Roberto Juarroz II 1925 – 1995

Les textes en prose du poète argentin sont aussi de grande qualité. Il s’agit d’un des écrivains argentins les plus importants du XX ème siècle, période pourtant faste pour la littérature de ce pays.

Poésie et réalité. Paris, Lettres vives, 1987. Traduction: Jean-Claude Masson.

« Quand le grand rabbin Israël Baal Shem-Tov pensait qu’une menace se profilait contre le peuple juif, il avait coutume d’aller concentrer son esprit en certain lieu du bois ; là, il allumait un feu, récitait certaine prière et le miracle s’accomplissait: le danger était écarté. Plus tard, quand son disciple, le célèbre Maguid de Mezeritsch, devait implorer le ciel pour les mêmes raisons, il accourait au même endroit et disait: « Maître de l’Univers, écoute-moi. Je ne sais comment allumer le feu, mais je suis encore capable de réciter la prière.» Et le miracle s’accomplissait. Plus tard, le rabbin Mosh-Leib de Sassov allait également au bois pour sauver son peuple, et il disait: « Je ne sais comment allumer le feu, je ne connais pas la prière, mais je peux me placer à l’endroit propice et cela devrait suffire. » Et cela suffisait, et le miracle s’accomplissait. Ensuite, c’est au rabbin Israël de Rizzin qu’il revint d’éloigner la menace. Assis dans son fauteuil, la tête entre les mains, il parlait à Dieu en ces termes: « Je suis incapable d’allumer le feu, je ne connais pas la prière, je ne puis pas même trouver le lieu du bois. Tout ce que je sais faire, c’est raconter cette histoire. Cela devrait suffire.» Et cela suffisait. Dieu a créé l’homme parce qu’il aime les histoires.

Qu’il soit ou non question de Dieu, la réalité a produit l’homme parce quelque chose en elle, tout au fond, mystérieusement, réclame des histoires. Autrement dit, il semble y avoir, au tréfonds du réel, une demande de narration, d’illumination, de vision et peut-être d’argument à laquelle les hommes doivent pourvoir, qu’il y ait ou n’y ait pas d’autre sens. Il ne s’agit pas de l’histoire au sens vulgaire du terme, l’histoire de l’historiographie, semée de crimes et d’aberrations, mais de cet enchaînement secret de faits profonds qui constitue la véritable histoire de l’humanité – et peut-être davantage. J’ai toujours pensé la poésie comme la plus éminente manifestation de cette histoire occulte des hommes et de la correspondance ineffable avec la réalité qui s’y révèle, au-delà du gonflement du simple temps linéaire, au-delà des formules et des systèmes qui codifient la connaissance, la prière, le regard, le geste, le lieu, l’amour, le bois et même le feu. Je crois en outre que la réalité et la poésie, telles qu’elles se présentent à l’homme, exigent un détachement graduel, un dépouillement progressif, une croissante mise à nu, comme dans la parabole hassidique, afin de nous approcher du noyau essentiel de ce qu’il y a ou de ce qui existe, de ce qui est ou nous paraît être.»

Poesía y realidad, 1992. Valencia, Pre-textos.

« Cuando el gran rabino Israel Baal Shem-Tov creía que se tramaba una desgracia contra el pueblo judío, tenía por costumbre ir a concentrar su espíritu en cierto lugar del bosque; allí encendía un fuego, recitaba cierta plegaria y el milagro se cumplía: la desgracia quedaba rechazada. Más adelante, cuando su discípulo, el célebre Maguid de Mezeritsch tenía que implorar al cielo por las mismas razones, acudía a aquel mismo lugar del bosque y decía: “Señor del Universo, préstame oído. No sé cómo encender el fuego, pero todavía soy capaz de recitar la plegaria”. Y el milagro se cumplía. Más adelante, el rabino Moshe-Leib de Sassov, para salvar a su pueblo, iba también la bosque y decía: “No sé cómo encender el fuego, no conozco la plegaria, pero puedo situarme en el lugar propicio y esto debería ser suficiente”. Y esto era suficiente: también, entonces, el milagro se cumplía. Después, le tocó el turno al rabino Israel de Rizsin de apartar la amenaza. Sentado en su sillón, se tomaba la cabeza entre las manos y hablaba así a Dios: “Soy incapaz de encender el fuego, no conozco la plegaria, ni siquiera puedo encontrar el lugar en el bosque. Todo lo que sé hacer es contar esta historia. Esto debería bastar”. Y esto bastaba. Dios creo al hombre porque le gustan las historias.

Se hable de Dios o no se hable, la realidad produjo al hombre porque algo en ella, en su fondo, misteriosamente, pide historias. O dicho de otro modo, parece haber en lo profundo de lo real un reclamo de narración, de iluminación, de visión y hasta quizá de argumento que los hombres deben proveer, haya o no haya otro sentido. No se trata de la historia vulgar, la historia de la historiografía, sembrada de crímenes y aberraciones, sino de esa ilación secreta de hechos profundos que constituye la verdadera historia de la humanidad y tal vez de algo más. Siempre he pensado a la poesía como la manifestación más eminente de esa historia oculta de los hombres y el inefable empalme con la realidad que allí se revela, más allá del simple y entumecido tiempo lineal, más allá de las fórmulas y los sistemas que codifican el conocimiento, la plegaria, la mirada, el gesto, el lugar, el amor, el bosque y hasta el fuego. Creo, además, que la realidad y la poesía, tal como se dan al hombre, exigen un desprendimiento gradual, un progresivo despojamiento, una desnudez creciente, como en la parábola jasídica, hasta acercarnos al núcleo esencial de lo que hay o existe o es o nos parece que es. »

Catálogo Saltos verticales: Roberto Juarroz entre nosotros. 2019.

Roberto Juarroz I 1925 – 1995

Les publications de Marie Paule et Raymond Farina sur Facebook et les commentaires de Nathalie de Courson sur son blog (https://patte-de-mouette.fr/) m’ont incité à lire et à relire la poésie de Roberto Juarroz. Il m’a fallu du temps, de la concentration, de la réflexion. Deux de ses poèmes ont attiré particulièrement mon attention.

83.

Vamos por un desfiladero
que se estrecha poco a poco.
Nadie sabe si saldrá.
Nadie sabe si avanza o retrocede.
Nadie sabe si al final está la sombra o la luz.

Esta marcha sigilosa nos confirma
que entre el ojo y su objeto
se interpone una oscura película,
un filtro hecho de sombra
que aisla para siempre la mirada.

Mirar es un gesto hacia adentro,
no hacia afuera.

Décimocuarta poesía vertical. 1994.

Nous allons par un défilé
qui se resserre peu à peu.
Nul ne sait s’il sortira.
Nul ne sait s’il avance ou recule
Nul ne sait si l’ombre est au bout ou la lumière.

Cette marche secrète nous confirme
Qu’entre l’oeil et son objet
s’interpose une pellicule obscure :
un filtre fait d’ombre
qui isole le regard pour toujours.

Regarder est un geste en dedans,
non en dehors.

Quatorzième poésie verticale. Éditions José Corti. 1997. Traduction: Sivia Baron Supervielle.

Un día ya no podremos partir. Repentinamente, se habrá hecho tarde. No importa de dónde o hacia dónde era el viaje. Tal vez hacia el otro extremo del mundo o sólo desde uno hacia su sombra.
Dibujaremos entonces la figura de un pájaro y la fijaremos encima de la puerta como blasón y memento, para recordar que tampoco existe la última partida.
Y la lanza, que ya estaba clavada en el suelo, sólo se hundirá un poco más.
Temperley, Buenos Aires, 1994.
(Diario La Nación, un des derniers poèmes publiés de son vivant)

Roberto Juarroz est né le 5 octobre 1925 à Coronel Dorrego, petite ville de campagne de la province de Buenos Aires. À 10 ans, son père, qui était chef de gare, a été muté dans une ville de la banlieue de Buenos Aires : Adrogué (où Jorge Luis Borges a aussi vécu une période). Juarroz a fait des études de lettres et de philosophie à l’université de Buenos Aires . Il s’est spécialisé dans les sciences de l’information et de la bibliothéconomie. Il a complété ses études en philosophie et en littérature à la Sorbonne à Paris. De 1958 à 1965, il a dirigé la revue de création Poesía = Poesía (20 numéros). Entre 1971 et 1984, il a été directeur du Département de Bibliothécologie et de Documentation de la faculté de philosophie et de lettres de l’Université de Buenos Aires. Le régime de Perón et les militaires l’ayant forcé à l’exil, il a beaucoup voyagé. Il est devenu expert de l’Unesco et de l’OEA dans de nombreux pays d’Amérique centrale. Sa compagne, Laura Cerrato, professeur de littérature anglo-saxonne à l’université de Buenos Aires et poétesse, l’a suivi. Á la fin de sa vie, atteint d’un grave insuffisance rénale, il vivait à Temperley près de Buenos Aires. Il est mort à Buenos Aires le 31 mars 1995.

Poesia Vertical, son premier recueil, est publié à Buenos Aires en 1958 à compte d’auteur. Toute l’oeuvre poétique de Juarroz porte le même titre: Poésie Verticale. Chaque tome est numéroté pour le distinguer des autres.

Bibliographie en espagnol
Poesía Vertical, 1958. Equis.
Segunda Poesía Vertical, 1963. Buenos Aires, Equis.
Tercera Poesía Vertical , 1965. Buenos Aires, Equis. Prologue de Julio Cortázar.
Cuarta Poesía Vertical, 1969. Buenos Aires, Aditor.
Quinta Poesía Vertical, 1974. Buenos Aires, Equis.
Poesía Vertical (antología), 1974. Barcelone, Barral.
Poesía Vertical (1958-1975), 1976. Caracas, Monte Avila.
Poesía Vertical : Antologia mayor, 1978. Buenos Aires, Carlos Lohlé. Prologue de Roger Munier.
Poesía y creación, Diálogos con Guillermo Boido, 1980. Buenos Aires, Carlos Lohlé.
Poesía Vertical : Nuevos poemas, 1981. Buenos Aires, Mano de Obra.
Séptima Poesía Vertical, 1982. Caracas, Monte Avila.
Octava Poesía Vertical, 1984. Buenos Aires, Carlos Lohlé.
Novena Poesía Vertical – Décima Poesía Vertical, 1987. Buenos Aires, Carlos Lohlé.
Poesía Vertical : Antología incompleta, 1987. Madrid, Playor.
Poesía y Iiteratura y hermenéutica, Conversaciones con Teresa Sagui, 1987.
Poesía y realidad, Discurso de incorporación. Academia Argentina de Letras, 1987.
Undécima Poesía Vertical, 1988. Valencia, Pre-textos.
Poesía Vertical (1958-1975), 1988. México, Universidad Nacional Autónoma.
Duodécima Poesía Vertical, 1991. Buenos Aires, Carlos Lohlé.
Poesía Vertical (Antología), 1991. Madrid, Visor.
Poesía y realidad, 1992. Valencia, Pre-textos.
Poesía Vertical 1958-1982, 1993.
Poesía Vertical 1983-1993, 1993.

Bibliographie en français

Poésie verticale. Bruxelles, Le Cormier, 1962. Traduction: Fernand Verhesen.
Poésie verticale II. Bruxelles, Le Cormier, 1965. Traduction: Fernand Verhesen.
Poésie verticale (extraits des volumes I à III). Édition bilingue. Lausanne, Rencontre, 1967. Traduction: Fernand Verhesen.
Poésie verticale IV. Bruxelles, Le Cormier, 1972. Traduction: Fernand Verhesen.
Poésie Verticale. Paris, Fayard, 1980. Collection L’Espace intérieur. Poésie Verticale, Paris, Fayard (réédition augmentée de 52 poèmes), 1989. Traduction: Roger Munier.
Poésie verticale (extraits des volumes I à IV). Éditions Talus d’approche, 1996.
Quinze poèmes. Trans-en-Provence, Unes, 1983. Seconde édition, 1986. Traduction: Roger Munier.
Nouvelle poésie verticale. Paris, Lettres vives, 1984. Traduction: Roger Munier.
Neuvième poésie verticale. Béthune, Brandes, 1986. Traduction: Roger Munier.
Poésie et réalité. Paris, Lettres vives, 1987. Traduction: Jean-Claude Masson.
Poésie verticale. Paris, M.D., édition bilingue, 1987. Traduction: Roger Munier.
Poésie et création. Unes, 1987. José Corti, 2002. Traduction: Fernand Verhesen.
Poésie verticale. Royaumont, Les Cahiers de Royaumont, 1988. Traduction collective.
Onzième poésie verticale. 25 poèmes. Bruxelles, Le Cormier, 1989. Réédition: Paris, Lettres vives, 1991. Traduction: Fernand Verhesen.
Poésie verticale : 30 poèmes. Le Muy, Unes, édition bilingue, 1991. Traduction: Roger Munier.
Onzième poésie verticale. 30 poèmes. Châtelineau (Belgique), 1992. Traduction: Fernand Verhesen.
Douzième poésie verticale. Paris, La Différence, Collection Orphée, 1993. Traduction: Fernand Verhesen.
Treizième poésie verticale. Édition bilingue, José Corti, 1993. Traduction: Silvia Baron Supervielle.
Fragments verticaux. José Corti, 1994. Réédition en 2002. Traduction: Silvia Baron Supervielle.
Quatorzième poésie verticale. Édition bilingue. José Corti, 1997. Traduction: Silvia Baron Supervielle.
Fidélité de l’éclair. Lettres vives, 2001. Traduction: Jacques Ancet.
Quinzième poésie verticale. José Corti, 2002. Traduction: Jacques Ancet.
Poésie verticale. Points Poésie, 2006. Traduction: Roger Munier.

José Manuel Caballero Bonald 1926 – 2021

José María Caballero Bonald. 2014.

Le poète, romancier et essayiste José Manuel Caballero Bonald, Prix Cervantes 2012, est décédé à Madrid. Il avait 94 ans. Il était né le 11 novembre 1926 à Jerez de la Frontera (Cádiz). En 1959, il devint l’ami des poètes que l’on a regroupé ensuite sous le nom de groupe poétique de la Génération de 1950. Pour rendre hommage à la mémoire d’ Antonio Machado, à l’occasion du XX ème anniversaire de sa mort, ils se réunirent à Collioure (Blas de Otero, José Agustín Goytisolo, Ángel González, José Ángel Valente, Jaime Gil de Biedma, Alfredo Costafreda, Carlos Barral etc.). En 1968, il passa un mois à la prison de Carabanchel pour ses activités politiques clandestines. Il réalisa un grand travail pour recueillir et étudier le flamenco (Archivo del cante flamenco, six disques et une étude préliminaire, Vergara, 1968. Medio siglo de cante flamenco, 1987). Son essai Luces y sombras del flamenco date de 1975 (Barcelona, Lumen). Il publia en 1995 Tiempo de guerras perdidas, premier tome de ses mémoires et en 2001 la deuxième partie La costumbre de vivir. La littérature, le flamenco et la mer furent les passions de sa vie.

«El que no tiene dudas, el que está seguro de todo, es lo más parecido que hay a un imbécil.» (2012)

Mientras junto mis años con el tiempo

Cuántas veces, al acabar el día,
perdiendo pie en las aguas agolpadas
de mis años, he visto arder, gemir
el cargamento de mi vida, sólo
pendiente del precario hilo trémulo
de algo que aún mantiene su vigencia
sobre mi corazón, nombre arrancado
a golpes de memoria, para que
nunca pueda decir que no es verdad
que espero todavía, que consisto
en seguir esperando todavía,
mientras junto mis años con el tiempo
y así me recupero de la vida
que voy destituyendo diariamente.

Las horas muertas. Instituto de Estudios hispánicos. Barcelona. 1959.

Tandis que j’ajuste mon âge au temps

Combien de fois, en fin de journée,
perdant pied dans les eaux entassées
de mon âge, j’ai vu brûler, gémir
la charge de ma vie qui tenait
au seul fil précaire et tremblant
d’une chose qui encore s’impose
à mon cœur, nom arraché
à coups de mémoire, pour que jamais
je ne puisse dire ce n’est pas vrai
j’attends encore, je suis destiné
à attendre encore et toujours
tandis que j’ajuste mon âge au temps,
pour ainsi me récupérer de la vie
que je destitue jour après jour.

Traduction Claude de Frayssinet. Poésie espagnole. Anthologie 1945 – 1990, Actes Sud / Editions Unesco, 1995.

Federico García Lorca – Poète à New York II

Valderrubio (Granada). Maison où est né Federico García Lorca le 5 juin 1898.

J’avais déjà publié le 3 février 2018 New York (Oficina y denuncia).

http://www.lesvraisvoyageurs.com/tag/federico-garcia-lorca/page/3/

J’ajoute aujourd’hui la traduction française de Pierre Darmangeat (1909-2004) qui fut Inspecteur Général d’Espagnol.

NEW YORK Officine et dénonciation

       Á Fernando Vela

Sous les multiplications
il y a une goutte de sang de canard.
Sous les divisions
Il y a une goutte de sang de marin.
Sous les additions, un fleuve de sang tendre ;
un fleuve qui avance en chantant
par les chambres des faubourgs,
qui est argent, ciment ou brise
dans l’aube menteuse de New York.
Les montagnes existent, je le sais.
Et les lunettes pour la science,
je le sais. Mais je ne suis pas venu voir le ciel.
Je suis venu voir le sang trouble,
le sang qui porte les machines aux cataractes
et l’esprit à la langue du cobra.
Tous les jours on tue à New York
quatre millions de canards,
Cinq millions de porcs,
deux mille pigeons pour le plaisir des agonisants,
un million de vaches,
un million d’agneaux
et deux millions de coqs
qui font voler les cieux en éclats.
Mieux vaut sangloter en aiguisant son couteau
ou assassiner les chiens dans les hallucinantes chasses à courre,
que résister dans le petit jour
aux interminables trains de lait,
aux interminables trains de sang
et aux trains de roses aux mains liées
par les marchands de parfums.
Les canards et les pigeons,
les porcs et les agneaux
mettent leurs gouttes de sang
sous les multiplications ;
et les terribles hurlements des vaches étripées
emplissent de douleur la vallée
où l’Hudson s’enivre d’huile.
Je dénonce tous ceux
qui ignorent l’autre moitié,
la moitié non rachetable
qui élève ses montagnes de ciment
où battent les coeurs
des humbles animaux qu’on oublie
et où nous tomberons tous
à la dernière fête des tarières
Je vous crache au visage.
L’autre moitié m’écoute,
dévorant, chantant, volant dans sa pureté
comme les enfants des conciergeries
qui portent de fragiles baguettes
dans les trous où s’oxydent
les antennes des insectes.
Ce n’est pas l’enfer, c’est la rue.
Ce n’est pas la mort, c’est la boutique de fruits.
Il y a un monde de fleuves brisés et de distances insaisissables
dans la petite patte de ce chat, cassée par l’automobile,
et j’entends le chant du lombric
dans le coeur de maintes fillettes.
Oxyde, ferment, terre secouée.
Terre toi-même qui nages dans les nombres de l’officine.
Que vais-je faire : mettre en ordre les paysages ?
Mettre en ordre les amours qui sont ensuite photographies,
qui sont ensuite morceaux de bois et bouffées de sang ?
Non, non ; je dénonce,
je dénonce la conjuration
de ces officines désertes
qui n’annoncent pas à la radio les agonies,
qui effacent les programmes de la forêt,
et je m’offre à être mangé par les vaches étripées
quand leurs cris emplissent la vallée
où l’Hudson s’enivre d’huile.

Poète à New York. Traduction Pierre Darmangeat. Collection NRF Poésie/Gallimard n° 30 , 1968.

Ce poème a été publié pour la première fois en 1931 dans la Revista de Occidente (XXXI, enero, págs.25-28). Cette revue culturelle et scientifique espagnole a été fondée en 1923 par le philosophe José Ortega y Gasset,

Merienda. 1927.

Federico García Lorca – Poète à New York I

Federico García Lorca (Alfonso Sánchez Portela ), 1930.

Fable et ronde des trois amis

Henri,
Émile,
Laurent.
Tous trois étaient glacés.
Henri par le monde des lits,
Émile par le monde des yeux et les blessures des mains,
Laurent par le monde des universités sans toits.

Laurent,
Henri,
Émile.
Tous trois étaient brûlés.
Laurent par le monde des feuilles et les boules de billard,
Émile par le monde du sang et les épingles blanches,
Henri par le monde des morts et les journaux abandonnés.

Laurent,
Henri,
Émile.
Tous trois étaient enterrés.
Laurent dans un sein de Flore,
Émile dans l’inerte genièvre oublié au fond du verre,
Henri dans la fourmi, dans la mer et dans les yeux vides des oiseaux.

Laurent,
Henri,
Émile.
Tous trois furent dans mes mains
trois montagnes chinoises,
trois ombres de cheval,
trois paysages de neige et une cabane de lis
parmi les pigeonniers où la lune devient plate sous le coq.

L’un
puis l’autre,
puis l’autre.
Tous trois étaient momifiés,
avec les mouches de l’hiver,
avec les encriers où urine le chien et que méprise le chardon,
avec la brise qui glace le coeur de toutes les mères,
par les blancs décombres de Jupiter où les ivrognes mangent la mort à leur goûter.

Trois
puis deux
puis un.
Je les ai vus se perdre en pleurant et chantant
dans un œuf de poule,
dans la nuit qui montrait son squelette de tabac,
dans ma douleur pleine de visages et de poignantes esquilles de lune,
dans ma joie de roues dentées et de fouets,
dans ma poitrine troublée par les colombes,
dans ma mort déserte avec un seul promeneur égaré.

J’avais tué la cinquième lune
et à l’eau des fontaines buvaient les éventails et les applaudissements.
Le lait tiède emprisonné des nouvelles accouchées
agitait les roses d’une longue douleur blanche,
Henri,
Émile,
Laurent.
Diane est dure,
mais elle a parfois les seins embrumés.
La pierre blanche peut battre dans le sang du cerf
et le cerf peut rêver par les yeux d’un cheval.

Quand s’écroulèrent les formes pures
sous le cri-cri des marguerites,
je compris que l’on m’avait assassiné.
On courut les cafés, les cimetières, les églises,
on ouvrit les tonneaux et les armoires,
on brisa trois squelettes pour arracher leurs dents en or.
On ne me trouva plus.
On ne me trouva plus ?
Non. On ne me trouva plus.
Mais on sut que la sixième lune s’enfuit vers les sources du torrent,
et que la mer se rappela, soudain !
les noms de tous ses noyés

Poète à New York. Traduction : Pierre Darmangeat. Collection NRF Poésie/Gallimard n° 30, 1968.

Ce poème n’a pas été publié du vivant du poète. Un manuscrit est conservé à la Fondation García Lorca de Grenade. Plusieurs titres ont été barrés : Primera fábula para los muertos, Fábula de los tres amigos, Fábula de la amistad y Pasillo. Le poète exprime dans une danse macabre funèbre sa frustration qui est due à l’amour perdu et à la douleur qu’il ressent. Dans le manuscrit figure l’exclamation «¡Ho Federico!» qu’il a enlevé par la suite de même que les autres références à son nom tout au long du recueil. La dernière strophe est saisissante. Son voyage à New York, du 25 juin 1929 au 4 mars 1930, a été provoqué par sa rupture avec le jeune sculpteur Emilio Aladrén (1906-1944). Déprimé, il se sentait aussi trahi par ses anciens amis de la Residencia de Estudiantes, Salvador Dalí y Luis Buñuel. Le film Un perro andaluz (Un chien andalou) était sorti le 6 juin 1929 au Studio des Ursulines à Paris et fut projeté dans le même cinéma pendant les neuf mois suivants.

Autorretrato para Poeta en Nueva York. 1929-30.

Fábula y rueda de los tres amigos

Enrique,
Emilio,
Lorenzo.
Estaban los tres helados.
Enrique por el mundo de las camas,
Emilio por el mundo de los ojos y las heridas de las manos,
Lorenzo por el mundo de las universidades sin tejados.

Lorenzo,
Emilio,
Enrique.
Estaban los tres quemados.
Lorenzo por el mundo de las hojas y las bolas de billar,
Emilio por el mundo de la sangre y los alfileres blancos,
Enrique por el mundo de los muertos y los periódicos abandonados.

Lorenzo,
Emilio,
Enrique.
Estaban los tres enterrados.
Lorenzo en un seno de Flora,
Emilio en la, yerta ginebra que se olvida en el vaso,
Enrique en la hormiga, en el mar y en los ojos vacíos de los pájaros.

Lorenzo,
Emilio,
Enrique.
Fueron los tres en mis manos
tres montañas chinas,
tres sombras de caballo,
tres paisajes de nieve y una cabaña de azucenas
por los palomares donde la luna se pone plana bajo el gallo.

Uno
y uno
y uno.
Estaban los tres momificados,
con las moscas del invierno,
con los tinteros que orina el perro y desprecia el vilano,
con la brisa que hiela el corazón de todas las madres,
por los blancos derribos de Júpiter donde meriendan muerte los borrachos.

Tres
y dos
y uno.
Los vi perderse llorando y cantando
por un huevo de gallina,
por la noche que enseñaba su esqueleto de tabaco,
por mi dolor lleno de rostros y punzantes esquirlas de luna,
por mi alegría de ruedas dentadas y látigos,
por mi pecho turbado por las palomas,
por mi muerte desierta con un solo paseante equivocado.

Yo había matado la quinta luna
y bebían agua por las fuentes los abanicos y los aplausos.
Tibia leche encerrada de las recién paridas
agitaba las rosas con un largo dolor blanco.
Enrique,
Emilio,
Lorenzo.
Diana es dura,
pero a veces tiene los pechos nublados.
Puede la piedra blanca latir en la sangre del ciervo
y el ciervo puede soñar por los ojos de un caballo.

Cuando se hundieron las formas puras
bajo el cri cri de las margaritas,
comprendí que me habían asesinado.
Recorrieron los cafés y los cementerios y las iglesias.
Abrieron los toneles y los armarios.
Destrozaron tres esqueletos para arrancar sus dientes de oro.
Ya no me encontraron.
¿No me encontraron?
No. No me encontraron.
Pero se supo que la sexta luna huyó torrente arriba,
y que el mar recordó ¡de pronto!
los nombres de todos sus ahogados.

Poeta en Nueva York, 1929-1930. Publié en 1940.

Poète à New York. 1948. Paris, Guy Levis-Mano.

Sant Jordi – Día del Libro – Francisco Brines

Affiche officielle de la Journée du Livre (Sonia Pulido).

La Sant Jordi (saint Georges en français, San Jorge en espagnol) est célébrée tous les 23 avril à Barcelone. Saint Georges est le patron de l’Aragon, de Valence, des îles Baléares et de la Catalogne. La tradition veut que, chaque année, on offre une rose, et depuis les années 1920, un livre.

Depuis 1930, la Journée du Livre est aussi fixée dans toute l’Espagne le 23 avril afin de rendre hommage à Miguel de Cervantès, inhumé le 23 avril 1616. Depuis 1995, l’UNESCO en a fait la Journée mondiale du livre et du droit d’auteur.

Malgré la pandémie, la foule était nombreuse aujourd’hui dans le centre de Barcelone. La Casa Batlló, un des bâtiments les plus emblématiques d’Antoni Gaudí était décorée comme d’habitude de roses. Sur sa façade, l’architecte catalan a représenté la légende de saint Georges terrassant le dragon, à l’origine de la fête de Sant Jordi.

Barcelone. Casa Batlló (Antoni Gaudí).

La Journée du Livre est aussi l’occasion de remettre le Prix Cervantès. Ajournée en 2020 à cause de la pandémie, elle a eu lieu ce matin en plein air au siège de l’Institut Cervantès d’Alcalá de Henares. Présidée par le Roi et la Reine, elle a été marquée par les mesures de sécurité imposées par la pandémie ainsi que par l’absence du lauréat 2020, le poète Francisco Brines, 89 ans. Son état de santé ne lui a pas permis de se déplacer. Mais il a lu en visioconférence son poème Mi resumen depuis son domicile d’Oliva (Valence). C’est lui qui a commencé à 13 heures la lecture traditionnelle en continu de El ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha.

Los veranos (Francisco Brines)

A Carmen Marí

¡ Fueron largos y ardientes los veranos !
Estábamos desnudos junto al mar,
y el mar aún más desnudo. Con los ojos,
y en unos cuerpos ágiles, hacíamos
la más dichosa posesión del mundo.

Nos sonaban las voces encendidas de luna,
y era la vida cálida y violenta,
ingratos con el sueño transcurríamos.
El ritmo tan oscuro de las olas
nos abrasaba eternos, y éramos solo tiempo.
Se borraban los astros en el amanecer
y, con la luz que fría regresaba,
furioso y delicado se iniciaba el amor.

Hoy parece un engaño que fuésemos felices
al modo inmerecido de los dioses.
¡ Qué extraña y breve fue la juventud !

El otoño de las rosas. Sevilla, Renacimiento, 1986.

Les étés

Qu’ils furent longs et ardents les étés !
Nous étions nus au bord de la mer,
et la mer encore plus nue. Avec les yeux,
et sur des corps agiles, nous prenions
allègrement possession du monde.

Il avait lu le poème Cuando yo aún soy la vida pour la Journée Mondiale de la poésie le 21 mars 2021.

https://www.youtube.com/watch?v=XdUk7qnO33I

Bibliothèque de Francisco Brines chez lui à Oliva (Mónica Torres)

Juan Ramón Jiménez – Aphorismes

Juan Ramón Jiménez (Juan de Echevarría). 1918. Vitoria, Museo de Bellas Artes de Álava.

Il convient de lire Juan Ramón Jiménez et ses “Aforismos líricos”.

On peut les trouver dans le recueil Ideolojía (1897-1957). Metamorfosis, IV. Anthropos, 1990 ou dans un autre, plus récent, Aforismos e ideas líricas. Edición de José Luis Morante Editorial La Isla de Siltolá – Colección aforismos 2018.

« Lo entrevisto es mejor, y dura más que lo visto.

Donde está la ilusión, allí está el mundo.

He vivido lo ideal y he cantado lo real.

Tengo siempre dos obsesiones, en lucha perpetua: el arte y la muerte.

La fe se cura viajando. La duda no es una enfermedad.

Si queremos ser felices, no vayamos nunca tras lo que se va. Quedémonos siempre con lo que se queda.

En poesía, la forma debe ir por dentro, la idea por fuera.

Ironista es el que desciende de lo real. Lírico el que asciende.

Cuidemos nuestra podre, que dentro de ella está la primavera.

Los recuerdos son las siete plagas del indolente.

No hay mejor modo de pasar a la perfección que pasar por lo imperfecto.

No se debe escribir en el idioma de las palabras sino en el de los sentimientos.

En arte conviene estraviarse, pero que sea por poco tiempo.

He soñado mi vida y he vivido mi sueño.

No digas nunca, poeta, que lloras con el alma: porque entonces ¿ qué les dejas a los ciegos ?

En lo material, independencia y equilibrio, en lo moral, independencia y calma.

¿ Por qué no pensar que la muerte no es nuestra tumba sino nuestra cuna ? Es tan sencillo…

Los imitadores son útiles, porque haciéndonos odioso lo que imitan, nos obligan constantemente a renovarnos.

Amo la inquietud en el espíritu y el orden en lo esterior ─ ¡ ya lo he dicho!─ y ustedes, ¡cuánto me desordenan lo esterior y me ordenan el espíritu !

Mi calle no me lleva, mi casa no me limita.

Lejos del poeta el barro.

Con los demás hablad sólo cosas indiferentes, lo trascendental resolvedlo a solas con vosotros.

¡ El necio, con qué convicción dice sus tonterías !

De un idioma a otro se pueden traducir las ideas, no los sentimientos.

El chopo verde con la brisa fresca, la luna clara por el cielo azul ; lo que basta a la vida.

Raíces, pero que las alas arraiguen y las raíces vuelen.

El optimista por costumbre es tan idiota como el diario amanecer.

La ciencia cristiana : a investigar, a investigar, pero ¡ cuidado con descubrir ! »

Antonio Machado y la Segunda República

Statue d’Antonio Machado à Segovia. Plaza Mayor devant le théâtre Juan Bravo. (Ángel et César García). 2010.

La Voz de España. «El 14 de abril de 1931 en Segovia», abril de 1937:
“ Fue un día profundamente alegre – muchos que ya éramos viejos no recordábamos otro más alegre -, un día maravilloso en que la naturaleza y la historia parecían fundirse para vibrar juntas en el alma de los poetas y en los labios de los niños.
Mi amigo Antonio Ballesteros y yo izamos en el Ayuntamiento la bandera tricolor. Se cantó La Marsellesa ; sonaron los compases del Himno de Riego. La Internacional no había sonado todavía. Era muy legítimo nuestro regocijo. La República había venido por sus cabales, de un modo perfecto, como resultado de unas elecciones ; todo un régimen caía sin sangre, para asombro del mundo. Ni siquiera el crimen profético de un loco, que hubiera eliminado a un traidor, turbó la paz de aquellas horas. La República salía de las urnas acabada y perfecta, como Minerva de la cabeza de Júpiter.
Así recuerdo yo el 14 de abril de 1931. “

Alegoría de la República (Juan José Barreira Polo y J. Esteller), 1931.

William Butler Yeats

William Butler Yeats (John Butler Yeats). 1898.

W.B.Yeats traduit par Yves Bonnefoy et Octavio Paz.

Vacillation

IV

My fiftieth year had come and gone,
I sat, a solitary man,
In a crowded London shop,
An open book and empty cup
On the marble table-top.
While on the shop and street I gazed
My body of a sudden blazed;
And twenty minutes more or less
It seemed, so great my happiness,
That I was blessed and could bless.


IV

Ma cinquantième année avait passé,
J’étais assis, solitaire comme je suis,
Dans un salon de thé encombré à Londres.
Un livre ouvert, une tasse vide
Sur la tablette de marbre.
Et comme je regardais la salle, la rue,
D’un coup mon corps s’embrasa,
Et pendant vingt minutes, à peu près,
Il me parut, si grand fût mon bonheur,
Que j’étais béni et pouvais bénir.

Quarante-cinq poèmes, suivi de La Résurrection. Hermann, 1989 pour la traduction française de Yves Bonnefoy . 1993 NRF. Poésie/ Gallimard, Paris.

Vacilación

IV

Cincuenta años cumplidos y pasados.
Perdido entre el gentío de una tienda,
me senté, solitario, a una mesa,
un libro abierto sobre el mármol falso,
viendo sin ver las idas y venidas
del torrente. De pronto, una descarga
cayó sobre mi cuerpo, gracia rápida,
y por veinte minutos fui una llama :
ya, bendito, podía bendecir.


Traduction : Octavio Paz.

(Merci à Lorenzo Oliván)

Raúl Zurita – Pablo Neruda

Raúl Zurita (Boris Herrera Allende).

J’ai lu, il y a quelques jours, sur le journal d’information en ligne El Español, un article plein de paradoxes du polémique et grand poète chilien Raúl Zurita : “ENTREVISTA AL POETA Raúl Zurita: “Soy un comunista en 2020: quiero una revolución y una sociedad sin clases” (27/11/2020)

https://www.elespanol.com/cultura/20201127/raul-zuritasoy-comunista-quiero-revolucion-sociedad-sin/539196123_0.html

Il a reçu en 2020 le Prix Reina Sofía de Poesie Iberoamericaine. C’est un partisan de l’art total. “Zurita realizó variadas acciones utilizando su cuerpo como medio de expresión. El 2 de junio de 1982, su obra creativa da un nuevo paso con el poema La vida nueva, escrito en los cielos de Nueva York, mediante cinco aviones que trazaban las letras con humo blanco y las cuales se recortaban contra el azul del cielo. Esta creación estaba compuesta por quince frases de 7-9 kilómetros de largo cada una, en español. El trabajo fue registrado en vídeo por el artista Juan Downey. Otra acción artística consistió en plasmar en el desierto de Chile la frase “Ni pena ni miedo”, en 1993, cuya fotografía cierra el libro La vida nueva y que por su extensión, 3.140 metros, solo puede ser leída desde lo alto. “

Quelques passages de cet article:

P.- ¿Sigue siendo usted comunista? ¿Se puede ser comunista en 2020?

R.- Soy un comunista en 2020.

El machismo en la poesía
P.- ¿Cree usted que el mundo de la poesía ha sido machista?

R.- ¡Por supuesto que ha habido machismo, no tengo ninguna duda! Ha habido muchas mujeres poetas sobresalientes que han sido apocadas o apartadas definitivamente por ser mujeres. ¡No está tan lejana la época de la quema de brujas…! Sí creo que están en todos los planos y en el artístico también, muy fuerte.

P.- ¿Y si hacemos una revancha histórica?

R.- Bueno, entiendo que puedan querer una revancha histórica, estarían en todo su justo derecho. Ahora, yo creo que el mundo será femenino y masculino o no será. Masculino y femenino con todos los grados que hay entremedio: el mundo tiene que ir con todas las opciones personales, sexuales, políticas… y mientras tú no violentes a otro, está todo bien.

Al poeta le gusta leer a Idea Vilariño. “Es una maravilla. Era tan buena como Onetti y sin embargo ese machismo estuvo ahí…”, resopla, y comienza a recitar en alto su poema más crudo e inolvidable, Ya no: “No te veré morir”, paladea, con cierto desapego. Y rápidamente se repone de la traza de nostalgia: “Pero yo creo que en la gente más joven todo esto está cambiando, ya los tipos comparten lo del lavar los platos, tengo esa sensación”, guiña.

El Neruda violador
Como admira tanto a Neruda, le pregunto por ese episodio sangrante y horrible de su biografía: cuando confesó que había violado a una mujer pobre que ejercía de sirvienta. “Anne Carson dijo algo extremadamente sabio: menos mal que no sabemos nada de la vida personal de Platón. ¡Si ahora prohibimos a Platón se nos cae todo, se nos cae Occidente, lo que estamos hablando ahora…! Sería una confusión tremenda… radical… Neruda fue un violador sin duda y no se jactó, se arrepintió. El tipo lo dijo y se sintió pésimo con la chica de Indonesia. Se sintió lo peor, literalmente, y nunca más. Eso está dicho”, cuenta.

Y continúa: “Yo he vivido en un país y un continente donde la mayor parte de los hijos son producto de violaciones. Del conquistador a la conquistada, del español hacia la india. Neruda es el mejor poeta en lengua castellana para mí. Ahora quieren derribar su nombre y alzar a Gabriela Mistral, que es muy buena, pero no es Neruda. Soy nerudiano. Es un genio. Y si Neruda hubiese sido mujer me hubiese importado un pepino, habría sido una gran poeta igual”, zanja.”

Je reviens donc une fois de plus aux poèmes de Pablo Neruda que je relis ces derniers temps. Pas le Neruda politique, mais le Neruda sceptique, âgé, fatigué. Un Neruda pour temps de pandémie.

Y cuánto vive ?

Cuánto vive el hombre, por fin ?

Vive mil días o uno solo ?

Una semana o varios siglos ?

Por cuánto tiempo muere el hombre ?

Qué quiere decir «Para Siempre» ?

Preocupado por este asunto
me dediqué a aclarar las cosas.

Busqué a los sabios sacerdotes,
los esperé después del rito,
los aceché cuando salían
a visitar a Dios y al Diablo.

Se aburrieron con mis preguntas.
Ellos tampoco sabían mucho,
eran sólo administradores.

Los médicos me recibieron,
entre una consulta y otra,
con un bisturí en cada mano,
saturados de aureomicina,
más ocupados cada dia.
Según supe por lo que hablaban
el problema era como sigue :
nunca murió tanto microbio,
toneladas de ellos caían,
pero los pocos que quedaron
se manifestaban perversos.

Me dejaron tan asustado
que busqué a los enterradores.
Me fui a los ríos donde queman
grandes cadáveres pintados,
pequeños muertos huesudos,
emperadores recubiertos
por escamas aterradoras,
mujeres aplastadas de pronto
por una ráfaga de cólera.
Eran riberas de difuntos
y especialistas cenicientos.

Cuando llegó mi oportunidad
les largué unas cuantas preguntas,
ellos me ofrecieren quemarme :
era todo lo que sabían.

En mi país los enterradores
me contestaron, entre copas:
—« Búscate una moza robusta,
y déjate de tonterías. »

Nunca vi gentes tan alegres.

Cantaban levantando el vino
por la salud y por la muerte.
Eran grandes fornicadores.

Regresé a mi casa más viejo
después de recorrer el mundo.

No le pregunto a nadie nada.

Pero sé cada día menos.

Estravagario, 1958.

Et combien vit-il?

Combien vit l’homme, enfin ?

Vit-il mille jours ou un seul ?

Pour combien de temps l’homme meurt-il ?

Que veut dire « pour toujours » ?

Préoccupé par cette affaire
je me suis consacré à élucider les choses.

J’ai recherché les prêtres savants,
je les ai attendus après le rite,
je les ai guettés lorsqu’ils sortaient
pour rendre visible à Dieu et au Diable.
Ils se lassèrent de mes questions.
Eux non plus ne savaient pas grand-chose,
Ils n’étaient que des administrateurs.
Les médecins me reçurent,
entre une consultation et une autre,
avec un bistouri dans chaque main,
saturés d’auréomycine,
chaque jour plus occupés
Selon ce que j’appris à travers ce qu’ils disaient
le problème était le suivant :
jamais n’est mort tant de microbes
il en tombait des tonnes,
mais le peu qui resta
se révélait pervers.

Ils m’effrayèrent tant
que j’ai cherché les fossoyeurs.
Je partis aux fleuves où ils brûlent
de grands cadavres peints,
de petits morts osseux,
des empereurs recouverts
d’écailles terrifiantes,
des femmes aplaties tout à coup
par une rafale de colère.
C’étaient des rives de défunts
et des spécialistes cendreux.
Quand vint mon tour
je leur posai quelques questions,
ils me proposèrent de me brûler :
c’était tout ce qu’ils savaient.
Dans mon pays les fossoyeurs
me répondirent, entre deux verres :
— « Trouve-toi donc une jeune fille robuste,
et laisse tomber toutes ces sottises. »
Je n’ai jamais vu de gens si joyeux.
Ils chantaient en levant le vin
à la santé et à la mort.
C’étaient de grands fornicateurs.
Je rentrai chez moi plus vieux
après avoir parcouru le monde.
Je ne demande rien à personne.
mais je sais chaque jour moins de choses.

Vaguedivague. Gallimard. 1971. Traduction Guy Suarès.

Jean-Marie Laclavetine évoque la mémoire de son ami, l’homme de théâtre et traducteur Guy Suarès (1932-1996), dans son livre La vie des morts, Gallimard, 2021. ” J’aurais tant voulu qu’il reste longtemps parmi nous. Il me manque. Tu l’aurais aimé. D’abord parce qu’il était d’ascendance hispanique, avait joué et mis en scène Federico García Lorca et Rafael Alberti, connu et traduit Neruda et José Bergamín. et puis, parce qu’il était impossible de ne pas l’aimer, voilà tout. (…) J’ai connu Guy à France Culture. il administrait le bureau de lecture des dramatiques radiopĥoniques. (…) Il avait créé et dirigé entre 1962 et 1971, à la demande d’André Malraux, une compagnie de théâtre, la Comédie de la Loire.” (pages 109-110)