Un gos abandonat va carretera enllà buscant l’esclavitud en el perill. Panteixant, al capvespre, li queda encara força per bordar els primers fars, que l’enlluernen. La carretera passa vora el mar en una costa abrupta. El món pot ser bellíssim però ha de portar inclosa l’humiliació. Somiar no és res més que buscar un amo.
Amar es dónde. Visor, 2015.
Lejos
Un perro abandonado va por la carretera,
busca la esclavitud en el peligro.
Cuando anochece,
jadeante, le quedan aún fuerzas
para ladrar a los primeros faros,
que lo deslumbran.
La carretera pasa junto al mar
en una costa abrupta.
El mundo puede ser bellísimo,
pero tiene que incluir la humillación.
Soñar tan sólo es
buscar un amo.
Amar es dónde. Visor, 2015.
Loin
Un chien errant marche sur la route,
cherchant sa soumission dans le danger.
Haletant, au crépuscule, il lui reste encore des forces
pour aboyer aux premiers phares qui l’éblouissent.
La route longe la mer
sur une côte abrupte.
Le monde peut être magnifique
mais doit porter en lui l’humiliation.
Rêver n’est que chercher un maître.
Leçons de vertige, anthologie établie par Noé Pérez-Núñez, poèmes traduits du catalan, édition bilingue français-catalan, éditions Les Hauts-Fonds, 2016.
Je remercie une fois de plus M P. F. qui poste sur Facebook de magnifiques poèmes, toujours excellemment illustrés. Elle m’ a fait rechercher les recueils de poésies d’Eliseo Diego qui se trouvent dans ma bibliothèque.
Ce grand poète cubain fait partie d’une grande famille d’écrivains et de musiciens: sa femme, Bella García Marruz, son fils Eliseo Alberto (Lichi) (1951-2011), sa fille Josefina de Diego (Fefé), son beau frère, Cintio Vitier (1921-2009), sa belle soeur Fina García Marruz (1923), ses neveux musiciens Sergio Vitier (1948-2016) et José María Vitier (1954).
Eliseo Diego, Cintio Vitier, Virgilio Piñera (1912-1979) étaient parmi les fondateurs de la revue Orígenes, dirigée par José Lezama Lima (1910-1976) et José Rodríguez Feo (1920-1993). Quarante numéros furent publiés entre 1944 y 1956. C’était la publication culturelle cubaine la plus importante de cette époque.
Eliseo Diego a obtenu le Prix national de Littérature de Cuba en 1986 et le Prix Juan Rulfo de littérature latino-américaine pour l’ensemble de son oeuvre poétique en 1993.
Trois exemples de sa poésie:
El oscuro esplendor
Juega el niño con unas pocas piedras inocentes
en el cantero gastado y roto
como paño de vieja.
Yo pregunto:
qué irremediable catástrofe separa
sus manos de mi frente de arena,
su boca de mis ojos impasibles.
Y suplico
al menudo señor que sabe conmover
la tranquila tristeza de las flores, la sagrada
costumbre de los árboles dormidos.
Sin quererlo
el niño distraídamente solitario empuja
la domada furia de las cosas, olvidando
el oscuro esplendor que me ciega y él desdeña.
El oscuro esplendor, 1966.
L’obscure splendeur
L’enfant joue avec quelques innocents cailloux sur la plate-bande usée et trouée comme un fichu de vieille.
Moi je demande quelle irrémédiable catastrophe sépare ses mains de mon front de sable, sa bouche de mes yeux impassibles.
Et je supplie le petit maître qui sait émouvoir la tranquille tristesse des fleurs, la sainte coutume des arbres endormis.
Sans le vouloir l’enfant, distraitement solitaire, pousse la fureur subjuguée des choses, sans se douter de l’obscure splendeur qui m’aveugle et que lui dédaigne.
L’obscure splendeur. Edition de la Différence, Orphée. 1996. Traduit par Jean-Marc Pelorson.
No es más
por selva oscura
Un poema no es más
que una conversación en la penumbra
del horno viejo, cuando ya
todos se han ido, y cruje
afuera el hondo bosque; un poema
no es más que unas palabras
que uno ha querido, y cambian
de sitio con el tiempo, y ya
no son más que una mancha, una
esperanza indecible;
un poema no es más
que la felicidad, que una conversación
en la penumbra, que todo
cuanto se ha ido, y ya
es silencio.
El oscuro esplendor, 1966.
Ce n’est que por selva oscura… Le poème ce n’est qu’une conversation dans la pénombre du vieux fourneau, lorsque déjà tout le monde s’en est allé, et que frémit dehors le profond bois; un poème
ce n’est que quelques mots
qu’on a chéris, et qui changent
de place avec le temps, pour n’être désormais
qu’une tache, qu’une
indicible espérance;
un poème ce n’est que le bonheur, qu’une conversation dans la pénombre, que tout ce qui s’en est allé, et n’est plus que silence.
L’obscure splendeur. Edition de la Différence, Orphée. 1996. Traduit par Jean-Marc Pelorson.
Versiones
La muerte es esa pequeña jarra, con flores
pintadas a mano, que hay en todas las casas y que
uno jamás se detiene a ver.
La muerte es ese pequeño animal que ha
cruzado en el patio, y del que nos consuela la
ilusión, sentida como un soplo, de que es sólo el gato
de la casa, el gato de costumbre, el gato que ha
cruzado y al que ya no volveremos a ver.
La muerte es ese amigo que aparece en las
fotografías de la familia, discretamente a un lado,
y al que nadie acertó nunca a reconocer.
La muerte, en fin, es esa mancha en el muro
que una tarde hemos mirado, sin saberlo, con un poco
de terror.
Versiones, 1970.
Versions
La mort est cette petite jarre, couverte
de fleurs peintes à la main, qui est dans toutes
les maisons, et sur qui jamais ne s’arrêtent les yeux.
La mort est ce petit animal qui est
passé dans la cour et dont on se remet en se
disant dans une bouffée d’illusion que ce n’est
que le chat de maison, le chat de toujours, le
chat qui est passé et qu’on ne reverra plus.
La mort est cet ami qu’on voit sur les
photos de famille, discrètement marginal, et
que personne n’a jamais réussi à reconnaître.
La mort, enfin, c’est cette tache sur le
mur qu’un soir nous avons regardée, sans le
savoir, avec un soupçon de terreur.
L’obscure splendeur. Edition de la Différence, Orphée. 1996. Traduit par Jean-Marc Pelorson.
Para Manuel Gonzalez Prada, esta emoción bravía y selecta, una de las que, con más entusiasmo, me ha aplaudido el gran maestro.
Dios mío, estoy llorando el ser que vivo; me pesa haber tomádote tu pan; pero este pobre barro pensativo no es costra fermentada en tu costado: ¡tú no tienes Marías que se van!
Dios mío, si tú hubieras sido hombre,
hoy supieras ser Dios;
pero tú, que estuviste siempre bien,
no sientes nada de tu creación.
¡Y el hombre sí te sufre: el Dios es él!
Hoy que en mis ojos brujos hay candelas,
como en un condenado,
Dios mío, prenderás todas tus velas,
y jugaremos con el viejo dado…
Tal vez ¡oh jugador! al dar la suerte
del universo todo,
surgirán las ojeras de la Muerte,
como dos ases fúnebres de lodo.
Dios míos, y esta noche sorda, obscura, ya no podrás jugar, porque la Tierra es un dado roído y ya redondo a fuerza de rodar a la aventura, que no puede parar sino en un hueco, en el hueco de inmensa sepultura.
Los heraldos negros. 1918.
Les dés éternels
Mon Dieu, je pleure sur l’être que je vis ; je regrette d’avoir pris ton pain ; mais la pauvre boue pensive que je suis n’est pas croûte fermentée dans ton flanc : toi tu n’as pas de Maries qui s’en vont !
Mon Dieu, si tu avais été un homme, aujourd’hui tu saurais être Dieu ; mais toi, qui as toujours été bien, tu ne sens rien de ta création. En fait l’homme te souffre : le Dieu c’est lui !
Aujourd’hui que dans mes yeux sorciers luisent des chandelles, comme dans ceux d’un damné, mon Dieu, tu vas allumer tous tes cierges, et nous jouerons avec le vieux dé… Peut-être que, oh joueur ! sortant le chiffre de l’univers entier surgiront les cernes de la Mort, comme deux funèbres as de boue.
Mon Dieu, en cette nuit sourde, obscure, tu ne pourras plus jouer, car la Terre est un dé rongé et désormais rond à force de rouler à l’aventure, qui ne peut s’arrêter que dans un trou, le trou d’une immense sépulture.
Les hérauts noirs –Poésie complète 1919-1937 (Flammarion, 2009)– Traduit de l’espagnol (Pérou) par Nicole Réda-Euvremer.
Manuel González Prada (Lima, 5 janvier 1844 – Lima, 22 juillet 1918) était un philosophe et poète péruvien, auteur d’essais, théoricien radical puis idéologue anarchiste. Directeur de la Bibliothèque nationale du Pérou en 1912, il reçut de jeunes écrivains comme César Vallejo et José Carlos Mariategui. Il défendait toutes les libertés, en particulier la liberté de culte et la liberté d’expression ainsi qu’une éducation laïque. César Vallejo l’avait interviewé en mars 1918, peu avant sa mort.
Le poète chilien Armando Uribe Arce est mort dans la nuit du 22 au 23 janvier 2020 à Santiago. Le 23 janvier 2018 était mort le grand poète Nicanor Parra à 103 ans. Nous étions alors en voyage au Chili. J’avais acheté dans une librairie près du très beau Musée chilien d’art précolombien juste avant notre vol de retour en France Antología errante (1954-2016) d’Armando Uribe, livre publié par la maison d’édition Lumen.
Ce poète et écrivain chilien fut avocat, diplomate – ambassadeur en Chine- et professeur. Militant de la gauche chrétienne, il s’exila en France en 1973 avec sa famille. Il fut déchu de la nationalité chilienne par la junte militaire en 1974 et ne revint d’exil qu’en 1990.
Il faisait partie de ce que l’on a appelé la «Generación del 50», avec d’autres poètes importants comme Enrique Lihn (1929-1988), Miguel Arteche (1926-2012) et Jorge Teillier (1935-1996).
En 1957, il épousa Cecilia Echeverría Eguiguren. Il vivra avec elle 44 ans. Elle mourut en 2001, victime d’une crise cardiaque. Ils eurent cinq enfants. Depuis la mort de son fils Francisco en 1998, il vivait reclus dans son appartement face au Parque Forestal de Santiago et ne sortait de chez lui que pour de courtes visites chez son médecin.
En 2004, il a obtenu le Prix national de littérature. Il a publié en 2002 son autobiographie Memorias para Cecilia (rééditée en 2016 chez Lumen) et en 2018 une seconde partie Vida viuda.
Son plus grand livre est, semble-t-il, No hay lugar. Poesía. Colección Letras de América, Editorial Universitaria, Santiago, 1970. Il est téléchargeable légalement sur le site Memoria Chilena
Te amo y te odio. Dirás cómo es posible.
No sé. Yo te amo y te odio.
xxx
No te amo, amo los celos que te tengo,
son lo único tuyo que me queda,
los celos y la rabia que te tengo,
hidrófobo de ti me ahogo en vino.
No te amo, amo mis celos, esos celos
son lo único tuyo que me queda.
Cuando desaparezca en esos cielos
de odio te ladraré porque no vienes.
xxx
¡Jovencito! Yo nunca he sido joven,
le que se llama joven. Como un viejo
de cinco años de edad meditaba en la muerte
revolviendo una poza con un palo.
(A los quince, a los veinte, a los veintiocho
revolvía una poza con un palo).
xxx
Parecido a mi abuelo, con su abrigo
me paseo gravemente por mi pieza
a los doce años. Leo las cartas de Lord Chesterfield.
El resultado es éste: a los treinta y cinco años
estoy tendido en la cama de mi pieza
y soy mi propio abuelo.
xxx
En el principio estaba, Dios mío, ¿quién estaba?
El verbo ser y el verbo estar estaban,
colgados de una escobilla de dientes
¡qué original! ¡qué mentiroso!
Y estaba el espíritu invisible
creando cosas como un loco,
sacándoselas de la manga como un manco.
xxx
Las ganas de morir y las ganas de amar son mellizas que me aman.
El reloj de arena ¿Qué tienes que contar, reloj molesto, en un soplo de vida desdichada que se pasa tan presto? ¿En un camino que es una jornada, breve y estrecha, de este al otro polo, siendo jornada que es un paso solo? Que, si son mis trabajos y mis penas, no alcanzaras allá, si capaz vaso fueses de las arenas, en donde el alto mar detiene el paso. Deja pasar las horas sin sentirlas, que no quiero medirlas, ni que me notifiques de esa suerte los términos forzosos de la muerte. No me hagas más guerra; déjame, y nombre de piadoso cobra, que harto tiempo me sobra para dormir debajo de la tierra.
Pero si acaso por oficio tienes
el contarme la vida,
presto descansarás, que los cuidados
mal acondicionados,
que alimenta lloroso
el corazón cuitado y lastimoso,
y la llama atrevida
que amor, ¡triste de mí!, arde en mis venas
(menos de sangre que de fuego llenas),
no sólo me apresura
la muerte, pero abréviame el camino;
pues, con pie doloroso,
mísero peregrino,
doy cercos a la negra sepultura.
Bien sé que soy aliento fugitivo;
ya sé, ya temo, ya también espero
que he de ser polvo, como tú, si muero,
y que soy vidrio, como tú, si vivo.
1611.
Francisco de Quevedo y Villegas (1580-1645) est un des maîtres de la littérature baroque espagnole. Jorge Luis Borges lui consacre un poème de El hacedor où il reprend le vers “Y su epitafio la sangrienta luna” (“Et son épitaphe la Lune ensanglantée”), tiré du sonnet Memoria inmortal de Don Pedro Girón, Duque de Osuna, muerto en la prisión. Le poète mexicain Octavio Paz le compare à Baudelaire.
A un viejo poeta (Jorge Luis Borges)
Caminas por el campo de Castilla y casi no lo ves. Un intrincado versículo de Juan es tu cuidado y apenas reparaste en la amarilla
puesta del sol. La vaga luz delira y en el confín del Este se dilata esa luna de escarnio y de escarlata que es acaso el espejo de la Ira.
Alzas los ojos y la miras. Una memoria de algo que fue tuyo empieza y se apaga. La pálida cabeza
bajas y sigues caminando triste, sin recordar el verso que escribiste: Y su epitafio la sangrienta luna.
Pourquoi ne pas mettre sur ce blog des poèmes que presque tout le monde connaît? (bis repetita)
Les colchiques
Le pré est vénéneux mais joli en automne Les vaches y paissant Lentement s’empoisonnent Le colchique couleur de cerne et de lilas Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-la Violâtres comme leur cerne et comme cet automne Et ma vie pour tes yeux lentement s’empoisonne
Les enfants de l’école viennent avec fracas Vêtus de hoquetons et jouant de l’harmonica Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères Filles de leurs filles et sont couleur de tes paupières Qui battent comme les fleurs battent au vent dément
Le gardien du troupeau chante tout doucement Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l’automne
Alcools, 1913.
Ce poème a été écrit probablement en 1901 pour évoquer l’amour du poète pour Annie Playden, la gouvernante de la jeune fille dont il est le précepteur.
Rien ne reste de rien (Nada fica de nada, 1932) (Fernando Pessoa – Ricardo Reis )
Rien ne reste de rien. Et nous ne sommes rien.
Au soleil et au vent quelque peu nous nous arriérons
De l’irrespirable ténèbre qui nous grèvera
De l’humide terre imposée,
Cadavres ajournés qui procréent.
Lois promulguées, statues contemplées, odes achevées –
Tout connaît son tombeau. Si nous, amas de chairs
Qu’un intime soleil nourrit de sang, avons
Notre couchant, pourquoi pas elles ?
Nous sommes contes contant contes, rien.
*
Nada fica de nada. Nada somos.
Um pouco ao sol e ao ar nos atrasamos
Da irrespirável treva que nos pese
Da humilde terra imposta,
Cadáveres adiados que procriam.
Leis feitas, estátuas vistas, odes findas —
Tudo tem cova sua. Se nós, carnes
A que um íntimo sol dá sangue, temos
Poente, por que não elas?
Somos contos contando contos, nada.
Odes éparses.
(Merci à Marie-Laure D.)
Fernando Pessoa a créé une œuvre poétique sous différents hétéronymes en plus de son propre nom. Les plus importants sont Alberto Caeiro (qui incarne la nature et la sagesse païenne); Ricardo Reis, (l’épicurisme à la manière d’Horace); Alvaro de Campos, (le «modernisme» et la désillusion); Bernardo Soares, modeste employé de bureau à la vie insignifiante (auteur du Livre de l’intranquillité). Il a utilisé au moins soixante-douze alias en incluant les simples pseudonymes et semi-hétéronymes.
José Saramago (Prix Nobel de littérature en 1998) a publié en 1984 un roman O Ano da Morte de Ricardo Reis, traduit en français en 1988 sous le titre de L’Année de la mort de Ricardo Reis aux Éditions du Seuil.
Les cendres de Fernando Pessoa ont été transférées en 1988 pour le centenaire de sa naissance au Monastère des Hiéronymites de Lisbonne à une centaine de pas de Camoens et de Vasco de Gama.
Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées,
Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
Derrière les ennuis et les vastes chagrins Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse, Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;
Celui dont les pensées, comme des alouettes, Vers les cieux le matin prennent un libre essor, – Qui plane sur la vie, et comprend sans effort Le langage des fleurs et des choses muettes !
Les Fleurs du mal (1857)
Élévation est le troisième de la section Spleen et Idéal du recueil Les Fleurs du mal, publié en 1857. 5 quatrains d’alexandrins. Rimes embrassées. Forme classique. Baudelaire, précurseur du symbolisme.
(A mes deux grands-pères Gaspar Luis F. et Diego A. qui traversèrent la Méditerranée à la recherche d’ une vie meilleure.)
L’émigrant de Landor Road
À André Billy
Le chapeau à la main il entra du pied droit Chez un tailleur très chic et fournisseur du roi Ce commerçant venait de couper quelques têtes De mannequins vêtus comme il faut qu’on se vête
La foule en tous les sens remuait en mêlant Des ombres sans amour qui se traînaient par terre Et des mains vers le ciel plein de lacs de lumière S’envolaient quelquefois comme des oiseaux blancs
Mon bateau partira demain pour l’Amérique Et je ne reviendrai jamais Avec l’argent gagné dans les prairies lyriques Guider mon ombre aveugle en ces rues que j’aimais
Car revenir c’est bon pour un soldat des Indes
Les boursiers ont vendu tous mes crachats d’or fin
Mais habillé de neuf je veux dormir enfin
Sous des arbres pleins d’oiseaux muets et de singes
Les mannequins pour lui s’étant déshabillés Battirent leurs habits puis les lui essayèrent Le vêtement d’un lord mort sans avoir payé Au rabais l’habilla comme un millionnaire
Au-dehors les années Regardaient la vitrine Les mannequins victimes Et passaient enchaînées
Intercalées dans l’an c’étaient les journées veuves
Les vendredis sanglants et lents d’enterrements
De blancs et de tout noirs vaincus des cieux qui pleuvent
Quand la femme du diable a battu son amant
Puis dans un port d’automne aux feuilles indécises Quand les mains de la foule y feuillolaient aussi Sur le pont du vaisseau il posa sa valise Et s’assit
Les vents de l’Océan en soufflant leurs menaces
Laissaient dans ses cheveux de longs baisers mouillés
Des émigrants tendaient vers le port leurs mains lasses
Et d’autres en pleurant s’étaient agenouillés
Il regarda longtemps les rives qui moururent Seuls des bateaux d’enfant tremblaient à l’horizon Un tout petit bouquet flottant à l’aventure Couvrit l’Océan d’une immense floraison
Il aurait voulu ce bouquet comme la gloire Jouer dans d’autres mers parmi tous les dauphins Et l’on tissait dans sa mémoire Une tapisserie sans fin Qui figurait son histoire
Mais pour noyer changées en poux Ces tisseuses têtues qui sans cesse interrogent Il se maria comme un doge Aux cris d’une sirène moderne sans époux
Gonfle-toi vers la nuit Ô Mer Les yeux des squales Jusqu’à l’aube ont guetté de loin avidement Des cadavres de jours rongés par les étoiles Parmi le bruit des flots et les derniers serments
Alcools, 1913.
Guillaume Apollinaire (1880- 1918) a été précepteur et professeur de français en Allemagne, en mai 1901. Il y rencontre Annie Playden, la gouvernante anglaise de Gabrielle, fille de Élinor Hölterhoff, vicomtesse de Milhau. Il en tombe amoureux et ont une liaison. Alcools présente deux cycles consacrés à deux femmes qu’il a aimées: Annie Playden (1880-1967) et Marie Laurencin (1883-1956). L’Emigrant de Landor Road (1904) appartient au premier cycle. Il a été écrit après le second voyage à Londres et le départ de la jeune fille en Amérique. Le titre du poème évoque la rue où elle habitait à Londres. Le poète s’y est rendu plusieurs fois. Ce poème est empreint de la tristesse d’Apollinaire, séparé définitivement de celle qu’il aime. L’émigrant est à la fois la femme qui part et l’amant délaissé. Le texte retrace l’itinéraire physique et psychologique d’un homme qui court à sa perte. Il a été publié en décembre 1905 dans la revue Vers et Prose. Il sera réécrit, en 1906, en prose puis à nouveau en vers.
Homme cible ou Portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire (Giorgio de Chirico). 1914. Paris, Centre Georges Pompidou.
Dans la partie arrière de tableau de Giorgio de Chirico, dans l’embrasure d’une lucarne, apparaît la silhouette de Guillaume Apollinaire de profil dans l’ombre. Un cercle au fin contour blanc a été tracé sur sa tempe. Il rappelle les cibles des stands de tir. Un autre, plus petit, a été dessiné sur sa clavicule. Il forme comme un clou planté dans l’épaule; un trait, blanc et fin souligne la naissance du bras. Cette oeuvre de 1914 est un des tableaux fondateurs du Surréalisme. Ce terme sera inventé par Guillaume Apollinaire trois ans plus tard. Il a une curieuse histoire. Homme cible est offert par de Chirico à son ami Apollinaire, qui est un de ses premiers et plus fervents défenseurs. En 1916, le poète est mobilisé et il est blessé par un éclat d’obus sur la tempe, à l’endroit précis où le peintre avait placé sa cible. De Chirico aurait eu la prescience du drame à venir. Il aurait anticipé le destin du poète. Un véritable hasard objectif. Homme cible devient Portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire.
Il y a longtemps, j’enseignais l’Espagnol en collège (Quatrième et Troisième). Dans le manuel de l’époque (Lengua y Vida 2, Pierre Darmangeat, Cécile Puveland, Jeanne Fernández Santos), il y avait une belle page qui mettait en parallèle Goya et Antonio Machado. J’utilisais avec plaisir ces documents et les élèves réagissaient bien.
Cette peinture fait partie de la cinquième série des cartons pour tapisserie destinée à la salle à manger du Prince des Asturies (futur Carlos IV 1748-1819) et de sa femme Marie Louise de Bourbon-Parme au Palais du Pardo. C’est l’une des quatre représentations de chaque saison avec LasFloreras (le printemps), La Era (l’été) et La Vendimia (l’automne). Magnifique utilisation des blancs et des gris.
Campos de Soria (Antonio Machado)
V
La nieve. En el mesón al campo abierto se ve el hogar donde la leña humea y la olla al hervir borbollonea. El cierzo corre por el campo yerto, alborotando en blancos torbellinos la nieve silenciosa. La nieve sobre el campo y los caminos cayendo está como sobre una fosa. Un viejo acurrucado tiembla y tose cerca del fuego; su mechón de lana la vieja hila, y una niña cose verde ribete a su estameña grana. Padres los viejos son de un arriero que caminó sobre la blanca tierra y una noche perdió ruta y sendero, y se enterró en las nieves de la sierra. En torno al fuego hay un lugar vacío, y en la frente del viejo, de hosco ceño, como un tachón sombrío -tal el golpe de un hacha sobre un leño-. La vieja mira al campo, cual si oyera pasos sobre la nieve. Nadie pasa. Desierta la vecina carretera, desierto el campo en torno de la casa. La niña piensa que en los verdes prados ha de correr con otras doncellitas en los días azules y dorados, cuando crecen las blancas margaritas.
Campos de Castilla. 1912.
Champs de Soria
V
La neige. Dans l’auberge ouverte sur les champs on voit le foyer où le bois fume et la marmite chaude qui bouillonne. La bise court sur la terre glacée, soulevant de blancs tourbillons de neige silencieuse. La neige tombe sur les champs et les chemins comme dans une fosse. Un vieillard accroupi tremble et tousse près du feu ; la vieille femme file un écheveau de laine, et une petite fille coud un feston vert à la robe d’étamine écarlate. Les vieillards sont les parents d’un muletier qui, cheminant sur cette terre blanche, perdit une nuit son chemin et s’enterra dans la neige de la montagne. Au coin du feu il y a une place vide, et sur le front du vieillard, au plissement farouche, comme une tache sombre, -Un coup de hache sur une bûche-. La vieille femme regarde la campagne, comme si elle entendait des pas sur la neige. Personne ne passe. La route voisine est déserte, déserts les champs autour de la maison. La petite fille songe qu’elle ira courir dans les prés verts, avec d’autres fillettes, par les journées bleues et dorées, lorsque poussent les blanches pâquerettes.
Champs de Castille, Solitudes, Galeries et autres poèmes et Poésies de la guerre, traduits par Sylvie Léger et Bernard Sesé, préface de Claude Esteban, Paris, Gallimard, 1973; Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1981.