Herman Melville – Moby Dick

Herman Melville.

Moby-Dick or The Whale. 1851

«Call me Ishmael. Some years ago–never mind how long precisely –having little or no money in my purse, and nothing particular to interest me on shore, I thought I would sail about a little and see the watery part of the world. It is a way I have of driving off the spleen, and regulating the circulation. Whenever I find myself growing grim about the mouth; whenever it is a damp, drizzly November in my soul; whenever I find myself involuntarily pausing before coffin warehouses, and bringing up the rear of every funeral I meet; and especially whenever my hypos get such an upper hand of me, that it requires a strong moral principle to prevent me from deliberately stepping into the street, and methodically knocking people’s hats off–then, I account it high time to get to sea as soon as I can.
This is my substitute for pistol and ball. With a philosophical flourish Cato throws himself upon his sword; I quietly take to the ship.»

Moby Dick. Gallimard. 1941. Traduction Lucien Jacques, Joan Smith et Jean Giono.

«Je m’appelle Ishmaël. Mettons. Il y a quelques années sans préciser davantage, n’ayant plus d’argent ou presque et rien de particulier à faire à terre, l’envie me prit de naviguer encore un peu et de revoir le monde de l’eau. C’est ma façon à moi de chasser le cafard et de me purger le sang. Quand je me sens des plis amers autour de la bouche, quand mon âme est un bruineux et dégoulinant novembre, quand je me surprends arrêté devant une boutique de pompes funèbres ou suivant chaque enterrement que je rencontre, et surtout lorsque mon cafard prend tellement le dessus que je dois me tenir à quatre pour ne pas, délibérément, descendre dans la rue pour y envoyer dinguer les chapeaux des gens, je comprends alors qu’il est grand temps de prendre le large. Ça remplace pour moi le suicide. Avec un grand geste le philosophe Caton se jette sur son épée, moi, tout bonnement, je prends le bateau.»

Moby Dick. Garnier-Flammarion.1970 Traduction de Henriette Guex-Rolle, Garnier-Flammarion.

«Appelez-moi Ismaël. Voici quelques années – peu importe combien – le porte-monnaie vide ou presque, rien ne me retenant à terre, je songeai à naviguer un peu et à voir l’étendue liquide du globe. C’est une méthode à moi pour secouer la mélancolie et rajeunir le sang. Quand je sens s’abaisser le coin de mes lèvres, quand s’installe en mon âme le crachin d’un humide novembre, quand je me surprends à faire halte devant l’échoppe du fabricant de cercueils et à emboîter le pas à tout enterrement que je croise, et, plus particulièrement, lorsque mon hypocondrie me tient si fortement que je dois faire appel à tout mon sens moral pour me retenir de me ruer délibérément dans la rue, afin d’arracher systématiquement à tout un chacun son chapeau… alors, j’estime qu’il est grand temps pour moi de prendre la mer. Cela me tient lieu de balle et de pistolet. Caton se lance contre son épée avec un panache philosophique, moi, je m’embarque tranquillement. Il n’y a là rien de surprenant. S’ils en étaient conscients, presque tous les hommes ont, une fois ou l’autre, nourri, à leur manière, envers l’Océan, des sentiments pareils aux miens.»

Joan Margarit Prix Cervantes 2019

Le poète catalan Joan Margarit vient d’obtenir le Prix Cervantes 2019, le Prix Nobel des langues castillanes. Avant lui, l’ont obtenu d’autres catalans comme Juan Marsé, Ana María Matute, Juan Goytisolo et Eduardo Mendoza. Mais, c’est le premier qui possède une oeuvre pleinement bilingue en catalan et en castillan. Il a déclaré au journal El País: “No voy a renunciar a las dos lenguas digan lo que digan los políticos”.

Un peu d’espoir: un gouvernement de gauche, un début de dialogue. Attendre Voir.

El mar

Com els lloms foscos d’un ramat de poltres,
les onades s’acosten, desplomant-se
amb una remor sorda però lírica
que Homer va ser el primer a saber escoltar.
Cansades de la llarga galopada,
es posen a tremolar.
Després es queixen, ronques de plaer,
com una dona als braços de l’amant.
Les onades, més tard, comencen
a abraonar-se, escumejants, com llops
que haguessin olorat alguna presa.
El ponent, arribant de rere meu,
posa medalles roges als seus lloms.
En la vora mullada de la sorra
veig les teves empremtes i, per l’aire,
passa una ombra daurada del teu cos.
Era de tu que m’avisava, doncs,
amb els seus gestos de sordmut, el mar.
Està dient que el lloc, dins meu, que ocupes
serà part de l’infern si el deixes buit.
Que al fons d’aquest amor torna a esperar-me
la desolació dels meus vint anys.

Estació de França. Madrid: Hiperión, 1999. Edición bilingüe catalán-castellano.

El mar

Como lomos oscuros de un rebaño de potros
se aproximan las olas, desplomándose
con este rumor sordo pero lírico
que Homero fue el primero en escuchar.
Cansadas de su larga galopada,
se ponen a temblar.
Después se quejan, roncas de placer,
igual que una mujer en brazos de su amante.
Más tarde se abalanzan entre espumas,
como si fueran lobos que olfatearan la presa.
El poniente, llegando por mi espalda,
pone medallas rojas en sus lomos.
En la orilla mojada de la arena
veo tus huellas, por el aire pasa
una dorada sombra de tu cuerpo.
O sea que es de ti de quien, con gestos
de sordomudo, me está hablando el mar.
Dice que este lugar dentro de mí que ocupas
pasaría a ser parte del infierno
si tú lo abandonaras.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/05/08/joan-margarit-2/

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/03/16/joan-margarit/

Giuseppe Ungaretti 1888 – 1970

Giuseppe Ungaretti en 1917 pendant la Première Guerre mondiale.

Les fleuves

Je m’appuie à un arbre mutilé
abandonné dans cette combe
qui a la langueur
d’un cirque
avant ou après le spectacle
et je regarde
le passage paisible
des nuages sur la lune

Ce matin je me suis étendu
dans l’urne de l’eau
et comme une relique
j’ai reposé

L’Isonzo en coulant
me polissait
comme un de ses galets

J’ai ramassé
mes os
et m’en suis allé
comme un acrobate
sur l’eau

Je me suis accroupi
près de mes habits
sales de guerre
et comme un bédouin
je me suis prosterné pour recevoir
le soleil

Voici l’Isonzo
et mieux ici
je me suis reconnu
fibre docile
de l’univers

Mon supplice
c’est quand
je ne me crois pas
en harmonie

Mais ces occultes
mains
qui me pétrissent
m’offrent
la rare
félicité

J’ai repassé
les époques
de ma vie

Voici
mes fleuves

Celui-ci est le Serchio
c’est à lui qu’ont puisé
deux mille années peut-être
de mon peuple campagnard
et mon père et ma mère

Celui-ci c’est le Nil
qui m’a vu
naître et grandir
et brûler d’ingénuité
dans l’étendue de ses plaines

Celle-là est la Seine
dans ses eaux troubles
s’est refait mon mélange
et je me suis connu

Ceux-là sont mes fleuves
comptés dans l’Isonzo

Et c’est là ma nostalgie
qui dans chaque être
m’apparaît
à cette heure qu’il fait nuit
que ma vie me paraît
une corolle
de ténèbres

Cotici, 16 août 1916

Traduit de l’italien par Jean Lescure. Editions de Minuit, 1954.
«Vie d’un homme. Poésie 1914-1970» Editions Poésie/Gallimard , 1981. Pages 58-60.

I Fiumi

Mi tengo a quest’albero mutilato
Abbandonato in questa dolina
Che ha il languore
Di un circo
Prima o dopo lo spettacolo
E guardo
Il passaggio quieto
Delle nuvole sulla luna

Stamani mi sono disteso
In un’urna d’acqua
E come una reliquia
Ho riposato

L’Isonzo scorrendo
Mi levigava
Come un suo sasso

Ho tirato su
Le mie quattro ossa
E me ne sono andato
Come un acrobata
Sull’acqua

Mi sono accoccolato
Vicino ai miei panni
Sudici di guerra
E come un beduino
Mi sono chinato a ricevere
Il sole

Questo è l’Isonzo
E qui meglio
Mi sono riconosciuto
Una docile fibra
Dell’universo

Il mio supplizio
È quando
Non mi credo
In armonia

Ma quelle occulte
Mani
Che m’intridono
Mi regalano
La rara
Felicità

Ho ripassato
Le epoche
Della mia vita

Questi sono
I miei fiumi

Questo è il Serchio
Al quale hanno attinto
Duemil’anni forse
Di gente mia campagnola
E mio padre e mia madre.

Questo è il Nilo
Che mi ha visto
Nascere e crescere
E ardere d’inconsapevolezza
Nelle distese pianure

Questa è la Senna
E in quel suo torbido
Mi sono rimescolato
E mi sono conosciuto

Questi sono i miei fiumi
Contati nell’Isonzo

Questa è la mia nostalgia
Che in ognuno
Mi traspare
Ora ch’è notte
Che la mia vita mi pare
Una corolla
Di tenebre

Cotici il 16 agosto 1916

Vita d’un uomo. Tutte le poesie. Mondadori editore, Milano, 1969.

Vittorio Gassman lit Les fleuves de Giuseppe Ungaretti:

https://www.youtube.com/watch?v=T3cq7gN_IPM

Wisława Szymborska 1923-2012

Wisława Szymborska.

Trois mots étranges
Quand je prononce le mot Avenir,
sa première syllabe appartient déjà au passé.

Quand je prononce le mot Silence,
je le détruis.

Quand je prononce le mot Rien,
je crée une chose qui ne tiendrait dans aucun néant.

De la mort sans exagérer Poèmes 1957-2009. Poésie/Gallimard.
(Traduction Piotr Kaminski).

Las tres palabras más extrañas

Cuando pronuncio la palabra Futuro,
la primera sílaba pertenece ya al pasado.

Cuando pronuncio la palabra Silencio,
lo destruyo.

Cuando pronuncio la palabra Nada,
creo algo que no cabe en ninguna no-existencia
(Traducción de Gerardo Beltrán)

Wisława Szymborska a reçu le Prix Nobel de Littérature en 1996.

Peter Handke – Wim Wenders

Je n’ai pas vu Les Beaux Jours d’Aranjuez (2016), le film de Wim Wenders, tiré d’une pièce de Peter Handke. L’auteur autrichien y fait une brève apparition en jardinier. Les critiques l’avaient très mal reçu.

Reda Kateb qui joue le rôle principal lit un des poèmes d’Antonio Machado que le récent Prix Nobel préfère:

Desnuda está la tierra.

Desnuda está la tierra,
y el alma aúlla al horizonte pálido
como loba famélica. ¿Qué buscas,
poeta, en el ocaso?

¡Amargo caminar, porque el camino
pesa en el corazón! ¡El viento helado,
y la noche que llega, y la amargura
de la distancia!… En el camino blanco

algunos yertos árboles negrean;
en los montes lejanos
hay oro y sangre… El sol murió… ¿Qué buscas,
poeta, en el ocaso?

Soledades, galerías y otros poemas, 1903.

La terre est nue

La terre est nue,
et l’âme hurle à l’horizon pâle
comme une louve famélique.
Que cherches-tu, poète, dans le couchant?

Amère marche, car le chemin
est lourd à mon coeur! Le vent glacé,
et la nuit qui survient, et l’amertume
de la distance!… Sur le chemin blanc

quelques arbres transis font une tache noire;
sur les monts lointains
il y a de l’or et du sang… Le soleil est mort…
Que cherches-tu, poète, dans le couchant?

On peut lire aujourd’hui dans El País un bel article de Pablo de Llano ( El año que el Nobel Peter Handke recorrió los caminos de Soria) qui décrit le séjour de Peter Handke à Soria et son attachement à la Castille, à la Meseta.

https://elpais.com/cultura/2019/10/12/actualidad/1570896056_347333.html

Peter Handke en Soria.

Olga Tokarczuk – Peter Handke

Olga Tokarczuk.

Jeudi 10 août 2019, le Nobel de littérature a été décerné à la Polonaise Olga Tokarczuk et le Nobel 2019 à l’autrichien Peter Handke. Je ne connaissais la première que de nom.

«Être un étranger, c’est être libre. Avoir derrière soi un grand espace, une steppe, un désert. Avoir derrière soi la forme de la lune pareille à un berceau, le chant assourdissant des cigales, l’air qui sent bon la peau de melon, le bruissement du scarabée qui, le soir, quand le ciel devient complètement rouge, sort chasser dans le sable. Posséder sa propre histoire, non destinée à tous, son propre récit écrit avec les traces laissées derrière soi.» Les livres de Jakob.

Oeuvres traduites:

Dieu, le temps, les hommes et les anges, Éditions Robert Laffont, «Pavillons. Domaine de l’Est», 1998.
Maison de jour, maison de nuit, Éditions Robert Laffont, «Pavillons. Domaine de l’Est», 2001,
Récits ultimes, Lausanne, Éditions Noir sur Blanc, «Littérature étrangère» 2007.
Les Pérégrins, Lausanne, Éditions Noir sur Blanc, «Littérature étrangère», 2010,
Sur les ossements des morts, Lausanne, Éditions Noir sur Blanc, «Littérature étrangère», 2012,
Les Livres de Jakób, Lausanne, Éditions Noir sur Blanc, 2018, 1040 p.
Les Enfants verts, Lille, Éditions La Contre Allée, «Fictions d’Europe», 2016,

Peter Handke, lui, est bien connu. Il a été aussi très critiqué pour ses positions politiques sur la guerre en ex-Yougoslavie. J’ai lu dans les années 80 L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty (1970) La Courte Lettre pour un long adieu (1972) Le Malheur indifférent (1972) La Femme gauchère (1976) Histoire d’enfant (1981) Essai sur la fatigue (1989), livres le plus souvent traduits par Georges-Arthur Goldschmidt. Je me souviens de sa collaboration féconde avec le Wim Wenders de la grande époque : L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty, 1972. (scénario et roman), Faux Mouvement, 1975 (scénario). Les Ailes du désir, 1987 (scénario – coauteur du synopsis).

Il a décrit avec talent les paysages de la Castille, et particulièrement ceux de la province de Soria, où il a vécu un temps. Il vit maintenant à Chaville dans la région parisienne.

Peter Handke.

En 1996, Patrick Modiano a dédié son roman Du plus loin de l’oubli à Peter Handke. Au printemps 2006, il est parmi les premiers premiers à signer la pétition “Ne censurez pas l’oeuvre de Peter Handke” et à apporter son soutien à l’écrivain autrichien. Celui-ci a traduit en allemand Une jeunesse et La petite Bijou.

Épigraphe de La courte lettre pour un long adieu:

Karl Philipp Moritz, Anton Reiser.

«Et jadis, comme par un matin chaud mais gris ils allèrent devant la porte de la ville, Iffland dit que c’était le temps qu’il fallait pour partir et le temps semblait si voyageur, le ciel si près de la terre, les objets tout autour si sombres! Comme si on ne devait être attentif qu’à la route sur laquelle on voulait cheminer.»

Patrick Modiano, 1969.

César Vallejo

Sculpture de César Vallejo réalisée par un artisan de Santiago de Chuco, village natal du poète.

Le 9 octobre 1937, César Vallejo écrit “Alfonso: estás mirándome, lo veo”, poème dédié à son ami Alfonso de Silva Santisteban, compositeur et pianiste de talent qui est mort à Lima le 7 mai 1937 à 34 ans. De 1925 à 1929, ce musicien vit à Paris et fréquente la bohème parisienne des années 20, mais aussi des écrivains péruviens comme César Moro (1903-1956), César Miró (1907-1999), César Vallejo (1892-1938) ou des musiciens comme Theodoro Valcarcel (1902-1942).

Alfonso de Silva dédie à César Miró son dernier poème en 1937: “Me perdono a mí mismo el haber sido solo un intento de Eternidad… Tú eres casi tan bueno como el intento mío de haber sido” (Revue Caretas, 19 décembre 2002).

Alfonso: estás mirándome, lo veo

Alfonso: estás mirándome, lo veo,
desde el plano implacable donde moran
lineales los siempres, lineales los jamases
(Esa noche, dormiste, entre tu sueño
y mi sueño, en la rue de Ribouté)
Palpablemente,
tu inolvidable cholo te oye andar
en París, te siente en el teléfono callar
y toca en el alambre a tu último acto
tomar peso, brindar
por la profundidad, por mí, por ti.

Yo todavía
compro «du vin, du lait, comptant les sous»
bajo mi abrigo, para que no me vea mi alma,
bajo mi abrigo, aquel, querido Alfonso,
y bajo el rayo simple de la sien compuesta;
yo todavía sufro, y tú, ya no, jamás, hermano!
(Me han dicho que en tus siglos de dolor,
amado sér,
amado estar,
hacías ceros de madera. ¿Es cierto?)

En la «boîte de nuit», donde tocabas tangos,
tocando tu indignada criatura su corazón,
escoltado de ti mismo, llorando
por ti mismo y por tu enorme parecido con tu sombra,
monsieur Fourgat, el patrón, ha envejecido.
¿Decírselo? ¿Contárselo? No más,
Alfonso; eso, ya nó!

El hôtel des Ecoles funciona siempre
y todavía compran mandarinas;
pero yo sufro, como te digo,
dulcemente, recordando
lo que hubimos sufrido ambos, a la muerte de ambos,
en la apertura de la doble tumba,
en esa otra tumba con tu sér,
y de ésta de caoba con tu estar,
sufro, bebiendo un vaso de ti, Silva,
un vaso para ponerse bien, como decíamos,
y después, ya veremos lo que pasa…

Es éste el otro brindis, entre tres,
taciturno, diverso
en vino, en mundo, en vidrio, al que brindábamos
más de una vez al cuerpo
y, menos de una vez, al pensamiento.
Hoy es más diferente todavía;
hoy sufro dulce, amargamente,
bebo tu sangre en cuanto a Cristo el duro,
como tu hueso en cuanto a Cristo el suave,
porque te quiero, dos a dos, Alfonso,
y casi lo podría decir, eternamente.

Poemas humanos, 1939.

Alfonso: tu me regardes, je le vois

Alfonso: tu me regardes, je le vois,
depuis le plan implacable où se tiennent
linéaires les toujours, linéaires les jamais.
(Cette nuit, tu as dormi, entre ton songe
et mon songe, rue Ribouté.)
Manifestement,
ton inoubliable métis t’écoute marcher
dans Paris, t’entend garder silence au téléphone
et touche sur le fil ton dernier acte,
devenir dense, porter un toast
à la profondeur, à toi, à moi.

Moi encore
j’achète «du vin, du lait, comptant les sous»
sous mon manteau, pour que mon âme ne me voie pas,
sous ce manteau, cher Alfonso,
et sous le rayon simple de la tempe parée;
moi je souffre encore, et toi, c’est fini, plus jamais, mon frère!
(On m’a dit qu’au cours de tes siècles de souffrance,
être aimé,
être là aimé,
tu faisais des zéros de bois. Est-ce vrai?)

Dans la «boîte de nuit», où tu jouais des tangos,
ta créature indignée faisant sonner son coeur,
escorté de toi-même, pleurant
à cause de toi et de ton énorme ressemblance avec ton ombre,
monsieur Fourgeat, le patron, a vieilli.
Le lui dire? Le lui conter? C’est tout,
Alfonso; cela, c’est fini!
L’hôtel des Écoles est toujours ouvert
et on achète encore des mandarines;
mais moi je souffre, comme je te dis,
doucement, à me rappeler
ce que nous avons souffert tous deux, à notre mort à tous deux,
à l’ouverture de la double tombe,
dans cet autre tombe avec ton être,
et dans celle d’acajou avec ton être-là;
je souffre, en buvant un verre de toi, Silva,
un verre histoire de se sentir bien, comme nous disions,
et après, on verra bien…

Des trois toasts, voici l’autre,
taciturne, différent
en vin, en monde, en verre, que nous portions
plus d’une fois au corps
et, moins d’une fois, à la pensée.
Aujourd’hui, c’est encore plus différent;
aujourd’hui je souffre doucement, amèrement,
je bois ton sang en référence au Christ le dur,
je mange ton os en référence au Christ le doux, Alfonso,
parce que je t’aime deux par deux, Alfonso,
et je pourrais presque le dire, éternellement.

9 octobre 1937

(Traduction: Nicole Réda-Euvremer)

Georg Christoph Lichtenberg 1742 – 1799

Georg Christoph Lichtenberg. Statue à Göttingen.

Le miroir de âme. Traduit de l’allemand par Charles Leblanc. 2012. Editions José Corti.

«Un couteau sans lame, auquel manque le manche.»

«Potence avec paratonnerre.»

«Le rêve est une vie»

«Efforce-toi de ne pas être de ton temps.»

«L’homme aime la société, quand même ce ne serait que celle d’une chandelle allumée.»

«Il avait donné des noms à ses deux pantoufles.»

«Cet homme avait tant d’intelligence qu’il n’était presque plus bon à rien dans le monde.»

«Si vous faites peindre une cible sur la porte de votre jardin, vous pouvez être certain que l’on tirera dessus.»

«Que l’homme soit la plus noble des créatures, voilà qui se laisse aussi prouver par le fait qu’aucune autre ne lui a contesté cette affirmation.»

«Parmi les plus grandes découvertes qu’ait faites la raison humaine ces derniers temps il y a, selon moi, l’art de juger les livres sans les avoir lus.»

«Un livre est comme un miroir; si un singe s’y mire, d’évidence il n’y verra point un apôtre. Nous n’avons nulle parole pour parler de sagesse à l’abruti. Il est déjà sage celui qui comprend cela.»

«La plus divertissante des surfaces de cette terre est, pour nous, le visage humain»

«Si un livre et une tête se heurtent et que cela sonne creux, le son provient-il toujours du livre?»

«Le chien est l’animal le plus vigilant, pourtant il dort toute la journée!»

«L’homme vivrait heureux s’il s’occupait aussi peu des affaires d’autrui que des siennes!»

«Il y a vraiment bien des hommes qui ne lisent que pour ne point penser.»

«Les sabliers ne nous rappellent point seulement le rapide cours du temps, mais à la fois la poussière où nous tomberons un jour.»

Présentation de l’auteur sur le site des Editions Corti.

«Né en 1742, passa, depuis l’âge de 21 ans, toute sa vie à l’université de Göttingen, d’abord comme étudiant, puis comme professeur de sciences mathématiques et physiques, chargé plus spécialement de la physique expérimentale.

Il fit deux voyages en Angleterre qui l’influencèrent durablement. Il mourut en 1799. Esprit éclairé, novateur dans le domaine de l’électricité, Lichtenberg ne doit pas sa renommée posthume aux “figures” qui, en physique, portent son nom, mais à ses carnets intimes, dans lesquels il jetait, pêle-mêle, ses idées et ses observations sans intention de les publier jamais : “Éveiller la méfiance envers les oracles : tel est mon but”.

Ce bossu magnifique, dont le corps était ainsi conformé que même un piètre artiste, dans la noirceur, l’aurait mieux dessiné, vit si clairement dans son âme que l’on peut se servir de ses maximes comme d’autant de lanternes magiques pour mieux lire en soi-même.

Esprit anticlérical, il croyait que l’homme recherche la liberté là où elle le rendrait malheureux et qu’il la répudie là où elle ferait sa félicité, en adhérant aveuglément aux opinions d’autrui. Pour lui, le despotisme religieux et de système était le plus effroyable de tous.

Universitaire ironisant contre l’université — “aujourd’hui, disait-il, on cherche partout à répandre le savoir, qui sait si dans quelques siècles, il n’y aura pas des universités pour rétablir l’ancienne ignorance?”, il savait que l’académie réduit l’intellect à écrire des livres sur d’autres livres. D’un collègue, il nota: “Il était encore pendu à l’université du lieu comme un lustre magnifique qui, cependant, n’aurait plus donné de lumière depuis vingt ans”. Mais avant tout, Lichtenberg, admiré de Goethe, de Kant, de Kierkegaard, de Nietzsche, de Tolstoï, fut un humaniste, l’un de ces hommes qui savent qu’une pièce de trois sous vaut et vaudra toujours mieux qu’une larme.»

Fernando Pessoa

Fernando Pessoa.

Livro do Desassossego por Bernardo Soares, 1982.
«Aquilo que, creio, produz em mim o sentimento profundo, em que vivo, de incongruência com os outros, e que a maioria pensa com a sensibilidade, e eu sinto com o pensamento.
Para o homem vulgar, sentir é viver e pensar é saber viver. Para mim, pensar é viver e sentir não é mais que o alimento de pensar.
É curioso que, sendo escassa a minha capacidade de entusiasmo, ela é naturalmente mais solicitada pelos que se me opõem em temperamento do que pelos que são da minha espécie espiritual. A ninguém admiro, na literatura, mais que aos clássicos, que são a quem menos me assemelho. A ter que escolher, para leitura única, entre Chateaubriand e Vieira, escolheria Vieira sem necessidade de meditar.
Quanto mais diferente de mim alguém é, mais real me parece, porque menos depende da minha subjectividade. E é por isso que o meu estudo atento e constante é essa mesma humanidade vulgar que repugno e de quem disto. Amo-a porque a odeio. Gosto de vê-la porque detesto senti-la. A paisagem, tão admirável como quadro, é em geral incómoda como leito.»
13-4-1930

Le livre de l’intranquillité de Bernardo Soares. Première partie. L’indifférent. 73. Traduction de Françoise Laye. Christian Bourgois éditeur. 1988.
« Ce qui produit en moi, me semble-t-il, ce sentiment profond dans lequel je vis, de discordance avec les autres, c’est que la plupart des gens pensent avec leur sensibilité, et que moi je sens avec ma pensée.
Pour l’homme ordinaire, sentir c’est vivre, et penser, c’est savoir vivre. Pour moi, c’est penser qui est vivre, et sentir n’est rien d’autre que l’aliment de la pensée.
Il est curieux de constater que, ma capacité d’enthousiasme étant assez limitée, elle est, spontanément, plus sollicitée par ceux qui sont de tempérament opposé au mien, que par ceux qui appartiennent à mon espèce spirituelle. Je n’admire personne en littérature, davantage que les classiques, qui sont certes ceux à qui je ressemble le moins. Si j’avais à choisir, pour unique lecture, entre Vieira et Chateaubriand, c’est Vieira que je choisirais sans avoir à réfléchir longuement.
Plus un homme est différent de moi, plus il me paraît réel, précisément parce qu’il dépend moins de ma subjectivité. Et c’est pourquoi mon étude attentive, constante, porte sur cette même humanité banale qui me répugne et dont je me sens si éloigné. Je l’aime parce que je la hais. J’aime à la voir parce que je déteste la sentir. Les paysages, si admirables en tant que tableaux, font en général des lits détestables.»

Libro del desasosiego.
“ Aquello que creo produce en mí el sentimiento profundo, en el que vivo, de incongruencia con los otros, es que la mayoría piensa con la sensibilidad y yo siento con el pensamiento.
Para el hombre vulgar, sentir es vivir y pensar es saber vivir. Para mí, pensar es vivir y sentir no es más que el alimento del pensar.
Es de notar que siendo escasa en mí la capacidad de entusiasmo, ésta es más solicitada por quienes se me oponen en temperamento que por los que son de mi misma especie espiritual. A nadie admiro más en literatura que a los clásicos, que son a quienes menos me parezco. Si tuviera que escoger, entre Chateaubriand o Vieira, escogería a Vieira sin pensarlo dos veces.
Cuanto más diferente es alguien de mí, más real me parece, porque depende menos de mi subjetividad. De ello se deriva que mi estudio constante y atento sea esa humanidad habitual que me repugna y de la que me alejo. La amo porque la odio. Me gusta verla porque detesto sentirla. El paisaje, tan admirable como cuadro, no puede ser más incómodo como lecho.»

La malle de l’écrivain devant sa bibliothèque anglaise.

Constantin Cavafy 1863 – 1933

Constantin Cavafis. v 1900. Alexandrie.

La lecture du roman d’Ersi Sotiropoulos Ce qui reste de la nuit, Stock, 2016, m’ a remis en mémoire les poèmes de Constantin Cavafy, particulièrement La ville. La traduction de Dominique Grandmont me paraît plus satisfaisante que celle de Marguerite Yourcenar, la première et la plus connue.

Le poète grec a fait un bref séjour de trois jours à Paris en juin 1897 avec son frère John.

La Ville

Tu as dit: «J’irai par une autre terre, j’irai par une autre mer.
Il se trouvera bien une autre ville, meilleure que celle-ci.
Chaque effort que je fais est condamné d’avance;
et mon cœur—tel un mort—y gît enseveli.
Jusqu’à quand mon esprit va-t-il endurer ce marasme?
Où que mes yeux se tournent, où que se pose mon regard,
je vois se profiler ici les noirs décombres de ma vie
dont après tant d’années je n’ai fait que ruines et gâchis».

Tu ne trouveras pas d’autres lieux, tu ne trouveras pas d’autres mers.
La ville te suivra partout. Tu traîneras
dans les mêmes rues. Et tu vieilliras dans les mêmes quartiers;
c’est dans ces mêmes maisons que blanchiront tes cheveux.
Toujours à cette ville tu aboutiras. Et pour ailleurs—n’y compte pas—
il n’y a plus pour toi ni chemin ni navire.
Pas d’autre vie: en la ruinant ici,
dans ce coin perdu, tu l’as gâchée sur toute la terre.

Traduction Dominique Grandmont, En attendant les barbares et autres poèmes, Gallimard, 2008.

Poème lu par Guillaume Gallienne.

https://www.youtube.com/watch?v=G2sP5bIar3c