Eugénio de Andrade

Deux poèmes d’Eugénio de Andrade :

Fais une clef, même petite

Fais une clef, même petite,
entre dans la maison.
Consens à la douceur, aie pitié
de la matière des songes et des oiseaux.

Invoque le feu, la clarté, la musique
des flancs.
Ne dis pas pierre, dis fenêtre.
Ne sois pas comme l’ombre.

Dis homme, enfant, étoile.
Répète les syllabes
où la lumière est heureuse et s’attarde.

Répète encore : homme, femme, enfant.
Là où plus jeune est la beauté.

Blanc sur blanc. 1988. Traduit du portugais par Michel Chandeigne.

Faz uma chave, mesmo pequena

Faz uma chave, mesmo pequena,
entra na casa.
Consente na doçura, tem dó
da matéria dos sonhos e das aves.

Invoca o fogo, a claridade, a música
dos flancos.
Não digas pedra, diz janela.
Não sejas como a sombra.

Diz homem, diz criança, diz estrela.
Repete as sílabas
onde a luz é feliz e se demora.

Volta a dizer: homem, mulher, criança.
Onde a beleza é mais nova.

Branco no Branco. 1984.

Avec la mer

J’apporte la mer entière dans ma tête
De cette façon
Qu’ont les jeunes femmes
D’allaiter leurs enfants ;
Ce qui ne me laisse pas dormir,
Ce n’est pas le bouillonnement de ses vagues,
Ce sont ces voix
Qui, sanglantes, se lèvent de la rue
Pour tomber à nouveau,
Et en se traînant
Viennent mourir à ma porte.

Anthologie de la poésie portugaise contemporaine 1935-2000, Traduit du portugais par Michel Chandeigne.

Com o mar

Trago o mar todo na cabeça
daquele modo
que as mulheres novas
dao de mamar aos filhos;
o que me nao deixa dormir
nao é o marulho das suas vagas,
sao essas vozes
que da rua se levantam a sangrar
para voltarema cair,
e rastejando
vêm morrer à minha porta.

Le poète portugais Eugénio de Andrade (de son vrai nom José Fontinhas) est né le 19 janvier 1923 à Póvoa de Atalaia (province de Beira Baixa). Il est d’origine paysanne. Après la séparation de ses parents, il passe son enfance avec sa mère dans son village natal. Tous deux s’installent ensuite à Lisbonne (1932-1943).
Il travaille comme fonctionnaire (inspecteur administratif des services médicaux sociaux) de 1947 à 1950, d’abord à Lisbonne , puis à Porto de 1950 à 1983.
Il est l’un des poètes les plus importants de l’après-guerre au Portugal.
Il a reçu le prix Camões de la littérature portugaise en 2001.
Il reconnaît l’influence de poètes comme Gustavo Adolfo Bécquer, San Juan de la Cruz, Fernando Pessoa, Arthur Rimbaud ou Walt Whitman. Il a traduit en portugais Federico García Lorca, Antonio Machado, Juan Ramón Jiménez et Yannis Ritsos.
Il est mort à 82 ans le 13 juin 2005 à Porto des suites d’une longue maladie neurologique.

Principaux ouvrages
1948 As mãos e os frutos (Les Mains et les Fruits)
1974 Escrita da Terra (Écrits de la terre)
1980 Matéria solar (Matière solaire. La Différence, 1986)
1982 O Peso da sombra (Le Poids de l’ombre. La Différence, 1986)
1984 Branco no branco (Blanc sur Blanc. La Différence, 1988)
1987 Vertentes do olhar (Versants du regard et autres poèmes en prose. La Différence, 1990)
1988 O Outro nome da Terra ( L’autre nom de la terre. La Différence, 1990)
1994 Oficio da paciência (Office de la patience. La Différence, 1995)
1995 O sal da língua (Le Sel de la langue. La Différence, 1999)
2000 Poesia [1940-2000]

Matière solaire, Le Poids de l’ombre et Blanc sur blanc. NRF. Poésie /Gallimard n°195. 2004.

«Ma mère est la figure centrale de ma vie. Elle habite ma poésie avec, à gauche, les bergers et, à droite, l’enfant.»

«Depuis que j’étais enfant, je n’ai connu que le soleil et l’eau…J’ai appris que peu de choses sont absolument nécessaires. Ce sont ces choses que ma poésie aime et exalte. La terre et l’eau, la lumière et le vent se sont mêlés pour donner corps à tout amour dont ma poésie est capable.»

André Velter, dans le journal Le Monde, considère qu’ «Eugénio de Andrade est l’un des rares poètes portugais contemporains à avoir imposé sa singularité, à avoir traversé la galaxie Pessoa sans demeurer dans la dépendance de ce fabuleux champ d’extraction mentale.»

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/08/08/eugenio-de-andrade-i-1923-2005/

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/08/08/eugenio-de-andrade-ii-1923-2005/

Portrait d’Eugénio de Andrade (Augusto Gomes 1910-1976), 1953.

Eugénio de Andrade II 1923 – 2005

Eugénio de Andrade.

II

O muro é branco
e bruscamente
sobre o branco do muro cai a noite.


Há uma cavalo próximo do silêncio,
uma pedra fria sobre a boca,
pedra cega de sono.


Amar-te-ia se viesses agora
ou inclinasses
o teu rosto sobre o meu tão puro
e tão perdido,
ó vida.

Matéria solar, 1980.

II

Le mur est blanc
et brusquement
sur le blanc du mur tombe la nuit.

Il y a un cheval proche du silence,
une pierre froide sur la bouche,
pierre aveuglée de sommeil.

Je t’aimerais si tu venais maintenant,
si tu penchais
ton visage sur le mien tellement pur
et tellement perdu,
ô vie.

Matière solaire, 1980.

(Traduction: Michel Chandeigne, Patrick Quillier, Maria Antónia Câmara Manuel)

VII

Conhecias o verâo pelo cheiro,
o silêncio antiquíssimo
do muro, o furor das cigarras,
inventavas a luz acidulada
a prumo, a sombra breve
onde o rapazito adormecera,
o brilho das espáduas.
E o que te cega, o sol da pele.

Matéria Sola, 1980

                 VII

Tu connaissais l’été à son odeur,
le silence très ancien
du mur, l’ardeur des cigales,
tu inventais la lumière acidulée
tombant à pic, l’ombre brève
où le gamin s’était endormi,
le brillant des épaules.
C’est ce qui t’aveugle, le soleil de la peau.

Matière solaire, 1980.

(Traduction: Michel Chandeigne, Patrick Quillier, Maria Antónia Câmara Manuel)

XXXVI

Pela manhâ de junho é que eu iria
pela última vez.
Iria sem saber onde a estrada leva.

E a sede.

Matéria solar, 1980

XXXVI

Par un matin de juin je m’en irai
pour la dernière fois.
Je m’en irai sans savoir où mène la route.

Ni la soif.

Matière solaire, 1980.

(Traduction: Michel Chandeigne, Patrick Quillier, Maria Antónia Câmara Manuel)

X

Essa mulher, a doce melancolia
dos seus ombros, canta.
O rumor
da sua voz entra-me pelo sono,
é muito antigo.
Traz o cheiro acidulado
da minha infância chapinhada ao sol.
O corpo leve quase de vidro.

O Peso da Sombra (1982)

X

Cette femme, la douce mélancolie
de ses épaules, chante.
La rumeur
de sa voix me pénètre en plein sommeil,
elle est très ancienne.
Et m’apporte l’odeur acidulée
de mon enfance s’ébrouant au soleil.
Le corps léger presque de verre.

Le poids de l’ombre, 1982

(Traduction: Michel Chandeigne, Patrick Quillier, Maria Antónia Câmara Manuel)

Eugénio de Andrade I 1923 – 2005

Eugénio de Andrade.

Eugénio de Andrade, «Da palavra ao silêncio», Rosto Precario, Porto, Fundaçã o Eugénio de Andrade, 1995 (1 ère éd.1979) p. 37-38.

«En ce temps-là […] j’ai appris qu’il y avait très peu de choses absolument nécessaires. Ce sont ces choses que mes vers aiment et exaltent. La terre et l’eau, la lumière et le vent deviennent consubstantiels pour faire corps avec tout l’amour dont ma poésie est capable. Mes racines plongent depuis l’enfance dans le monde le plus élémentaire. Je garde de ce temps le goût pour une architecture extrêmement claire et dénudée, que mes poèmes s’emploient à réfléchir; l’amour pour la blancheur de la chaux à laquelle se mêle invariablement, dans mon esprit, le chant dur des cigales; une préférence pour le langage parlé, presque réduit aux paroles nues et nettes d’un cérémonial archaïque. […] [La] pureté dont on a tant parlé à propos de ma poésie, c’est simplement de la passion, passion pour les choses de la terre, dans leur forme la plus ardente et non encore consumée.»

Eugenio de Andrade (né José Fintinhas) est né le 19 janvier 1923 à Póvoa de Atalaia, (Province de Beira Baixa, Portugal). Il est issu d’une famille de paysans. Il vit à Lisbonne de 1932 à 1943. Il s’installe à Porto en 1950 et fait une carrière d’inspecteur au ministère de la Santé. Il commence à publier des plaquettes à 16 ans et son œuvre est célébrée à partir de 1948. Mais, malgré sa célébrité, Eugénio de Andrade est resté un homme solitaire, fuyant les mondanités et les apparitions publiques.

Traducteur, auteur d’anthologies, romancier et poète, son œuvre est traduite en une douzaine de langues.

Il a reçu le Prix de l’Association internationale des critiques littéraires (1986), le Grand Prix de poésie de l’Association portugaise des écrivains (1989) et le prix Camões de la littérature portugaise en 2001. Il est mort à Porto le 13 juin 2005 des suites d’une très longue maladie neurologique.

Traductions françaises.

(La plupart de ses œuvres ont été publiées en édition bilingue aux Éditions de la Différence.)

Vingt-sept poèmes, traduit par Michel Chandeigne. Typographie Michel Chandeigne, 1983.

Matière solaire, traduit par Antónia Câmara Manuel, Michel Chandeigne, et Patrick Quiller, La Différence, 1986.
Les Poids de l’ombre, traduit par Antónia Câmara Manuel, Michel Chandeigne, et Patrick Quiller, La Différence, 1986.
Blanc sur blanc, traduit par Michel Chandeigne, La Différence, 1988.

Ecrits de la terre, traduit par Michel Chandeigne; La Différence, 1988.
L’Autre nom de la terre traduit par Michel Chandeigne et Nicole Siganos, La Différence, 1990.
Versants du regard et autres poèmes en prose, traduit par Patrick Quillier, La Différence, 1990.

Trente poèmes. Porto, 1992.
Office de la patience, traduit par Michel Chandeigne, Orfeu-Livraria Portuguesa, 1995.
Le Sel de la langue, traduit par Michel Chandeigne, La Différence, 1999.

A l’approche des eaux, traduit par Michel Chandeigne. La Différence, 2000.
Les Lieux du feu, traduit par Michel Chandeigne, L’Escampette 2001.
Matière solaire, suivi de Le poids de l’ombre et de Blanc sur blanc. Traduit du portugais par Michel Chandeigne, Patrick Quillier et Maria Antonia Camara Manuel, Poésie / Gallimard, 2004 n°395.