Primo Levi

Primo Levi (Marcello Mencarini).

Aux amis

Chers amis, si je vous appelle ainsi
C’est au sens large de ce mot :
Femme, soeur, cousins, camarades,
Compagnes et compagnons de jeunesse,
Et vous, rencontrés une seule fois
Ou pratiqués toute la vie,
Pourvu qu’entre nous, fût-ce un seul moment,
Une corde ait été tendue.

À vous, compagnons d’un chemin
Que n’a pas épargnés la peine,
Mais à vous aussi qui avez perdu
Le coeur et l’envie de vivre.
Personne ou quelques-uns, un seul ou toi
Qui me lis : souviens-toi du temps
Avant que se fige la cire :
Chacun de nous porte l’empreinte
De l’ami rencontré en route.
Dans les bons et les mauvais jours,
Nous les fous ou nous les sages,
Chacun marqué par chacun.

Maintenant que le temps presse,
Que les combats sont finis,
À vous tous le souhait modeste
Que l’automne soit long et doux.

Le fabricant de miroirs, Liana Levi, 1989. Traduction André Maugé.

Agli amici

Cari amici: qui dico amici
nel vasto senso della parola:
moglie, sorella, sodali, parenti,
compagne e compagni di scuola;
persone viste una volta sola
o praticate per tutta la vita
purché a noi, per almeno un momento,
sia, stato teso un segmento,
una corda ben definita.

Dico per voi, compagni d’un cammino
folto, non privo di fatica,
e per voi pure, che avete perduto
l’anima, l’animo, la voglia di vita.
O nessuno, o qualcuno, o forse uno solo, o tu
che mi leggi: ricorda il tempo,
prima che s’indurisse la cera,
quando ognuno era come un sigillo.
Di noi ciascuno reca l’impronta
dell’amico incontrato per via;
in ognuno la traccia di ognuno.
Per il bene od il male
in saggezza o in follia
ognuno stampato da ognuno.

Ora che il tempo urge da presso,
che le imprese sono finite,
a voi tutti l’augurio sommesso
che l’autunno sia lungo e mite.

Racconti e Saggi, 1986.

Moins de six mois après avoir écrit l’ avant-propos du Fabricant de miroirs, le 11 avril 1987, Primo Levi se suicide dans la cage d’escalier de l’immeuble de Turin où il a toujours vécu et où il est né soixante-huit ans plus tôt. Le poème intitulé, Aux amis, placé en tête de ce livre, résonne comme un adieu.

René Char – Charles Cros 1842-1888 I

René Char voulait publier une anthologie de ses poètes préférés. Il pensait l’appeler Poèmes pour les temps obscurs. Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Charles Cros et son poème Liberté qu’il récitait parfois à pleine voix. Il publiera avec Tina Jolas un recueil exclusivement réservé aux poètes étrangers, une anthologie bilingue, subjective et sélective. Le recueil s’intitulera La Planche de vivre. (Gallimard, 1981). On y trouvera le provençal Raimbaut de Vaqueiras, poète du XIIe siècle, mais aussi Pétrarque, Lope de Vega, Shakespeare, William Blake, Shelley, Keats, Emily Brontë, Emily Dickinson, les Russes Théodore Tioutchev, Nicolas Goumilev, Anna Akhmatova, Boris Pasternak, Ossip Mandelstam, Vladimir Maïakovski, Marina Tsvétaeva, et enfin Miguel Hernández.

Liberté (Charles Cros)

Le vent impur des étables
Vient d’Ouest, d’Est, du Sud, du Nord.
On ne s’assied plus aux tables
Des heureux, puisqu’on est mort.

Les princesses aux beaux râbles
Offrent leurs plus doux trésors.
Mais on s’en va dans les sables
Oublié, méprisé, fort.

On peut regarder la lune
Tranquille dans le ciel noir.
Et quelle morale ?… aucune.

Je me console à vous voir,
À vous étreindre ce soir
Amie éclatante et brune.

Le Collier de griffes: derniers vers inédits, 1908.

Charles Cros, vers 1880. (Félix Nadar).

Federico García Lorca – Poète à New York II

Valderrubio (Granada). Maison où est né Federico García Lorca le 5 juin 1898.

J’avais déjà publié le 3 février 2018 New York (Oficina y denuncia).

http://www.lesvraisvoyageurs.com/tag/federico-garcia-lorca/page/3/

J’ajoute aujourd’hui la traduction française de Pierre Darmangeat (1909-2004) qui fut Inspecteur Général d’Espagnol.

NEW YORK Officine et dénonciation

       Á Fernando Vela

Sous les multiplications
il y a une goutte de sang de canard.
Sous les divisions
Il y a une goutte de sang de marin.
Sous les additions, un fleuve de sang tendre ;
un fleuve qui avance en chantant
par les chambres des faubourgs,
qui est argent, ciment ou brise
dans l’aube menteuse de New York.
Les montagnes existent, je le sais.
Et les lunettes pour la science,
je le sais. Mais je ne suis pas venu voir le ciel.
Je suis venu voir le sang trouble,
le sang qui porte les machines aux cataractes
et l’esprit à la langue du cobra.
Tous les jours on tue à New York
quatre millions de canards,
Cinq millions de porcs,
deux mille pigeons pour le plaisir des agonisants,
un million de vaches,
un million d’agneaux
et deux millions de coqs
qui font voler les cieux en éclats.
Mieux vaut sangloter en aiguisant son couteau
ou assassiner les chiens dans les hallucinantes chasses à courre,
que résister dans le petit jour
aux interminables trains de lait,
aux interminables trains de sang
et aux trains de roses aux mains liées
par les marchands de parfums.
Les canards et les pigeons,
les porcs et les agneaux
mettent leurs gouttes de sang
sous les multiplications ;
et les terribles hurlements des vaches étripées
emplissent de douleur la vallée
où l’Hudson s’enivre d’huile.
Je dénonce tous ceux
qui ignorent l’autre moitié,
la moitié non rachetable
qui élève ses montagnes de ciment
où battent les coeurs
des humbles animaux qu’on oublie
et où nous tomberons tous
à la dernière fête des tarières
Je vous crache au visage.
L’autre moitié m’écoute,
dévorant, chantant, volant dans sa pureté
comme les enfants des conciergeries
qui portent de fragiles baguettes
dans les trous où s’oxydent
les antennes des insectes.
Ce n’est pas l’enfer, c’est la rue.
Ce n’est pas la mort, c’est la boutique de fruits.
Il y a un monde de fleuves brisés et de distances insaisissables
dans la petite patte de ce chat, cassée par l’automobile,
et j’entends le chant du lombric
dans le coeur de maintes fillettes.
Oxyde, ferment, terre secouée.
Terre toi-même qui nages dans les nombres de l’officine.
Que vais-je faire : mettre en ordre les paysages ?
Mettre en ordre les amours qui sont ensuite photographies,
qui sont ensuite morceaux de bois et bouffées de sang ?
Non, non ; je dénonce,
je dénonce la conjuration
de ces officines désertes
qui n’annoncent pas à la radio les agonies,
qui effacent les programmes de la forêt,
et je m’offre à être mangé par les vaches étripées
quand leurs cris emplissent la vallée
où l’Hudson s’enivre d’huile.

Poète à New York. Traduction Pierre Darmangeat. Collection NRF Poésie/Gallimard n° 30 , 1968.

Ce poème a été publié pour la première fois en 1931 dans la Revista de Occidente (XXXI, enero, págs.25-28). Cette revue culturelle et scientifique espagnole a été fondée en 1923 par le philosophe José Ortega y Gasset,

Merienda. 1927.

Federico García Lorca – Poète à New York I

Federico García Lorca (Alfonso Sánchez Portela ), 1930.

Fable et ronde des trois amis

Henri,
Émile,
Laurent.
Tous trois étaient glacés.
Henri par le monde des lits,
Émile par le monde des yeux et les blessures des mains,
Laurent par le monde des universités sans toits.

Laurent,
Henri,
Émile.
Tous trois étaient brûlés.
Laurent par le monde des feuilles et les boules de billard,
Émile par le monde du sang et les épingles blanches,
Henri par le monde des morts et les journaux abandonnés.

Laurent,
Henri,
Émile.
Tous trois étaient enterrés.
Laurent dans un sein de Flore,
Émile dans l’inerte genièvre oublié au fond du verre,
Henri dans la fourmi, dans la mer et dans les yeux vides des oiseaux.

Laurent,
Henri,
Émile.
Tous trois furent dans mes mains
trois montagnes chinoises,
trois ombres de cheval,
trois paysages de neige et une cabane de lis
parmi les pigeonniers où la lune devient plate sous le coq.

L’un
puis l’autre,
puis l’autre.
Tous trois étaient momifiés,
avec les mouches de l’hiver,
avec les encriers où urine le chien et que méprise le chardon,
avec la brise qui glace le coeur de toutes les mères,
par les blancs décombres de Jupiter où les ivrognes mangent la mort à leur goûter.

Trois
puis deux
puis un.
Je les ai vus se perdre en pleurant et chantant
dans un œuf de poule,
dans la nuit qui montrait son squelette de tabac,
dans ma douleur pleine de visages et de poignantes esquilles de lune,
dans ma joie de roues dentées et de fouets,
dans ma poitrine troublée par les colombes,
dans ma mort déserte avec un seul promeneur égaré.

J’avais tué la cinquième lune
et à l’eau des fontaines buvaient les éventails et les applaudissements.
Le lait tiède emprisonné des nouvelles accouchées
agitait les roses d’une longue douleur blanche,
Henri,
Émile,
Laurent.
Diane est dure,
mais elle a parfois les seins embrumés.
La pierre blanche peut battre dans le sang du cerf
et le cerf peut rêver par les yeux d’un cheval.

Quand s’écroulèrent les formes pures
sous le cri-cri des marguerites,
je compris que l’on m’avait assassiné.
On courut les cafés, les cimetières, les églises,
on ouvrit les tonneaux et les armoires,
on brisa trois squelettes pour arracher leurs dents en or.
On ne me trouva plus.
On ne me trouva plus ?
Non. On ne me trouva plus.
Mais on sut que la sixième lune s’enfuit vers les sources du torrent,
et que la mer se rappela, soudain !
les noms de tous ses noyés

Poète à New York. Traduction : Pierre Darmangeat. Collection NRF Poésie/Gallimard n° 30, 1968.

Ce poème n’a pas été publié du vivant du poète. Un manuscrit est conservé à la Fondation García Lorca de Grenade. Plusieurs titres ont été barrés : Primera fábula para los muertos, Fábula de los tres amigos, Fábula de la amistad y Pasillo. Le poète exprime dans une danse macabre funèbre sa frustration qui est due à l’amour perdu et à la douleur qu’il ressent. Dans le manuscrit figure l’exclamation «¡Ho Federico!» qu’il a enlevé par la suite de même que les autres références à son nom tout au long du recueil. La dernière strophe est saisissante. Son voyage à New York, du 25 juin 1929 au 4 mars 1930, a été provoqué par sa rupture avec le jeune sculpteur Emilio Aladrén (1906-1944). Déprimé, il se sentait aussi trahi par ses anciens amis de la Residencia de Estudiantes, Salvador Dalí y Luis Buñuel. Le film Un perro andaluz (Un chien andalou) était sorti le 6 juin 1929 au Studio des Ursulines à Paris et fut projeté dans le même cinéma pendant les neuf mois suivants.

Autorretrato para Poeta en Nueva York. 1929-30.

Fábula y rueda de los tres amigos

Enrique,
Emilio,
Lorenzo.
Estaban los tres helados.
Enrique por el mundo de las camas,
Emilio por el mundo de los ojos y las heridas de las manos,
Lorenzo por el mundo de las universidades sin tejados.

Lorenzo,
Emilio,
Enrique.
Estaban los tres quemados.
Lorenzo por el mundo de las hojas y las bolas de billar,
Emilio por el mundo de la sangre y los alfileres blancos,
Enrique por el mundo de los muertos y los periódicos abandonados.

Lorenzo,
Emilio,
Enrique.
Estaban los tres enterrados.
Lorenzo en un seno de Flora,
Emilio en la, yerta ginebra que se olvida en el vaso,
Enrique en la hormiga, en el mar y en los ojos vacíos de los pájaros.

Lorenzo,
Emilio,
Enrique.
Fueron los tres en mis manos
tres montañas chinas,
tres sombras de caballo,
tres paisajes de nieve y una cabaña de azucenas
por los palomares donde la luna se pone plana bajo el gallo.

Uno
y uno
y uno.
Estaban los tres momificados,
con las moscas del invierno,
con los tinteros que orina el perro y desprecia el vilano,
con la brisa que hiela el corazón de todas las madres,
por los blancos derribos de Júpiter donde meriendan muerte los borrachos.

Tres
y dos
y uno.
Los vi perderse llorando y cantando
por un huevo de gallina,
por la noche que enseñaba su esqueleto de tabaco,
por mi dolor lleno de rostros y punzantes esquirlas de luna,
por mi alegría de ruedas dentadas y látigos,
por mi pecho turbado por las palomas,
por mi muerte desierta con un solo paseante equivocado.

Yo había matado la quinta luna
y bebían agua por las fuentes los abanicos y los aplausos.
Tibia leche encerrada de las recién paridas
agitaba las rosas con un largo dolor blanco.
Enrique,
Emilio,
Lorenzo.
Diana es dura,
pero a veces tiene los pechos nublados.
Puede la piedra blanca latir en la sangre del ciervo
y el ciervo puede soñar por los ojos de un caballo.

Cuando se hundieron las formas puras
bajo el cri cri de las margaritas,
comprendí que me habían asesinado.
Recorrieron los cafés y los cementerios y las iglesias.
Abrieron los toneles y los armarios.
Destrozaron tres esqueletos para arrancar sus dientes de oro.
Ya no me encontraron.
¿No me encontraron?
No. No me encontraron.
Pero se supo que la sexta luna huyó torrente arriba,
y que el mar recordó ¡de pronto!
los nombres de todos sus ahogados.

Poeta en Nueva York, 1929-1930. Publié en 1940.

Poète à New York. 1948. Paris, Guy Levis-Mano.

Robert Desnos – Théodore Fraenkel – Jean Carrive

Fin du confinement léger. Je peux aller dans le Quartier Latin après une visite médicale à Paris. Á la librairie Compagnie, j’achète L’Étoile de Mer. Jean Carrive, André Breton, Robert Desnos, Pierre Picon et Simone Kahn. 1923. Une correspondance surréaliste. J’avais dans ma bibliothèque Théodore Fraenkel. L’ami de Robert Desnos. Lettres et documents inédits (1917-1952). Premier mai: je lis ou relis les deux petits recueils.

L’Étoile de Mer

Après avoir publié un bulletin ronéoté, le Bonjour de Robert Desnos, l’Association des Amis de Robert Desnos publie chaque année depuis 1996 un cahier Robert Desnos, L’Étoile de Mer, dirigé par Thomas Simonnet.
Ces cahiers, offerts et destinés aux membres de l’association, peuvent également être commandés au siège au prix de 10 euros le numéro. Attention, certains numéros sont épuisés.

Numéro 1 : Robert Desnos et Paris (1996).
Numéro 2 : Robert Desnos et les enfants (1997).
Numéro 3 : Robert Desnos et la scène (1998).
Numéro 4 : Youki et Robert Desnos (1999).
Numéro 5 : Robert Desnos, journaliste à Aujourd’hui (2000).
Numéro 6 : Robert Desnos et les Étoiles (2001).
Numéro 7 : Desnos / Hugo (2002).
Numéro 8 : Desnos / Breton, archives de la rue Fontaine, nouvelles acquisitions de la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet (2004).
Numéro 9 : Desnos et Barral, autour du film La belle saison est proche (2005).
Numéro 10 : Théodore Fraenkel, l’ami de Robert Desnos. Lettres et documents inédits, 1917-1952 (2006).

En 2008, L’Étoile de Mer a ouvert une nouvelle série :
Numéro 1 : Desnos et les Milhaud (2008).
Numéro 2 : La Liberté ou l’amour ! et ses traductions (2010).
Numéro 3 : Robert Desnos / Annie Le Brun « De l’érotisme » (2011).
Numéro 4 : Robert Desnos et ses fantômes (2012).
Numéro 5 : Robert Desnos, Images (2014).
Numéro 6: Robert Desnos et la guerre (2015).

En 2016-2017, exceptionnellement, la revue L’Etoile de Mer cède le pas à une très belle parution aux éditions des Cendres, Pour Denise. L’ouvrage rassemble deux poèmes de Robert Desnos, adressés à ” Denise aux yeux clairs dont les regards m’émeuvent”.
Derrière ces deux poèmes se cache une femme hors du commun et pourtant bien peu connue: Denise Naville, traductrice de Hölderlin, Clausewitz et Celan, entre autres…
Une personnalité hors normes à redécouvrir au fil des mots du poète, dans un ouvrage précieux.

Éditions des Cendres 8 rue des Cendriers 75020 PARIS tél : 01 43 49 31 80 editionsdescendres@gmail.com
Numéro 7 : Robert Desnos, Poétique et mathématiques (2018).
Numéro 8 : Robert Desnos et A à Zèbre (2019).
Numéro 9 : Jean Carrive, André Breton, Robert Desnos, Pierre Picon et Simon Kahn, 1923, Une correspondance surréaliste.

Robert Desnos et le journaliste Jesús Ortega à la terrasse des Deux Magots. 1929.
  • Robert Desnos a fait de Théodore Fraenkel dès 1932 son exécuteur testamentaire. En 1945, celui-ci va s’employer selon les volontés de son ami à aider Youki (Lucienne Badoud 1903-1966) autant qu’il le peut. http://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/02/23/theodore-fraenkel-1896-1964/
  • http://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/02/25/theodore-fraenkel-aragon/
  • Jean Carrive (1905-1963) fut un surréaliste jeune et discret. Élève au lycée Montaigne de Bordeaux, il prépare le baccalauréat et le concours général en pleine révolte adolescente. il s’intéresse à la revue Littérature dès 1922 et entreprend une correspondance avec André Breton et Robert Desnos dès février 1923. En août 1923, il échappe à la surveillance de sa famille protestante (son père est professeur d’histoire au lycée de Bordeaux et disciple de Péguy) et fait un court voyage à Paris où il voit les deux poètes surréalistes. Cette rencontre tourne court, mais Breton lui écrit le 10 septembre 1930: “Nous avons le temps de nous reconnaître.” En 1924, il figure dans le Manifeste du surréalisme parmi les dix-neuf adeptes qui “ont fait acte de SURRÉALISME ABSOLU”. Sa signature figure au bas de plusieurs déclarations du groupe. Il n’a jamais été publié dans Littérature ou la Révolution surréaliste. André Breton l’exclut en 1929. Jean Carrive est dès le lycée ami avec Pierre Picon (né le 31 décembre 1906), frère de Gaëtan Picon (1915-1976). Il lui fait partager sa passion de la littérature. Ils envoient des poèmes surréalistes à Robert Desnos, mais ils ne sont pas publiés (Destinée des algues et Pont des virgules). Pierre Picon sera reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1930 et enseignera au Lycée Charles et Adrien Dupuy du Puy-en-Velay.

Jean Carrive part poursuivre ses études en Allemagne. Il se passionne pour Rainer Maria Rilke, après avoir épousé Charlotte Behrendt à Breslau en 1934. Il mène ses travaux de traduction (Rilke, Kafka, les théologiens germanophones) avec cette jeune femme, fille d’architecte allemande d’origine juive. ils ont amis avec Pierre Klossowski et son frère Balthus, Monny de Boully et Pierre Leiris. Après la guerre, Charlotte devient professeur de langue et littérature allemandes à l’Université de Bordeaux. Pierre Klossowski prononce l’oraison funèbre de Jean Carrive le 21 janvier 1963.

http://www.ajpn.org/personne-Jean-Carrive-7778.html

Poème de Jean Carrive, copié de la main de Robert Desnos et conservé dans les archives d’André Breton. Destiné à Littérature, n°11-12, il n’a pas été retenu.

René Char – Nicolas de Staël

Je relis L’éclair au front. La vie de René Char, la biographie de Laurent Greilsamer publiée cher Fayard en 2004.

Je m’intéresse particulièrement aux rapports entre le poète et Nicolas de Staël. En février 1951, René Char rencontre le peintre au domicile de celui-ci, 7 rue Gauguet (Paris, XIV), par l’intermédiaire de Georges Duthuit (1891-1973), historien d’art et critique, gendre d’Henri Matisse.
Une profonde amitié entre les deux hommes commence alors. En novembre 1951, paraît Poèmes, recueil illustré de quatorze bois et d’une lithographie du peintre. René Char a choisi pour répondre aux gravures du peintre treize poèmes en prose, issus du Poème pulvérisé, paru en 1947. Le livre est exposé avec succès à la galerie Jacques Dubourg. C’est le début d’une large reconnaissance de l’ œuvre du peintre.

Son besoin de lumière pousse Nicolas de Staël vers le sud. Il passe l’été 1953 avec sa famille, à Lagnes (Vaucluse). Il se lie d’amitié avec les Mathieu, grands amis de René Char, qui exploitent la propriété agricole des Grands Camphoux. Il rencontre leur fille, Jeanne Polge-Mathieu. Elle est mariée, a deux enfants. Il en tombe amoureux fou (« Jeanne est venue vers nous avec des qualités d’harmonie d’une telle vigueur que nous en sommes encore tout éblouis. Quelle fille, la terre en tremble d’émoi, quelle cadence unique dans l’ordre souverain.», écrit-il à René Char.) Elle devient sa muse et son modèle. Il reste seul à Lagnes après avoir renvoyé sa famille à Paris. Fin novembre 1953, Staël achète une ancienne maison fortifiée à Ménerbes, Le Castelet.

En septembre 1954, il s’installe à Antibes. L’amant tourmenté aime plus qu’il n’est aimé : avec Jeanne, l’histoire se révèle impossible. Elle finit par rompre.

Les années 1950-1955 sont marquées pour René Char par de dures épreuves. Il perd sa mère (Marie-Thérèse Rouget) le 27 juin 1951. Après cette disparition, le poète et sa sœur Julia souhaitent préserver la demeure familiale, les Névons, mais son frère Albert et sœur Émilienne exigent une vente aux enchères. Elle se déroule le 26 octobre 1955. La propriété est vendue et détruite.

La rupture avec Jeanne désespère Nicolas de Staël. Le 15 mars 1955, il absorbe un flacon de véronal, mais vomit et le barbiturique ne peut agir. Le lendemain, il brûle dans la cheminée des papiers. La nuit tombée, il sort de son atelier et monte l’escalier qui mène à la terrasse de l’immeuble. De là, on voit la mer et le Fort carré au bout de la rade. Nicolas de Staël se jette dans le vide et s’écrase en contrebas, rue du Revely, une ruelle sombre et déserte. Il a 41 ans.

René Char ne comprend pas cet acte. « La folie est bien la plus atroce des maladies. J’en étouffe. »
« Je suis dynamité…Partagé entre une colère immense et une pitié infinie. Je me suis attendu à bien des folies, mais pas tout fait à celle-là qui détruit d’un coup tant de personnes ! […] Dieu de Dieu, comment l’enfer peut-il venir nous raser là où nous sommes et ensuite s’en aller, se retirer avec la prise qui lui convient ? Et moi qui plaisantais ce loup des steppes, moi qui avais cru à un ruisseau avec cette petite pluie de Saint-Rémy, et voilà un torrent qui emporte tout ! Énigme du coeur humain ! Là où j’avais vu un « pavillon de chasse » avec rendez-vous clandestin pour quelque libertinage, lui voyait un château fort, et une dame à demeure installée, la propriété exclusive, les divorces et les remariages…» «…Ce qui importe, c’est son œuvre en fin de compte. Elle est très belle souvent, frappée du marteau des lueurs. Une royauté fracassée s’y laisse apercevoir. » (Lettre à Ciska Grillet, peintre et amie des deux artistes)

Le Fort Carré d’Antibes. 1955. Antibes, Musée Picasso.

Trois textes de René Char sur Nicolas de Staël:

Bois de Staël

Je lisais récemment dans un journal du matin que des explorateurs anglais avaient photographié sur l’un des versants extrêmes de l’Himalaya, puis suivi, pendant plusieurs kilomètres, les empreintes de pieds, de pas plutôt, dans la croûte neigeuse, d’un couple d’êtres dont la présence, en ce lieu déshérité, était invraisemblable et incompréhensible. Empreintes dont le dessin figurait un pied nu d’homme, énorme, muni d’orteils et d’un talon. Ces deux passants des cimes, qui avaient ce jour-là, marqué pour d’autres leur passage, n’avaient pu toutefois être aperçus des explorateurs. Un guide himalayen assura qu’il s’agissait de l’Homme des Neiges, du Yéti. Sa conviction et son expérience en admettaient l’existence fabuleuse.
Même si j’écoute l’opinion raisonnable d’un savant du Muséum qui, consulté, répond que les empreintes pourraient être celles d’un plantigrade ou quadrumane d’une rare espèce, grand parcoureur de solitudes, les bois que Nicolas de Staël a gravés pour mes poèmes (pourtant rompus aux escalades et aux sarcasmes) apparaissent pour la première fois sur un champ de neige vierge que le rayon de soleil de votre regard tentera de faire fondre.
Staël et moi, nous ne sommes pas, hélas, des Yétis ! Mais nous approchons quelquefois plus près qu’il n’est permis de l’inconnu et de l’empire des étoiles.

Écrit pour l’exposition de l’ouvrage Poèmes de René Char à la galerie Jacques Dubourg, 126, boulevard Haussmann à Paris. 12 décembre 1951.

Recherche de la base et du sommet, 1971.

Nicolas De Staël

Le champ de tous est celui de chacun, trop pauvre, momentanément abandonné.
Nicolas de Staël nous met en chemise et au vent la pierre fracassée.
Dans l’aven des couleurs, il la trempe, il la baigne, il l’agite, il la fronce.
Les toiliers de l’espace lui offrent un orchestre.

Ô toile de rocher, qui frémis, montrée nue sur la corde d’amour !
En secret un grand peintre va te vêtir, pour tous les yeux, du désir le plus entier et le moins exigeant.

Recherche de la base et du sommet, 1971.

Il nous a dotés…

Le “printemps” de Nicolas de Staël n’est pas de ceux qu’on aborde et qu’on quitte, après quelques éloges, parce qu’on en connaît le rapide passage, l’averse tôt chassée. Les années 1950-1954 apparaîtront plus tard, grâce à cette œuvre, comme des années de “ressaisissement” et d’accomplissement par un seul à qui il échut d’exécuter sans respirer, en quatre mouvements, une recherche longtemps voulue . Staël a peint. Et s’il a gagné de son plein gré le dur repos, il nous a dotés, nous, de l’inespéré, qui ne doit rien à l’espoir.

Publié le 9 mars 1965 dans le Nouvel Observateur sous le titre Témoignage.

Recherche de la base et du sommet, 1971.

Segovia

Segovia. Iglesia de la Vera Cruz. 1208.

Le monde est petit (“El mundo es un pañuelo”). La ville de Segovia et la province entière sont magnifiques.

Un segoviano en las antípodas
“En el municipio Valverde del Majano, un pueblo de menos de mil habitantes cerca de la ciudad de Segovia, nació el 31 de enero de 1811 Manuel José de Frutos, el hijo de un comerciante de lana que a los 20 años se vio forzado a emigrar. Tras faenar como ballenero por las costas de Perú y los mares del Sur, Manuel José recaló a bordo del barco inglés Elizabeth en Port Awanui, en la alejada región de Te Araroa, en la costa este de la Isla Norte de Nueva Zelanda, donde se dedicó al comercio, hizo buenas migas con los nativos de la tribu ngati porou, tuvo cinco esposas, nueve hijos, 41 nietos y 299 bisnietos. Más de siete generaciones después, el clan maorí de los Paniora (españoles, en lengua maorí), suma 16.000 descendientes repartidos por Nueva Zelanda y otros países.

Los maoríes transmiten sus historias mediante la tradición oral, por lo que poco a poco se fue perdiendo el conocimiento sobre la procedencia de aquel marinero español. Solo recordaban su nombre y el de de su turangawaewae, la cuna de sus ancestros: Valverde. No fue hasta 2006, a raíz de un documental realizado por la periodista neozelandesa Diana Burns en colaboración con la historiadora española María Teresa Llorente, que se dedicó a buscar por los archivos parroquiales de Segovia, que los Paniora pudieron conocer al fin sus orígenes.

En 2007, una veintena de maoríes Paniora viajó desde las antípodas hasta Segovia para visitar el pueblo de su antepasado. Allí descubrieron que tenían familia, descendientes de las dos hermanas de Manuel José. Al año siguiente, sus primos les devolvieron la visita, y los viajes se han repetido varias veces en ambos sentidos. Los restos de Manuel José reposan en una colina de Taumata, con vistas al rio Waiapu y al océano Pacífico.” (El País, 23/04/2021)

Segovia. Statue de San Juan de la Cruz de José María García Moro (1933-2012). Paseo de San Juan de la Cruz.

El milagro (Antonio Machado)

En Segovia, una tarde, de paseo
por la alameda que Eresma baña,
para leer mi Biblia
eché mano al estuche de las gafas
en busca de ese andamio de mis ojos,
mi volado balcón de la mirada.
Abrí el estuche con el gesto firme
y doctoral de quien se dice : Aguarda,
y ahora verás si veo…
Abrí el estuche pero dentro : nada;
point de lunettes… ¿ Huyeron ? Juraría
que algo brilló cuando la negra tapa
abrí del diminuto
ataúd de bolsillo, y que volaban,
huyendo de su encierro,
cual mariposa de cristal, mis gafas.
El libro bajo el brazo,
la orfandad de mis ojos paseaba
pensando: hasta las cosas que dejamos
muertas de risa en casa
tienen su doble donde estar debieran
o es un acto de fe toda mirada.

Cancionero apócrifo. Doce poetas que pudieron existir. 1919.

Le miracle

À Segovia, un après-midi me promenant
par la peupleraie que l’Eresma baigne,
pour lire ma Bible
j´ai mis la main sur mon étui à lunettes
en quête de cet échafaudage de mes yeux,
mon balcon saillant du regard.

Sant Jordi – Día del Libro – Francisco Brines

Affiche officielle de la Journée du Livre (Sonia Pulido).

La Sant Jordi (saint Georges en français, San Jorge en espagnol) est célébrée tous les 23 avril à Barcelone. Saint Georges est le patron de l’Aragon, de Valence, des îles Baléares et de la Catalogne. La tradition veut que, chaque année, on offre une rose, et depuis les années 1920, un livre.

Depuis 1930, la Journée du Livre est aussi fixée dans toute l’Espagne le 23 avril afin de rendre hommage à Miguel de Cervantès, inhumé le 23 avril 1616. Depuis 1995, l’UNESCO en a fait la Journée mondiale du livre et du droit d’auteur.

Malgré la pandémie, la foule était nombreuse aujourd’hui dans le centre de Barcelone. La Casa Batlló, un des bâtiments les plus emblématiques d’Antoni Gaudí était décorée comme d’habitude de roses. Sur sa façade, l’architecte catalan a représenté la légende de saint Georges terrassant le dragon, à l’origine de la fête de Sant Jordi.

Barcelone. Casa Batlló (Antoni Gaudí).

La Journée du Livre est aussi l’occasion de remettre le Prix Cervantès. Ajournée en 2020 à cause de la pandémie, elle a eu lieu ce matin en plein air au siège de l’Institut Cervantès d’Alcalá de Henares. Présidée par le Roi et la Reine, elle a été marquée par les mesures de sécurité imposées par la pandémie ainsi que par l’absence du lauréat 2020, le poète Francisco Brines, 89 ans. Son état de santé ne lui a pas permis de se déplacer. Mais il a lu en visioconférence son poème Mi resumen depuis son domicile d’Oliva (Valence). C’est lui qui a commencé à 13 heures la lecture traditionnelle en continu de El ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha.

Los veranos (Francisco Brines)

A Carmen Marí

¡ Fueron largos y ardientes los veranos !
Estábamos desnudos junto al mar,
y el mar aún más desnudo. Con los ojos,
y en unos cuerpos ágiles, hacíamos
la más dichosa posesión del mundo.

Nos sonaban las voces encendidas de luna,
y era la vida cálida y violenta,
ingratos con el sueño transcurríamos.
El ritmo tan oscuro de las olas
nos abrasaba eternos, y éramos solo tiempo.
Se borraban los astros en el amanecer
y, con la luz que fría regresaba,
furioso y delicado se iniciaba el amor.

Hoy parece un engaño que fuésemos felices
al modo inmerecido de los dioses.
¡ Qué extraña y breve fue la juventud !

El otoño de las rosas. Sevilla, Renacimiento, 1986.

Les étés

Qu’ils furent longs et ardents les étés !
Nous étions nus au bord de la mer,
et la mer encore plus nue. Avec les yeux,
et sur des corps agiles, nous prenions
allègrement possession du monde.

Il avait lu le poème Cuando yo aún soy la vida pour la Journée Mondiale de la poésie le 21 mars 2021.

https://www.youtube.com/watch?v=XdUk7qnO33I

Bibliothèque de Francisco Brines chez lui à Oliva (Mónica Torres)

René Char – Pierre Reverdy

Lecture et relecture des poèmes de Pierre Reverdy. Trois beaux volumes en Poésie/Gallimard: Plupart du temps 1915-1922. 1969. n°230. Main d’oeuvre 1913-1949. 2000. n°342. Sable mouvant. Au soleil du plafond. La liberté des mers suivi de Cette émotion appelée poésie. 2003. n°379.

J’ai ressorti aussi la très bonne anthologie, publiée en 1989 dans la collection “Orphée” des éditions de La Différence. Elle fut établie par Claude-Michel Cluny et présentée par Gil Jouanard, écrivain décédé à Avignon le 25 mars 2021.

J’ai relu aussi le texte de René Char La Conversation souveraine qui comme André Breton plaçait très haut Pierre Reverdy.

La conversation souveraine

Quelle que soit la place qu’occupent dans les époques les grands mouvements littéraires, l’empreinte ambitieuse qu’ils se proposent de laisser dans la connaissance et dans la sensibilité de leur temps est mince, leur force agissante est mesurée, leur rayonnement semble s’éteindre avec le crépuscule qui les suit. Non sans injustice souvent. Le seul et influent débat engagé l’est alors entre deux ou trois des fortes personnalités contemporaines de ces mouvements, soit qu’elles aient marqué le pas, un moment, auprès d’eux, soit qu’elles les aient en apparence ignorés. La postérité manque d’amour pour les brigades.
Le scintillement de l’être Hölderlin finit par aspirer le spectre pourtant admirable du romantisme allemand. Nerval et Baudelaire ordonnent le romantisme français entrouvert par Vigny et gonflé par Hugo. Rimbaud règne, Lautréamont lègue. Le fleuret infaillible du très bienveillant Mallarmé traverse en se jouant le corps couvert de trop de bijoux du symbolisme. Verlaine s’émonde de toutes ses chenilles : ses rares fruits alors se savourent. Enfin Apollinaire, le poète Guillaume Apollinaire trouve, en son temps, la hauteur interdite à tout autre que lui, et trace la nouvelle voie lactée entre le bonheur, l’esprit et la liberté, triangle en exil dans le ciel de la poésie de notre siècle tragique, tandis que des labeurs pourtant bien distincts, en activité partout, se promettent d’établir, avec de la réalité éprouvée, une cité encore jamais aperçue sous l’emblème de l’amant de la lyre.
Chaque jour pour nous dans le bloc hermétique qu’est Paris, Guillaume Apollinaire continue à percer des rues royales où les femmes et les hommes sont des femmes et des hommes au coeur transparent.
Encore que sur la périphérie, à l’emplacement des anciennes carrières, se tienne, économe comme le lichen, un poète sans fouet ni miroir, que pour ma part je lui préfère : Pierre Reverdy. Celui-ci dit les mots des choses usagères que les balances du regard ne peuvent avec exactitude peser et définir. Leur mouvement dépourvu de sommation continuellement nous ramène aux trois marches d’escalier d’une maison aux lampes douces, gravies un soir de pluie par ce convive essentiel. Trop souffrant ou trop averti pour reprendre le chemin du coteau en torrent où opèrent des voix peut-être plus passionnées, plus variées, mais moins sincères que la sienne, il n’a plus quitté son hôte, bien que vivant en mauvaise intelligence avec lui. Nul n’a mieux timbré l’enveloppe inusable dans laquelle voyage, attrition de la réalité et de son revers, la parole qui penche pour le poème, et à l’instant de la déchirure, le devient.
Reconnaissance à Guillaume Apollinaire, à Pierre Reverdy (1) , au privilégié lointain Saint-John Perse, à Pierre Jean Jouve, à Artaud détruit, à Paul Éluard.

1953

(1) 1960. Á Luc Decaunes.
C’est l’année de la faux basse, filante et rase, jusqu’aux racines. La mort de Reverdy m’a beaucoup attristé. J’ai dit, il y a quelques années, dans un texte, La Conversation souveraine, ma gratitude pour Reverdy. La circonstance funèbre, aujourd’hui, reste au-dessous, presque en arrière de ce qui fut écrit une fois, par un beau et grand temps d’essor, de saisissement.

Recherche de la base et du sommet. III. Grands astreignants ou La Conversation souveraine. Première édition 1955. Collection Poésie/Gallimard n° 77. 1971.

J’aime beaucoup le recueil de Pierre Reverdy Ferraille, de 1937 .

Pierre Reverdy (Juan Gris)

Cascade (Pierre Reverdy)

Á la rencontre des froids silences
Á la rencontre des regards détournés
Brusquement
Quand une porte s’ouvre sur l’abîme étoilé
Brusquement
Devant la perspective semée d’obstacles
Parcourue de rivières abandonnées dans le métal
Sous les arbres froissés qui tombent de tes mains
Sous l’odeur des plantes mutilées qui bordent le cheminées
Tout est tiède dans l’air
La tête embusquée dans les sillons troubles de la discorde
Le meurtre aux dents vernies
Remonte de la source
Quand le sang a fini la boucle de sa course

Ne rien vouloir prendre à sa faim
Ne rien vouloir laisser mourir dans la misère
Garder le plein de vie qui crève la barrière
S’il faut bondir à la lumière du hasard
Briser l’ amour qui tamisait la réalité trop grossière
Contre le coude de la nuit
Contre le fil perçant la parole assourdie
D’un feu à l’ autre du torrent
D’un cri à l’autre de la pente
Quand l’écho roule sous le pont et se lamente

J’ouvre mon corps au soleil pétillant
J’ouvre mes yeux à la lumière de ta bouche
Et mon sang pour le tien dans l’ornière du temps
À grands traits notre vie coule de roche en roche

Ferraille, 1937.

Pierre Reverdy.

Pierre Reverdy – Maurice Blanchard

Portrait de Pierre Reverdy (Pablo Picasso). 1921. New York, MoMa.

Je lis et je relis les poèmes de Pierre Reverdy (1889-1960) et de Maurice Blanchard (1890-1960). Deux poètes de la même génération, mais très différents. Le premier est bien mieux connu que le second. Le premier précède le surréalisme, le second en a été très influencé.

Reflux (Pierre Reverdy)

Quand le sourire éclatant des façades déchire le décor fragile du matin ; quand l’horizon est encore plein du sommeil qui s’attarde, les rêves murmurant dans les ruisseaux des haies ; quand la nuit rassemble ses haillons pendus aux basses branches, je sors, je me prépare, je suis plus pâle et plus tremblant que cette page où aucun mot du sort n’était encore inscrit. Toute la distance de vous à moi – de la vie qui tressaille à la surface de ma main au sourire mortel de l’amour sur sa fin – chancelle, déchirée.

La distance parcourue d’une seule traite sans arrêt, dans les jours sans clarté et les nuits sans sommeil. Et, ce soir, je voudrais d’un effort surhumain, secouer toute cette épaisseur de rouille – cette rouille affamée qui déforme mon coeur et me ronge les mains. Pourquoi rester si longtemps enseveli sous les décombres des jours et de la nuit, la poussière des ombres. Et pourquoi tant d’amour et pourquoi tant de haine. Un sang léger bouillonne à grandes vagues dans des vases de prix. Il court dans les fleuves du corps, donnant à la santé toutes les illusions de la victoire. Mais le voyageur exténué, ébloui, hypnotisé par les lueurs fascinantes des phares, dort debout, il ne résiste plus aux passes magnétiques de la mort. Ce soir je voudrais dépenser tout l’or de ma mémoire, déposer mes bagages trop lourds. Il n’y a plus devant mes yeux que le ciel nu, les murs de la prison qui enserrait ma tête, les pavés de la rue. Il faut remonter du plus bas de la mine, de la terre épaissie par l’humus du malheur, reprendre l’air dans les recoins les plus obscurs de la poitrine, pousser vers les hauteurs – où la glace étincelle de tous les feux croisés de l’incendie – où la neige ruisselle, le caractère dur, dans les tempêtes sans tendresse de l’égoïsme et les décisions tranchantes de l’esprit.

Ferraille, 1937. [Main d’œuvre 1913-1949. Recueil des livres Grande nature, La Balle au bond, Sources du vent, Pierres blanches, Ferraille, Plein verre, Le Chant des morts, plus les inédits Cale sèche et Bois vert, Paris, Mercure de France, 1949 ; rééd. avec une préface de François Chapon, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Poésie », n° 342, 2000.]

[Anthologie, Orphée /La Différence, 1989]

Je remercie Laurent F. qui m’a fait rechercher les poèmes de Maurice Blanchard dans ma bibliothèque. La vie de ce poète n’est pas du tout banale. Il est né en 1890 à Montdidier (Aisne). Il est d’abord apprenti-serrurier, puis ouvrier à Creil et à Paris. Il s’engage en 1908 pour cinq ans dans la Marine à Toulon et est pilote d’aviation pendant la première guerre mondiale. Il est un des seuls survivants de la célèbre escadrille de Dunkerque. En 1917, il est reçu premier à l’École des ingénieurs mécaniciens de la Marine. Il devient ensuite ingénieur aéronautique. Il écrit ses premiers poèmes en 1927 “pour guérir” après avoir rencontré l’écriture surréaliste. Il publie son premier recueil en 1929 (pseudonyme: Erskine Ghost). Durant la Seconde Guerre mondiale, il fait partie du réseau de résistance Brutus. Pour ce réseau, il est en mission de 1942 à 1944 en tant que chef des calculs dans les bureaux parisiens de la firme allemande Junkers . Il reçoit la Croix de guerre en 1945. Il meurt en 1960 à Montdidier. Il était proche de Paul Éluard, Joë Bousquet et René Char.

La mort et le vagabond (Maurice Blanchard)

Jours de colère ! Jours d’innocence !
Que d’amertume secrète,
que de lourds fardeaux sans relève !
Naissance du poème, berceau de notre existence ! et son éclosion à travers tous les obstacles.
Ô ! se débarrasser de soi-même
ne fût-ce qu’un instant !

Celui qui naquit dans un monde hostile
vivra et mourra dans un monde hostile.

Jours de colère ! Jours d’innocence !
L’état de gestation est le seul qui ne cesse de nous rattacher à la vie,
et c’est la naissance du poème et son éclosion à travers tous les obstacles.

Que faire ? creuser jusqu’à l’écrasement inévitable ? Ô la vie !
Quelle effroyable chose !
Combien instable et folle, et indigne du ciel bleu !
Infâme, sauvage, la guerre est dans nos murs, dans notre sang, dans nos doigts, dans nos yeux.

Et encore, vous gravez vos meurtres sur les pierres volcaniques et calmées pour l’Éternité.

Assez ! Assez ! Et laissez-nous dormir en paix pour toujours !

Dans la chambre, avec mes souvenirs
douloureux, mourir sous un brillant soleil d’hiver,
mourir sur l’épaule de ma compagne dont les yeux
humides et brillants se ferment lentement avec une
très grande douceur sur les rêves inachevés et
enfouis pour toujours.

Adieu ! mon dernier ami !

que la terre vous soit légère et douce,
douce de la douceur des larmes de l’amour perdu et retrouvé.

Écrit en 1960, ce poème a été publié dans Débuter après la mort. 1977. Éditions Plasma.

On le trouve aussi à la fin de l’anthologie de textes Les Barricades Mystérieuses, préface de Jean-Hugues Malineau, NRF Poésie/Gallimard n°284.

Maurice Blanchard.

Hommage à Maurice Blanchard (René Char)

Blanchard souffrait, se confiait en marchant à rebours du vent et des offrandes ; cela se voyait, se lisait sur les traits de ses poèmes. Ceux-ci sont une espèce d’annonciation et de renonciation souveraine et abaissée .
Combien de pas a fait Blanchard, le véloce, le discret, le noueux, le bleuté, le déchirant Blanchard, sur la terre où nous respirons ? DEJA on les remonte, mais là seulement où l’herbe est oscillatoire, silencieuse.

1960.

Recherche de la base et du sommet, 1971.

Lettre à Marcel Béalu. 7 septembre 1960, publiée dans l’hommage à Maurice Blanchard rendu à sa mort par la revue Réalités secrètes, n°8-9, et reprise en 1965 dans la deuxième édition de Recherche de la base et du sommet.