux !

Les Fleurs du mal, 1857.

Dans L’Écriture ou la vie (1994) Jorge Semprun évoque la mort à Buchenwald le 16 mars 1945 du sociologue Maurice Halbwachs (1877-1945), professeur à la Sorbonne.

« J’avais pris la main de Halbwachs qui n’avait pas eu la force d’ouvrir les yeux. J’avais senti seulement une réponse de ses doigts, une pression légère : message presque imperceptible.
Le professeur Maurice Halbwachs était parvenu à la limite des résistances humaines. Il se vidait lentement de sa substance, arrivé au stade ultime de la dysenterie qui l’emportait dans la puanteur.
Un peu plus tard, alors que je lui racontais n’importe quoi, simplement pour qu’il entende le son d’une voix amie, il a soudain ouvert les yeux. La détresse immonde, la honte de son corps en déliquescence y étaient lisibles. Mais aussi une flamme de dignité, d’humanité vaincue mais inentamée. La lueur immortelle d’un regard qui constate l’approche de la mort, qui sait à quoi s’en tenir, qui en a fait le tour, qui en mesure face à face les risques et les enjeux, librement : souverainement.
Alors, dans une panique soudaine, ignorant si je puis invoquer quelque Dieu pour accompagner Maurice Halbwachs, conscient de la nécessité d’une prière, pourtant, la gorge serrée, je dis à haute voix, essayant de maîtriser celle-ci, de la timbrer comme il faut, quelques vers de Baudelaire. C’est la seule chose qui me vienne à l’esprit.
Ô mort, vieux capitaine, il est temps, levons l’ancre…
Le regard de Halbwachs devient moins flou, semble s’étonner.
Je continue de réciter. Quand j’arrive à … – nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons,
un mince frémissement s’esquisse sur les lèvres de Maurice Halbwachs.
Il sourit, mourant, son regard sur moi, fraternel. »

Maurice Halbwachs, 1944.

Le voyage (Charles Baudelaire)

VIII

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons !

Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

Jorge Semprún a glissé ce vers de Baudelaire – ” Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses. ” – dans le scénario de La Guerre est finie d’Alain Resnais. Ce film raconte trois jours de Diego Mora, permanent en exil du PCE qui passe régulièrement la frontière sous des identités d’emprunt pour assurer la liaison entre les militants exilés et ceux qui sont restés en Espagne. Il décrit la vie quotidienne d’un révolutionnaire clandestin qui doute du sens de son action et des moyens mis en oeuvre.

https://www.youtube.com/watch?v=XD7QIGlzktw

https://www.youtube.com/watch?v=o7q8Ougxv10

Las Majas en el balcón (Francisco de Goya). 1808-14. New York, Metropolitan Museum of Art.

XXXVI Le balcon (Charles Baudelaire)

Mère des souvenirs maîtresse des maîtresses
Ô toi, tous mes plaisirs! ô, toi, tous mes devoirs !
Tu te rappelleras la beauté des caresses,
La douceur du foyer et le charme des soirs,
Mère des souvenirs maîtresse des maîtresses !

Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon,
Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses.
Que ton sein m’était doux ! que ton coeur m’était bon !
Nous avons dit souvent d’impérissables choses
Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon.

Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !
Que l’espace est profond ! que le coeur est puissant !
En me penchant vers toi, reine des adorées,
Je croyais respirer le parfum de ton sang.
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !

La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison,
Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles,
Et je buvais ton souffle, ô douceur ! ô poison !
Et tes pieds s’endormaient dans mes mains fraternelles.
La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison.

Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses,
Et revis mon passé blotti dans tes genoux.
Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses
Ailleurs qu’en ton cher corps et qu’en ton coeur si doux ?
Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses !

Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,
Renaîtront-ils d’un gouffre interdit à nos sondes,
Comme montent au ciel les soleils rajeunis
Après s’être lavés au fond des mers profondes.

– Ô serments ! ô parfums ! ô baisers infinis !

Les Fleurs du Mal, 1857.

Le balcon (Edouard Manet). 1869. Paris, Musée d’ Orsay.

Pablo Picasso – Guillaume Apollinaire

Nous avons vu en deux temps l’exposition Picasso Dessiner à l’infini (18 octobre 2023 – 15 janvier 2024) au Centre Pompidou. Elle célèbre les cinquante ans de la mort du peintre espagnol et présente près de mille œuvres (carnets, dessins et gravures). On se perd parfois dans le parcours proposé qui est non linéaire et bouscule la chronologie.

Plan de l’exposition.

Mon attention a été retenue par le thème du cirque dans son œuvre et par son amitié avec les poètes de son temps (Guillaume Apollinaire, Max Jacob, Pierre Reverdy, Paul Éluard)

En 1905, les oeuvres de Picasso se peuplent de saltimbanques. Le cirque Médrano installe alors son chapiteau près de son atelier du Bateau-Lavoir à Montmartre. Le peintre n’insiste pas sur les feux de la rampe, mais sur l’envers du décor : la pauvreté, la marginalité, l’existence errante et solitaire. Les prouesses acrobatiques, les moments de gaieté passés pendant le spectacle l’intéressent peu.

L’Acrobate à la boule. Bateau-lavoir, début 1905. Moscou, Musée Pouchkine.
Famille de saltimbanques. Printemps-automne 1905. Washington, National Gallery.

Il suit les poètes : Baudelaire, Verlaine et Apollinaire qu’il rencontre à la fin de 1904 et qui devient un ami essentiel. Le poème Crépuscule est significatif.

Crépuscule (Guillaume Apollinaire)

A Mademoiselle Marie Laurencin

Frôlée par les ombres des morts
Sur l’herbe où le jour s’exténue
L’arlequine s’est mise nue
Et dans l’étang mire son corps

Un charlatan crépusculaire
Vante les tours que l’on va faire
Le ciel sans teinte est constellé
D’astres pâles comme du lait

Sur les tréteaux l’arlequin blême
Salue d’abord les spectateurs
Des sorciers venus de Bohême
Quelques fées et les enchanteurs

Ayant décroché une étoile
Il la manie à bras tendu
Tandis que des pieds un pendu
Sonne en mesure les cymbales

L’aveugle berce un bel enfant
La biche passe avec ses faons
Le nain regarde d’un air triste
Grandir l’arlequin trismégiste

Alcools, 1913.

Portrait d’Apollinaire. Frontispice d’Alcools. Paris, Mercure de France, 1913. Paris, BnF.

Le texte évoque une arlequine « frolée par les ombres des morts », un charlatan « crépusculaire », un arlequin « blême » et un aveugle qui « berce un bel enfant ». On est entre deux mondes. Les saltimbanques sont des passeurs vers l’au-delà.

Ce thème du cirque réapparaît dans l’oeuvre du peintre quand il retourne au cirque Médrano avec son fils Paulo (1921-1975) vers 1930. Il est saisi par le spectacle lui-même. Le corps humain devient extravagant. L’acrobate est un homme-caoutchouc. Picasso est fasciné par les équilibristes. Ses tableaux sont le reflet d’une grande émotion personnelle.

L’Acrobate. Paris, 18 janvier 1930. Paris, Musée Picasso.
Acrobate bleu. Paris, novembre 1929. Paris, Musée Picasso.

Regarder Picasso à l’infini !

Trésors en noir et blanc : Dürer, Rembrandt, Goya, Toulouse-Lautrec

Du 12 septembre 2023 au 14 janvier 2024, on peut voir au Petit Palais (Musée des Beaux-arts de la Ville de Paris) l’ exposition Trésors en noir et blanc Dürer, Rembrandt, Goya, Toulouse-Lautrec.
Le musée expose une partie de son cabinet d’arts graphiques. Les commissaires ont choisi environ 200 feuilles des grands maîtres : Dürer, Rembrandt, Callot, Goya, Toulouse-Lautrec… L’estampe est très présente dans les collections du Musée. Elle est le reflet des goûts de ses donateurs, les frères Dutuit, Auguste (1812-1902) et Eugène ( 1807-1886) et du conservateur Henry Lapauze (1867-1925), à l’origine du musée de l’Estampe moderne.
L’exposition permet de découvrir un panorama qui va du XVe au XXe siècle.

La première partie de l’exposition présente une sélection des plus belles feuilles de la collection Dutuit qui en comprend 12 000, signées des plus grands peintres-graveurs. Ces œuvres ont été rassemblées sous l’impulsion d’Eugène Dutuit et se caractérisent par leur qualité et leur rareté. Ainsi, La Pièce aux cent Florins de Rembrandt est exceptionnelle par sa taille (près de 50 centimètres de large) et par son histoire. Elle a appartenu à Dominique-Vivant Denon, le premier directeur du Louvre. Parmi les 45 artistes présentés, quatre d’entre eux ont été choisis pour illustrer le goût d’Eugène Dutuit qui fut aussi historien d’art : Dürer, Rembrandt, Callot et Goya. Il a publié en 1881-1888 le Manuel de l’amateur d’estampes et en 1883 L’Oeuvre complet de Rembrandt.
Henry Lapauze, lui, a ouvert les collections à la création contemporaine. En 1908, un musée de l’Estampe moderne est inauguré au sein du Petit Palais. Pour le constituer, il obtient de nombreux dons de marchands et de collectionneurs comme Henri Béraldi qui offre au 100 portraits d’hommes d’État, de savants ou d’artistes. Plusieurs sont présentés dans l’exposition. Des artistes et de familles d’artistes (Félix Buhot, Félix Bracquemond, Jules Chéret, Théophile Alexandre Steinlein, Henri de Toulouse-Lautrec…) font de même. Ces artistes ont marqué l’histoire de l’estampe et représentent la gravure contemporaine, essentiellement parisienne, des premières années du XXe siècle. Enfin, une sélection des dernières acquisitions, dont des estampes d’Auguste Renoir, Anders Zorn et Odilon Redon, montre la politique actuelle d’achat du musée.

J’ai remarqué deux des quatre eaux-fortes de la série Les Bohémiens de Jacques Callot (1592-1635). Cette suite de quatre pièces met en scène, à travers de multiples détails pittoresques la vie d’une famille de Bohémiens. Le graveur lorrain avait lui-même expérimenté cette vie errante. Il avait suivi une troupe alors qu’il se rendait en Italie. Cette épisode picaresque a particulièrement séduit la génération romantique, qui s’est emparée de la figure de Callot. Baudelaire a écrit un poème inspiré de cette suite dans Les Fleurs du mal .

Les Bohémiens en marche : l’avant-garde (Jacques Callot). 1627-28. Eau-forte.
Les Bohémiens en marche : l’arrière-garde ou le départ (Jacques Callot). 1627-28. Eau-forte.
La halte des Bohémiens : les diseurs de bonne aventure (Jacques Callot). 1627-28. Eau-forte.
La halte des Bohémiens : les apprêts du festin (Jacques Callot). 1627-28. Eau-forte.

XIII – Bohémiens en Voyage

La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s’est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.

Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes
Le long des chariots où les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes.

Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,
Les regardant passer, redouble sa chanson ;
Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,

Fait couler le rocher et fleurir le désert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L’empire familier des ténèbres futures.

Les Fleurs du Mal. Spleen et idéal. 1857.

Bohémiens en voyage est le seul sonnet régulier des Fleurs du Mal.
Baudelaire porte un regard ambigu sur les bohémiens dans les deux quatrains. Ils sont rapprochés des animaux, mais cette image s’oppose au mysticisme que confère le poète à cette “tribu prophétique”. Il les comprend. Ils partagent avec lui le tourment, l’inquiétude, la mélancolie, une même envie de fuir la société.
Les Bohémiens vont vers les ténèbres comme le poète en proie au spleen.

Marcel Cohen – Eugène Guillevic

Marcel Cohen.

Je viens de lire Cinq femmes. Sur la scène intérieure, II de Marcel Cohen. Gallimard, 2023.

Il a publié ces dernières années une trilogie :

Faits I Lecture courante à l’usage des grands débutants. Gallimard, 2002

Faits II. Gallimard, 2007.

Faits III. Suite et fin. Gallimard, 2010.

Sur la scène intérieure. Faits. Gallimard, L’un et l’autre, 2013, contient et expose tout ce dont il se souvient, et tout ce que il a pu pu apprendre aussi sur huit membres de sa famille disparus à Auschwitz en 1943 et 1944 : son père Jacques (né le 20 février 1902 à Istanbul. Convoi n°59 du 2 septembre 1943) ; sa mère Maria (née le 9 octobre 1915 à Istanbul. Convoi n°63 du 17 décembre 1943) ; sa petite soeur Monique (née le 14 mai 1943 à Asnières. Convoi n°63 du 17 décembre 1943) ; ses grands-parents paternels (Mercado, né en 1864 à Istanbul et Sultana, née en 1871 à Istanbul. Convoi n°59 du 2 septembre 1943) ; deux oncles (Joseph né le 10 août 1895 à Istanbul. Convoi n°59 du 2 septembre 1943. David Salem né le 29 avril 1908 à Constantinople. Convoi n°75 du 30 mai 1944) ; une grand-tante Rebecca (née le 13 avril 1875 à Istanbul. Convoi n° 59 du 2 septembre 1943). Ce “tout” se résume à très peu, et c’est poignant.

Cinq femmes est sous-titré Sur la scène intérieure, II.

Tiphaine Samoyault souligne dans son feuilleton littéraire du Monde ( 19 octobre 2023) : Cinq femmes, de Marcel Cohen (Le Monde, 19 octobre 2023) :

” Ses livres se raccrochent les uns aux autres par une sorte de fidélité, valeur qui, avec la justesse et l’humilité, est au cœur de toute son œuvre : fidélité aux disparus, à celles et ceux dont le souvenir s’efface ou dont les noms ne disent rien à personne ; fidélité aux détails, aux surfaces, aux ­objets, aux odeurs. La fidélité à soi ­rassemble toutes les autres et se caractérise par des yeux ouverts à l’intérieur. ”

Alain Finkielkraut l’a reçu dans son émission Répliques sur France Culture le samedi 7 octobre 2023.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/l-eloge-de-la-bonte-1289283

La jeunesse de Marcel Cohen a été terrible. Il était orphelin à six ans. Alors que la plus grande partie de sa famille a été exterminée, des femmes l’ont soutenu, l’ont sauvé. Il évoque dans ce livre cinq d’entre elles : Annette, Raymonde, Lily, Mme Gobin, Gabrielle.

Annette Voland qui travaillait comme bonne à tout faire chez les Cohen, cacha le petit Marcel à Messac (Ille-et-Vilaine) où vivait son mari Mathurin Gru jusqu’à la fin de la guerre.

« On tua un jour un cochon provenant d’une ferme dans la cave des Gru, bien que ce fût interdit. Plusieurs inconnus s’affairèrent dans le jardin, la cave et la cuisine avec des mines de conspirateurs : des professionnels de la charcuterie qui officiaient à domicile. Ils étaient pressés d’en finir. Dans le même temps, Annette et quelques femmes s’activèrent longtemps dans la cuisine pour fabriquer boudin et saucisses. Les inconnues repartaient avec des provisions au fond de leur panier, sous un torchon. Je me tenais au loin, mais comment ne pas entendre depuis le fond du jardin les cris du cochon qui n’en finissaient pas ? Les soies, sur la couenne rose du lard conservé dans le saloir en grès de la cave, sont restées synonymes de haut-le-coeur et de frayeur. Des torchons tachés de sang, des tabliers et des couteaux souillés trempaient dans de l’eau chaude savonneuse : une odeur sucrée, écoeurante qui persista longtemps, y compris dans le jardin à l’endroit où l’on jeta l’eau tiède au milieu des mauvaises herbes. » (pages 47-48)

Il cite à la fin du livre un poème d’Eugène Guillevic, le premier poète vivant qu’il ait lu.

” L’un des plus terribles poèmes de Guillevic s’intitule Enfance. il parle du cochon que l’on égorge. (…) C’est la première fois qu’un texte me concernait aussi directement. Guillevic écrit :

” Il faudrait apprendre

Á vivre avec ça.” (page 148)

Enfance (Eugène Guillevic)

Il y avait le cochon qu’on égorge
Et ça n’en finissait pas,

Ce cri que le bourg
Autrement taisait.

La preuve, c’est que rien,
Pendant le cri,
N’était changé,

Les murs, ni les gens,
Ni les quelques roses.

Tous, à part l’enfant,
Ils savaient tous
Que c’était ainsi.
Il faudrait apprendre
A vivre avec ça,

A déboucher
Des chemins creux.

*

Elle
Pourtant viendrait,

Peut-être au bout
D’un chemin creux :

Être l’un à l’autre
La mer et la vague,

Et le temps n’est plus
Pour moi que ta lèvre.

Allons nous couvrir
De la nuit des temps.

*

Mais va donc rester
Ce cri par les airs,
La terre et la pierre.

Et nous resterons
A côté du cri.

Si ce n’est pas nous
Qui serons ce cri.

*

Tant qu’il y aura
Besoin de ce cri.

Tant qu’on supportera
Ce cri de l’égorgé,

Sans pouvoir clamer
Que c’est imposture.

*

D’abord, la trouver

Dans les chemins creux
Ou dans la lumière,

Parmi les réseaux
Bourrelés du cri.

Étier. Gallimard. 1979. Étier suivi de Autres. 1991. NRF Poésie/Gallimard n°245.

Eugène Guillevic.

Sonia Mossé

Nusch Éluard et Sonia Mossé (Man Ray), 1935.

Une plaque a été posée mercredi 20 septembre 2023 à l’entrée du 104 rue du Bac (Paris, VII) où a vécu Sonia Mossé (1917-1943), en présence de Laurence Patrice, Adjointe à la Maire de Paris et de Gérard Guégan qui a publié récemment Sonia Mossé, une reine sans couronne, aux éditions Le Clos Jouve 2022.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2023/04/22/gerard-guegan-sonia-mosse-1917-1943/

http://www.lacauselitteraire.fr/sonia-mosse-une-reine-sans-couronne-gerard-guegan-par-philippe-chauche

Sonia Mossé est née le 27 août 1917 à Paris (XIV arrondissement). Elle est morte le 30 mars 1943 au Camp de concentration de Sobibór, en Pologne. Elle allait avoir 27 ans.

Sa famille juive est originaire d’Orange (Comtat Venaissin). Les « juifs du pape » vivaient là depuis le XIII ème siècle.

Ses parents sont Emmanuel Mossé (1876-1963), avocat à la cour d’appel de Paris et Natasza Goldfain ( Vilnius, Lituanie 1890-? ). Elle a une demi-sœur, Esther Levine (1906 -1943), et un demi-frère, Jean Joseph Mossé (1908-1995)

Sonia Mossé est actrice, modèle, décoratrice, dessinatrice. Elle a inspiré de nombreux photographes et peintres de son époque.

En avril-mai 1935, elle joue dans Les Cenci, une pièce de théâtre d’Antonin Artaud, adaptée de la tragédie de Shelley. Elle été créée au Théâtre des Folies-Wagram avec des décors et costumes de Balthus . En mars 1937, Jean-Louis Barrault met en scène Numance de Miguel de Cervantès au Théâtre Antoine avec des décors et costumes d’André Masson. Sonia Mossé y tient le rôle de Renommée.

Elle est proche du mouvement surréaliste, d’André Breton et surtout de Paul Éluard, Sa beauté blonde inspire les photographes (Man Ray, Dora Maar, Juliette Lasserre, Otto Wols) et les peintres (Alberto Giacometti, Balthus, André Derain). Son amitié avec Nusch Éluard est immortalisée par le célèbre portrait de Man Ray de 1935.

Pour gagner sa vie, elle dessine des bijoux pour Hermès et travaille pour la haute couture.

En 1938, elle participe à l’Exposition internationale du surréalisme à Paris (17 janvier-24 février. Galerie des Beaux-Arts de Georges Wildenstein, rue du Faubourg-Saint-Honoré). Elle crée un mannequin féminin, exposé avec ceux d’André Breton, André Masson, Yves Tanguy, Jean Arp, Wolfgang Paalen, Marcel Duchamp et Salvador Dalí.

Fin 1938, elle inaugure le cabaret-théâtre Chez Agnès Capri avec la chanteuse et actrice Agnès Capri (Sophia Rose Fridman 1907-1976) et l’actrice Michele Lahaye (1911-1979) qui a eu l’idée du projet. Elles sont soutenues par Francis Picabia, Max Ernst, Alberto Giacometti, Jean Cocteau, Balthus, André Derain, Louis Marcoussis et Moïse Kisling qui fournissent des peintures et des dessins pour les financer. L’intérieur du cabaret est conçu par Sonia Mossé.

Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate et que Paris est occupé par les troupes allemandes, le cabaret ferme ses portes. Sonia Mossé refuse de porter l’étoile jaune et de se faire recenser, mais continue de fréquenter les cafés interdits aux citoyens juifs. Elle est dénoncée et arrêtée avec sa soeur en février 1943 à leur domicile, 104 rue du Bac à Paris par la police du commissaire Charles Permilleux, responsable des Affaires juives, rattaché à la Police Judiciaire. Toutes deux sont internées au camp de Drancy, près de Paris, puis déportées le 25 mars 1943 dans le convoi 53 vers le camp d’extermination polonais de Sobibór. Dans ce convoi, il y avait 1008 personnes, dont 118 enfants. Á la Libération, il n’y aura que 5 rescapés. On peut affirmer qu’elles ont été gazées le jour même de leur arrivée, le 28 mars 1943 ou le lendemain.

Paul Éluard – Charles Baudelaire

Paul Éluard, 1945.

Paul Éluard (Eugène Grindel) est né le 14 décembre 1895 à Saint-Denis. Il est mort d’une crise cardiaque à Charenton-le-Pont le 18 novembre 1952 à 56 ans. Les oeuvres littéraires tombent en général dans le domaine public 70 ans après la mort de leur auteur. C’est aussi le cas du poète surréaliste à partir du 1 janvier 2023. On constate donc un nombre important de publications et de rééditions de cet écrivain. Les Éditions Seghers ont republié tout leur fonds Éluard avec une nouvelle maquette qui rappelle ” Poètes d’aujourd’hui “. Il avait été le premier poète publié en mai 1944 dans cette collection.

Le Temps des Cerises a édité deux anthologies en avril 2023.

La mémoire des nuits – Tome 1. Poèmes choisis et présentés par Olivier Barbarant et Victor Laby.
La mémoire des nuits – Tome 2. Ecrits sur l’art. Textes choisis et présentés par Olivier Barbarant et Victor Laby.
Ces deux tomes regroupent plus de quarante recueils de poèmes, des discours, des préfaces et des articles. Ils soulignent les liens entretenus par Paul Éluard avec les grands artistes de son temps. Ils ne favorisent pas l’une des époques de l’écrivain au regard d’une autre.

C’est le tome II qui m’a particulièrement intéressé. On y trouve trois textes sur Charles Baudelaire. Voici le premier.

Paul Éluard. Préface au Choix de Textes de Charles Baudelaire. Éditions GLM, 1939. Avec un portrait par Marcoussis.

« Baudelaire aux bras tendus aux mains ouvertes, juste entre les hommes, homme entre les justes et Baudelaire malheureux, oublié, exilé, absurde. Baudelaire blanc, Baudelaire noir, jour et nuit le même diamant, dégagé des poussières de la mort.

Comment un tel homme, que ses contemporains traitent d’idole orientale, monstrueuse et difforme, de héros de cour d’assises, de pensionnaire de Bicêtre, de guillotiné, comment un tel homme, fait comme pas un autre pour réfléchir le doute, la haine, le mépris, le dégoût, la tristesse pouvait-il manifester si hautement ses passions et vider le monde de son contenu pour en accuser les beautés défaites, les vérités souillées, mais si soumises, si commodes ? Pourquoi s’était-il donné pour tâche de lutter, avec une rigueur inflexible, contre la saine réalité, contre cette morale d’esclaves qui assure le bonheur et la tranquillité des prétendus hommes libres ? Pourquoi opposait-il le mal à faire au bien tout fait, le diable à Dieu, l’intelligence à la bêtise, les nuages au ciel immobile et pur ? Écoutez-le dire, avec quelle violence désespérée, qu’il mentirait en n’avouant pas que tout lui-même est dans son livre. Il fait profession de foi de « franchise absolue, moyen d’originalité ». Malgré la solitude, malgré la pauvreté, malgré la maladie, malgré les lois, il avoue, il combat. Toutes les puissances du malheur se sont rangées de son côté. Peut-être y a-t-il quelque chance de gagner ? Le noir, le blanc triompheront-ils du gris, de la saleté ? La main vengeresse achèvera-t-elle d’écrire, sur les murs de l’immense prison, la phrase maudite qui les fera crouler ? Mais la lumière faiblit. La phrase était interminable. Baudelaire ne voit plus les mots précieux, mortels. Ses armes le blessent. Une fois de plus, il découvre sa propre fin. Où des juges avaient été impuissants, la maladie réussit. Baudelaire est muet. De l’autre côté des murs, la nuit recommence à gémir.

« Je ne conçois guère (mon cerveau serait-il un miroir ensorcelé ?) un type de Beauté où il n’y ait du Malheur. » Ce goût du malheur fait de Baudelaire un poète éminemment moderne, au même titre que Lautréamont ou Rimbaud. Á une époque où le sens du mot bonheur se dégrade de jour en jour, jusqu’à devenir synonyme d’inconscience, ce goût fatal est la vertu surnaturelle de Baudelaire. Ce miroir ensorcelé ne s’embue pas. Sa profondeur préfère les ténèbres tissées de larmes et de peurs, de rêves et d’étoiles aux lamentables cortèges des nains du jour, des satisfaits noyés dans leur sourire béat. Tout ce qui s’y reflète profite de l’étrange lumière que les ombres d’une vie infiniment soucieuse d’elle-même créent et fortifient, avec amour. »

Choix de Textes de Charles Baudelaire. Éditions GLM, 1939. Préface par Paul Éluard avec un portrait par Marcoussis.