Jorge Luis Borges

Jorge Luis Borges en Buenos Aires.

Final del año

Ni el pormenor simbólico
de reemplazar un tres por un dos
ni esa metáfora baldía
que convoca un lapso que muere y otro que surge
ni el cumplimiento de un proceso astronómico
aturden y socavan
la altiplanicie de esta noche
y nos obligan a esperar
las doce irreparables campanadas.
La causa verdadera
es la sospecha general y borrosa
del enigma del Tiempo;
es el asombro ante el milagro
de que a despecho de infinitos azares,
de que a despecho de que somos
las gotas del río de Heráclito,
perdure algo en nosotros:
inmóvil,
algo que no encontró lo que buscaba.

En vísperas del año 1923.

Fervor de Buenos Aires. 1923.

Luis Cernuda

Estepona (Málaga). Buste de Luis Cernuda.

No es el amor quien muere

No es el amor quien muere,
somos nosotros mismos.

Inocencia primera
abolida en deseo,
olvido de sí mismo en otro olvido,
ramas entrelazadas,
¿por qué vivir si desaparecéis un día?

Sólo vive quien mira
siempre ante sí los ojos de su aurora,
sólo vive quien besa
aquel cuerpo de ángel que el amor levantara.

Fantasmas de la pena,
a lo lejos, los otros,
los que ese amor perdieron,
como un recuerdo en sueños,
recorriendo las tumbas
otro vacío estrechan.

Por allá van y gimen,
muertos en pie, vidas tras de la piedra,
golpeando impotencia,
arañando la sombra
con inútil ternura.

No, no es el amor quien muere.

Donde habite el olvido, 1933

Le voyage (Charles Baudelaire)

Portrait de Baudelaire (Roger Favier) pour l’illustration des Œuvres du poète , Editions Louis Conard 1922.

Composé en février 1859 durant le séjour que Charles Baudelaire fit à Honfleur chez sa mère, Mme Aupick, ce long poème qui clôt l’édition de 1861 (seconde édition) est dédié à son ami Maxime Du Camp (1822–1894) envers qui il avait quelques dettes de reconnaissance. Cette cantate finale reprend tous les thème majeurs des Fleurs du Mal. Elle semble bien la conclusion voulue par le poète pour cette édition et lui donne une unité. Il est ironique de placer ce poème sous l’égide de Maxime Du Camp, chantre inconditionnel du Progrès. Ce dernier, grand voyageur et écrivain bien oublié aujourd’hui, fut l’ami de Gustave Flaubert, de Théophile Gautier et de…Charles Baudelaire.

VII

Amer savoir, celui qu’on tire du voyage !
Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui !

Faut-il partir? rester ? Si tu peux rester, reste ;
Pars, s’il le faut. L’un court, et l’autre se tapit
Pour tromper l’ennemi vigilant et funeste,
Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit,

Comme le Juif errant et comme les apôtres,
À qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
Pour fuir ce rétiaire infâme : il en est d’autres
Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.

Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,
Nous pourrons espérer et crier : En avant !
De même qu’autrefois nous partions pour la Chine,
Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,

Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
Avec le coeur joyeux d’un jeune passager.
Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,
Qui chantent : « Par ici ! vous qui voulez manger

Le Lotus parfumé ! c’est ici qu’on vendange
Les fruits miraculeux dont votre coeur a faim ;
Venez vous enivrer de la douceur étrange
De cette après-midi qui n’a jamais de fin ! »

À l’accent familier nous devinons le spectre ;
Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.
« Pour rafraîchir ton coeur nage vers ton Électre ! »
Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.

VIII

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons !

Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

Les Fleurs du mal.1861.

Maxime Du Camp (Nadar). Années 1860.

Pablo Neruda

Pablo Neruda.

(Merci à Cécile Prévot qui m’a rappelé ce poème)

Flamenco
(Pheinicoprteris Chilensis)
Niño era yo, Pablo Neruda,
vecino del agua en Toltén,
del implacable mar, del río,
del agua encerrada en el lago.
La espesa montaña olorosa
se fotografiaba en las aguas
y el ulmo doble florecía
sobre la selva y en el agua.
Entonces, oh entonces! viví,
honor del tiempo transparente,
la visión de un angel rosado
que traía pausado vuelo.
Era su cuerpo hecho de plumas,
eran de pétalos sus alas,
era una rosa que volaba
dirigiéndose a la dulzura.
Se posó el ángel en el agua
como una nave nacarada
y resplandecía en la luz
el rosal rosa de su cuello.

Abandoné aquellas regiones
me vestí de frac y de hierro,
cambié de idioma y de estatura,
resucité de muchas muertes,
me mordieron muchos dolores,
sin cesar cambié de alegría,
pero en el fondo de mí mismo
como en aquel lago perdido
sigue viviendo la visión
de un ave o ángel indeleble
que transformó la luz del día
con el esplendor de su ser
y su movimiento rosado.

Arte de pájaros. Santiago, Ediciones Sociedad de Amigos del Arte Contemporáneo, 1966.

(…) Mais au fond de moi-même,
comme dans ce lac perdu,
continue à vivre la vision
d’un oiseau ou ange indélébile
que transforme la lumière du jour
avec la splendeur de sa présence
et son rose en mouvement.

Le chanteur chilien Ángel Parra (1943-2017), fils de Violeta Parra, a réalisé un album en 1966 à partir de ce recueil de poèmes.

Le salar d’Atacama est le salar ou dépôt salin le plus grand du Chili (3000 km²). Il est situé à 2305 mètres d’altitude dans la région d’Antofagasta, à 55 km au sud de la ville de San Pedro de Atacama, au pied des hauts volcans Licancabur (5916 m.) et Láscar (5592 m.). La lagune Chaxa est un poumon de vie dans le très hostile salar d’Atacama. Le site a été inscrit en 1996 dans la liste des “zones humides d’importance internationale”. On peut y observer les 3 espèces de flamants de la région.

Lagune Chaxa (Chili).

René Char

René Char.

Marthe

Marthe que ces vieux murs ne peuvent pas s’approprier, fontaine où se mire ma monarchie solitaire, comment pourrais-je jamais vous oublier puisque je n’ai pas à me souvenir de vous: vous êtes le présent qui s’accumule. Nous nous unirons sans avoir à nous aborder, à nous prévoir comme deux pavots font en amour une anémone géante.

Je n’entrerai pas dans votre coeur pour limiter sa mémoire. je ne retiendrai pas votre bouche pour l’empêcher de s’ouvrir sur le bleu de l’air et la soif de partir. Je veux être pour vous la liberté et le vent de la vie qui passe le seuil de toujours avant que la nuit ne devienne introuvable.

Le Poème pulvérisé, 1945-1947 in Fureur et mystère, 1962.

Jorge Luis Borges

Poème souvent étudié en cours. La traduction de Roger Caillois, relue aujourd’hui, me paraît bien décevante. Federico Calle Jorda dans un article de la revue En attendant Nadeau publié affirme même: “Il faut retraduire Borges”

https://www.en-attendant-nadeau.fr/2019/12/09/il-faut-retraduire-borges/

La lluvia
Bruscamente la tarde se ha aclarado
Porque ya cae la lluvia minuciosa.
Cae o cayó. La lluvia es una cosa
que sin duda sucede en el pasado.

Quien la oye caer ha recobrado
el tiempo en que la suerte venturosa
le reveló una flor llamada rosa
y el curioso color del colorado.

Esta lluvia que ciega los cristales
alegrará en perdidos arrabales
las negras uvas de una parra en cierto

patio que ya no existe. La mojada
tarde me trae la voz, la voz deseada,
de mi padre que vuelve y que no ha muerto.
El Hacedor. 1960.

La pluie
Soudain l’après-midi s’est éclairé
Car voici que tombe la pluie minutieuse
Tombe ou tomba. La pluie est chose
Qui certainement a lieu dans le passé.

À qui l’entend tomber est rendu
Le temps où l’heureuse fortune
Lui révéla la fleur appelée rose
Et cette étrange et parfaite couleur.

Cette pluie, qui aveugle les vitres
Réjouira en des faubourgs perdus
Les grappes noires d’une treille en une

Certaine cour qui n’existe plus. Le soir
Mouillé m’apporte la voix, la voix souhaitée
De mon père, qui revient et n’est pas mort.

L’auteur et autres textes. Traduit de l’espagnol par Roger Caillois, Gallimard, 1964.

Roger Caillois. 1962.

Charles Baudelaire

Portrait de Charles Baudelaire (Félix Vallotton), 1901.

XLI
Le port

Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie. L’ampleur du ciel, l’architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les lasser. Les formes élancées des navires, au gréement compliqué, auxquels la houle imprime des oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l’âme le goût du rythme et de la beauté. Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n’a plus ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s’enrichir.
Petits poèmes en prose (Le spleen de Paris), 1869.

Húsafik (Islande).

Louis Brauquier

Louis Brauquier.

(Un grand merci à Pierre Cohen-Bacrie qui m’a rappelé l’existence de ce poète méconnu.)

Louis Brauquier est né le 14 août 1900, rue Sainte-Marthe, à Marseille. Son ami durant toute sa vie sera l’écrivain de la Méditerranée, Gabriel Audisio (1900-1978). Il fait des études de droit et obtiendra sa licence. Commis en douane à dix-huit ans, il passe le concours du commissariat de la Marine marchande pour s’en aller naviguer sur les lignes de la Méditerranée et sur la ligne de l’Extrême-Orient. Membre du personnel des agences extérieures des Messageries Maritimes à partir de 1926, Louis Brauquier sillonne les mers et multiplie les postes, les ports et les poèmes pendant trente-cinq ans. Il se retire à Marseille en 1960, où il poursuit son œuvre de peintre. Il meurt à Paris le 7 septembre 1976, d’une congestion cérébrale, alors qu’il se rendait au chevet de Gabriel Audisio, son ami hospitalisé.

Louis Brauquier visita au Panama le cimetière français de Paraiso près de Panama City où sont enterrés des Français qui construisirent le Canal. Il ressentit « la pudeur d’être vivant ». La plupart des travailleurs enterrés là sont originaires de Martinique et de Guadeloupe. Les simples croix de fonte peintes en blanc ne comportent que des numéros. Il retint le nom de deux jeunes ingénieurs, “morts de la fièvre jaune et du Canal inachevé”. Les historiens estiment aujourd’hui que durant cette période 19 000 à 20 000 travailleurs français ont trouvé la mort sur ce chantier.

Cementerio francés Paraiso.

II

A onze heures du matin
Il fait chaud dans le cimetière
De Panama.

Il y a beaucoup de Français
Cachés sous les pierres tombales,
Dans une écoeurante chaleur.
Ils s’appelaient Ernest, André
Etaient nés à Auch dans le Gers,
A Nomeny, Meurthe et Moselle.

A onze heures du matin
Il fait chaud dans le cimetière
De Panama.
Ils sont tous morts en même temps.
81-85.
Ils sont morts de la fièvre jaune
Et du Canal inachevé

De vieux parents ont dû pleurer
Face à face, à Auch dans le Gers
Á Nomeny, Meurthe-et-Moselle

Bonne épouse, bonne mère
4 novembre 85
Pourquoi venir mourir ici?

C’est dégoûtant cette chaleur,
Il faut laisser la porte ouverte;
On entend les bruits de la rue;
On ne peut pas mourir chez soi,
Et le prêtre qui vous confesse
N’a que des péchés espagnols.

Dans l’épaisseur bleue du matin,
Âmes, je vous rends visite.
Je marche amicalement entre vous,
J’apprends vos noms et je vous offre
De la tendresse, du silence,
La pensée de notre pays
Et la pudeur d’être vivant.

Eau douce pour navires, Gallimard, 1930.

Je connais des îles lointaines.p.210. Editions de la Table Ronde 1994.

Lors de notre voyage en Islande le 28 juin, nous avons visité le village de Fáskrúðsfjörður à l’est de l’île. Le cimetière de Krossar à la sortie du village abrite les tombes de 49 marins français et belges qui perdirent la vie à proximité du fjord. Ce village accueillit des marins français venant pêcher sur les côtes islandaises de 1880 à 1914. Entre 4 000 et 5 000 marins Français pêchaient le cabillaud chaque hiver sur les bancs d’Islande.

Fáskrúðsfjörður (Islande). Cimetière des pêcheurs francais.

José Emilio Pacheco

José Emilio Pacheco.

Le poète mexicain José Emilio Pacheco est mort le dimanche 26 janvier 2014, à Mexico, à l’âge de 74 ans. Il avait reçu le prix Cervantes en 2009.

El lugar de la duda

Dice sin duda: «No hay lugar a duda».
Lo afirma, lo sostiene contundente
Desde el centro del Bien y la Verdad incontestables.
Ante su hosca certeza me pregunto cuál es
El lugar de la duda.
Y encuentro allí lo contrario
De lo que ve quien no duda.
No vivimos en calma, nunca hay paz,
La vida toda es un combate incesante.
Por eso nos convienen el tal vez, el acaso,
el quizá, el sin embargo y el no obstante.
El lugar de la duda sería entonces
El territorio de la reflexión.
La conciencia de ser también el otro
Para quien vemos siempre como el otro,
El campo de la crítica y la puerta
Que cierra el paso al dogma y a sus crímenes.

Como la lluvia. 2009.

Fernando Pessoa

Fernando Pessoa (Augusto Ferreira Gomes). Dernière photo 1 février 1935.

Fernando António Nogueira Pessoa est né le 13 juin 1888 à Lisbonne. Il y est mort le 30 novembre 1935.

Fragment 451.
« Voyager? Pour voyager il suffit d’exister. Je vais d’un jour à l’autre comme d’une gare à l’autre, dans le train de mon corps ou de ma destinée, penché sur les rues et les places, sur les visages et les gestes, toujours semblables, toujours différents, comme, du reste, le sont les paysages.
Si j’imagine, je vois. Que fais-je de plus en voyageant? Seule une extrême faiblesse de l’imagination peut justifier que l’on ait à se déplacer pour sentir.
«N’importe quelle route, et même cette route d’Entepfuhl, te conduira au bout du monde.» mais le bout du monde, depuis que le monde s’est trouvé accompli lorsqu’on en eut fait le tour, c’est justement cet Entepfuhl d’où l’on était parti. En fait, le bout du monde, comme son début lui-même, c’est notre conception du monde. C’est en nous que les paysages trouvent un paysage. C’est pourquoi, si je les imagine, je les crée; si je les crée, ils existent; s’ils existent, je les vois tout comme je vois les autres. Á quoi bon voyager? A Madrid, à Berlin, en Perse, en Chine, à chacun des pôles, où serais-je sinon en moi-même, et enfermé dans mon type et mon genre propre de sensations?
La vie est ce que nous en faisons. Les voyages, ce sont les voyageurs eux-mêmes. Ce que nous voyons n’est pas fait de ce que nous voyons, mais de ce que nous sommes.»

Le livre de l’intranquillité de Bernardo Soares. Édition intégrale. Christian Bourgois. 1999. Traduction; Françoise Laye.

« Viajar? Para viajar basta existir. Vou de dia para dia, como de estação para estação, no comboio do meu corpo, ou do meu destino, debruçado sobre as ruas e as praças, sobre os gestos e os rostos, sempre iguais e sempre diferentes, como, afinal, as paisagens são.

Se imagino, vejo. Que mais faço eu se viajo? Só a fraqueza extrema da imaginação justifica que se tenha que deslocar para sentir.

«Qualquer estrada, esta mesma estrada de Entepfuhl, te levará até ao fim do mundo.» Mas o fim do mundo, desde que o mundo se consumou dando-lhe a volta, é o mesmo Entepfuhl de onde se partiu. Na realidade, o fim do mundo, como o princípio, é o nosso conceito do mundo. É em nós que as paisagens têm paisagem. Por isso, se as imagino, as crio; se as crio, são; se são, vejo-as como às outras. Para quê viajar? Em Madrid, em Berlim, na Pérsia, na China, nos Pólos ambos, onde estaria eu senão em mim mesmo, e no tipo e género das minhas sensações?

A vida é o que fazemos dela. As viagens são os viajantes. O que vemos, não é o que vemos, senão o que somos.»

Livro do Desassossego, Edição de Richard Zenith – Assírio & Alvim, 1998, 480 p.

Lisbonne. Casa Fernando Pessoa. Dernière résidence du poète