Fernando Pessoa

Fernando Pessoa, 1928.

Esthétique de l’artifice

La vie nuit à l’expression de la vie. Si je vivais un grand amour, jamais je ne pourrais le raconter. 
Je ne sais pas moi-même si ce moi que je vous expose, tout au long de ces pages sinueuses, existe réellement, ou n’est qu’un concept esthétique et faux que j’ai forgé de moi-même. Eh oui, c’est ainsi, je me vis esthétiquement dans un autre. J’ai sculpté ma propre vie comme une statue faite d’une matière étrangère à mon être. Il m’arrive de ne pas me reconnaître, tellement je me suis placé à l’extérieur de moi-même, tellement j’ai employé de façon purement artistique la conscience que j’ai de moi-même. Qui suis-je, derrière cette irréalité? Je l’ignore. Je dois bien être quelqu’un. Et si je ne cherche pas à vivre, à agir, à sentir, c’est – croyez-le bien – pour ne pas bouleverser les traits déjà définis de ma personnalité supposée. Je veux être celui que j’ai voulu être, et que je ne suis pas. Si je vivais, je me détruirais. Je veux être une oeuvre d’art, dans mon âme tout au moins, puisque je ne peux l’être dans mon corps. C’est pourquoi je me suis sculpté dans une pose calme et détachée, et placé dans une serre abritée de brises trop fraîches, de lumières trop franches – où mon artificialité, telle une fleur absurde, puisse s’épanouir en beauté lointaine.
Je songe parfois combien il me plairait, unifiant mes rêves, de me créer une vie seconde et ininterrompue, où je passerais des jours entiers avec des convives imaginaires, des gens créés de toutes pièces, et où je vivrais, souffrirais, jouirais de cette vie fictive. Dans ce monde, il m’arriverait des malheurs, des grandes joies fondraient sur moi. Et rien de moi ne serait réel. Mais tout y aurait une logique autonome et superbe, tout obéirait à un rythme de fausseté voluptueuse, tout se passerait dans une cité faite de mon âme même, qui s’en irait se perdre sur un quai le long d’un train paisible, bien loin au fond de moi, bien loin… Et tout cela net, inévitable, comme dans la vie extérieure, mais aussi comme une esthétique de Mort du Soleil.”

Le Livre de l’Intranquillité. Christian Bourgois, Traduit par Françoise Laye. 1999. Pages 141-142. Première édition en deux volumes 1988-1992.

Fernando Pessoa Livro do Desassossego por Bernardo Soares. Vol.I. Lisboa: Ática, 1982.

Estética do artificio
A vida prejudica a expressão da vida. Se eu vivesse um grande amor nunca o poderia contar.
Eu próprio não sei se este eu, que vos exponho, por estas coleantes páginas fora, realmente existe ou é apenas um conceito estético e falso que fiz de mim próprio. Sim, é assim. Vivo-me esteticamente em outro. Esculpi a minha vida como a uma estátua de matéria alheia a meu ser. Às vezes não me reconheço, tão exterior me pus a mim, e tão de modo puramente artístico empreguei a minha consciência de mim próprio. Quem sou por detrás desta irrealidade? Não sei. Devo ser alguém. E se não busco viver, agir, sentir é — crede-me bem — para não perturbar as linhas feitas da minha personalidade suposta. Quero ser tal qual quis ser e não sou. Se eu cedesse destruir-me-ia. Quero ser uma obra de arte, da alma pelo menos, já que do corpo não posso ser. Por isso me esculpi em calma e alheamento e me pus em estufa, longe dos ares frescos e das luzes francas — onde a minha artificialidade, flor absurda, floresça em afastada beleza.
Penso às vezes no belo que seria poder, unificando os meus sonhos, criar-me uma vida contínua, sucedendo-se, dentro do decorrer de dias inteiros, com convivas imaginários com gente criada, e ir vivendo, sofrendo, gozando essa vida falsa. Ali me aconteceriam desgraças; grandes alegrias ali cairiam sobre mim. E nada de mim seria real. Mas teria tudo uma lógica soberba, séria, seria tudo segundo um ritmo de voluptuosa falsidade, passando tudo numa cidade feita da minha alma, perdida até [o] cais à beira de um comboio calmo, muito longe dentro de mim, muito longe… E tudo nítido, inevitável, como na vida exterior, mas, estética de Morte do Sol.

Franz Kafka

Franz Kafka. 1910.

[Petite fable]

«Hélas, dit la souris, le monde devient de jour en jour plus exigu. Au début, il était si vaste que j’en éprouvais de l’angoisse, puis j’ai continué à courir et déjà des murs se dressaient au loin, à gauche et à droite, et maintenant – cela ne fait pas si longtemps que j’ai commencé à courir, je me trouve dans la pièce qui m’est destinée, et là-bas, dans le coin, se trouve le piège vers lequel je cours. – Tu n’as qu’à changer le sens de ta course», dit le chat et il la dévora»

«Hélas, dit la souris, le monde devient de jour en jour plus exigu. Au début, il était si ample que j’ éprouvais de l’angoisse, je continuai à courir et je fus heureuse de voir enfin des murs au loin, à gauche et à droite, mais ces longs murs se hâtent tant de se rejoindre que déjà je me trouve dans la dernière pièce et là-bas, dans le coin, se trouve le piège vers lequel je cours. – Tu n’as qu’à changer le sens de ta course», dit le chat et il la dévora»

(Traduction Stéphane Pesnel)

Nouvelles et récits. Oeuvres complètes I, sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre. Bibliothèque de la Pléiade NRF. 2018.

[Petite fable] (Kleine Fabel)

Le titre est de Max Brod, qui publia ce texte en 1931, dans Beim Bau der chinesischen Mauer. Entre le piège des humains et la gueule du chat, l’avenir est bien menaçant pour la souris de cette petite fable de La Fontaine revisitée par l’absurde. Kafka recopie aussitôt la première version avec quelques variantes.

Virginia Woolf

Le 28 mars 1941, Virginia Woolf (née Adeline Virginia Alexandra Stephen) emplit ses poches de cailloux et se suicide par noyade dans la rivière de l’Ouse, près de sa maison de Monk’s House, dans le village de Rodmell (Sussex de l’Est), où elle vivait avec son mari Leonard Woolf. Elle avait 59 ans. Son corps est retrouvé trois semaines plus tard, le 18 avril. Son mari enterre ses cendres dans le jardin de Monk’s House.

Virginia Woolf n’est pas vraiment pessimiste ni si difficile à lire.

« Pendant ce temps, les verres se coloraient de jaune puis de rouge, et se remplissaient et se vidaient. C’est ainsi que s’allumait en moi, à mi-chemin de l’épine dorsale, lieu où siège l’âme, non pas cette dure petite lumière électrique que nous appelons éclat quand elle joue allègrement sur nos lèvres, mais cette lueur plus profonde, subtile et souterraine qui est la riche flamme orange des relations raisonnables. Nul besoin de se presser. Nul besoin de briller. Nul besoin d’être différent de ce qu’on est. Nous allons tous au ciel et Van Dyck est parmi nous – en d’autre termes, que la vie parut agréable, douces ses récompenses, futile telle animosité, telle injustice, admirables, l’amitié et la société de nos semblables, lorsque, allumant une bonne cigarette, nous nous laissâmes tomber, parmi les coussins, sur une banquette auprès de la fenêtre! »

Une chambre à soi. Traduction Clara Malraux. Gonthier, 1951. 10-18 n°2801. p.18.

«Meanwhile the wine glasses had flushed yellow and flushed crimson; had been emptied; had been filled. And thus by degrees was lit, half-way down the spine, which is the seat of the soul, not that hard little electric light which we call brilliance, as it pops in and out upon our lips, but the more profound, subtle, subterranean glow which is the rich yellow flame of rational intercourse. No need to hurry. No need to sparkle. No need to be anybody but oneself. We are all going to heaven and Van Dyck is of the company – in others words, how good life seemed, how sweet its rewards, how trivial this grudge or that grievance, how admirable friendship and the society of one’s kind, as, lightning a good cigarette, one sunk among the cushions in the window seat.»

A Room of One’s Own , 1929.

Monk’s house.

Virginia Woolf

Virginia Woolf assise sur un fauteuil à Monk’s House (Rodmell).

« Je m’en retournai à mon auberge et, tout en marchant le long des rues sombres, je réfléchissais à une chose et à une autre, comme on le fait d’habitude à la fin d’une journée de travail. Je me demandais pourquoi Mrs. Seton n’avait pas pu nous laisser d’argent, et quel était l’effet produit sur l’esprit par la pauvreté; et je pensais à ces étranges vieux messieurs, porteurs de touffes de fourrure sur leur épaules, que j’avais vus le matin, et je me souvins de la façon dont l’un deux se mettait à courir au premier coup de sifflet; et je pensais à l’orgue qui faisait retentir la chapelle de ses accents et aux portes fermés de la bibliothèque; et je pensais qu’il est bien désagréable d’être enfermé au-dehors; puis je pensais qu’il est pire peut-être d’être enfermé dedans; et, pensant à la sûreté et à la prospérité d’un sexe et à la pauvreté et à l’insécurité de l’autre et à l’effet de tradition et du manque de tradition sur l’ esprit d’un écrivain, je pensai enfin qu’il était temps de rouler en boule la vieille peau ratatinée de cette journée, avec ses raisonnements et ses impressions, et sa colère et ses rires, et de la jeter dans la haie. Mille étoiles brillaient dans la solitude du ciel bleu. On se sentait comme seul au milieu d’une société impénétrable. Tous les êtres humains étaient endormis, étendus sur le ventre, horizontalement, sans voix. Nul ne bougeait, semblait-il, dans les rues d’Oxbridge. La porte de l’hôtel s’ouvrit brusquement sous l’action d’une main invisible -nul garçon ne veillait pour me conduire, lumière à la main, jusqu’à ma chambre, tant il était tard.»

Une chambre à soi. Traduction Clara Malraux. Gonthier, 1951.

« So I went back to my inn, and as I walked through the dark streets I pondered this and that, as one does at the end of the day’s work. I pondered why it was that Mrs. Seton had no money to leave us; and what effect poverty has on the mind; and what effect wealth has on the mind; and I thought of the queer old gentlemen I seen that morning with tufts of fur upon their shoulders; and I remembered how if one whistled one of them ran; and I thaught of the organ booming in the chapel and of the shut doors of the library; and I thought how unpleasant it is to be locked out; and I thought how it is worse perhaps to be locked in; and thinking of the savety and prosperity of the one sex and of the poverty and security of the other and of the effect of tradition and of the lack of tradition upon the mind of a writer, I thought at last that it was time to roll up the crumpled skin of the day, with its arguments and its impressions and its anger and its laughter, and cast it into the hedge. A thousand stars were flashing across the blue wastes of the sky. One seemed alone with an inscrutable society. All human beings were laid asleep – prone, horizontal, dumb. Nobody seemed stirring in the streets of Oxbridge. Even the door of the hotel sprang open at the touch of a invisible hand – not a boots was sitting up to light me to bed, it was so late.»

A Room of One’s Own. 1929.

Autres traductions en français:

Nouvelle traduction d’Élise Argaud sous le titre Une pièce bien à soi, Payot & Rivages, Rivages poche. Petite bibliothèque n° 733, 2011.

Nouvelle traduction annotée de Jean-Yves Cotté sous le titre Une chambre à soi, Gwen Catalá Éditeur, 2016 (édition bilingue – publication numérique et papier), publiée précédemment aux éditions publie.net en 2013 sous le titre Une pièce à soi (publication numérique et papier), épuisée.

Nouvelle traduction de Marie Darrieussecq sous le titre Un lieu à soi, éditions Denoël, 2016. Folio classique n°6764. Février 2020.

Traduit pour la première fois en espagnol par Jorge Luis Borges: Un cuarto propio. Sur, 1936.

Autres traductions: Una habitación propia, Laura Pujol, Seix Barral, 1967.

Una habitación propia, Catalina Martínez Muñoz, Alianza, 2012.

(Merci à Jo Coyne)

Joseph Conrad

Joseph Conrad.

Joseph Conrad ( de son vrai nom Józef Teodor Konrad Korzeniowski) est né le 3 décembre 1857 à Berditchev (Ukraine, alors Empire russe). Il est mort le 3 août 1924 à Bishopsbourne (Angleterre). Ce Polonais est un des écrivains majeurs en langue anglaise du XX ème siècle.

Youth. 1898. Jeunesse. Traduit par G. Jean-Aubry Gallimard Paris, 1925.

«And we all nodded at him: the man of finance, the man of accounts, the man of law, we all nodded at him over the polished table that like a still sheet of brown water reflected our faces, lined, wrinkled; our faces marked by toil, by deceptions, by success, by love; our weary eyes looking still, looking always, looking anxiously for something out of life, that while it is expected is already gone—has passed unseen, in a sigh, in a flash—together with the youth, with the strength, with the romance of illusions.»

«Et tous nous l’approuvions: l’homme de finance, l’homme de chiffres, l’homme de loi, tous nous l’approuvions, par-dessus la table polie, qui comme une immobile nappe d’eau brune, réfléchissait nos visages sillonnés et ridés, nos visages marqués par le travail, par les déceptions, par le succès, par l’amour, et nos yeux las cherchant encore, cherchant toujours, cherchant avidement à arracher à la vie ce quelque chose qui, alors qu’on l’attend encore, s’est déjà dissipé – a passé à notre insu, dans un soupir, dans un éclair -avec la jeunesse, avec la force, avec la séduction romanesque des illusions.»

Miquel Martí i Pol 1929 – 2003

Miquel Martí i Pol . Octobre 1985 (Josep M. Montaner).

Miquel Martí i Pol est né le 19 mars 1929 à Roda de Ter, en Catalogne.

Solstici

Reconduïm-la a poc a poc, la vida,
a poc a poc i amb molta confiança,
no pas pels vells topants ni per dreceres
grandiloqüents, sinó pel discretíssim
camí del fer i desfer de cada dia.
Reconduïm-la amb dubtes i projectes,
i amb turpituds, anhels i defallences,
humanament, entre brogit i angoixes,
pel gorg dels anys que ens correspon de viure.

En solitud, però no solitaris,
reconduïm la vida amb la certesa
que cap esforç no cau en terra eixorca.
Dia vindrà que algú beurà a mans plenes
l’aigua de llum que brolli de les pedres
d’aquest temps nou que ara esculpim nosaltres.

L’àmbit de tots els àmbits. 1981.

Solsticio

Reconduzcamos poco a poco, la vida,
poco a poco y con mucha confianza,
no por los viejos senderos ni por atajos
grandilocuentes, sino por el discretísimo
camino del hacer y deshacer de cada día.
Reconduzcámola con dudas y proyectos,
y con torpezas, anhelos y desfallecimientos,
humanamente, entre ruido y angustias,
por la cuenca de los años que nos corresponde vivir.

En soledad, pero no solitarios,
reconduzcamos la vida con la certeza
de que ningún esfuerzo cae en tierra estéril.
Llegará el día en que alguien beberá a manos llenas
el agua de luz que brote de las piedras
de este tiempo nuevo que ahora esculpimos.

Solstice

Reconduisons peu à peu la vie,
peu à peu, mais avec toute la confiance,
non par les vieilles allées et les sentiers
grandiloquents mais en prenant le discret
chemin du faire et défaire quotidiens.
Reconduisons-la avec doutes et projets,
turpitudes, aspirations et défaillances;
humainement, entre vacarme et angoisses,
par le goulot des années qu’il nous reste à vivre.

Dans la solitude, mais non pas solitaires,
reconduisons la vie, avec la certitude
qu’aucun effort ne peut finir dans le désert.
Un jour viendra quelqu’un boira à pleines mains
l’eau de lumière qui sourdra des pierres
de ce temps nouveau que nous sculptons.

Joie de la parole. Traduction: Patrick Gifreu. Orphée La Différence. 1993.

Équinoxe de mars vendredi 20 mars 2020 à 04h49

Franz Kafka – Felice Bauer

Felice Bauer et Franz Kafka à Budapest en juillet 1917.

Lettres à Felice Bauer. Traduction Marthe Robert. Gallimard, 1972.

Nuit du 14 au 15 janvier 1915

«Chérie, j’ai écrit si longtemps qu’une fois de plus la nuit est très avancée, chaque fois vers deux heures du matin le savant chinois me revient à l’esprit. Malheureusement, malheureusement ce n’est pas ce n’est pas mon ami qui me réveille, mais la lettre que je veux lui écrire. Tu m’as écrit un jour que tu voudrais être assise auprès de moi tandis que je travaille; figure-toi, dans ces conditions, je ne pourrais pas travailler (même autrement je ne peux déjà pas beaucoup), mais là alors je ne pourrais plus du tout travailler. Car écrire signifie s’ouvrir jusqu’à la démesure; l’effusion du coeur et le don de soi le plus extrêmes par quoi un être croit déjà se perdre dans ses rapports avec les autres êtres, et devant lesquels par conséquent il reculera tant qu’il sera conscient – car chacun veut vivre aussi longtemps qu’il sera vivant, cette effusion et ce don de soi sont pour la littérature loin d’être suffisants. Ce qui passe de cette couche superficielle dans l’écriture – quand il n’y a pas moyen de faire autrement et que les sources profondes sont muettes – cela est nul et s’effondre à l’instant même où un sentiment plus vrai vient ébranler ce sol supérieur. C’est pourquoi on n’est jamais assez seul lorsqu’on écrit, c’est pourquoi lorsqu’on écrit il n’y a jamais assez de silence autour de vous, la nuit est encore trop peu la nuit. C’est pourquoi on ne dispose jamais d’assez de temps, car les chemins sont longs, on s’égare facilement, quelque fois même on prend peur, et même sans contrainte ni tentation on a déjà envie de rebrousser chemin (une envie qui se paie toujours très cher plus tard), combien plus encore si la plus chère des bouches vous donnait inopinément un baiser! J’ai souvent pensé que la meilleure façon de vivre pour moi serait de m’installer avec une lampe et ce qu’il faut pour écrire au coeur d’une vaste cave isolée. On m’apporterait mes repas, et on les déposerait toujours très loin de ma place, derrière la porte la plus extérieure de la cave. Aller chercher mon repas en robe de chambre en passant sous toutes les voûtes serait mon unique promenade. Puis je retournerais à ma table, je mangerais avec ferveur et me remettrais aussitôt à travailler. Que n’écrirais-je pas alors! De quelles profondeurs ne saurais-je pas le tirer! Sans effort! Car la concentration extrême ne connaît pas l’effort. Sauf que je ne pourrais peut-être pas le faire longtemps, et qu’au premier échec, inévitable même dans de pareilles conditions, je serais contraint de me réfugier dans un accès grandiose de folie. Qu’en dis-tu, chérie? Ne te dérobe pas à l’habitant de la cave!

Franz

Felice Bauer.

Felice Bauer est née le 18 novembre 1887 à Neustadt, en Haute-Silésie. Elle est morte le 15 octobre 1960 à Rye (Etat de New York, Etats Unis) à 72 ans.

Franz Kafka la rencontre chez Max Brod à Berlin le 13 août 1912. Elle est secrétaire dactylographe d’une firme de dictaphones. Il commence à lui écrire le 20 septembre suivant. C’est une femme moderne, résolue et efficace. Elle est forte, lui maladif et d’une maigreur extrême. Il lui écrit pendant cinq ans. Il trouve l’énergie de créer en dix heures, une nuit, La Sentence (précédemment traduit par Le Verdict) et en quinze nuits La Métamorphose. Kafka est jaloux, possessif. Il veut la soumettre à sa volonté et a peur de la perdre. Leur relation est compliquée par l’éloignement géographique, leurs familles et l’état de santé de Franz. Il ne veut pas être père, mais se fiance deux fois avec elle. Le 1 juin 1914 ont lieu les premières fiançailles officielles. L’engagement est rompu quelques semaines plus tard le 12 juillet 1914. C’est “son procès”. Les Bauer et aussi Felice deviennent une menace. Il doit les éloigner, sinon son œuvre littéraire est mise en danger. Néanmoins, la correspondance reprend entre eux deux. En juillet 1917, ils se fiancent à nouveau. Kafka rompt à nouveau en décembre. Il continue à lui écrire et la revoit plusieurs fois. Dans la nuit du 9 au 10 août 1917, il a une hémoptysie violente. Le 4 septembre, une tuberculose pulmonaire est diagnostiquée. Tout mariage est maintenant impossible. En décembre, il retrouve Felice à Prague et rompt définitivement avec elle.

Felice Bauer épouse en 1919 Moritz Marasse (1873–1950), un employé de banque. Ils ont deux enfants Heinz (1920-2012) et Ursula (1921–1966). La famille s’exile en Suisse en 1931, puis aux Etats-Unis en 1936. Felice ouvre là-bas un magasin pour vendre les tricots qu’elle et sa soeur Else créent. Malheureusement, son entreprise peine à subvenir à ses besoins. Elle a conservé plus cinq cents lettres de Franz Kafka qu’elle vend pour cinq mille dollars à l’éditeur new-yorkais Salman Schocken en 1955, car elle en a besoin pour payer des soins médicaux coûteux. Les Lettes à Felice sont publiées en 1967.

Unica Zürn 1916 – 1970

Visite hier de l’exposition Unica Zürn avec J. On peut la voir jusqu’au 31 mai 2020 au Musée d’art et d’histoire de l’hôpital Sainte-Anne, 1 rue Cabanis, 75014-Paris. Du mercredi au dimanche de 14h à 19 h.

Cette exposition permet de mieux connaître cette artiste dont l’oeuvre est dispersée à travers le monde. Elle met en valeur surtout sa période de création lorsqu’elle se trouvait à l’hôpital Sainte-Anne. On peut voir 107 dessins, gouaches et aquarelles, plus une trentaine de documents, catalogues, lettres. On remarque la finesse de l’exécution du dessin et le caractère fantastique de l’ imagination d’Unica Zürn.

Unica Zürn

Cette artiste est née le 6 juillet à Berlin-Grunewald dans une famille bourgeoise. Son père et son beau-père furent membres du parti nazi. Elle travaille d’abord comme sténotypiste, puis comme scénariste et auteur de films publicitaires entre 1933 et 1942 pour l’Universum Film AG (UFA), instrument cinématographique du III ème Reich sous le contrôle de Goebbels à Berlin. Elle se marie en 1942 et a deux enfants (Katrin, née le 23 mai 1943, et Christian, né le 11 février 1945). Son frère Horst meurt en août 1944, près de Vitebsk. Elle divorce en 1949 et confie ses enfants à la garde du père. Elle vit d’abord avec le peintre et danseur Alexander Camaro, puis rencontre le peintre Hans Bellmer (1902-1975) en 1953. Elle vit dix ans avec lui dans un petit studio au premier étage du 88 rue Mouffetard àParis. Elle participe au mouvement surréaliste et est proche de Max Ernst, Man Ray, Jean Arp, Roberto Matta, Victor Brauner et Henri Michaux.

Unica Zurn a été internée à sept reprises entre 1960 et 1970 (soit 35 mois en dix ans): d’abord en 1960 à Berlin, puis à Sainte-Anne dans le service du Docteur Jean Delay du 26 septembre 1961 au 23 mars 1963. Elle fait d’autres séjours psychiatriques à La Rochelle, puis à Maison Blanche (Neuilly-sur-Marne) et enfin à la clinique psychiatrique du château de la Chesnaie de Chailles. Elle est aussi soignée par le Docteur Gaston Ferdière comme Antonin Artaud. Le 19 octobre 1970, lors d’une permission de sortie pour quelques jours, elle saute du sixième étage du domicile de Hans Bellmer, 4 rue de la Plaine à Paris.

Il ne faut pas oublier qu’elle a publié aussi deux œuvres de fiction:

  • L’Homme-Jasmin. Traduction Ruth Henry et Robert Valençay, avec une préface d’André Pieyre de Mandiargues, Paris, Gallimard, 1971; réédition Paris, Gallimard, collection «L’Imaginaire», 1999.
  • Sombre printemps. Traduction Ruth Henry et Robert Valençay, Paris, Belfond, 1971. Réédition Paris et Montréal, éditions Écriture, 1997. Collection de poche Motifs, 2003.

«Mon enfance est le bonheur de ma vie.

Ma jeunesse est le malheur de ma vie.»

Philip Roth

Philip Roth. 2007. (Ethan Hill)

American Pastoral. 1997. Pastorale américaine. Gallimard, 1999 (Traduction Josée Kamoun). Pages 47-48.
« On lutte contre sa propre superficialité, son manque de profondeur, pour essayer d’arriver devant autrui sans attente irréaliste, sans cargaison de préjugés, d’espoirs, d’arrogance; on ne veut pas faire le tank, on laisse son canon, ses mitrailleuses et son blindage; on arrive devant autrui sans le menacer, on marche pieds nus sur ses dix orteils au lieu d’écraser la pelouse sous ses chenilles; on arrive l’esprit ouvert, pour l’aborder d’égal à égal, d’homme à homme, comme on disait jadis. Et, avec tout ça, on se trompe à tous les coups. Comme si on n’avait pas plus de cervelle qu’un tank. On se trompe avant même de rencontrer les gens, quand on imagine la rencontre avec eux; et puis quand on rentre chez soi, et qu’on raconte la rencontre à quelqu’un d’autre, on se trompe de nouveau. Or, comme la réciproque est généralement vraie, personne n’y voit que du feu, ce n’est qu’illusion, malentendu qui confine à la farce. Pourtant, comment s’y prendre dans cette affaire si importante –les autres– qui se vide de toute la signification que nous lui supposons et sombre dans le ridicule, tant nous sommes mal équipés pour nous représenter le fonctionnement intérieur d’autrui et ses mobiles cachés? Est-ce qu’il faut pour autant que chacun s’en aille de son côté, s’enferme dans sa tour d’ivoire, isolée de tout bruit, comme les écrivains solitaires, et fasse naître les gens à partir des mots, pour postuler ensuite que ces êtres de mots sont plus vrais que les vrais, que nous massacrons tous les jours par notre ignorance? Le fait est que comprendre les autres n’est pas la règle, dans la vie. L’histoire de la vie, c’est de se tromper sur leur compte, encore et encore, encore et toujours, avec acharnement et, après y avoir bien réfléchi, se tromper à nouveau. C’est même comme ça qu’on sait qu’on est vivant : on se trompe. Peut-être que le mieux serait de renoncer à avoir tort ou raison sur autrui, et continuer rien que pour la balade. Mais si vous y arrivez, vous… alors vous avez de la chance.»

Citation déjà publiée sur mon blog le 23 mai 2019. Bis repetita.

Virginia Woolf

La Promenade au phare. Il est paru en Mai 1927 et en France, chez Stock, en 1929. Livre de poche n° 3019. Biblio.

Mr. et Mrs Ramsay passent leurs vacances sur l’île de Skye en Ecosse, avec leurs huit enfants et quelques amis. Il y a un étudiant impécunieux, un couple d’amoureux, une peintre, Lily Briscoe, un écrivain et un poète. Tout au long du texte, on entend la mer et, en leitmotiv, la promenade en bateau vers le phare. Les personnages de Mr. Ramsay et Mrs Ramsay sont inspirés par les parents de Virginia Woolf, Sir Leslie Stephens et Julia Stephen Duckworth (née Julia Jackson) Les deux grands thèmes du roman sont la fuite du temps et l’art.

Journal, 14 mai 1945.

«Ce sera assez court. Rien ne manquera au caractère de Père. Il y aura aussi Mère, Saint-Ives, l’enfance et toutes les choses habituelles que j’essaie d’inclure, la vie, la mort etc. Mais le centre, c’est l’image de Père, assis dans un bateau et récitant Nous périmes chacun tout seul, pendant qu’il aplatissait un maquereau moribond.»

Après la lecture du roman, Leonard Woolf, son mari, affirma que c’était un chef d’oeuvre: «entièrement nouveau… un poème psychologique” . Virginia Woolf pensait que ce roman, de loin le plus autobiographique de son œuvre, était le meilleur de ses livres. Elle l’envoya à son amie Vita Sackville West le 5 mai 1927 avec cette dédicace: «Pour Vita, de la part de Virginia (à mon avis le meilleur roman que j’ai jamais écrit).»

«Quand j’écris, je ne suis qu’une sensibilité.»

La première édition fut tirée à 3 000 exemplaires. Le livre se vendit mieux que tous les autres romans de l’écrivain et les gains permirent au couple d’acheter une voiture.

Julia Jackson, 1867. (Julia Margaret Cameron).

La Promenade au Phare. Traduction Maurice Lanoire. Stock 1929. Livre de poche. Pages 257-258.

«Le vent avait dispersé la traînée de fumée ; il y avait quelque chose de déplaisant dans la façon dont les bateaux se trouvaient placés.
La disproportion qui existait là lui semblait détruire une harmonie dans son propre esprit. Elle éprouvait un obscur sentiment de détresse. Il se confirma lorsqu’elle se tourna vers son tableau. Elle avait gaspillé sa matinée. Pour une raison ou pour une autre, elle ne pouvait pas arriver à équilibrer avec une précision absolue ces deux forces opposées, Mr. Ramsay et sa peinture ; et cet équilibre était pourtant nécessaire. Peut-être y avait-il quelque chose de défectueux dans sa composition ? Était-ce, se demandait-elle, la ligne du mur qui avait besoin d’être brisée, ou bien la masse formée par les arbres qui était trop épaisse ? Elle eut un sourire ironique ; car ne s’était-elle pas imaginé, en commençant, qu’elle avait résolu le problème ?
Quel était donc ce problème ? Il lui fallait s’efforcer de s’emparer de quelque chose qui lui échappait. Cette chose-là lui échappait lorsqu’elle pensait à Mrs. Ramsay ; elle lui échappait maintenant lorsqu’elle pensait à la peinture. Des phrases lui venaient. Des visions lui venaient. Et de beaux tableaux. De belles phrases. Mais ce dont elle voulait s’emparer c’était la discordance qui agit sur les nerfs, la chose elle-même avant qu’on en ait rien tiré. Procurez-vous cela et recommencez par le commencement, se disait-elle avec désespoir en se plantant fermement devant son chevalet. C’était un misérable appareil et bien imparfait, se disait-elle, que cet appareil dont les hommes se servent pour peindre ou pour sentir ; il fait toujours défaut au moment critique ; il faut héroïquement l’obliger à continuer sa tâche. Elle regarda fixement, les sourcils froncés. C’était la haie, évidemment. Mais on n’obtient rien en se faisant trop pressant. On ne fait que s’éblouir en regardant la ligne du mur ou en songeant – elle portait un chapeau gris. Elle était d’une étonnante beauté. Qu’elle vienne si elle doit venir, cette chose-là, se dit-elle. Car il y a des moments où l’on ne peut ni penser ni sentir. Et si l’on ne peut ni penser ni sentir, où se trouve-t-on?»

To the Lighthouse, 1925

« The wind had blown the trail of smoke about; there was something displeasing about the placing of the ships.

The disproportion there seemed to upset some harmony in her own mind. She felt an obscure distress. It was confirmed when she turned to her picture. She had been wasting her morning. For whatever reason she could not achieve that razor edge of balance between two opposite forces; Mr Ramsay and the picture; which was necessary. There was something perhaps wrong with the design? Was it, she wondered, that the line of the wall wanted breaking, was it that the mass of the trees was too heavy? She smiled ironically; for had she not thought, when she began, that she had solved her problem?

What was the problem then? She must try to get hold of something tht evaded her. It evaded her when she thought of Mrs Ramsay; it evaded her now when she thought of her picture. Phrases came. Visions came. Beautiful pictures. Beautiful phrases. But what she wished to get hold of was that very jar on the nerves, the thing itself before it has been made anything. Get that and start afresh; get that and start afresh; she said desperately, pitching herself firmly again before her easel. It was a miserable machine, an inefficient machine, she thought, the human apparatus for painting or for feeling; it always broke down at the critical moment; heroically, one must force it on. She stared, frowning. There was the hedge, sure enough. But one got nothing by soliciting urgently. One got only a glare in the eye from looking at the line of the wall, or from thinking—she wore a grey hat. She was astonishingly beautiful. Let it come, she thought, if it will come. For there are moments when one can neither think nor feel. And if one can neither think nor feel, she thought, where is one? »

Virginia Woolf et Sir Leslie Stephen. 1902.