Antonio Machado

Antonio Machado (José Machado Ruiz 1879-1958), vers 1940. Madrid, Museo del Prado.

Un poème d’Antonio Machado. Nostalgia de Andalucía. Nostalgia de Castilla.

CXXV

En estos campos de la tierra mía,
y extranjero en los campos de mi tierra
—yo tuve patria donde corre el Duero
por entre grises peñas,
y fantasmas de viejos encinares,
allá en Castilla, mística y guerrera,
Castilla la gentil, humilde y brava,
Castilla del desdén y de la fuerza—,
en estos campos de mi Andalucía,
¡oh tierra en que nací!, cantar quisiera.
Tengo recuerdos de mi infancia, tengo
imágenes de luz y de palmeras,
y en una gloria de oro,
de lueñes campanarios con cigüeñas,
de ciudades con calles sin mujeres
bajo un cielo de añil, plazas desiertas
donde crecen naranjos encendidos
con sus frutas redondas y bermejas;
y en un huerto sombrío, el limonero
de ramas polvorientas
y pálidos limones amarillos,
que el agua clara de la fuente espeja,
un aroma de nardos y claveles
y un fuerte olor de albahaca y hierbabuena,
imágenes de grises olivares
bajo un tórrido sol que aturde y ciega,
y azules y dispersas serranías
con arreboles de una tarde inmensa;
mas falta el hilo que el recuerdo anuda
al corazón, el ancla en su ribera,
o estas memorias no son alma. Tienen,
en sus abigarradas vestimentas,
señal de ser despojos del recuerdo,
la carga bruta que el recuerdo lleva.
Un día tornarán, con luz del fondo ungidos,
los cuerpos virginales a la orilla vieja.

Lora del Río. 4 de abril de 1913.

Debolsillo. 9,99 euros. Nueva edición de la poesía completa de Antonio Machado, con numerosos inéditos y variantes
Edición a cargo de Víctor Fernández.

CXXV

Dans ces campagnes de mon pays,
et étranger dans les campagnes de mon pays
– moi j’avais ma patrie là où le Douro coule
entre des rochers gris
et des fantômes d’anciennes chênaies,
là-bas en Castille, mystique et guerrière,
noble Castille, humble et sauvage,
Castille du mépris et de la force –,
dans ces campagnes de mon Andalousie,
oh ! terre où je naquis ! je voudrais chanter.
J’ai des souvenirs de mon enfance, j’ai
des images de lumière et de palmiers,
et dans une gloire d’or,
de clochers lointains avec des cigognes,
de villes avec des rues sans femmes,
sous un ciel indigo, de places désertes
où poussent des orangers flamboyants
avec leurs fruits ronds et vermeils ;
et dans un jardin sombre, le citronnier
aux branches poussiéreuses
et aux pâles citrons jaunes
que reflète l’eau claire du bassin,
un arôme d’iris et d’œillets
et une forte odeur de basilic et de menthe ;
des images de grises oliveraies
sous un soleil torride qui étourdit et aveugle,
et de montagnes bleues et dispersées
sous les rougeurs d’un soir immense ;
mais il manque le fil qui noue le souvenir
au cœur, l’ancre au rivage,
ou ces souvenirs ne sont pas de l’âme. Ils ont
sous leurs vêtements bigarrés,
qui montrent qu’ils sont des dépouilles de la mémoire,
la charge brute que le souvenir garde.
Un jour imprégnés de la lumière des profondeurs,
les corps virginaux s’en reviendront à l’ancien rivage.

Lora del Río. 4 avril 1913.

Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi de Poésies de la guerre. NRF Poésie/Gallimard n°144. 2004. Traduction Sylvie Léger et Bernard Sesé.

(Para Concha T.A. ¡ Cómo te echamos de menos! )

Gustavo Adolfo Bécquer 1836 – 1870

Retrato de Gustavo Adolfo Bécquer. (Valeriano Bécquer). 1862. Sevilla, Museo de Bellas Artes.

Gustavo Adolfo Domínguez Bastida, connu sous le nom de Gustavo Adolfo Bécquer, vient d’une famille de peintres d’origine flamande installée à Séville au XVII ème siècle. Orphelin à onze ans, il eut une vie marquée par la maladie, les déceptions et la pauvreté. Il découvre dans sa jeunesse la poésie dans la bibliothèque de sa marraine. Il fréquente les ateliers de peinture de sa ville où son père José María Domínguez Bécquer (1805-1841) est connu. Son frère, Valeriano Domínguez Bécquer (1833-1870), dont il sera très proche, est aussi peintre. Il arrive à Madrid en 1854 et connaît la misère jusqu’en 1860. C’est à cette période qu’il écrit la plupart des poèmes qui composeront Rimas. En 1861, il se marie et devient journaliste. Il est censeur de romans de 1865 à 1868 et mène alors une vie plus confortable. Son frère Valeriano meurt le 23 septembre 1870. Gustavo Adolfo disparaît le 22 décembre 1870. Il est considéré comme le précurseur de la poésie espagnole contemporaine. Ses oeuvres sont publiées par ses amis en deux tomes après sa mort au cours de l’été 1871. Le recueil Rimas est constitué de 86 poèmes. Il est marqué par la poésie andalouse, les chants populaires, le romantisme (Heine, Hugo, Espronceda, Zorrilla). On retrouve des échos de sa poésie chez Rubén Darío, Antonio Machado, Juan Ramón Jiménez et chez les poètes de la génération de 1927, particulièrement chez Luis Cernuda.

Sevilla, Parque de María Luisa. Glorieta de Gustavo Adolfo Bécquer. (Lorenzo Coullaut Valera) 1911. Busto del poeta.

I

Yo sé un himno gigante y extraño
que anuncia en la noche del alma una aurora,
y estas páginas son de este himno
cadencias que el aire dilata en la sombras.

Yo quisiera escribirlo, del hombre
domando el rebelde, mezquino idioma,
con palabras que fuesen a un tiempo
suspiros y risas, colores y notas.

Pero en vano es luchar; que no hay cifra
capaz de encerrarle, y apenas ¡oh hermosa!
si teniendo en mis manos las tuyas
pudiera, al oído, cantártelo a solas.

Rimas.

I

Je sais un hymne géant et étrange
Qui annonce dans la nuit de l’âme une aurore,
Et ces pages sont de cet hymne
Cadences que l’air dilate dans les ombres.

Je voudrais l’écrire, de l’homme
Domptant le rebelle et mesquin langage,
Avec des paroles qui fussent en un seul temps
Soupirs et ris, couleurs et notes.

Mais c’est en vain lutter ; point de chiffre
Capable de l’enserrer et c’est à peine – oh belle ! –
Si, ayant dans mes mains les tiennes,
Je pourrais, à l’oreille, te le chanter dans notre solitude.

Anthologie bilingue de la poésie espagnole. Bibliothèque de la Pléiade. NRF. 1995. Traduction Robert Pingeard.

Paco Ibáñez a chanté les poèmes de Bécquer.

https://www.youtube.com/watch?v=vfdhl-7-lQU

LIII

Volverán las oscuras golondrinas
en tu balcón sus nidos a colgar,
y, otra vez, con el ala a sus cristales
jugando llamarán;
pero aquéllas que el vuelo refrenaban
tu hermosura y mi dicha al contemplar,
aquéllas que aprendieron nuestros nombres…
ésas… ¡no volverán!

Volverán las tupidas madreselvas
de tu jardín las tapias a escalar,
y otra vez a la tarde, aun más hermosas,
sus flores se abrirán;
pero aquéllas, cuajadas de rocío,
cuyas gotas mirábamos temblar
y caer, como lágrimas del día…
ésas… ¡no volverán!

Volverán del amor en tus oídos
las palabras ardientes a sonar;
tu corazón, de su profundo sueño
tal vez despertará;
pero mudo y absorto y de rodillas,
como se adora a Dios ante su altar,
como yo te he querido…, desengáñate:
¡así no te querrán!

Rimas.

LIII

Les noires hirondelles reviendront
Suspendre à ta fenêtre leurs doux nids
Et de nouveau, de l’aile, dans leurs jeux,
Frapperont à ta vitre.
Mais celles qui volaient plus doucement
Pour mieux voir ta beauté et mon bonheur,
Celles qui surent ton nom et le mien,
Non, ne reviendront plus.

Le chèvrefeuille en touffes reviendra
Escalader les murs de ton jardin
Et de nouveau, le soir, encor plus belles,
Les fleurs en écloront.
Mais celles dont nous regardions les gouttes
De la rosée qui les comblait trembler
Et s’écouler comme larmes du jour,
Non, ne reviendront plus.

Les accents de l’amour, à tes oreilles,
Reviendront faire leur ardent murmure ;
De son profond sommeil ton cœur peut-être,
Ton cœur s’éveillera.
Mais, en suspens, muet, agenouillé,
Comme on adore Dieu devant l’autel,
Comme je t’ai aimée, détrompe-toi,
On ne t’aimera plus.

Anthologie de la poésie espagnole, Stock, 1957. Traduction Mathilde Pomès.

LX

Mi vida es un erial,
flor que toco se deshoja;
que en mi camino fatal
alguien va sembrando el mal
para que yo lo recoja.

Rimas.

LX

Ma vie est un désert ;
fleur que je touche est fleur qui meurt.
Sur mon chemin fatal,
quelqu’un sème le mal
pour que je le recueille.

Sevilla, Parque de María Luisa. Glorieta de Gustavo Adolfo Bécquer. (Lorenzo Coullaut Valera) 1911. Busto del poeta. Representación del amor que llega, del amor presente y del amor perdido. Ciprés de los pantanos.

Merci à Gio Bonzon de m’avoir rappelé “Mi vida es un erial”,

Vicente Aleixandre et Málaga

(Pour Gio Bonzon)

Vicente Aleixandre est un poète espagnol qui fait partie de la Génération de 1927. Il est né le 26 avril 1898 à Séville, la même année que Federico García Lorca. Il est élevé à Málaga (“la ciudad del paraíso”). Il souffre toute sa vie des conséquences d’une néphrite tuberculeuse. En 1932, il subit une extraction du rein droit. À cause de sa “mauvaise santé de fer”, il sort peu de sa maison de Madrid (Velintonia, 3, aujourd’hui, Vicente Aleixandre), située près de la Cité Universitaire. Tous les artistes qui comptent à cette époque viennent lui rendre visite. À la fin de la Guerre d’Espagne, il reste en Espagne et aide les jeunes poètes de l’après-guerre qui le considèrent comme un maître. Il obtient le Prix Nobel de littérature en 1977. Il meurt à Madrid le 13 décembre 1984. La Asociación de Amigos de Vicente Aleixandre (Velintonia 3) essaie depuis plus de 25 ans de sauver cet endroit de la destruction et de créer une Maison de la Poésie. Est-ce que le nouveau Ministre de la Culture, Ernest Urtasun, sauvera enfin cet endroit ?

Ciudad del paraíso

A mi ciudad de Málaga

Siempre te ven mis ojos, ciudad de mis días marinos.
Colgada del imponente monte, apenas detenida
en tu vertical caída a las ondas azules,
pareces reinar bajo el cielo, sobre las aguas,
intermedia en los aires, como si una mano dichosa
te hubiera retenido, un momento de gloria, antes de hundirte
para siempre en las olas amantes.

Pero tú duras, nunca desciendes, y el mar suspira
o brama, por ti, ciudad de mis días alegres,
ciudad madre y blanquísma donde viví, y recuerdo,
angélica ciudad que, más alta que el mar, presides sus espumas.

Calles apenas, leves, musicales. Jardines
donde flores tropicales elevan sus juveniles palmas gruesas.
Palmas de luz que sobre las cabezas aladas,
mecen el brillo de la brisa y suspenden
por un instante labios celestiales que cruzan
con destino a las islas remotísimas, mágicas,
que allá en el azul índigo, libertadas, navegan.

Allí también viví, allí, ciudad graciosa, ciudad honda.
Allí, donde los jóvenes resbalan sobre la piedra amable,
y donde las rutilantes paredes besan siempre
a quienes siempre cruzan, hervidores, en brillos.

Allí fui conducido por una mano materna.
Acaso de una reja florida una guitarra triste
cantaba la súbita canción suspendida en el tiempo;
quieta la noche, más quieto el amante,
bajo la luna eterna que instantánea transcurre.

Un soplo de eternidad pudo destruirte,
ciudad prodigiosa, momento que en la mente de un Dios emergiste.
Los hombres por un sueño vivieron, no vivieron,
eternamente fúlgidos como un soplo divino.

Jardines, flores. Mar alentado como un brazo que anhela
a la ciudad voladora entre monte y abismo,
blanca en los aires, con calidad de pájaro suspenso
que nunca arriba ¡Oh ciudad no en la tierra!

Por aquella mano materna fui llevado ligero
por tus calles ingrávidas. Pie desnudo en el día.
Pie desnudo en la noche. Luna grande. Sol puro.
Allí el cielo eras tú, ciudad que en él morabas.
Ciudad que en él volabas con tus alas abiertas.

Sombra del Paraíso (1939-1943), 1944.

Málaga, Port.

Cité du paradis

Á Malaga, ma ville.

Mes yeux toujours te revoient, ville de mes jours marins.
Au mont imposant accrochée, ta chute verticale
dans les yeux bleues de justesse arrêtée,
tu sembles régner sous le ciel, sur les eaux,
suspendue dans les airs, comme si une main heureuse
t’avait retenue un instant de gloire, avant que tu ne t’enfonces
à jamais dans les vagues aimantes.

Mais tu dures et jamais ne descends, la mer soupire
ou rugit après toi, cité de mes jours joyeux,
cité mère et si blanche où j’ai vécu et que j’évoque,
angélique cité qui, dominant la mer, présides ses écumes.

Rues à peine, légères, musicales. Jardins
où les fleurs tropicales dressent leurs jeunes, fortes palmes.
Palmes de lumière, ailées, qui, sur les têtes
bercent l’éclat de la brise et retiennent
un instant les célestes lèvres appareillant
vers les très lointaines et magiques îles,
qui là-bas dans le ciel indigo, naviguent, libérées.

Là aussi j’ai vécu, cité gracieuse, cité profonde.
Là où les jeunes gens glissent sur la pierre aimable,
où les murs rutilants toujours baisent
ceux qui sans cesse passent, murs bouillonnants qui étincellent.

Là me conduisait une main maternelle.
D’une grille fleurie une guitare triste
peut-être chantait la soudaine chanson suspendue dans le temps ;
tranquille était la nuit, et plus encore l’amant
sous la lune éternelle qui passe en un instant.

Un souffle d’éternité aura pu te détruire,
cité prodigieuse, moment où dans l’esprit d’un Dieu tu émergeas.
Les hommes dans le rêve vécurent, ils n’ont pas vécu,
éternellement brillants comme un souffle divin.

Jardins, fleurs. Mer respirant comme un bras qui aspire
à la ville volant entre abîme et montagne,
blanche dans les airs, pareille à l’oiseau en suspens
qui jamais ne se pose. Ô cité qui n’es pas de ce monde !

Par cette main maternelle, je fus conduit léger
au long de tes rues irréelles. Pieds nus dans le jour.
Pieds nus dans la nuit. Lune immense. Soleil pur.
Là-bas le ciel c’était toi, ville qu’il abritait.
Ô ville qui volais les ailes déployées !

Poésie totale. Gallimard, 1977. Traduction: Roger-Noël Mayer.

Málaga, Travesía Pintor Nogales.

Pablo Neruda

Lago Fagnano (Kami). Isla Grande de Tierra del Fuego (Argentina).

La Maison de l’Amérique Latine (217 Boulevard Saint-Germain. 75007-Paris) rend hommage à Pablo Neruda, 50 ans après sa mort. Un après-midi de rencontres a été organisé le dimanche 24 septembre à la Maison Elsa Triolet-Aragon (Moulin de Villeneuve à Saint-Arnoult-en-Yvelines).

Le 2 octobre 2023, à 19 heures, à la Maison de l’Amérique Latine, aura lieu la présentation du livre Résider sur la terre (Œuvres choisies. Quarto-Gallimard) en compagnie de Patrick Straumann, modérateur, de Stéphanie Decante et Waldo Rojas. Projection de photos tirées du Quarto, et poèmes lus par Jean-Marie Thiédey.

Traduction de l’espagnol (Chili) par Claude Couffon, Stéphanie Decante, Jean-Francis Reille, Waldo Rojas, Bernard Sesé et Sylvie Sesé-Léger. Édition de Stéphanie Decante.

Ce recueil fait de Résidence sur la terre le pivot central de l’œuvre de Neruda. Il retrace la trajectoire poétique et intellectuelle du grand poète chilien, au-delà de sa légende. Le Prix Nobel de Littérature 1971 a participé aux principales mutations artistiques du XX ème siècle. Il fut avant-gardiste, compagnon de route des poètes espagnols de la Génération de 1927 et précurseur de la poésie engagée. Son écriture originelle, son expression dense et sensuelle qui célèbre la matière, tend ensuite à une simplicité marquée par une vision plus grave et ironique. On peut découvrir aussi dans ce livre sa collaboration avec de nombreux artistes (Sergio Larraín, Antonio Quintana, Federico García Lorca, José Venturelli).

J’ai relu Memorial de Isla Negra qui a été publié en 1964. Pablo Neruda avait 60 ans. L’oeuvre est composée de 5 parties : Donde nace la lluvia, La luna en el laberinto. El fuego cruel. el cazador de raíces. Sonata crítica. Il s’agit d’une autobiographie poétique, une oeuvre de maturité où on ressent une certaine désillusion face aux rêves de jeunesse. On y retrouve imbriqués des événements personnels, des souvenirs, des réflexions et la quête des paysages et de la nature du Chili.

La traduction de Claude Couffon date de 1970. On peut aussi la lire dans la Collection Poésie Gallimard n°117. Elle a été légèrement révisée par Stéphanie Decante. J’ai choisi trois poèmes tirés du Quarto Gallimard.

Patagonias

I

Áspero territorio
extremo sur del agua :
recorri
los costados,
los pies, los dedos fríos
del planeta,
desde arriba mirando
el duro ceño,
tercos montes y nieve abandonada,
cúpulas del vacío,
viendo,
como una cinta que se desenrolla
bajo las alas férreas
la hostilidad
de la naturaleza.

Aquí, cumbres de sombra,
ventisqueros,
y el infinito orgullo
que hace resplandecer
las soledades,
aquí, en alguna cita
con raíces
o sólo con el ímpetu del viento
debo de haber nacido.

Tengo que ver, tengo deberes puros
con esta claridad enmarañada
y me pesa el espacio en el pasado
como si mi pequeña historia humana
se hubiera escrito a golpes en la nieve
y ahora yo descubriera
mi propio nombre, mi estupor silvestre,
la volcánica estatua de la vida.

II

La patria se descubre
pétalo a pétalo
bajo los harapos
porque de tanta soledad el hombre
no extrajo flor, ni anillo, ni sombrero :
no encontró en estos páramos
sino la lengua
de los ventisqueros,
los dientes de la nieve,
la rama turbulenta
de los ríos.
Pero a mí me sosiegan
estos montes,
la paz huraña,
el cuerpo de la luna
repartido
como un espejo roto.

Desde arriba acaricio
mi propia piel, mis ojos,
mi tristeza,
y en mi propia extensión veo la sombra :
mi propia Patagonia :
pertenezco a los ásperos conflictos,
de alguna inmensa estrella
que cayó derrotándome
y sólo soy una raíz herida
del torpe territorio :
me quemó la ciclónea nieve,
las astillas del hielo,
la insistencia del viento,
la crueldad clara, la noche pura y dura
como una espina.
Pido
a la tierra, al destino,
este silencio
que me pertenece.

Memorial de Isla negra. Editorial Losada, 1964.

Patagonie

I

Âpre territoire,
extrême sud de l’eau :
j’ai parcouru
les flancs,
les pieds, les doigts froids
de la planète,
de tout là-haut j’ai regardé
les durs sourcils froncés,
les monts butés, la neige abandonnée,
les coupoles du vide.
J’ai vu
comme un ruban qui se déroule
sous les ailes de fer
l’hostilité
de la nature.

Ici, des cimes d’ombre,
des glaciers,
et cet orgueil sans fin
qui fait briller de tous leurs feux
les solitudes,
ici, de quelque rendez-vous
avec les racines
ou de la seule fougue du vent,
il me semble que je suis né.

J’ai un lien, j’ai des devoirs purs
envers cette clarté aux rais enchevêtrés.
L’espace dans le passé me harcèle
comme si ma petite histoire humaine
par à-coups dans la neige avait été écrite
et qu’à présent je découvrais
mon propre nom, ma stupeur de forêt,
la volcanique statue de la vie.

II

La patrie se découvre
pétale à pétale
sous les haillons
car l’homme n’a extrait d’une aussi grande solitude
ni fleur ni anneau ni chapeau :
il n’a trouvé sur cette haute nudité
que la langue
des glaciers,
les dents de la neige,
la branche turbulente
des rivières.
Pourtant moi, ils me tranquillisent
ces monts
et cette paix farouche
et la corps de la lune
éparpillé
comme un miroir brisé.

De tout là-haut je caresse
ma propre peau, mes yeux,
ma tristesse,
et sur ma propre étendue je vois l’ombre :
ma propre Patagonie :
j’appartiens aux âpres conflits,
d’une étoile immense
qui en s’abattant me vainquit,
je ne suis qu’une racine blessée
du territoire maladroit :
j’ai senti me brûler la neige cyclonale
et les échardes de la glace,
l’insistance du vent,
la cruauté claire, la nuit limpide et dure
comme une épine.
Je demande
à la terre, au destin,
ce silence
qui m’appartient.

Memorial d’Isla Negra, 1964. Traduction : Claude Couffon, révisée par Stéphanie Decante. Gallimard, résider sur la terre. Œuvres choisies. Gallimard, Quarto, 2023.

La verdad

Os amo idealismo y realismo,
como agua y piedra
sois
partes del mundo,
luz y raíz del árbol de la vida.

No me cierren los ojos
aun después de muerto,
los necesitaré aún para aprender,
para mirar y comprender mi muerte.

Necesita mi boca
para cantar después, cuando no exista.
Y mi alma y mis manos y mi cuerpo
para seguirte amando, amada mía.

Sé que no puede ser, pero esto quise.

Amo lo que no tiene sino sueños.

Tengo un jardín de flores que no existen.

Soy decididamente triangular.

Aún echo de menos mis orejas,
pero las enrrollé para dejarlas
en un puerto fluvial del interior
de la República de Malagueta.

No puedo más con la razón al hombro.

Quiero inventar el mar de cada día.

Vino una vez a verme
un gran pintor que pintaba soldados.
Todos eran heróicos y el buen hombre
los pintaba en el campo de batalla
muriéndose de gusto.

También pintaba vacas realistas
y eran tan extremadamente vacas
que uno se iba poniendo melancólico
y dispuesto a rumiar eternamente.

Execración y horror! Leí novelas
interminablemente bondadosas
y tantos versos sobre
el Primero de Mayo
que ahora escribo sólo sobre el 2 de ese mes.

Parece ser que el hombre
atropella el paisaje
y ya la carretera que antes tenía cielo
ahora nos agobia
con su empecinamiento comercial.

Así suele pasar con la belleza
como si no quisiéramos comprarla
y la empaquetan a su gusto y modo.

Hay que dejar que baile la belleza
con los galanes más inaceptables,
entre el día y la noche:
no la obliguemos a tomar la píldora
de la verdad como una medicina.

Y lo real? También, si duda alguna,
pero que nos aumente,
que nos alargue, que nos haga fríos,
que nos redacte
tanto el orden del pan como el del alma.

A susurrar! ordeno
al bosque puro,
a que diga en secreto su secreto
y a la verdad: No te detengas tanto
que te endurezcas hasta la mentira.

No soy rector de nada, no dirijo,
y por eso atesoro
las equivocaciones de mi canto.

Memorial de Isla negra. Editorial Losada, 1964.

La vérité

Idéalisme et réalisme, je vous aime,
Comme l’eau et la pierre
vous êtes
parties du monde,
lumière et racine de l’arbre de la vie.

Non, ne me fermez pas les yeux.
lorsque j’aurai cessé de vivre,
j’en aurai besoin pour apprendre
pour regarder et comprendre ma mort.

Il me faut ma bouche
pour chanter après qu’elle aura disparu.
Et mon âme, et mes mains, mon corps
pour continuer à t’aimer, ma douce.

C’est impossible, je le sais, pourtant je l’ai voulu.

J’aime ce qui n’a que des rêves.

J’ai un jardin tout de fleurs qui n’existent pas.

Je suis résolument triangulaire.

Et je regrette encore mes oreilles,
mais je les ai enveloppées pour les laisser
dans un port, sur un fleuve à l’intérieur
de la République de Malagueta.

Je suis las de porter la raison sur l’épaule.

Je veux inventer la mer quotidienne.

Un jour j’ai reçu la visite
d’un peintre de talent qui peignait des soldats.
Tous étaient des héros et le brave homme
les peignait en plein feu sur le champ de bataille
mourant comme à plaisir.

Et il peignait aussi des vaches réalistes,
si réalistes et si parfaites, si parfaites
qu’on se sentait, rien qu’à les voir, mélancolique
et prêt à ruminer jusqu’à la fin des siècles.

Horreur et abomination ! J’ai lu
des romans-fleuves de bonté
et tant de vers
à la gloire du Premier Mai
que je n’écris plus désormais que sur le Deux du même mois.

Il semble bien que l’homme
bouscule fort le paysage
et cette route qui avait un ciel auparavant
maintenant nous écrase
de son entêtement commercial.

Il en va de même avec la beauté,
et comme si nous refusions de l’acheter,
ils l’emballent à leur goût et à leur mode.

La beauté, laissons-la danser
avec ses courtisans les plus inacceptables,
entre le plein jour et la nuit ;
ne la contraignons pas à avaler
comme un médicament la pilule de vérité.

(Et le réel ? Il nous le faut, sans aucun doute,
mais que ce soit pour nous grandir,
pour nous rendre plus vastes, pour nous faire frémir,
pour rédiger ce qui pour nous doit être
l’ordre du pain tout autant que l’ordre de l’âme.)

Sussurez ! tel est mon ordre
aux forêts pures,
qu’elles disent en secret ce qui est leur secret,
et à la vérité : Cesse donc de stagner,
tu te durcis jusqu’au mensonge.
Je ne suis pas recteur, je ne dirige rien,
et voilà pourquoi j’accumule
les erreurs de mon chant.

Memorial d’Isla Negra, 1964. Traduction : Claude Couffon, révisée par Stéphanie Decante. Gallimard, résider sur la terre. Œuvres choisies. Gallimard, Quarto, 2023.

Salvador Allende. Pablo Neruda.

Tal vez tenemos tiempo

Tal vez tenemos tiempo aún
para ser y para ser justos.
De una manera transitoria
ayer se murió la verdad
y aunque lo sabe todo el mundo
todo el mundo lo disimula:
ninguno le ha mandado flores:
ya se murió y no llora nadie.

Tal vez entre olvido y apuro
tendremos la oportunidad
un poco antes del entierro
de nuestra muerte y nuestra vida
para salir de calle en calle,
de mar en mar, de puerto en puerto,
de cordillera en cordillera,
y sobre todo de hombre en hombre,
a preguntar si la matamos
o si la mataron otros,
si fueron nuestros enemigos
o nuestro amor cometió el crimen,
porque ya murió la verdad
y ahora podemos ser justos.

Antes debíamos pelear
con armas de oscuro calibre
y por herirnos olvidamos
para qué estabamos peleando.

Nunca se supo de quién era
la sangre que nos envolvía,
acusábamos sin cesar,
sin cesar fuimos acusados,
ellos sufrieron, y sufrimos,
y cuando ya ganaron ellos
y también ganamos nosotros
había muerto la verdad
de antigüedad o de violencia.
Ahora no hay nada que hacer:
todos perdimos la batalla.

Por eso pienso que tal vez
por fin pudiéramos ser justos
o por fin pudiéramos ser:
tenemos este último minuto
y luego mil años de gloria
para no ser y no volver.

Memorial de Isla negra. Editorial Losada, 1964.

Nous avons peut-être le temps

Nous avons peut-être le temps
encore d’être, et d’être justes.
D’une manière provisoire
la vérité est morte hier,
cela tout le monde le sait
bien que chacun le dissimule :
elle n’a point reçu de fleurs :
elle est morte et nul ne la pleure.

Entre l’oubli et ce qui presse,
un peu avant l’enterrement,
nous aurons l’occasion peut-être
de notre mort, de notre vie,
pour aller d’une rue à l’autre,
de mer en mer, de port en port,
de cordillère en cordillère,
et plus encore, d’homme en homme,
demander : « L’avons-nous tuée, nous,
ou bien les autres l’ont-ils tuée ?
Ce crime a-t-il été commis
par notre amour ? Nos ennemis ?
Puisque la vérité est morte
nous pouvons dès lors être justes.

Car avant nous devions nous battre
avec des armes d’obscur calibre :
blessés, nous avons oublié
le pourquoi de notre combat.

Nous n’avons jamais su à qui
était le sang autour de nous,
nous avons accusé sans cesse,
sans cesse on nous a accusés,
ils ont souffert, et nous aussi,
mais alors qu’ils avaient gagné,
alors que nous avions gagné,
la vérité est morte
de vieillesse ou de mort violente.
Maintenant tout est vain,
nous avons tous été vaincus.

Aussi je pense que peut-être
nous pourrions enfin être justes
ou que nous pourrions enfin être :
nous avons cet ultime instant
et après, mille années de gloire
pour ne pas être ni revenir.

Memorial d’Isla Negra, 1964. Traduction : Claude Couffon, révisée par Stéphanie Decante. Gallimard, résider sur la terre. Œuvres choisies. Gallimard, Quarto, 2023.

Neruda siempre presente. En attendant Nadeau, 23 septembre 2023.

https://www.en-attendant-nadeau.fr/2023/09/23/neruda-le-poete-nest-pas-une-pierre-eboulee/

Charles Baudelaire – Eugène Boudin

En 1859, Baudelaire qui séjourne chez sa mère, Madame Aupick, à Honfleur rencontre le peintre Eugène Boudin. Celui-ci montre au poète ses études de ciels au pastel. Baudelaire reste ébloui. Il ajoute à son compte-rendu du Salon de 1859 ces lignes :

” Oui, l’imagination fait le paysage. Je comprends qu’un esprit appliqué à prendre des notes ne puisse pas s’abandonner aux prodigieuses rêveries contenues dans les spectacles de la nature présente ; mais pourquoi l’imagination fuit-elle l’atelier du paysagiste ? Peut-être les artistes qui cultivent ce genre se défient-ils beaucoup trop de leur mémoire et adoptent-ils une méthode de copie immédiate qui s’accommode parfaitement à la paresse de leur esprit. S’ils avaient vu comme j’ai vu récemment, chez M. Boudin qui, soit dit en passant, a exposé un fort bon et fort sage tableau (le Pardon de sainte Anne Palud), plusieurs centaines d’études au pastel improvisées en face de la mer et du ciel, ils comprendraient ce qu’ils n’ont pas l’air de comprendre, c’est-à-dire la différence qui sépare une étude d’un tableau. Mais M. Boudin, qui pourrait s’enorgueillir de son dévouement à son art, montre très-modestement sa curieuse collection. Il sait bien qu’il faut que tout cela devienne tableau par le moyen de l’impression poétique rappelée à volonté ; et il n’a pas la prétention de donner ses notes pour des tableaux. Plus tard, sans aucun doute, il nous étalera, dans des peintures achevées, les prodigieuses magies de l’air et de l’eau. Ces études, si rapidement et si fidèlement croquées d’après ce qu’il y a de plus inconstant, de plus insaisissable dans sa force et sa couleur, d’après des vagues et des nuages, portent toujours, écrits en marge, la date, l’heure et le vent ; ainsi par exemple : 8 octobre, midi, vent de Nord-Ouest. Si vous avez eu quelquefois le loisir de faire connaissance avec ces beautés météorologiques, vous pourriez vérifier par mémoire l’exactitude des observations de M. Boudin. La légende cachée avec la main, vous devineriez la saison, l’heure et le vent. Je n’exagère rien. J’ai vu. À la fin, tous ces nuages aux formes fantastiques et lumineuses, ces ténèbres chaotiques, ces immensités vertes et roses suspendues et ajoutées les unes aux autres, ces fournaises béantes, ces firmaments de satin noir ou violet, fripé, roulé ou déchiré, ces horizons en deuil ou ruisselants de métal fondu, toutes ces profondeurs, toutes ces splendeurs me montèrent au cerveau comme une boisson capiteuse ou comme l’éloquence de l’opium. Chose assez curieuse, il ne m’arriva pas une seule fois, devant ces magies liquides ou aériennes, de me plaindre de l’absence de l’homme. Mais je me garde bien de tirer de la plénitude de ma jouissance un conseil pour qui que ce soit, non plus que pour M. Boudin. Le conseil serait trop dangereux. Qu’il se rappelle que l’homme, comme dit Robespierre qui avait soigneusement fait ses humanités, ne voit jamais l’homme sans plaisir ; et, s’il veut gagner un peu de popularité, qu’il se garde bien de croire que le public soit arrivé à un égal enthousiasme pour la solitude. ” (Salon de 1859. Lettres à M. le directeur de la Revue française. VII Le paysage. Baudelaire, Oeuvres complètes II. Bibliothèque de la Pléiade NRF Gallimard. Pages 665-666)

Honfleur. Musée Eugène Boudin. Études de ciels (Eugène Boudin), vers 1854-59. Pastel sur papier. L’ancienne chapelle des sœurs Augustines fait partie depuis 1924 du musée municipal de Honfleur et a été transformée en 1960 en musée Eugène-Boudin. Madame Aupick, la mère du poète, se rendait à la messe dans cette chapelle qui se trouvait très près de son domicile.

Charles Baudelaire

Honfleur, Médiathèque. « Mon installation à Honfleur a toujours été le plus cher de mes rêves » (Charles Baudelaire)

Nous avons passé une journée à Honfleur le 24 août dernier. 1982-2023. 41 ans. C’est l’âge de P. J’ai lu l’ouvrage de Catherine Delons, Baudelaire et Honfleur ( Éditions Charles Corlet, 2023), acheté à L’Office de Tourisme qui se trouve dans le même bâtiment que la Bibliothèque/Médiathèque.

« Mon installation à Honfleur a toujours été le plus cher de mes rêves ». Cette citation du poète apparaît sur la verrière. Elle figure dans une lettre qu’il adresse à sa mère de Bruxelles le lundi 5 mars 1866, 3 semaines avant l’attaque qui le laissera hémiplégique et aphasique et 18 mois avant sa mort le 31 août 1867.

Honfleur, ” La Maison joujou “, détruite en 1901. Façade côté jardin.

Le général Aupick, beau-père haï par Charles, achète une petite maison à Honfleur sur la côte de Grâce, rue de Neubourg (aujourd’hui Rue Alphonse Allais) pour en faire sa résidence secondaire. Il acquiert un an plus tard une parcelle de terrain supplémentaire. Il fait quelques aménagements. Il ajoute des vérandas dont une surnommée Mirador sur le côté est de la maison, une serre pour ses plantes exotiques et un kiosque dans le jardin. Il meurt à Paris le 27 avril 1857. Mme Aupick, la mère du poète, s’installe à Honfleur en juin 1857, peu de temps avant la publication des Fleurs du mal. Baudelaire fait un premier et bref voyage là-bas le 20 octobre 1958. Il y séjournera deux fois en 1859 (fin janvier- fin février; mi-avril-mi-juin). Il surnomme cette maison en forme de chalet avec un étage mansardé la “Maison joujou”. Il y reviendra du 15 au 20 octobre 1860. Après son départ à Bruxelles le 24 avril 1864, il voyage à Paris et Honfleur le 4 et 5 juillet pour obtenir de l’argent de Mme Aupick. Baudelaire meurt le 31 août 1867 et sa mère le 16 août 1871. De 1899 à 1900, Alphonse Allais en est le locataire. En 1901, l’hospice civil de Honfleur rachète la maison. Elle est détruite pour agrandir l’hôpital et construire une morgue. La Ville a donné le nom du poète à une rue en 1930 et une plaque a été posée à l’endroit où la maison était érigée. L’hôpital a fermé en 1977.

Relecture de deux poèmes des Fleurs du mal.

LXXX Le goût du néant

Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,
L’Espoir, dont l’éperon attisait ton ardeur,
Ne veut plus t’enfourcher ! Couche-toi sans pudeur,
Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte.

Résigne-toi, mon cœur; dors ton sommeil de brute.

Esprit vaincu, fourbu ! Pour toi, vieux maraudeur,
L’amour n’a plus de goût, non plus que la dispute ;
Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte !
Plaisirs, ne tentez plus un coeur sombre et boudeur !

Le Printemps adorable a perdu son odeur !

Et le Temps m’engloutit minute par minute,
Comme la neige immense un corps pris de roideur ;
Je contemple d’en haut le globe en sa rondeur
Et je n’y cherche plus l’abri d’une cahute.

Avalanche, veux-tu m’emporter dans ta chute ?

Les Fleurs du mal, Édition de 1861.

C

La servante au grand coeur dont vous étiez jalouse,
Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,
Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.
Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs,
Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres,
Son vent mélancolique à l’entour de leurs marbres,
Certe, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,
À dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,
Tandis que, dévorés de noires songeries,
Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,
Vieux squelettes gelés travaillés par le ver,
Ils sentent s’égoutter les neiges de l’hiver
Et le siècle couler, sans qu’amis ni famille
Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille.

Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir,
Calme, dans le fauteuil je la voyais s’asseoir,
Si, par une nuit bleue et froide de décembre,
Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre,
Grave, et venant du fond de son lit éternel
Couver l’enfant grandi de son oeil maternel,
Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse,
Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse ?

Les Fleurs du Mal, Édition de 1861.

Vieux livre de poche acheté en 1969.

Jorge Luis Borges

Hier, nous avons parlé avec mon ami Patrick de ce curieux texte de Borges. Merci à Manuel et à Ivan qui me l’avaient transmis.

Le Velue.

La peluda de La Ferté Bernard

A orillas del Huisne, arroyo de apariencia tranquila, merodeaba durante la Edad Media la Peluda (La velue). Este animal habría sobrevivido el Diluvio, sin haber sido recogido en el arca. Era del tamaño de un toro; tenía cabeza de serpiente, un cuerpo esférico cubierto de un pelaje verde, armado de aguijones cuya picadura era mortal. Las patas eran anchísimas, semejantes a las de la tortuga; con la cola, en forma de serpiente, podía matar a las personas y a los animales. Cuando se encolerizaba, lanzaba llamas que destruían las cosechas. De noche, saqueaba los establos. Cuando los campesinos la perseguían, se escondía en las aguas del Huisne que hacía desbordar, inundando toda la zona.
Prefería devorar los seres inocentes, las doncellas y los niños. Elegía a la doncella más virtuosa, a la que llamaban la Corderita (L’agnelle). Un día, arrebató a una Corderita y la arrastró desgarrada y ensangrentada al lecho del Huisne. El novio de la víctima cortó con una espada la cola de la Peluda, que era su único lugar vulnerable. El monstruo murió inmediatamente. Lo embalsamaron y festejaron su muerte con tambores, con pífanos y danzas.

El libro de los seres imaginarios, 1967. 1969 con Margarita Guerrero.

La Velue de La Ferté-Bernard

Aux bords de l’Huisne, rivière d’apparence tranquille, maraudait durant le Moyen Âge la Velue. Cet animal aurait survécu au Déluge, sans être recueilli dans l’Arche. Elle était de la taille d’un taureau ; elle avait une tête de serpent, un corps sphérique couvert d’un pelage vert, armé d’aiguillons dont la piqûre était mortelle. Les pattes étaient très larges, semblables à celles de la tortue ; avec la queue, en forme de serpent, elle pouvait tuer les hommes et les animaux. Quand elle se mettait en colère, elle lançait des flammes qui détruisaient les récoltes. De nuit, elle saccageait les étables. Quand les paysans la poursuivaient, elle se cachait dans les eaux de l’Huisne qu’elle faisait déborder, inondant toute la région.
Elle préférait dévorer les êtres innocents, les jeunes filles et les enfants. Elle choisissait la plus vertueuse jeune fille, celle qu’on appelait l’Agnelle. Un jour, elle ravit une agnelle et elle la traîna déchirée et sanglante jusqu’au lit de l’Huisne. Le fiancé de la victime coupa avec une épée la queue de la Velue, qui était son seul endroit vulnérable. Le monstre mourut immédiatement. On l’embauma et on fêta sa mort avec des tambours, des fifres et des danses.

Le livre des êtres imaginaires. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Gonzalo Estrada, Yves Péneau et Françoise Rosset. Gallimard, L’imaginaire. 1987. Ecrit avec la collaboration de Margarita Guerrero.

L’Huisne entre la Tonnelière et Boissy-Maugis (Orne). Le Perche.

Pablo Neruda

Valparaíso. Port.

Nostalgie d’un voyage. Du 16 janvier au 1 février 2018 : Voyage au Chili entre cordillère et Pacifique.

VIII

Amo, Valparaíso, cuanto encierras,
y cuanto irradias, novia del océano,
hasta más lejos de tu nimbo sordo.
Amo la luz violeta con que acudes
al marinero en la noche del mar,
y entonces eres -rosa de azahares-
luminosa y desnuda, fuego y niebla.
Que nadie venga con un martillo turbio
a golpear lo que amo, a defenderte:
nadie sino mi ser por tus secretos:
nadie sino mi voz por tus abiertas
hileras de rocío, por tus escalones
en donde la maternidad salobre
del mar te besa, nadie sino mis labios
en tu corona fría de sirena,
elevada en el aire de la altura,
oceánico amor, Valparaíso,
reina de todas las costas del mundo,
verdadera central de olas y barcos,
eres en mí como la luna o como
la dirección del aire en la arboleda.
Amo tus criminales callejones,
tu luna de puñal sobre los cerros,
y entre tus plazas la marinería
revistiendo de azul la primavera.

Que se entienda, te pido, puerto mío,
que yo tengo derecho
a escribirte lo bueno y lo malvado
y soy como las lámparas amargas
cuando iluminan las botellas rotas.

Canto general, 1950.

Valparaíso. Cerro Alegre. Escaliers de Templeman.

VIII

J’aime, Valparaiso, tout ce que tu renfermes
ou que tu irradies, ô fiancée de l’océan,
hors de ton nimbe sourd et bien au-delà.
J’aime ta lumière si si crue quand tu accours
au-devant du marin dans la nuit de la mer :
tu es alors – rose aux pétales d’oranger –
radieuse nudité, tu es feu et brouillard.
Que nul ne vienne avec un marteau équivoque
frapper cela que j’aime, te défendre :
qu’il n’y ait que moi seul errant dans tes secrets :
qu’il n’y ait que ma voix au milieu de tes haies
d’embruns à découvert, et sur tes escaliers
où la maternité saumâtre de la mer
te donne son baiser, qu’il n’y ait que mes lèvres
sur ta froide couronne de sirène,
élevée dans l’air des hauteurs,
amour océanique, valparaiso.
Reine de toutes les côtes du monde,
authentique centrale de vagues et de bateaux,
tu es en moi comme la lune ou comme
la direction du vent au sein de la forêt.
J’aime tes ruelles criminelles,
ta lune de poignard au-dessus des coteaux,
et d’une place à l’autre tes marins
habillant de bleu le printemps.

Qu’on sache, port, mon port, écoute-moi,
que j’ai le droit
de t’écrire au sujet du meilleur et du pire,
moi qui ressemble à ces tempêtes amères
éclairant les tessons des bouteilles brisées.

Chant général. 1977. NRF. Poésie/Gallimard n°182. 1984. Traduction : Claude Couffon. http://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/07/13/pablo-neruda/

Alexis Ravelo

Alexis Ravelo (Quique Curbelo), Las Palmas de Gran Canaria.

Alexis Ravelo est né le 20 août 1971 à Las Palmas de Gran Canaria (Canaries). Il est décédé dans sa ville natale le 30 janvier 2023 d’un infarctus. Il avait 51 ans.

C’était un auteur de romans noirs très apprécié en Espagne:
La estrategia del pequinés. Alrevés, 2013. Prix Dashiell Hammett de la Semana Negra de Gijón 2014. La stratégie du pékinois. Mirobole éditions, 2017.
La última tumba. Edaf, 2013. Prix Novela Negra Ciudad de Getafe 2013.
Las flores no sangran. Alrevés, 2013. Prix du meilleur roman du festival Valencia Negra. Les fleurs ne saignent pas. Mirobole éditions, 2016.
Los nombres prestados. Siruela, 2022. Premio Café de Gijón 2021.

Il a publié aussi six romans avec le personnage récurrent d’Eladio Monroy, marin reconverti en détective privé. Ses modèles étaient Jean-Patrick Manchette, Friedrich Dürrenmatt, Jim Thompson, Leonardo Sciascia, Juan Madrid, Francisco González Ledesma, Andreu Martín et Jorge Reverte.

Il a publié aussi d’autres romans :

La otra vida de Ned Blackbird. Siruela, 2016
Los milagros prohibidos. Siruela, 2017
La ceguera del cangrejo. Siruela, 2019.
Un tío con una bolsa en la cabeza. Siruela, 2020.
Los nombres prestados. Siruela 2022

Je n’ai lu que Los milagros prohibidos. J’avais été attiré à l’époque par le décor du roman (l’ile de La Palma où nous sommes allés souvent) et la période historique évoquée, la Semana Roja (18-25 juillet 1936). Le Général Francisco Franco, Comandante general del Archipiélago, se soulève le 18 juillet 1936. L’île de la Palma est la seule île de l’archipel qui respecte la légalité républicaine et résiste pacifiquement au coup d’état de l’armée.
La Palma est un île spéciale : libérale, révolutionnaire, très belle (la Isla Bonita). C’est par La Palma que les Lumières sont arrivées aux Canaries.

Les deux livres d’histoire essentiels sur cette période ont été écrits par Salvador González Vázquez : La Semana Roja en La Palma, 18-25 de julio de 1936 (Centro de Cultura Popular Canaria. La Laguna – Santa Cruz de Tenerife, 2004) et Los Alzados de La Palma durante la Guerra Civil (Le Canarien, 2013)

Île de La Palma. Roque de los Muchachos. 2426 mètres.

Torremolinos et la Génération de 1927

Torremolinos, Mirador de Sansueña.

La ville de Torremolinos (Málaga) a ouvert une terrasse en hommage aux poètes de la Génération de 1927 ( Le Mirador de Sansueña, Calle Castillo del Inglés, 9 ). Ce centre d’interprétation accueillera à l’avenir des événements culturels. L’inauguration a eu lieu samedi 17 décembre 2022. La municipalité de cette cité balnéaire de la Costa del Sol veut mettre en valeur sa vocation culturelle.

Au XX ème siècle, la ville a reçu Salvador Dalí et Gala Éluard, Jorge Guillén, Federico García Lorca, Pablo Picasso, Emilio Prados, Manuel Altolaguirre et Luis Cernuda, entre autres.
L’endroit est magnifique, la vue imprenable sur les plages de El Bajondillo et de La Carihuela, mais il n’est pas si facile à trouver. Aucun panneau n’indique encore où il se trouve. Dans les différents offices de tourisme qui se trouvent sur le Paseo Marítimo ou dans la vieille ville, il n’y a pas d’informations disponibles sur ce site.

Revista Litoral nº 274, 2022.

Lorenzo Saval (Santiago de Chile, 1954), est le directeur de la prestigieuse revue littéraire Litoral, créée en 1926 à Malaga par Emilio Prados (1899-1962) et Manuel Altolaguirre (1905-1959). Il l’anime avec son épouse, María José Amado. La revue a ses bureaux à Torremolinos (Ediciones Litoral Urbanización La Roca, Local 8. 29620 Torremolinos Málaga). Après la guerre civile, la revue a disparu pendant presque 30 ans. C’est José María Amado qui l’a ressuscitée en 1968. En 1976 Lorenzo Saval, petit neveu d’ Emilio Prados, en a pris la direction. Ce personnage éclectique écrit des poèmes, des récits et des romans tout en faisant de la peinture, du collage ou du graphisme pour l’édition. Il est le responsable de l’agencement du Mirador de Sansueña.

Luis Cernuda.

Le poète Luis Cernuda (1902-1963) a séjourné en septembre 1928 au Castillo de Santa Clara, proprieté de George Langworthy (1865-1946), « el Inglés de la Peseta », depuis 1905. Cet anglais excentrique créa là le premier hôtel de la Costa del Sol. Dans El Indolente (Tres narraciones, Buenos Aires, Ediciones Imán, 1948), Cernuda présente le petit village de pêcheurs qu’était Torremolinos dans les années 20 et 30 comme le lieu paradisiaque de Sansueña. Voici le début de ce texte de 1929 :

El indolente [1929] (Luis Cernuda)

Con mi sol y mi plebe me basta.
Galdós, España Trágica.

I

Sansueña es un pueblo ribereño en el mar del sur trasparente y profundo. Un pueblo claro si los hay, todo blanco, verde y azul, con sus olivos, sus chopos y sus álamos y su golpe aquel de chumberas, al pie de una peña rojiza. Desde las azoteas, allá sobre lo alto de lo roca aparece una ermita, donde la virgen del Amargo Recuerdo se venera en el único altar, entre flores de trapo bordadas de lentejuelas. Y aunque algún santo arriba no esté mal, abajo nadie le disputa la autoridad al alcalde, que para eso es cacique máximo y déspota más o menos ilustrado.

¿Quién no ha soñado alguna vez al volver tarde a su hogar en una ciudad vasta y sombría, que entre ocupaciones y diversiones igualmente aburridas está perdiendo la vida? No tenemos más que una vida y la vivimos como si aún nos pareciese demasiado, a escape y de mala gana, con ojos que no ven y con el pecho cargado de un aire turbio y envilecido.

En Sansueña los ojos se abren a una luz pura y el pecho respira un aire oloroso. Ningún deseo duele al corazón, porque el deseo ha muerto en la beatitud de vivir; de vivir como viven las cosas: con silencio apasionado. La paz ha hecho su morada bajo los sombrajos donde duermen estos hombres. Y aunque el amanecer les despierte, yendo en sus barcas a tender las redes, a mediodía retiradas con el copo, también durante el día reina la paz; una paz militante, sonora y luminosa. Si alguna vez me pierdo, que vengan a buscarme aquí, a Sansueña.

Bien sabía esto Don Míster, como llamaban (su verdadero nombre no hace al caso) todos al inglés que años atrás compró aquella casa espaciosa, erguida entre las peñas. La rodeaba un jardín en pendiente cuyas terrazas morían junto al mar, sobre las rocas que el agua había ido socavando; rocas donde día y noche resonaban las olas con voz insomne, rompiendo su cresta de espuma, para dejar luego la piel verdosa del mar estriada de copos nacarados, como si las rosas abiertas arriba entre palmeras, en los arriates del jardín, lloviesen, deshechas y consumidas de ardor bajo la calma estival…