Arthur Schopenhauer

Arthur Schopenhauer (Angilbert Göbel) 1859. Kassel. Collection d’art d’État.

J’ai un peu de mal à suivre complètement ceux qui critiquent la rentrée littéraire. Cela fait longtemps pourtant que les nouveautés de l’édition française en septembre-octobre ne m’intéressent plus du tout, mais ce texte de Schopenhauer qui s’en prend à “l’écrivaillerie”, les “philosophastres” et les “poétastres” de son époque me paraît tout à fait réjouissant.

«Les journaux littéraires devraient être la digue opposée au gribouillage sans conscience de notre temps et au déluge de plus en plus envahissant des livres inutiles et mauvais. Grâce à un jugement incorruptible, juste et sévère, ils flagelleraient sans pitié chaque bousillage d’un intrus, chaque griffonnage à l’aide duquel le cerveau vide veut venir au secours de la bourse vide, c’est-à-dire au moins les neuf dixièmes des livres, et se mettraient ainsi en travers de l’écrivaillerie et de la filouterie, au lieu de les favoriser par leur infâme tolérance, qui pactise avec l’auteur et l’éditeur, pour voler au public son temps et son argent. En règle générale, les écrivains sont des professeurs ou des littérateurs qui, gagnant peu et étant mal payés, écrivent par besoin d’argent. Or, poursuivant un but commun, ils ont un intérêt commun à s’unir, à se soutenir réciproquement, et chacun chante à l’autre la même chanson. C’est la source de tous les comptes rendus élogieux de mauvais livres qui remplissent les journaux littéraires. Ceux-ci devraient donc porter comme épigraphe: «Vivre et laisser vivre!» (Et le public est assez simple pour lire le nouveau plutôt que le bon). En est-il un seul parmi eux qui puisse se vanter de n’avoir jamais loué l’écrivaillerie la plus nulle, jamais blâmé et ravalé l’excellent, ou, pour en détourner les regards, jamais présenté d’une manière astucieuse celui-ci comme insignifiant? En est-il un seul qui ait toujours fait le choix des extraits consciencieusement d’après l’importance des livres, et non d’après des recommandations de compères, des égards envers confrères, ou même sans que les éditeurs lui aient graissé la patte? Tous ceux qui ne sont pas novices, dès qu’ils voient un livre fortement loué ou blâmé, ne se reportent-ils pas aussitôt presque machinalement au nom de l’éditeur? S’il existait, au contraire, un journal littéraire comme celui que je réclame, la menace du pilori, qui attend infailliblement leur bousillage, paralyserait les doigts, qui lui démangent, de chaque mauvais écrivain, de chaque compilateur sans esprit, de chaque plagiaire des livres d’autrui, de chaque philosophastre creux, incapable et famélique, de chaque poétastre enflé de vanité; et ce serait vraiment pour le salut de la littérature, où le mauvais n’est pas seulement inutile, mais est positivement pernicieux. Or, la majeure partie des livres est mauvaise, et on n’aurait pas dû les écrire; en conséquence, l’éloge devrait être aussi rare que l’est actuellement le blâme, sous l’influence d’égards personnels et de la maxime: Accedas socius, laudes lauderis ut absens. On a absolument tort de vouloir transporter également à la littérature la tolérance qu’on doit nécessairement exercer dans la société, où partout ils grouillent, à l’égard des êtres stupides et sans cervelle. En littérature, ils sont d’éhontés intrus, et y rabaisser le mauvais, c’est un devoir envers le bon; car celui qui ne trouve rien mauvais, ne trouve non plus rien bon. D’une façon générale, la politesse, qui est la conséquence des rapports sociaux, est, en littérature, un élément étranger, souvent très nuisible; car elle exige qu’on fasse bon accueil au mauvais, en allant ainsi juste à l’encontre des fins de la science comme de celles de l’art. Il est vrai qu’un journal littéraire tel que je le réclame ne pourrait être rédigé que par des gens associant une honnêteté incorruptible à des connaissances rares et à une force de jugement plus rare encore. Aussi, l’Allemagne entière pourrait-elle au plus créer un seul journal pareil, qui constituerait alors un juste aréopage, et dont chaque membre serait choisi par tous les autres; tandis que, à présent, les journaux littéraires sont aux mains de corps universitaires, de coteries littéraires, en réalité peut-être même de libraires, qui les exploitent dans l’intérêt de leur commerce, et qu’ils rassemblent quelques mauvaises têtes coalisées contre le succès de ce qui est bon. Il n’y a nulle part plus d’improbité qu’en littérature, Gœthe l’a déjà dit.»

Parerga et Paralipomena. Écrivains et style. 1851.

Arthur Schopenhauer 1788 – 1860

Portrait de jeunesse de Schopenhauer. 1832.

En 1803, alors âgé de 15 ans, le futur philosophe Schopenhauer, accompagné de ses parents ( Henri Floris Schopenhauer, riche commerçant libéral, et Johanna Schopenhauer, née Trosiener, la “Madame de Staël” allemande ) découvre la vie au cours d’un long voyage à travers l’Europe (mai 1803-septembre 1804). Ils vont séjourner à Bordeaux du 5 février au 24 mars 1804 et fréquenter le monde assez fermé des négociants des Chartrons. Le jeune Arthur va s’intéresser aux fêtes, aux aux jeux d’argent et aux femmes plus qu’aux affaires.

« Par hasard, pendant la dernière semaine que nous passâmes à Bordeaux, se déroula le carnaval qui, cette année, fut moins joyeux que d’ordinaire. M. Lienau nous accompagna à deux bals de souscripteurs, qui constituent l’essentiel du divertissement bordelais en hiver. Le premier était le bal de l’Intendance, qui a lieu dans la ville et qui est fréquenté par les habitants de la ville, par aucun membre de la noblesse. Le local se compose d’une enfilade d’assez grandes pièces mais qui sont mal éclairées, mal meublées et mal décorées. L’assistance se composait de quatre-vingts à quatre vingt-dix personnes. C’est curieux d’y entendre beaucoup parler l’allemand, qui semble vraiment être devenu la langue à la mode. Certes à Bordeaux, beaucoup d’Allemands se sont établis, mais ceux-là précisément ne viennent pas au bal. Á Paris aussi, j’ai remarqué qu’on parlait beaucoup l’allemand, et que beaucoup de Français l’étudiaient sans nécessité particulière.
Le deuxième bal où nous nous rendîmes est le bal de l’hôtel Franklin, souvent appelé bal Anglais, bien qu’on n’y rencontre pas d’Anglais. Le local et la fréquentation de ce bal sont plus élégants qu’au premier; les souscripteurs sont presque tous des habitants des Chartrons, à savoir des marchands, et beaucoup d’étrangers. L’assistance se compose d’environ cent cinquante personnes. On danse dans une salle extrêmement vaste, mais qui manque singulièrement de hauteur de plafond. Outre celle-ci, il y a une salle où l’on joue à l’écarté, le seul jeu du moment en dehors de la bouillotte. L’éclairage de ce bal est bon, mais l’ameublement aussi médiocre que celui de l’Intendance. Je trouve un peu mesquin dans ce genre de bal, qu’on doive s’acquitter sur-le-champ des consommations. Lorsqu’à dix heures et demie nous entrâmes, nous fûmes pratiquement les premiers. Durant les trois derniers jours du carnaval, les masques se promènent dans la rue. Ceci est un grand privilège accordé au peuple mais qui cette fois, mécontent, participa très peu. Le Mardi gras, nous visitâmes les deux mascarades principales. D’abord nous allâmes au Grand-Théâtre. L’entrée de ce bâtiment somptueux étonne, et plus encore en ce jour de fête. De chaque côté de la porte, à l’intérieur, il y a deux escaliers de pierre très beaux, menant à une galerie magnifique, soutenue par des colonnes précieuses, chefs d’oeuvre de l’architecture. Le parvis, les escaliers, la galerie sont illuminés par des éclairages multicolores et remplis par la foule colorée des masques. Celui qui découvre ce spectacle pour la première fois est très surpris. La bâtisse est vraiment très importante. Elle comprend la grande salle de spectacle, une vaste salle de concerts, et peut-être encore six grandes pièces. En dépit de son immensité, il y avait dans tout ce bâtiment, dans loges, dans les couloirs, une foule si pressante qu’il était presque impossible de danser. Comme le prix des entrées (trois livres) était beaucoup trop bas, il en résulta un inévitable brassage des couches de la société, ce qui se décelait surtout à la présence d’une très forte odeur d’ail qui, dans ces régions, est l’apanage des gens du peuple. Cela est fort désagréable, surtout pour l’étranger. Bien qu’en ce jour de fête on voie plus de masques qu’à l’ordinaire, je pouvais compter un masque pour douze personnes non masquées. Parmi tous ces masques, aucun n’était extraordinaire ni original. La principale distraction de la plupart des personnes qui fréquentent ces bals est le jeu. Dans une longue pièce, il y a deux séries de tables qu’on peut louer pour douze livres; à chacune d’elle se trouvent un ou deux Dominos, mais aussi parfois des personnes non travesties, souvent des femmes, qui ont près d’elles un énorme tas de faux louis d’or et qui, en frappant avec des cornets sur la table, incitent les amateurs à jouer aux dés avec elles, pour n’importe quelle somme, ne dépassant toutefois pas un louis d’or. Généralement, elles gagnent, car beaucoup engagent leurs bons louis d’or contre les leurs qui sont faux. Il y a aussi une table de change, où l’on donne cinq mauvais louis d’or pour deux bons. Dans une autre salle, on joue à la roulette.»

Journal de voyage. Mercure de France. 1989. Collection Le Temps retrouvé. Traduction: Didier Raymond.

Arthur Schopenhauer 1788 – 1860

Arthur Schopenhauer (Félix Vallotton) La Revue blanche, 1er semestre 1896.

El arte de insultar. Alianza editorial. 2011.

«El nacionalismo:
La tabla de salvación de cualquier pobre diablo que no tiene nada en el mundo de lo que sentirse orgulloso es enorgullecerse de la nación a la que pertenece; esto lo reconforta tanto que en agradecimiento está dispuesto a defender con manos y pies todos los defectos y disparates característicos de su nación.»

L’art de l’insulte, Textes réunis et présentés par Franco Volpi. Editions du Seuil pour la traduction française. 2004. Points Essais n° 749. 2015.

«Fierté nationale
N’importe quel pauvre nigaud, qui n’a rien d’autre dont il pourrait être fier, s’empare de l’ultime moyen de l’être: la nation dont il se trouve faire partie: là il se rétablit et il est reconnaissant et prête à défendre pyx kai lax [bec et ongles] tous les défauts et sottises qui sont les siens.»

Arthur Schopenhauer

Arthur Schopenhauer v. 1852.

La parabole du hérisson a été reprise entre autres par Sigmund Freud et Luis Cernuda:

Arthur Schopenhauer, Parerga et Paralipomena (Suppléments et omissions), 1851.

«Par une froide journée d’hiver un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s’écarter les uns des autres. Quand le besoin de se réchauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de sorte qu’ils étaient ballottés de çà et de là entre les deux maux jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendît la situation supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur vie intérieure, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses manières d’être antipathiques et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c’est la politesse et les belles manières. En Angleterre on crie à celui qui ne se tient pas à cette distance: Keep your distance! Par ce moyen le besoin de se réchauffer n’est, à la vérité, satisfait qu’à moitié, mais, en revanche, on ne ressent pas la blessure des piquants. Cependant celui qui possède assez de chaleur intérieure propre préfère rester en dehors de la société pour ne pas éprouver de désagréments, ni en causer. »

Sigmund Freud, Psychologie collective et analyse du moi, 1921, dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1963.

« Un jour d’hiver glacial, les porcs-épics d’un troupeau se serrèrent les uns contre les autres, afin de se protéger contre le froid par la chaleur réciproque. Mais, douloureusement gênés par les piquants, ils ne tardèrent pas à s’écarter de nouveau les uns des autres. Obligés de se rapprocher de nouveau, en raison d’un froid persistant, ils éprouvèrent une fois de plus l’action désagréable des piquants, et ces alternatives de rapprochement et d’éloignement durèrent jusqu’à ce qu’ils aient trouvé une distance convenable où ils se sentirent à l’abri des maux ».

Luis Cernuda, Introduction à Donde habite el olvido (1932-1933) Publié en 1934.

« Como los erizos, ya sabéis, los hombres un día sintieron su frío. Y quisieron compartirlo. Entonces inventaron el amor. El resultado fue, ya sabéis, como en los erizos.
¿Qué queda de las alegrías y penas del amor cuando éste desaparece? Nada, o peor que nada; queda el recuerdo de un olvido. Y menos mal cuando no lo punza la sombra de aquellas espinas; de aquellas espinas, ya sabéis.
Las siguientes páginas son el recuerdo de un olvido.

Luis Cernuda.