Arthur Schopenhauer 1788 – 1860

Portrait de jeunesse de Schopenhauer. 1832.

En 1803, alors âgé de 15 ans, le futur philosophe Schopenhauer, accompagné de ses parents ( Henri Floris Schopenhauer, riche commerçant libéral, et Johanna Schopenhauer, née Trosiener, la “Madame de Staël” allemande ) découvre la vie au cours d’un long voyage à travers l’Europe (mai 1803-septembre 1804). Ils vont séjourner à Bordeaux du 5 février au 24 mars 1804 et fréquenter le monde assez fermé des négociants des Chartrons. Le jeune Arthur va s’intéresser aux fêtes, aux aux jeux d’argent et aux femmes plus qu’aux affaires.

« Par hasard, pendant la dernière semaine que nous passâmes à Bordeaux, se déroula le carnaval qui, cette année, fut moins joyeux que d’ordinaire. M. Lienau nous accompagna à deux bals de souscripteurs, qui constituent l’essentiel du divertissement bordelais en hiver. Le premier était le bal de l’Intendance, qui a lieu dans la ville et qui est fréquenté par les habitants de la ville, par aucun membre de la noblesse. Le local se compose d’une enfilade d’assez grandes pièces mais qui sont mal éclairées, mal meublées et mal décorées. L’assistance se composait de quatre-vingts à quatre vingt-dix personnes. C’est curieux d’y entendre beaucoup parler l’allemand, qui semble vraiment être devenu la langue à la mode. Certes à Bordeaux, beaucoup d’Allemands se sont établis, mais ceux-là précisément ne viennent pas au bal. Á Paris aussi, j’ai remarqué qu’on parlait beaucoup l’allemand, et que beaucoup de Français l’étudiaient sans nécessité particulière.
Le deuxième bal où nous nous rendîmes est le bal de l’hôtel Franklin, souvent appelé bal Anglais, bien qu’on n’y rencontre pas d’Anglais. Le local et la fréquentation de ce bal sont plus élégants qu’au premier; les souscripteurs sont presque tous des habitants des Chartrons, à savoir des marchands, et beaucoup d’étrangers. L’assistance se compose d’environ cent cinquante personnes. On danse dans une salle extrêmement vaste, mais qui manque singulièrement de hauteur de plafond. Outre celle-ci, il y a une salle où l’on joue à l’écarté, le seul jeu du moment en dehors de la bouillotte. L’éclairage de ce bal est bon, mais l’ameublement aussi médiocre que celui de l’Intendance. Je trouve un peu mesquin dans ce genre de bal, qu’on doive s’acquitter sur-le-champ des consommations. Lorsqu’à dix heures et demie nous entrâmes, nous fûmes pratiquement les premiers. Durant les trois derniers jours du carnaval, les masques se promènent dans la rue. Ceci est un grand privilège accordé au peuple mais qui cette fois, mécontent, participa très peu. Le Mardi gras, nous visitâmes les deux mascarades principales. D’abord nous allâmes au Grand-Théâtre. L’entrée de ce bâtiment somptueux étonne, et plus encore en ce jour de fête. De chaque côté de la porte, à l’intérieur, il y a deux escaliers de pierre très beaux, menant à une galerie magnifique, soutenue par des colonnes précieuses, chefs d’oeuvre de l’architecture. Le parvis, les escaliers, la galerie sont illuminés par des éclairages multicolores et remplis par la foule colorée des masques. Celui qui découvre ce spectacle pour la première fois est très surpris. La bâtisse est vraiment très importante. Elle comprend la grande salle de spectacle, une vaste salle de concerts, et peut-être encore six grandes pièces. En dépit de son immensité, il y avait dans tout ce bâtiment, dans loges, dans les couloirs, une foule si pressante qu’il était presque impossible de danser. Comme le prix des entrées (trois livres) était beaucoup trop bas, il en résulta un inévitable brassage des couches de la société, ce qui se décelait surtout à la présence d’une très forte odeur d’ail qui, dans ces régions, est l’apanage des gens du peuple. Cela est fort désagréable, surtout pour l’étranger. Bien qu’en ce jour de fête on voie plus de masques qu’à l’ordinaire, je pouvais compter un masque pour douze personnes non masquées. Parmi tous ces masques, aucun n’était extraordinaire ni original. La principale distraction de la plupart des personnes qui fréquentent ces bals est le jeu. Dans une longue pièce, il y a deux séries de tables qu’on peut louer pour douze livres; à chacune d’elle se trouvent un ou deux Dominos, mais aussi parfois des personnes non travesties, souvent des femmes, qui ont près d’elles un énorme tas de faux louis d’or et qui, en frappant avec des cornets sur la table, incitent les amateurs à jouer aux dés avec elles, pour n’importe quelle somme, ne dépassant toutefois pas un louis d’or. Généralement, elles gagnent, car beaucoup engagent leurs bons louis d’or contre les leurs qui sont faux. Il y a aussi une table de change, où l’on donne cinq mauvais louis d’or pour deux bons. Dans une autre salle, on joue à la roulette.»

Journal de voyage. Mercure de France. 1989. Collection Le Temps retrouvé. Traduction: Didier Raymond.

René Descartes

Amsterdam. Statue de Descartes.

Descartes quitte Paris au printemps de 1629. Il se retire en Hollande et y séjourne vingt ans. Il arrive à à Stockholm en septembre 1649. Mais quelques mois après, le 11 mars 1650, il succombe à la rigueur du climat. Ses restes sont rapportés en France en 1667.

Dans cette lettre du 5 mai 1631, il s’adresse à Jean-Louis Guez de Balzac (1597-1654) et lui vante les mérites d’Amsterdam et de son système politique.

«Monsieur,

J’ai porté ma main contre mes yeux pour voir si je ne dormais point, lorsque j’ai lu dans votre lettre que vous aviez dessein de venir ici; et maintenant encore je n’ose me réjouir autrement de cette nouvelle, que comme si je l’avais seulement songée. Toutefois je ne trouve pas fort étrange qu’un esprit, grand et généreux comme le vôtre, ne se puisse accommoder à ces contraintes serviles, auxquelles on est obligé dans la Cour ; et puisque vous m’assurez tout de bon, que Dieu vous a inspiré de quitter le monde, je croirais pécher contre le Saint-Esprit, si je tâchais à vous détourner d’une si sainte résolution. Même vous devez pardonner à mon zèle, si je vous convie de choisir Amsterdam pour votre retraite et de le préférer, je ne vous dirai pas seulement à tous les couvents des Capucins et des Chartreux, où force honnêtes gens se retirent, mais aussi à toutes les plus belles demeures de France et d’Italie, même à ce célèbre Ermitage dans lequel vous étiez l’année passée. Quelque accomplie que puisse être une maison des champs, il y manque toujours une infinité de commodités, qui ne se trouvent que dans les villes; et la solitude même qu’on y espère ne s’y rencontre jamais toute parfaite. Je veux bien que vous y trouviez un canal, qui fasse rêver les plus grands parleurs, et une vallée si solitaire, qu’elle puisse leur inspirer du transport et de la joie; mais mal aisément se peut-il faire, que vous n’ayez aussi quantité de petits voisins, qui vous vont quelquefois importuner, et de qui les visites sont encore plus incommodes que celles que vous recevez à Paris. Au lieu qu’en cette grande ville où je suis, n’y ayant aucun homme, excepté moi, qui n’exerce la marchandise, chacun y est tellement attentif à son profit, que j’y pourrais demeurer toute ma vie sans être jamais vu de personne.

Je vais me promener tous les jours parmi la confusion d’un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans vos allées, et je n’y considère pas autrement les hommes que j’y vois, que je ferais les arbres qui se rencontrent en vos forêts, ou les animaux qui y paissent. Le bruit même de leur tracas n’interrompt pas plus mes rêveries que ferait celui de quelque ruisseau. Que si je fais quelquefois réflexion sur leurs actions, j’en reçois le même plaisir, que vous feriez de voir les paysans qui cultivent vos campagnes ; car je vois que tout leur travail sert à embellir le lieu de ma demeure, et à faire que je n’y manque d’aucune chose. Que s’il y a du plaisir à voir croître les fruits en vos vergers, et à y être dans l’abondance jusqu’aux yeux, pensez-vous qu’il n’y en ait pas bien autant, à voir venir ici des vaisseaux, qui nous apportent abondamment tout ce que produisent les Indes, et tout ce qu’il y a de rare en Europe? Quel autre lieu pourrait-on choisir au reste du monde, où toutes les commodités de la vie, et toutes les curiosités qui peuvent être souhaitées, soient si faciles à trouver qu’en celui-ci? Quel autre pays, où l’on puisse jouir d’une liberté si entière, où l’on puisse dormir avec moins d’inquiétude, où il y ait toujours des armées sur pied exprès pour nous garder, où les empoisonnements, les trahisons, les calomnies soient moins connus, et où il soit demeuré plus de reste de l’innocence de nos aïeux? Je ne sais comment vous pouvez tant aimer l’air d’Italie, avec lequel on respire si souvent la peste, et où toujours la chaleur du jour est insupportable, la fraîcheur du soir malsaine, et où l’obscurité de la nuit couvre des larcins et des meurtres. Que si vous craignez les hivers du Septentrion, dites-moi quelles ombres, quel éventail, quelles fontaines vous pourraient si bien préserver à Rome des incommodités de la chaleur, comme un poêle et un grand feu vous exempteront ici d’avoir froid. Au reste, je vous dirai que je vous attends avec un petit recueil de rêveries, qui ne vous seront peut-être pas désagréables, et soit que vous veniez, ou que vous ne veniez pas, je serai toujours passionnément, votre dévoué serviteur.»

Cette lettre est antérieure à la publication des grands ouvrages du philosophe. Le Discours sur la méthode paraît en 1637, les Méditations métaphysiques en 1641 et les Principes de philosophie en 1644. Descartes fait référence sans doute à la fin de la lettre à son Traité du Monde et de la Lumière. Il renonce à l’imprimer en apprenant la condamnation de Galilée en 1633. Le livre ne paraîtra qu’en 1664. On peut admirer la prose du penseur et la beauté de son écriture « classique ».

Collection Folio classique n° 6547. Gallimard. 2018.

Paul Klee – Walter Benjamin

Angelus novus .1920 .Jérusalem, Musée d’Israel.

Angelus novus est une aquarelle de Paul Klee qu’il a peinte en 1920. Elle se trouve actuellement au musée d’Israël à Jérusalem.
Le tableau a appartenu au philosophe et critique d’art allemand Walter Benjamin (1892-1940) jusqu’à sa mort. Il en parle dans la neuvième thèse de son essai Sur le concept d’histoire:
«Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès».
Œuvres III. Traduction Maurice de Gandillac. Folio Essais page 434.

Ce texte est publié dès 1942 à Los Angeles par Max Horkheimer, l’un des dirigeants de l’Institut de Recherche sociale, dans un fascicule intitulé En mémoire de Walter Benjamin. En 1947, il est publié en français dans la revue Les Temps modernes.

Le tableau de Pauk Klee est exposé pour la première fois en mai-juin 1920 à la galerie Hans Goltz à Munich. Walter Benjamin l’achète en mai ou au début de 1921 pour 1 000 reichsmarks. Il le met d’abord en dépôt chez son ami Gershom Scholem. En novembre 1921, Scholem expédie l’aquarelle à Berlin, où Benjamin a trouvé un nouvel appartement. En septembre 1933, Benjamin émigre vers Paris et fuit l’Allemagne nazie. Il laisse derrière lui son tableau. Il le récupère en 1935 grâce à des amis. En juin 1940, Benjamin quitte Paris et demande à Georges Bataille de le cacher à la Bibliothèque nationale, rue de Richelieu. Après la guerre, le tableau revient à Theodor W. Adorno qui, selon la volonté de Benjamin, le remet à Gershom Sholem qui vit à Jérusalem en 1945. Les héritiers de celui-ci le lèguent au musée d’Israël.
Walter Benjamin souhaitait, dans les années 1920, fonder une revue intitulée Angelus novus, mais son projet n’aboutit pas.

Cette petite aquarelle est devenue une sorte de symbole de Walter Benjamin lui-même. Je l’ai regardée longtemps à l’exposition Paul Klee l’ironie à l’oeuvre au Centre Pompidou (6 avril-1 aoùt 2016).

Joan Miró disait: « Klee m’a fait sentir qu’en toute expression plastique il y a quelque chose de plus que la peinture-peinture, précisément qu’il faut aller au-delà pour atteindre des zones de plus profonde émotion. »

Une citation de Paul Klee pour finir: «La peinture ne reproduit pas le visible, elle rend visible.»

Paul Klee. Berne, 1911.

David Hume

Portrait de David Hume (Allan Ramsay). 1754. Edimbourg, Galerie nationale d’Écosse.

Enquête sur l’entendement humain. 1748.
Traduction par André Leroy, Aubier-Montaigne 1947, (revue et corrigée par Michelle Beyssade, Garnier-Flammarion 1983, 2006)

SECTION 5
Solutions sceptiques de ces doutes

Première partie

“La passion de la philosophie, comme la passion religieuse, est exposée, semble-t-il à cet inconvénient que, bien qu’elle vise à corriger nos moeurs, et à déraciner nos vices, il se peut qu’elle ne serve, si on la gouverne imprudemment, qu’à encourager une inclination prédominante et à pousser l’esprit, avec une résolution plus déterminée, du côté qui l’attire trop déjà par l’effet des tendances et inclinations de son caractère naturel. Assurément, alors que nous aspirons à la fermeté magnanime de la sagesse philosophique et que nous tentons d’enclore entièrement nos plaisirs dans les limites de notre propre esprit, nous pouvons, en définitive, faire de notre philosophie, à l’instar d’Epictète et des autres Stoïciens, seulement un système plus raffiné d’égoïsme, et nous pouvons nous convaincre par raisonnement de nous dégager de toute vertu aussi bien que de tous les plaisirs de la société. Cependant que nous étudions attentivement la vanité de la vie humaine et que nous tournons nos pensées à considérer la nature creuse et passagère des richesses et des honneurs, nous sommes, peut-être, tout ce temps, en train de flatter notre indolence naturelle qui, par aversion de la précipitation du monde et de l’esclavage des affaires, cherche un semblant de raison pour s’accorder une indulgence pleine et sans contrôle. Il y a pourtant une espèce de philosophie qui semble peu exposée à cet inconvénient parce qu’elle ne soulève aucune passion désordonnée de l’esprit humain et qu’elle ne s’allie à aucune affection ou tendance naturelles, c’est la philosophie académique ou sceptique. Les académiciens parlent toujours de doute et de suspension de jugement, du danger des déterminations hâtives; ils parlent d’enfermer en de très étroites limites les recherches de l’entendement, et de renoncer à toutes les spéculations qui débordent les frontières de la vie et de la pratique courantes. Rien, par suite, ne peut être plus opposé qu’une telle philosophie à l’indolence léthargique de l’esprit, à sa téméraire arrogance, à ses hautaines prétentions et à sa superstitieuse crédulité. Toute passion en est mortifiée, sauf l’amour de la vérité; et cette passion n’est jamais portée, et elle ne peut l’être, à un trop haut degré. Il est donc surprenant que cette philosophie qui, dans presque tous les cas, doit être inoffensive et innocente, soit l’objet de tant de reproches et de désapprobations sans fondement. Mais peut-être, la circonstance même qui la rend aussi innocente est ce qui l’expose surtout à la haine et au ressentiment publics. Parce qu’elle ne flatte aucune passion désordonnée, elle gagne peu de partisans; parce qu’elle s’oppose à tant de vices et de sottises, elle dresse contre elle une multitude d’ennemis qui la stigmatisent comme libertine, profane et irréligieuse.”

Friedrich Nietzsche II

Friedrich Nietzsche (Max Klein 1847-1908) 1901.

Aurore. 1881. Mercure de France 1901. Traduction Henri Albert.

130.
Causes finales? Volonté? – Nous nous sommes habitués à croire à deux royaumes, le royaume des causes finales et de la volonté, et le royaume du hasard. Dans ce dernier royaume, tout est vide de sens, tout s’y passe, va et vient, sans que quelqu’un puisse dire pourquoi, à quoi bon. — Nous craignons ce puissant royaume de la grande bêtise cosmique, car nous apprenons généralement à le connaître lorsqu’il tombe dans l’autre monde, celui des causes finales et des intentions, comme une tuile d’un toit, assommant toujours un quelconque de nos buts sublimes. Cette croyance aux deux royaumes provient d’un vieux romantisme et d’une légende: nous autres nains malins, avec notre volonté et nos causes finales, nous sommes importunés, foulés aux pieds, souvent assommés, par des géants imbéciles, archi-imbéciles: les hasards, — mais malgré tout cela nous n’aimerions pas être privés de l’épouvantable poésie de ce voisinage, car ces monstres surviennent souvent, lorsque l’existence dans la toile d’araignée des causes finales est devenue trop ennuyeuse et trop pusillanime, et ils provoquent une diversion supérieure en déchirant soudain de leurs mains la toile tout entière. — Non que ce soit là l’intention de ces êtres déraisonnables! Ils ne s’en aperçoivent même pas. Mais leurs mains grossièrement osseuses passent à travers la toile comme si c’était de l’air pur. — Les Grecs appelaient Moira ce royaume des impondérables et de la sublime et éternelle étroitesse d’esprit et ils le plaçaient comme un horizon autour de leurs dieux, un horizon hors duquel ceux-ci ne pouvaient ni voir, ni agir. Chez plusieurs peuples cependant, on rencontre une secrète mutinerie contre les dieux: on voulait bien les adorer, mais on gardait contre eux un dernier atout entre les mains; chez les Hindous et les Perses, par exemple, on se les imaginait dépendants du sacrifice des mortels, de sorte que, le cas échéant, les mortels pouvaient laisser mourir les dieux de faim et de soif; chez les Scandinaves, durs et mélancoliques, on se créait, par l’idée d’un futur crépuscule des dieux, la jouissance d’une vengeance silencieuse, en compensation de la crainte perpétuelle que provoquaient les dieux. Il en est autrement du christianisme, dont les idées fondamentales ne sont ni hindoues, ni persanes, ni grecques, ni scandinaves. Le christianisme qui enseigna à adorer, dans la poussière, l’esprit de puissance voulut encore que l’on embrassât la poussière après: il fit comprendre que ce tout-puissant «royaume de la bêtise» n’est pas aussi bête qu’il en a l’air, que c’est au contraire nous qui sommes les imbéciles, nous qui ne nous apercevons pas que, derrière ce royaume, il y a — le bon Dieu, qui jusqu’à présent fut méconnu sous le nom de race de géants ou de Moira, et qui tisse lui-même la toile des causes finales, cette toile plus fine encore que celle de notre intelligence, — en sorte qu’il fallut que notre intelligence la trouvât incompréhensible et même déraisonnable. —Cette légende était un renversement si audacieux et un paradoxe si osé que le monde antique, devenu trop fragile, ne put y résister, tant la chose parut folle et contradictoire; — car, soit dit entre nous, il y avait là une contradiction: si notre raison ne peut pas deviner la raison et les fins de Dieu, comment fit-elle pour deviner la conformation de sa raison, la raison de la raison, et la conformation de la raison de Dieu? — Dans les temps les plus récents, on s’est en effet demandé, avec méfiance, si la tuile qui tombe du toit a été jetée par l’«amour divin» — et les hommes commencent à revenir sur les traces anciennes du romantisme des géants et des nains. Apprenons donc, parce qu’il en est grand temps, que dans notre royaume particulier des causes finales et de la raison ce sont aussi les géants qui gouvernent! Et nos propres toiles sont tout aussi souvent déchirées par nous-mêmes et, tout aussi grossièrement, que par la fameuse tuile. Et n’est pas finalité tout ce que l’on appelle ainsi, et moins encore volonté tout ce qui est ainsi nommé. Et, si vous vouliez conclure: «Il n’y a donc qu’un seul royaume, celui de la bêtise et du hasard?» — il faudrait ajouter: oui, peut-être n’y a-t-il qu’un seul royaume, peut-être n’y a-t-il ni volonté, ni causes finales, et peut-être est-ce nous qui nous les sommes imaginées. Ces mains de fer de la nécessité qui secouent le cornet du hasard continuent leur jeu indéfiniment: il arrivera donc forcément que certains coups ressemblent parfaitement à la finalité et à la sagesse. Peut-être nos actes de volonté, nos causes finales ne sont-ils pas autre chose que de tels coups— et nous sommes seulement trop bornés et trop vaniteux pour comprendre notre extrême étroitesse d’esprit qui ne sait pas que c’est nous-mêmes qui secouons, avec des mains de fer, le cornet des dés, que, dans nos actes les plus intentionnels, nous ne faisons pas autre chose que de jouer le jeu de la nécessité. Peut-être! — Pour aller au-delà de ce peut-être, il faudrait avoir été déjà l’hôte de l’enfer, assis à la table de Perséphone, et avoir parié et joué aux dés avec l’hôtesse elle-même.

Morgenröthe, 1881.

Friedrich Nietzsche I

Friedrich Nietzsche.

Aurore. 1881. Mercure de France 1901. Traduction Henri Albert.
117.
En prison. – Mon œil, qu’il soit perçant ou qu’il soit faible, ne voit qu’à une certaine distance. Je vis et j’agis dans cet espace, cette ligne d’horizon est ma plus proche destinée, grande ou petite, à laquelle je ne puis échapper. Autour de chaque être s’étend ainsi un cercle concentrique qui lui est particulier. De même notre oreille nous enferme dans un petit espace, de même notre sens du toucher. C’est d’après ces horizons, où nos sens enferment chacun de nous, comme dans les murs d’une prison, que nous mesurons le monde, en disant que telle chose est près, telle autre loin, telle chose grande, telle autre petite, telle chose dure et telle autre molle: nous appelons «sensation» cette façon de mesurer, — et tout cela est erreur en soi! D’après le nombre des événements et des émotions qui sont, en moyenne, possibles pour nous, dans un espace de temps donné, on mesure sa vie, on la dit courte ou longue, riche ou pauvre, remplie ou vide: et d’après la moyenne de la vie humaine, on mesure celle de tous les autres êtres, — et tout cela, tout cela est erreur en soi! Si nous avions un œil cent fois plus perçant pour les choses proches, l’homme nous semblerait énorme; on pourrait même imaginer des organes au moyen desquels l’homme nous apparaîtrait incommensurable. D’autre part, certains organes pourraient être conformés de façon à réduire et à rétrécir des systèmes solaires tout entiers, pour les rendre pareils à une seule cellule: et pour des êtres de l’ordre inverse une seule cellule du corps humain pourrait apparaître, dans sa construction, son mouvement et son harmonie, tel un système solaire. Les habitudes de nos sens nous ont enveloppés dans un tissu de sensations mensongères qui sont, à leur tour, la base de tous nos jugements et de notre «entendement», — il n’y a absolument pas d’issue, pas d’échappatoire, pas de sentier détourné vers le monde réel! Nous sommes dans notre toile comme des araignées, et quoi que nous puissions y prendre, ce ne sera toujours que ce qui se laissera prendre à notre toile.

Antonio Machado – Max Aub

Hommage à la Seconde République espagnole proclamée le 14 avril 1931. ¡Salud y República!

Segovia. Statue d’ Antonio Machado. Plaza Mayor devant le Teatro Juan Bravo,

Lo que hubiera dicho Mairena el 14 de abril de 1937

Hoy hace seis años que fue proclamada la segunda República española. Yo no diré que esta República lleve seis años de vida, porque, entre la disolución de las ya inmortales Cortes Constituyentes y el triunfo en las urnas del Frente Popular, hay muchos días sombríos de restauración picaresca, que no me atrevo a llamar republicanos. De modo que, para entendernos, diré que hoy evocamos la fecha en que fue proclamada la segunda gloriosa República española. Y que la evocamos en las horas trágicas y heroicas de una tercera República, no menos gloriosa, que tiene también su fecha conmemorativa- 16 de febrero- y cuyo porvenir nos inquieta y nos apasiona.

Vivimos hoy, 14 de abril de 1937, tan ahincados en el presente y tan ansiosamente asomados a la atalaya del porvenir que, al volver por un momento nuestros ojos a lo pasado, nos aparece aquel día de 1931, súbitamente, como imagen salida, nueva y extraña, de una encantada caja de sorpresas.
¡Aquellas horas, Dios mío, tejidas todas ellas con el más puro lino de la esperanza, cuando unos pocos viejos republicanos izamos la bandera tricolor en el Ayuntamiento de Segovia!… Recordemos, acerquemos otra vez aquellas horas a nuestro corazón. Con las primeras hojas de los chopos y las últimas flores de los almendros, la primavera traía a nuestra República de la mano. La naturaleza y la historia parecían fundirse en una clara leyenda anticipada, o en un romance infantil.

La primavera ha venido
del brazo de un capitán.
Cantad, niñas, en corro:
¡Viva Fermín Galán¡

Florecía la sangre de los héroes de Jaca, y el nombre abrileño del capitán muerto y enterrado bajo las nieves del invierno era evocado por una canción que yo oí cantar o soñé que cantaban los niños en aquellas horas.

La primavera ha venido
y don Alfonso se va.
Muchos duques le acompañan
hasta cerca de la mar.
Las cigüeñas de las torres
quisieran verlo embarcar…

 Y la canción seguía, monótona y gentil. Fue aquél un día de júbilo en Segovia. Pronto supimos que lo fue en toda España. Un día de paz, que asombró al mundo entero. Alguien, sin embargo, echó de menos el crimen profético de un loco, que hubiera eliminado a un traidor. Pero nada hay, amigos, que sea perfecto en este mundo.

ANTONIO MACHADO

Juan de Mairena.

Max Aub. Peinture murale dans un collège de Valence.

Max Aub, Campo de los almendros , 1968.

“Estos que ves ahora deshechos, maltrechos, furiosos, aplanados, sin afeitar, sin lavar, cochinos, sucios, cansados, mordiéndose, hechos un asco, destrozados, son, sin embargo, no lo olvides nunca pase lo que pase, son lo mejor de España, los únicos que, de verdad, se han alzado, sin nada, con sus manos, contra el fascismo, contra los militares, contra los poderosos, por la sola justicia; cada uno a su modo, a su manera, como han podido, sin que les importara su comodidad, su familia, su dinero. Estos que ves, españoles rotos, derrotados, hacinados, heridos, soñolientos, medio muertos, esperanzados todavía en escapar, son, no lo olvides, lo mejor del mundo. No es hermoso. Pero es lo mejor del mundo. No lo olvides nunca, hijo, no lo olvides.”

Max Aub. Le Labyrinthe magique: I. Campo Cerrado, I. Campo Abierto III. Campo de sangre, IV. Campo francés, V. Campo del moro, VI. Campo de los almendros. Traduit de l’espagnol par Claude de Frayssinet. Les Fondeurs de Brique.

Voir l’article de Philippe Lançon dans Libération du 9 juillet 2009: 1936, AUB DU PEUPLE.

https://next.liberation.fr/livres/2009/07/09/1936-aub-du-peuple_569440

Elisabeth de Fontenay – Louis Althusser

Louis Althusser chez lui.

Elisabeth de Fontenay dans Gaspard de la nuit. Autobiographie de mon frère. (Stock, 2018 (Prix Femina essai). Folio n°6754. Janvier 2020.) cite aussi un beau texte de Louis Althusser de 1964:

«Quel est l’objet de la psychanalyse? (…) Les effets prolongés dans l’adulte survivant, de l’extraordinaire aventure qui, de la naissance à la liquidation de l’Oedipe, transforme un petit animal engendré par un homme et une femme, en petit enfant humain (…). Que ce petit être biologique survive, au lieu de se survivre enfant des bois devenu petit de loups ou d’ours (…)., telle est l’épreuve que tous les hommes, adultes, ont surmontée: ils sont à jamais amnésiques, les témoins, et bien souvent les victimes de cette victoire, portant au plus sourd, c’est à dire au plus criant d’eux-mêmes, les blessures, infirmités et courbatures de ce combat pour la vie ou pour la mort humaine. Certains, la plupart, en sont sortis à peu près indemnes – ou du moins tiennent à haute voix, à bien le faire savoir; beaucoup de ces anciens combattants en restent marqués pour la vie; certains mourront, un peu plus tard, de leur combat, les vieilles blessures soudain rouvertes, dans l’explosion psychotique, dans la folie, (…) d’autres, plus nombreux, le plus «normalement» du monde, sous le déguisement d’une «défaillance organique». (…) La psychanalyse, en ses seuls survivants, s’occupe (…) de la seule guerre sans mémoire ni mémoriaux, que l’humanité feint de n’avoir jamais livrée, celle qu’elle pense avoir toujours gagnée d’avance, tout simplement parce qu’elle n’est que de lui avoir survécu, de vivre et s’enfanter comme culture dans la culture humaine: guerre qui, à chaque instant, se livre en chacun de ses rejetons, qui ont, projetés, déjetés, rejetés, chacun pour soi dans la solitude et contre la mort, à parcourir la longue marche forcée, qui, de larves mammifères, fait des enfants humains des sujets.»

Ecrits sur la psychanalyse, Freud et Lacan. Stock-Imec, 1993.

Élisabeth de Fontenay -Friedrich Nietzsche

Elisabeth de Fontenay évoque ce texte de Nietzsche dans Gaspard de la nuit. Autobiographie de mon frère. Stock, 2018 (Prix Femina essai). Folio n°6754. Janvier 2020. Dans ce récit, fait de fragments de souvenirs et de réflexions philosophiques, elle rend hommage à son frère cadet, atteint d’un profond handicap. Il a 82 ans. il se prénomme Gilbert-Jean, elle l’appelle Gaspard. Depuis la disparition de leurs parents, elle en a seule la charge. Elle en parle avec pudeur et réserve, ce qui nous repose des maniaques de l’autofiction.

Le Gai Savoir. 1882. Préface à la seconde édition. 1887.

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« – On devine que je ne voudrais pas me montrer ingrat au moment de prendre congé de cette époque de grave consomption dont je n’ai pas encore épuisé le bénéfice aujourd’hui: de même que je sais assez l’avantage que me procure ma santé aux variations nombreuses sur tous les monolithiques de l’esprit. Un philosophe qui a cheminé et continue toujours de cheminer à travers beaucoup de santés a aussi traversé un nombre égal de philosophies: il ne peut absolument pas faire autre chose que transposer à chaque fois son état dans la forme et la perspective les plus spirituelles, -cet art de la transfiguration, c’est justement cela, la philosophie. Nous ne sommes pas libres, nous philosophes, de séparer l’âme du corps, comme le peuple les sépare, nous sommes encore moins libres de séparer l’âme de l’esprit. Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes, des instruments de mesure objective et d’enregistrement aux viscères congelés, – nous devons constamment enfanter nos pensées à partir de notre douleur et leur transmettre maternellement tout ce qu’il y a en nous de sang, de cœur, de feu, de plaisir, de passion, de torture, de conscience, de destin, de fatalité. Vivre – cela veut dire pour nous métamorphoser constamment tout ce que nous sommes en lumière et en flamme, et également tout ce qui nous concerne, nous ne pouvons absolument pas faire autrement. Et pour ce qui est de la maladie: ne serions-nous pas presque tentés de demander s’il nous est seulement possible de nous en dispenser? Seule la grande douleur est l’ultime libératrice de l’esprit, en ce qu’elle est le professeur du grand soupçon, qui fait de tout U un X, un X véritable, authentique, c’est-à-dire l’avant-dernière lettre avant la dernière… Seule la grande douleur, cette longue, lente douleur qui prend son temps, dans laquelle nous brûlons comme sur du bois vert, nous oblige, nous philosophes, à descendre dans notre ultime profondeur et à nous défaire de toute confiance, de toute bonté d’âme, de tout camouflage, de toute douceur, de tout juste milieu, en quoi nous avons peut-être autrefois placé notre humanité. Je doute qu’une telle douleur «améliore» – ; mais je sais qu’elle nous approfondit. Soit que nous apprenions à lui opposer notre fierté, notre ironie, notre force de volonté et agissions comme l’Indien d’Amérique qui, si cruellement qu’il soit martyrisé, se dédommage sur son tortionnaire par la méchanceté de sa langue, soit que, face à la douleur nous nous retirions dans ce néant oriental – on l’appelle nirvana – , dans cet abandon de soi, cet oubli de soi, cet extinction de soi muets, figés, sourds: on ressort de ces longs et dangereux exercices de maîtrise de soi en étant un autre homme, avec quelques points d’interrogation de plus, et surtout avec la volonté d’interroger désormais davantage, plus profondément, plus rigoureusement, plus fermement, plus méchamment, plus calmement que l’on n’avait interrogé jusqu’alors. La confiance dans la vie s’est évanouie: la vie elle-même est devenue problème.

– Que l’on n’aille pas croire toutefois que cela nous ait nécessairement rendus sombres! Même l’amour de la vie est encore possible, – on aime seulement de manière différente. C’est l’amour pour une femme qui suscite des doutes…Le charme exercé par tout ce qui est problématique, la joie prise à l’X est toutefois trop grande, chez de tels hommes plus spirituels, plus spiritualisés, pour ne pas dévorer comme un clair brasier toute la détresse du problématique, tout le danger de l’incertitude, et même toute la jalousie de l’amoureux. Nous connaissons un bonheur nouveau…»

Traduction Patrick Wotling. Garnier-Flammarion 1998.

Friedrich Nietzsche. 1905. Oslo, Musée Munch.

Blaise Pascal – Jean Giono

Folio n°220.

Je relis Un roi sans divertissement de Jean Giono après avoir vu le film tout à fait honorable de François Leterrier (1963). Scénario de jean Giono avec de grandes différences avec le livre. Tournage dans l’Aubrac. Interprètes: Claude Giraud, Colette Renard, Charles Vanel. Photographie excellente: Jean Badal.

Le titre du roman et la dernière phrase sont empruntés aux Pensées de Pascal.

Livre de Poche n°823-824.

142. Divertissement.

«La dignité royale n’est-elle pas assez grande d’elle-même, pour celui qui la possède, pour le rendre heureux par la seule vue de ce qu’il est? Faudra-t-il le divertir de cette pensée comme les gens du commun? Je vois bien que c’est rendre un homme heureux de le divertir de la vue de ses misères domestiques pour remplir toute sa pensée du soin de bien danser. Mais en sera-t-il de même d’un roi, et sera-t-il plus heureux en s’attachant à ces vains amusements qu’à la vue de sa grandeur? Et quel objet plus satisfaisant pourrait-on donner à son esprit? Ne serait-ce donc pas faire tort à sa joie, d’occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d’un air, ou à placer adroitement une [balle], au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation de la gloire majestueuse qui l’environne? Qu’on en fasse l’épreuve: qu’on laisse un roi tout seul sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnie, penser à lui tout à loisir, et l’on verra qu’un roi sans divertissement est un homme plein de misères. Aussi on évite cela soigneusement et il ne manque jamais d’y avoir auprès des personnes des rois un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement à leurs affaires, et qui observent tout le temps de leur loisir pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu’il n’y ait point de vide; c’est-à-dire qu’ils sont environnés de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le roi ne soit seul et en état de penser à soi, sachant bien qu’il sera misérable, tout roi qu’il est, s’il y pense.
Je ne parle point en tout cela des rois chrétiens comme chrétiens, mais seulement comme rois.»

Pensées. Édition Léon Brunschvig. Hachette, Collection des Grands écrivains de la France 1904 et 1914.

Jean Giono ne s’intéresse ni à Dieu, ni au problème de la foi et du pari, ni aux libertins. Il détourne le texte de Pascal à ses fins personnelles. Le romancier est tout-puissant.