Fernando Pessoa

Fernando Pessoa, 1928.

Esthétique de l’artifice

La vie nuit à l’expression de la vie. Si je vivais un grand amour, jamais je ne pourrais le raconter. 
Je ne sais pas moi-même si ce moi que je vous expose, tout au long de ces pages sinueuses, existe réellement, ou n’est qu’un concept esthétique et faux que j’ai forgé de moi-même. Eh oui, c’est ainsi, je me vis esthétiquement dans un autre. J’ai sculpté ma propre vie comme une statue faite d’une matière étrangère à mon être. Il m’arrive de ne pas me reconnaître, tellement je me suis placé à l’extérieur de moi-même, tellement j’ai employé de façon purement artistique la conscience que j’ai de moi-même. Qui suis-je, derrière cette irréalité? Je l’ignore. Je dois bien être quelqu’un. Et si je ne cherche pas à vivre, à agir, à sentir, c’est – croyez-le bien – pour ne pas bouleverser les traits déjà définis de ma personnalité supposée. Je veux être celui que j’ai voulu être, et que je ne suis pas. Si je vivais, je me détruirais. Je veux être une oeuvre d’art, dans mon âme tout au moins, puisque je ne peux l’être dans mon corps. C’est pourquoi je me suis sculpté dans une pose calme et détachée, et placé dans une serre abritée de brises trop fraîches, de lumières trop franches – où mon artificialité, telle une fleur absurde, puisse s’épanouir en beauté lointaine.
Je songe parfois combien il me plairait, unifiant mes rêves, de me créer une vie seconde et ininterrompue, où je passerais des jours entiers avec des convives imaginaires, des gens créés de toutes pièces, et où je vivrais, souffrirais, jouirais de cette vie fictive. Dans ce monde, il m’arriverait des malheurs, des grandes joies fondraient sur moi. Et rien de moi ne serait réel. Mais tout y aurait une logique autonome et superbe, tout obéirait à un rythme de fausseté voluptueuse, tout se passerait dans une cité faite de mon âme même, qui s’en irait se perdre sur un quai le long d’un train paisible, bien loin au fond de moi, bien loin… Et tout cela net, inévitable, comme dans la vie extérieure, mais aussi comme une esthétique de Mort du Soleil.”

Le Livre de l’Intranquillité. Christian Bourgois, Traduit par Françoise Laye. 1999. Pages 141-142. Première édition en deux volumes 1988-1992.

Fernando Pessoa Livro do Desassossego por Bernardo Soares. Vol.I. Lisboa: Ática, 1982.

Estética do artificio
A vida prejudica a expressão da vida. Se eu vivesse um grande amor nunca o poderia contar.
Eu próprio não sei se este eu, que vos exponho, por estas coleantes páginas fora, realmente existe ou é apenas um conceito estético e falso que fiz de mim próprio. Sim, é assim. Vivo-me esteticamente em outro. Esculpi a minha vida como a uma estátua de matéria alheia a meu ser. Às vezes não me reconheço, tão exterior me pus a mim, e tão de modo puramente artístico empreguei a minha consciência de mim próprio. Quem sou por detrás desta irrealidade? Não sei. Devo ser alguém. E se não busco viver, agir, sentir é — crede-me bem — para não perturbar as linhas feitas da minha personalidade suposta. Quero ser tal qual quis ser e não sou. Se eu cedesse destruir-me-ia. Quero ser uma obra de arte, da alma pelo menos, já que do corpo não posso ser. Por isso me esculpi em calma e alheamento e me pus em estufa, longe dos ares frescos e das luzes francas — onde a minha artificialidade, flor absurda, floresça em afastada beleza.
Penso às vezes no belo que seria poder, unificando os meus sonhos, criar-me uma vida contínua, sucedendo-se, dentro do decorrer de dias inteiros, com convivas imaginários com gente criada, e ir vivendo, sofrendo, gozando essa vida falsa. Ali me aconteceriam desgraças; grandes alegrias ali cairiam sobre mim. E nada de mim seria real. Mas teria tudo uma lógica soberba, séria, seria tudo segundo um ritmo de voluptuosa falsidade, passando tudo numa cidade feita da minha alma, perdida até [o] cais à beira de um comboio calmo, muito longe dentro de mim, muito longe… E tudo nítido, inevitável, como na vida exterior, mas, estética de Morte do Sol.

René Char

René Char. 1966.

Billets à Francis Curel

I

«… Je ne désire pas publier dans une revue les poèmes que je t’envoie. Le recueil d’où ils sont extraits, et auquel en dépit de l’adversité je travaille, pourrait avoir pour titre Seuls demeurent. Mais je te répète qu’ils resteront inédits, aussi longtemps qu’il ne se sera pas produit quelque chose qui retournera entièrement l’innommable situation dans laquelle nous sommes plongés. Mes raisons me sont dictées en partie par l’assez incroyable et détestable exhibitionnisme dont font preuve depuis le mois de juin 1940 trop d’intellectuels parmi ceux dont le nom jadis était précédé ou suivi d’un prestige bienfaisant, d’une assurance de solidité quand viendrait l’épreuve qu’il n’était pas difficile de prévoir… On peut être un agité, un déprimé, ou moralement un instable, et tenir à son honneur! Ce serait trop pénible.

Après le désastre, je n’ai pas eu le cœur de rentrer à Paris. À peine si je puis m’appliquer ici, dans un lointain que j’ai choisi, mais que je trouve encore trop à proximité des allées et venues des visages résignés à eux-mêmes et aux choses. Certes, il faut écrire des poèmes, tracer avec de l’encre silencieuse la fureur et les sanglots de notre humeur mortelle, mais tout ne doit pas se borner là. Ce serait dérisoirement insuffisant.

Je te recommande la prudence, la distance. Méfie-toi des fourmis satisfaites. Prends garde à ceux qui s’affirment rassurés parce qu’ils pactisent. Ce n’est pas toujours facile d’être intelligent et muet, contenu et révolté. Tu le sais mieux que personne. Regarde, en attendant, tourner les dernières roues sur la Sorgue. Mesure la longueur chantante de leur mousse. Calcule la résistance délabrée de leurs planches. Confie-toi à voix basse aux eaux sauvages que nous aimons. Ainsi tu seras préparé à la brutalité, notre brutalité qui va commencer à s’afficher hardiment. Est-ce la porte de notre fin obscure, demandais-tu? Non. Nous sommes dans l’inconcevable, mais avec des repères éblouissants.»

1941

II

“… Je veux n’oublier jamais que l’on m’a contraint – pour combien de temps? – à devenir un monstre de justice et d’intolérance, un simplificateur claquemuré, un personnage arctique qui se désintéresse du sort de quiconque ne se ligue pas avec lui pour abattre les chiens de l’enfer. Les rafles d’Israélites, les séances de scalp dans les commissariats, les raids terroristes des polices hitlériennes sur les villages ahuris, me soulèvent de terre, plaquent sur les gerçures de mon visage une gifle de fonte rouge. Quel hiver! Je patiente, quand je dors, dans un tombeau que des démons viennent fleurir de poignards et de bubons.
L’humour n’est plus mon sauveur. Ce qui m’accable, puis m’arrache de mes gonds, c’est qu’à l’intérieur de la nation écrêtée pourtant par les courants discordants suivis de pouvoirs falots et relativement débonnaires, – la répression de l’agitation ouvrière et les cruelles expéditions coloniales mises à part, dague que la haine de classes et la cupidité éternelle poussent par intervalles dans quelque chair au préalable excommuniée – puissent se compter si nombreux les individus méditants qui se rendent gaillardement à l’appeau du tortionnaire et s’enrôlent parmi ses légions. Quelle entreprise d’extermination dissimula moins ses buts que celle-ci? Je ne comprends pas, et si je comprends, ce que je touche est terrifiant. A cette échelle, notre globe ne serait plus, ce soir, que la boule d’un cri immense dans la gorge de l’infini écartelé. C’est possible et c’est impossible.»

1943

Recherche de la base et du sommet. Gallimard, 1955.

Roberto Juarroz 1925 – 1995

Roberto Juarroz.

Hoy no he hecho nada.
pero muchas cosas se hicieron en mí.
Pájaros que no existen
encontraron su nido.
Sombras que tal vez existan
hallaron sus cuerpos.
Palabras que existen
recobraron su silencio.

No hacer nada
salva a veces el equilibrio del mundo,
al lograr que también algo pese
en el platillo vacío de la balanza.

Decimotercera poesía vertical, 1992.

Aujourd’hui je n’ai rien fait.
Mais beaucoup de choses se sont faites en moi.
Des oiseaux qui n’existent pas
ont trouvé leur nid.
Des ombres qui peut-être existent
ont rencontré leur corps.
Des paroles qui existent
ont recouvré leur silence.

Ne rien faire
sauve parfois l’équilibre du monde
en obtenant que quelque chose aussi pèse
sur le plateau vide de la balance.

Treizième poésie verticale. Traduit par Roger Munier. Librairie José Corti, 1993.

Roberto Juarroz est né le 5 octobre 1925 à Coronel Dorrego (Province de Buenos Aires). Il est mort le 31 mars 1995 à Temperley (Province de Buenos Aires).

Ce poète argentin a rassemblé son oeuvre sous le titre unique de Poesía vertical. Seul change le numéro du recueil: Segunda, Tercera, Cuarta… Poesía Vertical. Il n’ a donné aucun titre non plus aux poèmes qui composent chaque recueil.
Il a fait des études de philosophie et de lettres à l’Université de Buenos Aires, puis à la Sorbonne (1961-1962). Il a enseigné pendant trente ans à l’université de Buenos Aires. Entre 1971 et 1984, il a été directeur du Département de Bibliothécologie et de Documentation de cette université. Forcé à l’exil par le régime de Juan Domingo Perón, il a aussi travaillé pour l’UNESCO et l’OEA comme expert dans divers pays d’Amérique Latine.
Il a dirigé la revue Poesía = Poesía de 1958 à 1965 (20 numéros). Il a traduit en espagnol entre autres Paul Eluard et Antonin Artaud.

Pedro Salinas (1891-1951) – Jaime Salinas (1925-2011)

Je lis en ce moment Cuando editar era una fiesta. Correspondencia de Jaime Salinas (1925-2011). Le fils du grand poète de la Génération de 1927 avait déjà publié un tome de mémoires: Travesías. Memorias (1925-1955). Barcelona, Tusquets, 2003. Prix Comillas de Biographie. Le récit s’arrêtait lorsqu’il revenait dans l’Espagne franquiste en 1955. Enric Bou, lui, a utilisé l’abondante correspondance de Jaime Salinas avec son compagnon, l’écrivain islandais Gudbergur Bergsson, pour couvrir la période allant de 1955 à 1998, C’est un témoignage sincère sur le monde intellectuel, l’évolution de la société espagnole à la fin du franquisme et lors de la Transition. Jaime Salinas a joué un rôle très important dans les maisons d’édition de l’époque: Seix Barral, Alianza, Alfaguara ou Aguilar. Il fut aussi Directeur du Livre et des Bibliothèques de 1982 à 1985 sous le premier gouvernement socialiste.

Son cosmopolitisme détonait dans l’Espagne de l’époque. Polyglotte, il dominait parfaitement en plus de l’espagnol, le français et l’anglais. Il était né à Maison Carrée (aujourd’hui El Harrach en Algérie) où sa famille maternelle s’était établie. Il avait vécu en exil avec ses parents aux États-Unis, à Porto Rico.

Alberto Oliart dit de lui: “Jaime Salinas trajo a España la idea de la biblioteca breve y ediciones de bolsillo. Ha sido un organizador permanente de ideas geniales. Formó parte de un grupo brillante, en el que estaban José María Castellet, José Agustín Goytisolo, Carlos Barral y Gabriel Ferrater. Y actuaban así, en grupo, con reuniones que duraban hasta el amanecer. Él era una parte de ese grupo, pero era el organizador.”

Ses relations avec son père ont toujours été difficiles. Celui-ci acceptait très mal l’homosexualité de son fils. Pedro Salinas est un des grands poètes de la Génération de 1927. Trilogie amoureuse: La voz a ti debida (1933), Razón de amor (1936) Largo lamento (1939). Il a aussi traduit avec José María Quiroga Plá les trois premiers volumes d‘À la recherche du temps perdu.

Por el camino de Swann (en deux tômes), de Marcel Proust. Espasa-Calpe, 1920. Traduction de Pedro Salinas.

Je me souviens de la prose de Pedro Salinas, moins connue, particulièrement d’un texte sur la correspondance, découvert au début de ma carrière de professeur d’Espagnol.

I. Defensa de la carta misiva y de la correspondencia episcolar.

La invitación al mal

“Un paseo por una gran urbe moderna es un desafío a las tentaciones. En cuanto se aventura uno por el centro de la ciudad, mírese a donde se quiera, a ras del suelo o a la altura de un piso veinte, la vista cae, siempre vencida, sobre un cartel, rótulo o letrero, de letras ya minúsculas ya gigantescas, desde el cual se nos excita a hacer algo. Casi siempre ese hacer toma la forma adquisitiva, es un comprar. Los carteles, unos nos aconsejan («debiera usted comprar…»), otros nos preguntan («¿nunca usó para el pelo…?», los hay que nos amonestan («cuidado con vivir sin tener un seguro…», y hasta a veces nos mandan, nos ordenan autoritariamente, con su pelotón de letras, a lo militar. De estos letreros mandones e imperiosos ninguno me es más aborrecible que uno, de dolorosa frecuencia para la vista. Se halla en las portadas de las oficinas de telégrafos, y dice así, con brutal laconismo y bárbara energía: «No escribáis cartas, poned telegramas». Wire, don’t write. Por atrevido que parezca yo proclamo este anuncio el más subversivo, el más peligroso, para la continuación de una vida relativamente civilizada, en un mundo, todavía menos civilizado. Sí, es un anuncio faccioso, rebelde, satánico, un anuncio que quiere terminar nada menos que con ese delicioso producto de los seres humanos, que se llama carta. Tan santa indignación me produce que tengo hecho ánimo de formar una hermandad que, a riesgo de sus vidas, recorra las calles de las ciudades, y junto a esos rótulos de la barbarie, escriba los grandes letreros de la civilidad, que digan
: «¡Viva la carta, muera el telegrama!». Los que perezcan en esta contienda, que de seguro serán muchos, se tendrán por mártires de la epistolografía y en los cielos disfrutarán de especiales privilegios, como el de libre franquicia para su correspondencia entre los siete cielos y la tierra.
¿Porque ustedes son capaces de imaginarse un mundo sin cartas? ¿Sin buenas almas que escriban cartas, sin otras almas que las lean y las disfruten, sin esas otras almas terceras que las lleven de aquéllas a éstas, es decir, un mundo sin remitentes, sin destinatarios y sin carteros? ¿Un universo en el que todo se dijera a secas, en fórmulas abreviadas, de prisa y corriendo, sin arte y sin gracia? ¿Un mundo de telegramas? La única localidad en que yo sitúo semejante mundo es en los avernos; tengo noticias de que los diablos mayores y menores nunca se escriben entre sí, sería demasiado generoso, demasiado cordial, se telegrafían. Las cartas de los demonios de Lewis son pura invención literaria.»

El defensor, 1954.

Pedro Salinas.

Vicente Aleixandre 1898 – 1984

Vicente Aleixandre.

Ciudad del paraíso

Siempre te ven mis ojos, ciudad de mis días marinos.
Colgada del imponente monte, apenas detenida
en tu vertical caída a las ondas azules,
pareces reinar bajo el cielo, sobre las aguas,
intermedia en los aires, como si una mano dichosa
te hubiera retenido, un momento de gloria, antes de hundirte
para siempre en las olas amantes.

Pero tú duras, nunca desciendes, y el mar suspira
o brama, por ti, ciudad de mis días alegres,
ciudad madre y blanquísima donde viví, y recuerdo,
angélica ciudad que, más alta que el mar, presides sus espumas.

Calles apenas, leves, musicales. Jardines
donde flores tropicales elevan sus juveniles palmas gruesas.
Palmas de luz que sobre las cabezas aladas,
mecen el brillo de la brisa y suspenden
por un instante labios celestiales que cruzan
con destino a las islas remotísimas, mágicas,
que allá en el azul índigo, libertadas, navegan.

Allí también viví, allí, ciudad graciosa, ciudad honda.
Allí, donde los jóvenes resbalan sobre la piedra amable,
y donde las rutilantes paredes besan siempre
a quienes siempre cruzan, hervidores, en brillos.

Allí fui conducido por una mano materna.
Acaso de una reja florida una guitarra triste
cantaba la súbita canción suspendida en el tiempo;
quieta la noche, más quieto el amante,
bajo la luna eterna que instantánea transcurre.

Un soplo de eternidad pudo destruirte,
ciudad prodigiosa, momento que en la mente de un Dios emergiste.
Los hombres por un sueño vivieron, no vivieron,
eternamente fúlgidos como un soplo divino.

Jardines, flores. Mar alentado como un brazo que anhela
a la ciudad voladora entre monte y abismo,
blanca en los aires, con calidad de pájaro suspenso
que nunca arriba ¡Oh ciudad no en la tierra!

Por aquella mano materna fui llevado ligero
por tus calles ingrávidas. Pie desnudo en el día.
Pie desnudo en la noche. Luna grande. Sol puro.
Allí el cielo eras tú, ciudad que en él morabas.
Ciudad que en él volabas con tus alas abiertas.

Sombra del Paraíso (1939-1943), 1944.

La nuit de l’Espagne franquiste. Á Madrid, 3 rue Velintonia (aujourd’hui rue Vicente Aleixandre), dans la retraite de sa petite maison tranquille, un poète, depuis des mois, interroge le silence. Il a quarante-six ans. Une santé délicate (néphrite tuberculeuse en 1925 et ablation d’un rein en 1932) (“una mala salud de hierro”) l’oblige à observer chaque après-midi de longues heures de repos dans son jardin. Les franquistes ont tué son ami Federico García Lorca. Les autres poètes de sa génération ont dû s’exiler : Rafael Alberti, Luis Cernuda, Jorge Guillén, Pedro Salinas, Manuel Altolaguirre, Emilio Prados. Le plus jeune, son protégé d’Orihuela, Miguel Hernández, est mort de tuberculose en prison à Alicante, le 28 mars 1942, deux ans auparavant.

La mémoire de Vicente Aleixandre le ramène à l’époque heureuse de son enfance, de son adolescence, dans la ” ville du Paradis ” (Málaga), ” l’angélique cité qui, surplombant la mer, préside à son écume “.

Un livre naît, l’un des plus caractéristiques de la poésie espagnole du XX ème siècle: Ombre du Paradis.

Vicente Aleixandre a obtenu le Prix Nobel de Littérature en 1977. Il est mort, tout près de chez lui, dans la clinique Santa Elena où est né le 15 septembre 2019, mon petit-fils, M.

Traductions en français:

La destruction ou l’amour. Traduction française de Jacques Ancet. Federop, 1975 &1977.

Poésie totale. Traduction française de Roger Noël-Mayer. Gallimard, 1977.

Ombre du paradis. Traduction française de Roger Noël-Mayer et Claude Couffon. Gallimard, 1980.

Málaga. Teatro romano siglo I a.de C. Alcazaba siglo XI.

Luis Cernuda

Luis Cernuda

La Casa

Desde siempre tuviste el deseo de la casa, tu casa, envolviéndote para el ocio y la tarea en una atmósfera amiga. Mas primero no supiste (porque eso lo aprenderías luego, a fuerza de vivir entre extraños) que tras de tu deseo, mezclado con él, estaba otro: el de un refugio con la amistad de las cosas. Afuera aguardaría lo demás, pero adentro estarías tú y lo tuyo.

Un día, cuando ya habías comenzado a rodar por el mundo, soñando tu casa, pero sin ella, un acontecer inesperado te deparó al fin la ocasión de tenerla. Y la fuiste levantando en torno de ti, sencilla, clara, propicia: la mesa, el diván, los libros, la lámpara – atmósfera que llenaban con su olor algunas flores de temporada.

Pero era demasiado ligera, y tu vida demasiado azarosa, para durar mucho. Un día, otro día, desapareció tan inesperada como vino. Y seguiste rodando por tantas tierras, alguna que ni hubieras querido conocer. Cuántos proyectos de casa has tenido después, casi realizados en otra ocasión para de nuevo perderlos más tarde.

Sólo cuatro paredes, espacio reducido como la cabina de un barco, pero tuyo y con lo tuyo, aun a sabiendas de que su abrigo pudiera resultar transitorio; ligera, silenciosa, sola, sin la presencia y el ruido ofensivos de esos extraños con los que tantas veces ha sido tu castigo compartir la vivienda y la vida; alta, con sus ventanas abiertas al cielo y a las nubes, sobre las copas de unos árboles.

Pero es un sueño al que ya por imposible renuncias, aunque sea realidad de todos a la que no puedes aspirar. Resistir es demasiado pobre y cambiante – te dices, escribiendo estas líneas de pie, porque ni una mesa tienes; tus libros (los que has salvado) por cualquier rincón, igual que tus papeles. Después de todo, el tiempo que te queda es poco, y quien sabe si no vale más vivir así, desnudo de toda posesión, dispuesto siempre para la partida.

[1963]

Ocnos, 1942-1949 -1963.

Le poète andalou a intitulé Ocnos un recueil de 31 poèmes en prose, publié en 1942 à Londres. Il y recrée avec mélancolie et désespoir ses souvenirs d’enfance et d’adolescence de Séville depuis son exil à Glasgow (Écosse). Le livre aura deux autres éditions en 1949 (46 poèmes), à Madrid, et en 1963 à Xalapa (Mexique) (63 poèmes). Il y ajoute chaque fois de nouvelles expériences de son exil. Luis Cernuda est mort à México le 5 novembre 1963 quelques jours avant de recevoir les premiers exemplaires de l’édition définitive dont il avait corrigé les épreuves.

Dans la mythologie grecque, Ocnos est une figure symbolique de l’effort inutile. Dans l’au-delà, c’est un honnête travailleur, marié à une femme extravagante qui dépense tout ce qu’il gagne. Il tresse sans fin une corde qu’une ânesse à ses côtés ronge sans arrêt.
Il existe une traduction en français de Jacques Ancet. Elle a été publiée par Les Cahiers des Brisants en 1987. Je ne l’ai jamais vue.

«Luis Cernuda nous laisse l’image d’un poète solitaire, blessé, mais libre, errant par un monde dont il rejette en bloc toutes les valeurs au nom d’une vérité «qui ne s’appelle pas gloire, fortune ou ambition, mais amour ou désir». Son œuvre, subversive et exemplaire, biographie spirituelle où s’affirme son irréductible différence nous renvoie à notre propre condition. Luis Cernuda ne parle pas pour tous, mais pour chacun de nous.» (Jacques Ancet).

Aragon

Louis Aragon (Man Ray) 1923.

Printemps: vendredi 20 mars 2020. Équinoxe à 04:49:36.

« J’en étais là de mes pensées lorsque sans que rien en eût décelé les approches, le printemps entra dans le monde.
C’était un soir, vers cinq heures, un samedi: tout à coup, c’en est fait, chaque chose baigne dans une autre lumière et pourtant il fait encore assez froid, on ne pourrait dire ce qui vient de se passer. Toujours est-il que le tour des pensées ne saurait rester le même; elles suivent à la déroute une préoccupation impérieuse. On vient d’ouvrir le couvercle de la boîte. Je ne suis plus maître tellement j’éprouve ma liberté. Il est inutile de rien entreprendre. Je ne mènerai plus rien au-delà de son amorce tant qu’il fera ce temps de paradis. Je suis le ludion de mes sens et du hasard. Je suis comme un joueur assis à la roulette, ne venez pas lui parler de placer son argent dans les pétroles. Il vous rirait au nez. Je suis à la roulette de mon corps et je joue sur le rouge. Tout me distrait indéfiniment, sauf de ma distraction même. Un sentiment comme de noblesse me pousse à préférer cet abandon et je ne saurais entendre les reproches que vous me faites. Au lieu de vous occuper de la conduite des hommes, regardez plutôt passer les femmes.” Le Paysan de Paris. 1926.

Livre de Poche n°1670. Deuxième trimestre 1966.

Miquel Martí i Pol 1929 – 2003

Miquel Martí i Pol . Octobre 1985 (Josep M. Montaner).

Miquel Martí i Pol est né le 19 mars 1929 à Roda de Ter, en Catalogne.

Solstici

Reconduïm-la a poc a poc, la vida,
a poc a poc i amb molta confiança,
no pas pels vells topants ni per dreceres
grandiloqüents, sinó pel discretíssim
camí del fer i desfer de cada dia.
Reconduïm-la amb dubtes i projectes,
i amb turpituds, anhels i defallences,
humanament, entre brogit i angoixes,
pel gorg dels anys que ens correspon de viure.

En solitud, però no solitaris,
reconduïm la vida amb la certesa
que cap esforç no cau en terra eixorca.
Dia vindrà que algú beurà a mans plenes
l’aigua de llum que brolli de les pedres
d’aquest temps nou que ara esculpim nosaltres.

L’àmbit de tots els àmbits. 1981.

Solsticio

Reconduzcamos poco a poco, la vida,
poco a poco y con mucha confianza,
no por los viejos senderos ni por atajos
grandilocuentes, sino por el discretísimo
camino del hacer y deshacer de cada día.
Reconduzcámola con dudas y proyectos,
y con torpezas, anhelos y desfallecimientos,
humanamente, entre ruido y angustias,
por la cuenca de los años que nos corresponde vivir.

En soledad, pero no solitarios,
reconduzcamos la vida con la certeza
de que ningún esfuerzo cae en tierra estéril.
Llegará el día en que alguien beberá a manos llenas
el agua de luz que brote de las piedras
de este tiempo nuevo que ahora esculpimos.

Solstice

Reconduisons peu à peu la vie,
peu à peu, mais avec toute la confiance,
non par les vieilles allées et les sentiers
grandiloquents mais en prenant le discret
chemin du faire et défaire quotidiens.
Reconduisons-la avec doutes et projets,
turpitudes, aspirations et défaillances;
humainement, entre vacarme et angoisses,
par le goulot des années qu’il nous reste à vivre.

Dans la solitude, mais non pas solitaires,
reconduisons la vie, avec la certitude
qu’aucun effort ne peut finir dans le désert.
Un jour viendra quelqu’un boira à pleines mains
l’eau de lumière qui sourdra des pierres
de ce temps nouveau que nous sculptons.

Joie de la parole. Traduction: Patrick Gifreu. Orphée La Différence. 1993.

Équinoxe de mars vendredi 20 mars 2020 à 04h49

Nicanor Parra II

Solo de piano

Ya que la vida del hombre no es sino una acción a distancia,
Un poco de espuma que brilla en el interior de un vaso;
Ya que los árboles no son sino muebles que se agitan:
No son sino sillas y mesas en movimiento perpetuo;
Ya que nosotros mismos no somos más que seres
(Como el Dios mismo no es otra cosa que Dios)
Ya que no hablamos para ser escuchados
Sino para que los demás hablen
Y el eco es anterior a las voces que lo producen;
Ya que ni siquiera tenemos el consuelo de un caos
En el jardín que bosteza y que llena de aire,
Un rompecabezas que es preciso resolver antes de morir
Para poder resucitar después tranquilamente
Cuando se ha usado en exceso de la mujer;
Ya que también existe un cielo en el infierno,
Dejad que yo también haga algunas cosas:

Yo quiero hacer un ruido con los pies
Y quiero que mi alma encuentre su cuerpo.

Poemas y antipoemas, 1954.

Solo de piano

Puisque la vie d’un homme n’est qu’une action à distance,
Un peu d’écume qui brille à l’intérieur d’un verre;
Puisque les arbres ne sont rien que des meubles qui bougent:
Rien que des tables, des chaises en mouvement perpétuel;
Puisque nous-mêmes nous ne sommes plus que des êtres
(Comme le dieu lui-même n’est pas autre chose que dieu);
Puisque nous ne parlons plus pour être écoutés
Mais pour que les autres parlent
Et que l’écho est antérieur aux voix qui le produisent;
Puisque nous n’avons même pas la consolation d’un chaos
Dans le jardin qui bâille et qui se remplit d’air,
Un casse-tête qu’il faut résoudre avant de mourir
Pour pouvoir ensuite tranquillement ressusciter
Quand on a usé de la femme à l’excès;
Puisqu’il y a aussi un ciel en enfer,
Permettez que je fasse moi aussi deux trois choses :

Je veux faire du bruit avec les pieds
Et je veux que mon âme trouve son corps.

(Traduction Bernard Pautrat)

Piano Solo

Since man’s life is nothing but a bit of action at a distance,
A bit of foam shining inside a glass;
Since trees are nothing but moving trees;
Nothing but chairs and tables in perpetual motion;
Since we ourselves are nothing but beings
(As the godhead itself is nothing but God);
Now that we do not speak solely to be heard
But so that others may speak
And the echo precede the voice that produces it;
Since we do not even have the consolation of a chaos
In the garden that yawns and fills with air,
A puzzle that we must solve before our death
So that we may nonchalantly resuscitate later on
When we have led woman to excess;
Since there is also a heaven in hell,
Permit me to propose a few things

I wish to make a noise with my feet
I want my soul to find its proper body.

(Traduction William Carlos Williams.)

William Carlos Williams 1883-1963.

Nicanor Parra 1914 – 2018

Nicanor Parra.

En période de confinement, je relis les poèmes de Nicanor Parra, poète chilien. C’est à lui que l’on doit la notion d’antipoésie. Il a publié en 1954 Poemas y antipoemas. Il s’opposait ainsi à la poésie chilienne traditionnelle représentée par Gabriela Mistral, Pablo Neruda, Vicente Huidobro ou Pablo de Rokha. Certains de ses poèmes ont été traduits en anglais par Allen Ginsberg, Lawrence Ferlinghetti et William Carlos Williams. Roberto Bolaño affirmait: “Parra écrit comme s’il allait être électrocuté le lendemain.”

Quelques dates:
5 septembre 1914 : naissance à San Fabián de Alico (Chili).

1954 : Poemas y antipoemas. Santiago, Editorial Nascimiento.

5 février 1967: Suicide de sa soeur, la chanteuse Violeta Parra.

1969: Premio Nacional de Literatura.

1991 : Premio de Literatura Latinoamericana y del Caribe Juan Rulfo.

2006 : Premier tome de ses oeuvres complètes. Obras completas & algo + (1935-1972). Barcelone, Galaxia Gutenberg et Círculo de Lectores.

2011: Second tome de ses oeuvres complètes. Obras completas & algo + (1975-2006). Barcelone, Galaxia Gutenberg et Círculo de Lectores.

1 décembre 2011: Prix Cervantes.

2017 : Poèmes et antipoèmes ( Éditions du Seuil, Paris).

23 janvier 2018 : Mort à La Reina, près de Santiago (Chili).

Nicanor Parra. Santiago, Centro Cultural La Moneda. 2007.

Soliloquio del individuo

Yo soy el Individuo.
Primero viví en una roca
(Allí grabé algunas figuras).
Luego busqué un lugar más apropiado.
Yo soy el Individuo.
Primero tuve que procurarme alimentos,
Buscar peces, pájaros, buscar leña,
(Ya me preocuparía de los demás asuntos).
Hacer una fogata,
Leña, leña, dónde encontrar un poco de leña,
Algo de leña para hacer una fogata,
Yo soy el Individuo.
Al mismo tiempo me pregunté,
Fui a un abismo lleno de aire;
Me respondió una voz:
Yo soy el Individuo.
Después traté de cambiarme a otra roca,
Allí también grabé figuras,
Grabé un río, búfalos,
Grabé una serpiente,
Yo soy el Individuo.
Pero no. Me aburrí de las cosas que hacía,
El fuego me molestaba,
Quería ver más,
Yo soy el Individuo.
Bajé a un valle regado por un río,
Allí encontré lo que necesitaba,
Encontré un pueblo salvaje,
Una tribu,
Yo soy el Individuo.
Vi que allí se hacían algunas cosas,
Figuras grababan en las rocas,
Hacían fuego, ¡también hacían fuego!
Yo soy el Individuo.
Me preguntaron que de dónde venía.
Contesté que sí, que no tenía planes determinados,
Contesté que no, que de ahí en adelante.
Bien.
Tomé entonces un trozo de piedra que encontré en un río
Y empecé a trabajar con ella,
Empecé a pulirla,
De ella hice una parte de mi propia vida.
Pero esto es demasiado largo.
Corté unos árboles para navegar,
Buscaba peces,
Buscaba diferentes cosas,
(Yo soy el Individuo).
Hasta que me empecé a aburrir nuevamente.
Las tempestades aburren,
Los truenos, los relámpagos,
Yo soy el Individuo.
Bien. Me puse a pensar un poco,
Preguntas estúpidas se me venían a la cabeza.
Falsos problemas.
Entonces empecé a vagar por unos bosques.
Llegué a un árbol y a otro árbol,
Llegué a una fuente,
A una fosa en que se veían algunas ratas:
Aquí vengo yo, dije entonces,
¿Habéis visto por aquí una tribu,
Un pueblo salvaje que hace fuego?
De este modo me desplacé hacia el oeste
Acompañado por otros seres,
O más bien solo.
Para ver hay que creer, me decían,
Yo soy el Individuo.
Formas veía en la obscuridad,
Nubes tal vez,
Tal vez veía nubes, veía relámpagos,
A todo esto habían pasado ya varios días,
Yo me sentía morir;
Inventé unas máquinas,
Construí relojes,
Armas, vehículos,
Yo soy el Individuo.
Apenas tenía tiempo para enterrar a mis muertos,
Apenas tenía tiempo para sembrar,
Yo soy el Individuo.
Años más tarde concebí unas cosas,
Unas formas,
Crucé las fronteras
Y permanecí fijo en una especie de nicho,
En una barca que navegó cuarenta días,
Cuarenta noches,
Yo soy el Individuo.
Luego vinieron unas sequías,
Vinieron unas guerras,
Tipos de color entraron en el valle,
Pero yo debía seguir adelante,
Debía producir.
Produje ciencia, verdades inmutables,
Produje tanagras,
Di a luz libros de miles de páginas,
Se me hinchó la cara,
Construí un fonógrafo,
La máquina de coser,
Empezaron a aparecer los primeros automóviles.
Yo soy el Individuo.
Alguien segregaba planetas,
¡Árboles segregaba!
Pero yo segregaba herramientas,
Muebles, útiles de escritorio,
Yo soy el Individuo.
Se construyeron también ciudades,
Rutas,
Instituciones religiosas pasaron de moda,
Buscaban dicha, buscaban felicidad,
Yo soy el Individuo.
Después me dediqué mejor a viajar,
A practicar, a practicar idiomas,
Idiomas,
Yo soy el Individuo.
Miré por una cerradura,
Sí, miré, qué digo, miré,
Para salir de la duda miré,
Detrás de unas cortinas,
Yo soy el Individuo.
Bien.
Mejor es tal vez que vuelva a ese valle,
A esa roca que me sirvió de hogar,
Y empiece a grabar de nuevo,
De atrás para adelante grabar
El mundo al revés.
Pero no: la vida no tiene sentido.

Poemas y antipoemas, 1954.

Soliloque de l’individu

Je suis l’Individu.
D’abord j’ai vécu dans un rocher
(Là j’ai gravé quelques figures).
Puis j’ai cherché un endroit plus approprié.
Je suis l’Individu.
D’abord il m’ a fallu me procurer des aliments,
Chercher des poissons, des oiseaux, du bois,
(Après je m’occuperais du reste).
Faire du feu,
Du bois, du bois, où trouver un peu de bois,
Un peu de bois pour faire du feu,
Je suis l’Individu.
En même temps je me suis questionné,
C’était comme un abîme plein d’air;
Une voix m’a répondu:
Je suis l’Individu.
Après j’ai cherché à déménager pour un autre rocher,
Là aussi j’ai gravé des figures,
J’ai gravé un fleuve, des buffles,
Je suis l’Individu.
Mais non. j’en ai eu assez des choses que je faisais,
Le feu me dérangeait,
Je voulais voir plus,
Je suis l’Individu.
Je suis descendu dans une vallée arrosée par un fleuve,
Là j’ai trouvé ce dont j’avais besoin,
J’ai trouvé un peuple sauvage,
Une tribu,
Je suis l’Individu.
J’ai vu que là ils faisaient certaines choses,
Ils gravaient des figures sur les rochers,
Ils faisaient du feu, eux aussi ils faisaient du feu!
Je suis l’Individu.
Ils m’ont demandé d’où je venais.
J’ai répondu que oui, que je n’avais pas de plans déterminés,
J’ai répondu que non, et que désormais.
Bien.
Alors j’ai pris un morceau de pierre trouvé dans une rivière
Et je me suis mis à travailler avec,
Je me suis mis à le polir,
J’ai fait de lui une partie de ma vie.
Seulement ça c’est trop long.
J’ai coupé des arbres pour naviguer,
Je cherchais des poissons,
Je cherchais différentes choses,
(Je suis l’Individu).
Sur quoi j’ai recommencé à m’ennuyer.
Les tempêtes c’est ennuyeux,
Les coups de tonnerre, les éclairs,
Je suis l’Individu.
Bien. Je me suis mis à penser un peu.
Des questions stupides me passaient pas la tête.
Des faux problèmes.
Alors j’ai commencé à errer dans des bois.
Je suis arrivé à un arbre puis à un autre arbre,
Je suis arrivé à une source,
Á une fosse où l’on voyait des rats:
Me voilà, j’ai dit,
Vous n n’auriez pas vu une tribu par ici,
Un peuple sauvage qui fait du feu?
C’est comme ça que je me suis déplacé vers l’ouest
Accompagné par d’autres êtres,
Ou plutôt seul.
Pour voir il faut croire, ils me disaient,
Je suis l’Individu.
Je voyais des formes dans l’obscurité,
Peut-être des nuages,
Peut-être que je voyais des nuages, des éclairs,
A tout ça bien des jours avaient passé,
Je me sentais mourir;
J’ai inventé des machines,
J’ai construit des horloges,
Des armes, des véhicules,
Je suis l’Individu.
Á peine si j’avais le temps d’enterrer mes morts,
Á peine si j’avais le temps de semer,
Je suis l’Individu.
Des années plus tard j’ai conçu des choses,
Des formes,
J’ai passé les frontières
Et je me suis fixé dans une espèce de niche,
Dans une barque qui a navigué quarante jours,
Quarante nuits,
Je suis l’Individu.
Ensuite sont venues des sécheresses,
Sont venues des guerres,
Des types de couleur sont entrés dans la vallée,
Mais moi je devais continuer à aller de l’avant,
Je devais produire.
J’ai produit la science, les vérités immuables,
J’ai produit les tanagras,
J’ai donné le jour à des livres qui faisaient des milliers de pages,
Ma tête a enflé,
J’ai construit un phonographe,
La machine à coudre,
Les premières automobiles ont fait leur apparition,
Je suis l’Individu.
Quelqu’un sécrétait les planètes,
Sécrétait les arbres!
Mais moi je sécrétais des outils,
Des meubles, des accessoires de bureau,
Je suis l’Individu.
On a aussi construit des villes,
Des routes,
Les institutions religieuses ont passé de mode,
On cherchait le bonheur, on cherchait la félicité,
Je suis l’Individu.
Ensuite je me suis plutôt consacré à voyager,
Á pratiquer, à pratiquer des langues,
Des langues,
Je suis l’Individu.
J’ai regardé par un trou de serrure,
Si, j’ai regardé, je le dis, regardé,
Pour sortir du doute, j’ai, regardé,
Derrière des rideaux,
Je suis l’Individu.
Bien.
Peut-être vaut-il mieux que je retourne à cette vallée,
Á ce rocher qui m’a servi de foyer,
Et que je recommence à graver,
En marche arrière graver
Le monde à l’envers.
Mais non: la vie n’a pas de sens.

Poèmes et antipoèmes. Editions du Seuil. 2017. Traduit par Bernard Pautrat avec la collaboration de Felipe Tupper.