Vassili Grossman (1905-1964)

Vassili Grossman, Berlin, 1945.

Vassili Grossman, Carnets de guerre. De Moscou à Berlin. 1941-1945.

«Et il n’y a plus personne à Kazary pour se plaindre, personne pour raconter, personne pour pleurer. Le silence et le calme règnent sur les corps des morts enterrés sous des terres calcinées, effondrées et envahies d’herbes folles. Ce silence est plus terrible que les larmes et les malédictions. Et il m’est venu à l’esprit que, de même que se tait Kazary, les Juifs se taisent dans toute l’Ukraine.

Massacrés les vieillards, les artisans, les maîtres renommés pour leur savoir-faire : tailleurs, chapeliers, bottiers, étameurs, orfèvres, peintres en bâtiment, fourreurs, relieurs, massacrés les vieux ouvriers, portefaix, charpentiers, fabricants de poêles, massacrés les amuseurs publics, les ébénistes, massacrés les porteurs d’eau, les meuniers, les boulangers, les cuisiniers, massacrés les médecins, praticiens, prothésistes dentaires, chirurgiens, gynécologues, massacrés les savants en bactériologie et en biochimie, les directeurs de cliniques universitaires, les professeurs d’histoire, d’algèbre, de trigonométrie, massacrés les professeurs à titre personnel, assistants, maîtres-assistants et maîtres de conférences des chaires universitaires, massacrés les ingénieurs, les architectes, massacrés les agronomes et les conseillers en agriculture, massacrés les comptables, caissiers, commanditaires, agents de fourniture, assistants de direction, secrétaires, gardiens de nuit, massacrées les maîtresses d’école, les couturières, massacrées les grands-mères qui savaient tricoter des chaussettes et cuire de délicieuses brioches, faire du bouillon et du strudel aux noix et aux pommes, massacrées les grands-mères qui n’étaient plus capables de rien, qui savaient seulement aimer leurs enfants et petits-enfants, massacrées les épouses fidèles à leur mari et massacrées les femmes légères, massacrées les belles jeunes filles, les étudiants doctes et les écolières mutines, massacrées les vilaines et les idiotes, massacrées les bossues, massacrées les chanteuses, massacrés les aveugles, massacrés les sourds-muets, massacrés les violonistes et les pianistes, massacrées les petites de deux ans et de trois ans, massacrés les vieux de quatre-vingts ans aux yeux ternis par la cataracte, aux doigts froids et transparents et aux voix presque inaudibles chuchotant comme du papier blanc, massacrés enfin les nourrissons tétant avidement le sein maternel jusqu’à leur dernière minute.

Ce n’est pas la mort des hommes morts à la guerre, les armes à la main, d’hommes ayant laissé derrière eux leur maison, leur famille, leurs champs, leurs chansons, leurs traditions, leurs récits. C’est le meurtre d’une immense expérience professionnelle, élaborée de génération en génération par des milliers d’artisans et d’intellectuels pleins d’esprit et de talent. C’est le meurtre d’habitudes du quotidien transmises par les aïeux aux enfants, c’est le meurtre des souvenirs, des chansons tristes, de la poésie populaire, de la vie allègre et amère, c’est la destruction du foyer, des cimetières, c’est la mort d’un peuple qui a vécu des siècles aux côté du peuple ukrainien…

Khristia Tchouniak, une paysanne de quarante ans du village de Krassilovka, dans le district de Brovary de la région de Kiev, m’a raconté comment les Allemands exécutèrent à Brovary, le médecin juif Feldman. Ce Feldman, un vieux célibataire qui avait adopté deux enfants de paysans, était l’objet d’une véritable adoration de la part de la population. Une foule de paysannes en pleurs, suppliantes, allèrent trouver le commandant allemand pour lui demander de laisser la vie sauve à Feldman. Le commandant fut contraint de céder aux prières des femmes. C’était à l’automne 1941. Feldman continua à vivre à Brovary et à soigner les paysans. Il a été exécuté cette année au printemps. En racontant comment le vieil homme avait lui-même creusé sa tombe (il était en effet tout seul pour mourir, car au printemps 1943 il n’y avait déjà plus de Juifs vivants), Khristia Tchouniak retenait ses sanglots et elle finit par éclater en pleurs.»

Samuel Beckett

Portrait de Samuel Beckett . Graffiti sur un mur a Portobello road, Londres .

A un de ses amis poète qui lui demandait des nouvelles, Samuel Beckett répondait: «Ça va, ça va… sans que je sache vraiment où.»

Jean-Jacques Rousseau

Rousseau herborisant à Ermenonville (Georg Friedrich Meyer) 1778

Jean-Jacques Rousseau est né le 28 juin 1712 à Genève et mort le 2 juillet 1778 à Ermenonville.

«Le bonheur est un état permanent qui ne semble pas fait ici-bas pour l’homme. Tout est sur la terre dans un flux continuel qui ne permet à rien d’y prendre une forme constante. Tout change autour de nous. Nous changeons nous-mêmes et nul ne peut s’assurer qu’il aimera demain ce qu’il aime aujourd’hui. Ainsi tous nos projets de félicité pour cette vie sont des chimères. Profitons du contentement d’esprit quand il vient; gardons-nous de l’éloigner par notre faute, mais ne faisons pas des projets pour l’enchaîner, car ces projets-là sont de pures folies. J’ai peu vu d’hommes heureux, peut-être point ; mais j’ai souvent vu des cœurs contents, et de tous les objets qui m’ont frappé c’est celui qui m’a le plus contenté moi-même. Je crois que c’est une suite naturelle du pouvoir des sensations sur mes sentiments internes. Le bonheur n’a point d’enseigne extérieure; pour le connaître, il faudrait lire dans le cœur de l’homme heureux; mais le contentement se lit dans les yeux, dans le maintien, dans l’accent, dans la démarche, et semble se communiquer à celui qui l’aperçoit. Est-il une jouissance plus douce que de voir un peuple entier se livrer à la joie un jour de fête, et tous les cœurs s’épanouir aux rayons expansifs du plaisir qui passe rapidement, mais vivement, à travers les nuages de la vie?»
Extrait de la «Neuvième Promenade», Rêveries du promeneur solitaire (écrites en 1776-1778, publiées en 1782).

Antonio Machado

 

Antonio Machado Terraza del hotel de Collioure donde murió. Última foto en vida.

Juan de Mairena, I.

“Nunca, nada, nadie. Tres palabras terribles; sobre todo la última. (Nadie es la personificación de la nada). El hombre, sin embargo, se encara con ellas y acaba perdiéndoles el miedo… ¡Don Nadie! ¡Don José María Nadie! ¡El excelentísimo señor Don Nadie! Conviene que os habituéis -habla Mairena a sus discípulos- a pensar en él y a imaginarlo. Cómo ejercicio poético no se me ocurre nada mejor. Hasta mañana.”

Homère

Portrait d’Homère du «type d’Épiménide», d’après une copie romaine d’un original grec du V ème siècle av. J.-C. Munich, Glyptothèque.

L’Iliade, chant 6.

«La génération des hommes est semblable à celle des feuilles. Le vent répand les feuilles sur la terre, et la forêt germe et en produit de nouvelles, et le temps du printemps arrive. C’est ainsi que la génération des hommes naît et s’éteint.»

Shelby Foote (1916-2005)

Shelby Foote 

“Shelby FOOTE est à la fois l’un des génies de la littérature américaine et l’un des moins connus. Son oeuvre, enracinée dans le Sud, constitue un univers souvent proche de l’univers faulknérien. Ses chefs-d’oeuvre romanesques (Tourbillon, Shiloh, L’amour en saison sèche, Septembre en noir et blanc), ses nouvelles (L’enfant de la fièvre), sa monumentale histoire de la Guerre Civile américaine en 3 tomes, en font une figure majeure du XXème siècle sudiste. Il est mort le 27 juin 2005.” Léon-Marc Lévy, Le Club de la Cause Littéraire.

Il a consacré sa vie à «dire le Sud», à tenter d’y trouver la vérité : «Pour la trouver, il faut parler, se souvenir. Il faut que tout soit révélé, coûte que coûte», y compris ses fautes, ses crises, bref son humanité.

Antonio Machado -René Descartes

Antonio Machado 1917 (Joaquín Sorolla) New York Hispanic Society of America.

Antonio Machado, Juan de Mairena I.

«Cogito, ergo sum», decía Descartes. Vosotros decid: «Existo, luego soy», por muy gedeónica que os parezca la sentencia. Y si dudáis de vuestro propio existir, apagad e idos.»

René Descartes, Discours de la méthode, IV ème partie.

«(…) et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées que nous avons étant éveillés nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu’il y en ait aucune pour lors qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étoient jamais entrées en l’esprit n’étoient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais aussitôt après je pris garde que, pendant que je voulois ainsi penser que tout étoit faux, il falloit nécessairement que moi qui le pensois fusse quelque chose; et remarquant que cette vérité, je pense, donc je suis, étoit si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étoient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvois la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchois.»

Portrait de René Descartes (Frans Hals) v. 1649 Paris Louvre

Samuel Beckett (1906-1989) – Nancy Cunard (1896-1965)

Samuel Beckett

Paris, juin 1930. Samuel Beckett loge rue d’Ulm et est lecteur d’anglais à l’École Normale Supérieure depuis novembre 1928. Il quittera ce poste à la rentrée d’octobre. Il a une bourse de troisième cycle pour rédiger une thèse sur Pierre Jean Jouve

Il apprend le jour même de la date limite fixée pour le dépôt des textes, qu’un concours pour le meilleur poème de moins de cent vers ayant pour sujet le temps, a été proposé par Richard Aldington et Nancy Cunard qui dirigent à Paris les éditions en langue anglaise Hours Press. En quelques heures, il écrit Whoroscope, poème de quatre-vingt-dix-huit vers sur la vie de Descartes, telle qu’elle fut décrite en 1691 par Adrien Baillet. Il achève ce poème en pleine nuit, va le glisser dans la boîte à lettres de la boutique de Nancy Cunard (15, rue Guénégaud) avant l’aube. Il remporte le concours. Whoroscope sera publié en septembre 1930 sous forme de plaquette , tirée à 300 exemplaires. C’est la première publication séparée d’une œuvre de Samuel Beckett.  Nancy Cunard fera tout pour l’aider et Aldington le conseille et incite son ami Charles Prentice, directeur des éditions Chatto et Windus, à lui commander un livre sur Proust, publié en 1931.

Peste soit de l’horoscope (Samuel Beckett) Extrait

Qu’est-ce là?
Un oeuf?
Foi de frères Boot, il pue le frais.
Qu’on donne cela à Gillot.

Salutations à Galilée
et ses tierces consécutives!
Ce vieux copernicien abject, cet adepte du fil à plomb, ce fils d’un mercanti!
Nous sommes en mouvement, disait-il, en avant toute, Porca Madonna!
comme le dirait un quartier-maître ou, bouffi et ventripotent, un Prétendant au trône.
Ce n’est point là vaguer, mais divaguer.

Qu’est-ce là?
Une menue friture verdissante et couverte de moisissures?
Deux ovaires battus avec du jambon de charme?
Combien de temps les a t-elle couvés l’emplumée?
Trois jours et quatre nuits?
Qu’on donne cela à Gillot.
Faulhaber, Beckman et Pierre le Rouge,
approchez maintenant en votre avalanche
nébuleuse, ou portés par le rougeoyant parhélie d’une comète cirstalline de Gassendi
et je résoudrai pour vous vos devinettes mathématiques élémentaires
ou, sous la courtepointe à la mi-temps du jour, je polirai une lentille.

Dire que Pierre le Brutal était mon propre frère
et que nul syllogisme ne lui est dû
comme si en lui Père avait survécu.
Holà! Qu’on me passe la menue monnaie
gagnée à la suave sueur de mes humeurs ardentes!
Quelle belle époque celle où je demeurais assis dans mon poêle expulsant les Jésuites par ma tabatière.

Qui est-ce? Hals?
Qu’il attende.

Ma mie, mon adorable bigleuse!
Au jeu, c’était moi qui me cachais, moi qui me cherchais.
Et ma Francine, précieuse éclosion d’un foetus ancillaire!
Quelle desquamation!
Son délicat épiderme, écorché, gris, et ses amygdales écarlates!
Mon unique enfant
atteinte par une fièvre qui s’attaque au sang trouble et stagnant-
le sang! (…)

(Traduit par Edith Fournier)

Whoroscope

What’s that?
An egg?
By the brother Boot it stinks fresh.
Give it to Gillot

Galileo how are you
and his consecutive thirds!
The vile old Copernican lead-swinging son of a sutler!
We’re moving he said we’re off – Porca Madonna!
the way a boatswain would be, or a sack-of-potatoey
charging Pretender
That’s not moving, that’s moving.

What’s that?
A little green fry or a mushroomy one?
Two lashed ovaries with prosciutto?
How long did she womb it, the feathery one?
Three days and four nights?
Give it to Gillot

Faulhaber, Beeckmann and Peter the Red,
come now in the cloudy avalanche or Gassendi’s
sun-red crystally cloud
and I’ll pebble you all your hen-and-a-half ones
or I’ll pebble a lens under the quilt in the midst of day
To think he was my own brother, Peter the Bruiser,
and not a syllogism out of him
no more than if Pa were still in it.

Hey! Pass over those coppers
sweet milled sweat of my burning liver!
Them were the days I sat in the hot-cupboard
throwing Jesus out of the skylight.

Who’s that? Hals?
Let him wait.

My squinty doaty!
I hid and you sook.
And Francine my precious fruit of a
house-and-parlour foetus!
What an exfoliation!
Her little grey flayed epidermis and scarlet tonsils!
My one child
Scourged by a fever to stagnant murky blood-
Blood! (…)

 

David Goldblatt

David Goldblatt

Le photographe sud-africain David Goldblatt (1930-2018) est mort le 25 juin à 88 ans. Ses photographies sont un témoignage de la vie quotidienne en Afrique du Sud non seulement sous l’Apartheid, introduit en 1948, mais aussi depuis la fin du régime ségrégationniste. Le Centre Pompidou venait de lui consacrer une rétrospective du 27 février au 7 mai 2018 que j’avais vue avec grand intérêt. Jusqu’à la fin des années 1990, toutes ses photographies étaient en noir et blanc.Il avait reçu le prix Henri Cartier-Bresson en 2009 et le prix Cornell Capa en 2013.

Le fils du fermier avec sa bonne d’enfants, ferme de Heimweeberg, environs de Nietverdiend, Marico Bushveld, province du Nord-Ouest 1964.

Lisons donc Simone Weil sans la récupérer par de médiocres instrumentalisations!

Simone Weil

Le Monde, 23/06/2018

«Lisons donc Simone Weil sans la récupérer par de médiocres instrumentalisations!»

Spécialistes reconnus de l’œuvre de la philosophe, Robert Chenavier, Olivier Mongin et Jean-Louis Schlegel s’insurgent dans une tribune au «Monde» contre la récupération de l’auteur de «L’Enracinement» par la droite conservatrice et les intellectuels antimodernes.

La philosophe Simone Weil (1909-1943) serait-elle en passe de devenir la nouvelle muse des politiques conservatrices? Au service de cette cause est souvent et presque seul cité d’elle, dans les livres et revues qui revendiquent le nouveau conservatisme, son livre posthume publié par Albert Camus en 1949, L’Enracinement (Yann Raison du Cleuziou, «Le renouveau conservateur en France», Esprit, octobre 2017).

Selon Le Monde du 16 février, M. Wauquiez, entre autres, cite volontiers dans ses interventions, outre Marcel Gauchet et Régis Debray, ce livre et son auteure. Dans Le Monde du 5 décembre 2017, Bérénice Levet faisait même de Laurent Wauquiez le «candidat de l’enracinement»! Dans cette ligne, il emprunterait à la philosophe décédée en 1943 deux de ses thèmes préférés: le patriotisme et l’«identité française». Cette interprétation est, selon nous, tout à fait abusive.

Quasi blasphématoire
Certes, on ne désavouera pas Levet quand elle résume la position de la philosophe en écrivant que l’«enracinement est inscription […] dans une histoire, dans des histoires même», dans des «communautés d’appartenance qui se conjuguent au pluriel» et sont «dépositaires de récits, de traditions, de significations».

En coupant les racines, le déracinement provoque en effet la perte des «milieux naturels» – qui sont des milieux de vie pour l’homme et pas seulement des «environnements». Pour Simone Weil, constituent de tels «milieux naturels» «la patrie, les milieux définis par la langue, par la culture, par un passé historique commun, la profession, la localité…» (Œuvres complètes, Gallimard, t. V, vol. 2, p. 104).

Sauf que L’Enracinement, livre complexe, est aussi une longue dénonciation du fait que la France précisément a, au cours de son histoire, enlevé leur sens aux collectivités qui correspondaient à des territoires, des régions, des langues, des traditions. Collectivités d’autant plus nécessaires que la patrie est une communauté imparfaite (mélange de juste et d’injuste), qui a aussi besoin des influences extérieures pour se réformer.

Dès lors, le patriotisme ne peut se justifier que par son rôle protecteur des différents milieux dont les hommes ont un besoin vital. Parler d’une «France éternelle», à célébrer et à défendre comme un bloc intangible, fermé à toute nouveauté, est une expression quasi blasphématoire pour Simone Weil.

Fausse route
La France est chose purement temporelle et terrestre, et il importe de présenter la patrie «comme une chose belle et précieuse, mais d’une part imparfaite, d’autre part très fragile, exposée au malheur, qu’il faut chérir et préserver». Ce «sentiment de tendresse poignante» pour une patrie toujours imparfaite et fragile, toujours exposée, lui paraît «autrement chaleureux que celui de la grandeur nationale» lancé à la figure de ceux qu’on veut rejeter.

Levet fait aussi fausse route quand elle présente l’«autre thème que Laurent Wauquiez emprunte à la philosophe»: l’identité. Pour Simone Weil, l’enracinement n’est précisément pas une identité, car l’«enracinement et la multiplication des contacts sont complémentaires.»Est-ce du moins de cette sorte d’identité ouverte qu’il s’agit chez Laurent Wauquiez? Manifestement non.

Quand ce «républicain» déclare, lors d’un meeting tenu dans les Alpes-Maritimes, que la France doit retrouver son «identité», menacée dans «certains quartiers» par une «juxtaposition de communautés où le salafisme a remplacé l’adoration de la République française» (Le Monde du 27 octobre), il est aux antipodes de L’Enracinement. En effet, jamais Simone Weil n’a employé un tel langage. Jamais elle n’aurait admis – et encore moins prôné – une quelconque «adoration de la République française»: elle considérait cela comme de l’idolâtrie.

«L’identité française», dit de son côté Levet, il faut se donner la peine de l’acquérir. Apprendre l’histoire de la France, la connaître, mais pas seulement – il faut l’aimer». Certes, mais l’expression «identité française» n’apparaît jamais chez Simone Weil.

Courants politiques rétrogrades
L’Enracinement est très exactement une contre-histoire de la France (sous la monarchie absolue, sous le jacobinisme républicain, sous la IIIe République, que Simone Weil ne prise guère…). Une contre-histoire dans laquelle sont littéralement flétries la «grandeur» (valeur qui est un héritage romain qu’elle déteste), la gloire, la conquête par le pouvoir central de tous les territoires qui représentaient un haut lieu de civilisation (l’Occitanie par exemple), pour ne laisser à «aimer» que l’Etat, sans oublier cette entreprise par excellence de déracinement qu’a été la colonisation.

M. Wauquiez, que l’on sache, ne partage d’aucune façon tout ou partie de cette contre-histoire.

Lisons donc Simone Weil (dont l’œuvre ne se réduit pas, loin de là, à L’Enracinement) sans la récupérer par de médiocres instrumentalisations. Les courants politiques rétrogrades n’ont toujours voulu retenir que L’Enracinement, interprété à leur aune. Ils préfèrent oublier celle qui était avant tout sensible au malheur des humains, l’auteure, en 1934, des Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale.

Sa pensée n’est pas un système. Elle a une fonction de «nettoyage philosophique» de la politique. Elle est plus subtile, inquiète et excessive que les mots d’ordre bien calés (et intéressés) qu’on lui prête. Empêchons qu’un «weilisme» vulgaire ne devienne une vulgate des contresens sur ses intuitions dérangeantes. Apprenons à «ne pas se laisser bourrer le crâne»– «c’est déjà quelque chose», ajoutait-elle.

Les signataires de cette tribune sont: Robert Chenavier, directeur de la publication des «Cahiers Simone Weil»; Olivier Mongin, membre de l’Association pour l’étude de la pensée de Simone Weil et Jean-Louis Schlegel, codirecteur de la rédaction de la revue «Esprit».