Roberto Juarroz II 1925 – 1995

Les textes en prose du poète argentin sont aussi de grande qualité. Il s’agit d’un des écrivains argentins les plus importants du XX ème siècle, période pourtant faste pour la littérature de ce pays.

Poésie et réalité. Paris, Lettres vives, 1987. Traduction: Jean-Claude Masson.

« Quand le grand rabbin Israël Baal Shem-Tov pensait qu’une menace se profilait contre le peuple juif, il avait coutume d’aller concentrer son esprit en certain lieu du bois ; là, il allumait un feu, récitait certaine prière et le miracle s’accomplissait: le danger était écarté. Plus tard, quand son disciple, le célèbre Maguid de Mezeritsch, devait implorer le ciel pour les mêmes raisons, il accourait au même endroit et disait: « Maître de l’Univers, écoute-moi. Je ne sais comment allumer le feu, mais je suis encore capable de réciter la prière.» Et le miracle s’accomplissait. Plus tard, le rabbin Mosh-Leib de Sassov allait également au bois pour sauver son peuple, et il disait: « Je ne sais comment allumer le feu, je ne connais pas la prière, mais je peux me placer à l’endroit propice et cela devrait suffire. » Et cela suffisait, et le miracle s’accomplissait. Ensuite, c’est au rabbin Israël de Rizzin qu’il revint d’éloigner la menace. Assis dans son fauteuil, la tête entre les mains, il parlait à Dieu en ces termes: « Je suis incapable d’allumer le feu, je ne connais pas la prière, je ne puis pas même trouver le lieu du bois. Tout ce que je sais faire, c’est raconter cette histoire. Cela devrait suffire.» Et cela suffisait. Dieu a créé l’homme parce qu’il aime les histoires.

Qu’il soit ou non question de Dieu, la réalité a produit l’homme parce quelque chose en elle, tout au fond, mystérieusement, réclame des histoires. Autrement dit, il semble y avoir, au tréfonds du réel, une demande de narration, d’illumination, de vision et peut-être d’argument à laquelle les hommes doivent pourvoir, qu’il y ait ou n’y ait pas d’autre sens. Il ne s’agit pas de l’histoire au sens vulgaire du terme, l’histoire de l’historiographie, semée de crimes et d’aberrations, mais de cet enchaînement secret de faits profonds qui constitue la véritable histoire de l’humanité – et peut-être davantage. J’ai toujours pensé la poésie comme la plus éminente manifestation de cette histoire occulte des hommes et de la correspondance ineffable avec la réalité qui s’y révèle, au-delà du gonflement du simple temps linéaire, au-delà des formules et des systèmes qui codifient la connaissance, la prière, le regard, le geste, le lieu, l’amour, le bois et même le feu. Je crois en outre que la réalité et la poésie, telles qu’elles se présentent à l’homme, exigent un détachement graduel, un dépouillement progressif, une croissante mise à nu, comme dans la parabole hassidique, afin de nous approcher du noyau essentiel de ce qu’il y a ou de ce qui existe, de ce qui est ou nous paraît être.»

Poesía y realidad, 1992. Valencia, Pre-textos.

« Cuando el gran rabino Israel Baal Shem-Tov creía que se tramaba una desgracia contra el pueblo judío, tenía por costumbre ir a concentrar su espíritu en cierto lugar del bosque; allí encendía un fuego, recitaba cierta plegaria y el milagro se cumplía: la desgracia quedaba rechazada. Más adelante, cuando su discípulo, el célebre Maguid de Mezeritsch tenía que implorar al cielo por las mismas razones, acudía a aquel mismo lugar del bosque y decía: “Señor del Universo, préstame oído. No sé cómo encender el fuego, pero todavía soy capaz de recitar la plegaria”. Y el milagro se cumplía. Más adelante, el rabino Moshe-Leib de Sassov, para salvar a su pueblo, iba también la bosque y decía: “No sé cómo encender el fuego, no conozco la plegaria, pero puedo situarme en el lugar propicio y esto debería ser suficiente”. Y esto era suficiente: también, entonces, el milagro se cumplía. Después, le tocó el turno al rabino Israel de Rizsin de apartar la amenaza. Sentado en su sillón, se tomaba la cabeza entre las manos y hablaba así a Dios: “Soy incapaz de encender el fuego, no conozco la plegaria, ni siquiera puedo encontrar el lugar en el bosque. Todo lo que sé hacer es contar esta historia. Esto debería bastar”. Y esto bastaba. Dios creo al hombre porque le gustan las historias.

Se hable de Dios o no se hable, la realidad produjo al hombre porque algo en ella, en su fondo, misteriosamente, pide historias. O dicho de otro modo, parece haber en lo profundo de lo real un reclamo de narración, de iluminación, de visión y hasta quizá de argumento que los hombres deben proveer, haya o no haya otro sentido. No se trata de la historia vulgar, la historia de la historiografía, sembrada de crímenes y aberraciones, sino de esa ilación secreta de hechos profundos que constituye la verdadera historia de la humanidad y tal vez de algo más. Siempre he pensado a la poesía como la manifestación más eminente de esa historia oculta de los hombres y el inefable empalme con la realidad que allí se revela, más allá del simple y entumecido tiempo lineal, más allá de las fórmulas y los sistemas que codifican el conocimiento, la plegaria, la mirada, el gesto, el lugar, el amor, el bosque y hasta el fuego. Creo, además, que la realidad y la poesía, tal como se dan al hombre, exigen un desprendimiento gradual, un progresivo despojamiento, una desnudez creciente, como en la parábola jasídica, hasta acercarnos al núcleo esencial de lo que hay o existe o es o nos parece que es. »

Catálogo Saltos verticales: Roberto Juarroz entre nosotros. 2019.

Roberto Juarroz I 1925 – 1995

Les publications de Marie Paule et Raymond Farina sur Facebook et les commentaires de Nathalie de Courson sur son blog (https://patte-de-mouette.fr/) m’ont incité à lire et à relire la poésie de Roberto Juarroz. Il m’a fallu du temps, de la concentration, de la réflexion. Deux de ses poèmes ont attiré particulièrement mon attention.

83.

Vamos por un desfiladero
que se estrecha poco a poco.
Nadie sabe si saldrá.
Nadie sabe si avanza o retrocede.
Nadie sabe si al final está la sombra o la luz.

Esta marcha sigilosa nos confirma
que entre el ojo y su objeto
se interpone una oscura película,
un filtro hecho de sombra
que aisla para siempre la mirada.

Mirar es un gesto hacia adentro,
no hacia afuera.

Décimocuarta poesía vertical. 1994.

Nous allons par un défilé
qui se resserre peu à peu.
Nul ne sait s’il sortira.
Nul ne sait s’il avance ou recule
Nul ne sait si l’ombre est au bout ou la lumière.

Cette marche secrète nous confirme
Qu’entre l’oeil et son objet
s’interpose une pellicule obscure :
un filtre fait d’ombre
qui isole le regard pour toujours.

Regarder est un geste en dedans,
non en dehors.

Quatorzième poésie verticale. Éditions José Corti. 1997. Traduction: Sivia Baron Supervielle.

Un día ya no podremos partir. Repentinamente, se habrá hecho tarde. No importa de dónde o hacia dónde era el viaje. Tal vez hacia el otro extremo del mundo o sólo desde uno hacia su sombra.
Dibujaremos entonces la figura de un pájaro y la fijaremos encima de la puerta como blasón y memento, para recordar que tampoco existe la última partida.
Y la lanza, que ya estaba clavada en el suelo, sólo se hundirá un poco más.
Temperley, Buenos Aires, 1994.
(Diario La Nación, un des derniers poèmes publiés de son vivant)

Roberto Juarroz est né le 5 octobre 1925 à Coronel Dorrego, petite ville de campagne de la province de Buenos Aires. À 10 ans, son père, qui était chef de gare, a été muté dans une ville de la banlieue de Buenos Aires : Adrogué (où Jorge Luis Borges a aussi vécu une période). Juarroz a fait des études de lettres et de philosophie à l’université de Buenos Aires . Il s’est spécialisé dans les sciences de l’information et de la bibliothéconomie. Il a complété ses études en philosophie et en littérature à la Sorbonne à Paris. De 1958 à 1965, il a dirigé la revue de création Poesía = Poesía (20 numéros). Entre 1971 et 1984, il a été directeur du Département de Bibliothécologie et de Documentation de la faculté de philosophie et de lettres de l’Université de Buenos Aires. Le régime de Perón et les militaires l’ayant forcé à l’exil, il a beaucoup voyagé. Il est devenu expert de l’Unesco et de l’OEA dans de nombreux pays d’Amérique centrale. Sa compagne, Laura Cerrato, professeur de littérature anglo-saxonne à l’université de Buenos Aires et poétesse, l’a suivi. Á la fin de sa vie, atteint d’un grave insuffisance rénale, il vivait à Temperley près de Buenos Aires. Il est mort à Buenos Aires le 31 mars 1995.

Poesia Vertical, son premier recueil, est publié à Buenos Aires en 1958 à compte d’auteur. Toute l’oeuvre poétique de Juarroz porte le même titre: Poésie Verticale. Chaque tome est numéroté pour le distinguer des autres.

Bibliographie en espagnol
Poesía Vertical, 1958. Equis.
Segunda Poesía Vertical, 1963. Buenos Aires, Equis.
Tercera Poesía Vertical , 1965. Buenos Aires, Equis. Prologue de Julio Cortázar.
Cuarta Poesía Vertical, 1969. Buenos Aires, Aditor.
Quinta Poesía Vertical, 1974. Buenos Aires, Equis.
Poesía Vertical (antología), 1974. Barcelone, Barral.
Poesía Vertical (1958-1975), 1976. Caracas, Monte Avila.
Poesía Vertical : Antologia mayor, 1978. Buenos Aires, Carlos Lohlé. Prologue de Roger Munier.
Poesía y creación, Diálogos con Guillermo Boido, 1980. Buenos Aires, Carlos Lohlé.
Poesía Vertical : Nuevos poemas, 1981. Buenos Aires, Mano de Obra.
Séptima Poesía Vertical, 1982. Caracas, Monte Avila.
Octava Poesía Vertical, 1984. Buenos Aires, Carlos Lohlé.
Novena Poesía Vertical – Décima Poesía Vertical, 1987. Buenos Aires, Carlos Lohlé.
Poesía Vertical : Antología incompleta, 1987. Madrid, Playor.
Poesía y Iiteratura y hermenéutica, Conversaciones con Teresa Sagui, 1987.
Poesía y realidad, Discurso de incorporación. Academia Argentina de Letras, 1987.
Undécima Poesía Vertical, 1988. Valencia, Pre-textos.
Poesía Vertical (1958-1975), 1988. México, Universidad Nacional Autónoma.
Duodécima Poesía Vertical, 1991. Buenos Aires, Carlos Lohlé.
Poesía Vertical (Antología), 1991. Madrid, Visor.
Poesía y realidad, 1992. Valencia, Pre-textos.
Poesía Vertical 1958-1982, 1993.
Poesía Vertical 1983-1993, 1993.

Bibliographie en français

Poésie verticale. Bruxelles, Le Cormier, 1962. Traduction: Fernand Verhesen.
Poésie verticale II. Bruxelles, Le Cormier, 1965. Traduction: Fernand Verhesen.
Poésie verticale (extraits des volumes I à III). Édition bilingue. Lausanne, Rencontre, 1967. Traduction: Fernand Verhesen.
Poésie verticale IV. Bruxelles, Le Cormier, 1972. Traduction: Fernand Verhesen.
Poésie Verticale. Paris, Fayard, 1980. Collection L’Espace intérieur. Poésie Verticale, Paris, Fayard (réédition augmentée de 52 poèmes), 1989. Traduction: Roger Munier.
Poésie verticale (extraits des volumes I à IV). Éditions Talus d’approche, 1996.
Quinze poèmes. Trans-en-Provence, Unes, 1983. Seconde édition, 1986. Traduction: Roger Munier.
Nouvelle poésie verticale. Paris, Lettres vives, 1984. Traduction: Roger Munier.
Neuvième poésie verticale. Béthune, Brandes, 1986. Traduction: Roger Munier.
Poésie et réalité. Paris, Lettres vives, 1987. Traduction: Jean-Claude Masson.
Poésie verticale. Paris, M.D., édition bilingue, 1987. Traduction: Roger Munier.
Poésie et création. Unes, 1987. José Corti, 2002. Traduction: Fernand Verhesen.
Poésie verticale. Royaumont, Les Cahiers de Royaumont, 1988. Traduction collective.
Onzième poésie verticale. 25 poèmes. Bruxelles, Le Cormier, 1989. Réédition: Paris, Lettres vives, 1991. Traduction: Fernand Verhesen.
Poésie verticale : 30 poèmes. Le Muy, Unes, édition bilingue, 1991. Traduction: Roger Munier.
Onzième poésie verticale. 30 poèmes. Châtelineau (Belgique), 1992. Traduction: Fernand Verhesen.
Douzième poésie verticale. Paris, La Différence, Collection Orphée, 1993. Traduction: Fernand Verhesen.
Treizième poésie verticale. Édition bilingue, José Corti, 1993. Traduction: Silvia Baron Supervielle.
Fragments verticaux. José Corti, 1994. Réédition en 2002. Traduction: Silvia Baron Supervielle.
Quatorzième poésie verticale. Édition bilingue. José Corti, 1997. Traduction: Silvia Baron Supervielle.
Fidélité de l’éclair. Lettres vives, 2001. Traduction: Jacques Ancet.
Quinzième poésie verticale. José Corti, 2002. Traduction: Jacques Ancet.
Poésie verticale. Points Poésie, 2006. Traduction: Roger Munier.

Charles Cros 1842 – 1886

Les Hommes d’aujourd’hui, n°335 (1888). Caricature de Charles Cros par Manuel Luque ( Paris, Musée Carnavalet).

Je finis de lire les poèmes de Charles Cros. L’édition Garnier-Flammarion de 1979 regroupe Le Coffret de santal et Le Collier de griffes (Présentation de Louis Forestier). Elle est bien faite et très utile. Je la préfère aux deux tomes de la collection Poésie/Gallimard (Le Coffret de santal. N°78. 1972. Le Collier de griffes. N°79. 1972. Préface d’Hubert Juin.)
Le tome de la Pléiade (n°221) est épuisé depuis longtemps. (Charles Cros-Tristan Corbière. Oeuvres complètes, 1970. Édition de Louis Forestier et Pierre-Olivier Walzer avec la collaboration de Francis F. Burch)
Charles Cros fut une figure majeure de la bohème parisienne des années 1870-1880. Animateur de revues et de cercles littéraires, il côtoya Paul Verlaine, Arthur Rimbaud, Germain Nouveau, Villiers de l’Isle-Adam, Jules Laforgue, Alphonse Allais. Compagnon d’absinthe de Verlaine, il alla avec lui en octobre 1871, à la gare de l’Est (appelée encore à l’époque la gare de Strasbourg), attendre Rimbaud à la descente du train de Charleville. Il le logea quinze jours chez lui dans le logement qu’il partageait avec le peintre Michel Eudes, dit de L’Hay, au 13 rue Séguier (Paris, VI). Cros et Rimbaud se brouillèrent parce que celui-ci avait déchiré, dans un but hygiénique, des pages d’une revue où figuraient des poèmes de son hôte.
De son vivant, Charles Cros ne fit paraître qu’un seul recueil, Le Coffret de santal (1873. 74 poèmes. Paris, Lemerre. Nice, Gay et fils. 500 exemplaires. L’ édition sera augmentée en 1879. Maison Tresse. 114 poèmes). Les textes du Collier de griffes furent publiés ensemble pour la première fois chez Stock en 1908, après sa mort. Il était l’ami d’Edouard Manet (1832-1883) qui peindra la maîtresse de Cros, Nina de Villard (1843-1884, La Dame aux éventails). Il se partagea entre la science, la littérature et l’alcool.

La dame aux éventails (Nina de Callias), (Édouard Manet) 1873. Paris, Orsay.


Ses poèmes fascinèrent les surréalistes, de Louis Aragon à René Char, en passant par André Breton, qui écrivit dans son Anthologie de l’humour noir : « Le pur enjouement de certaines parties toutes fantaisistes de son œuvre ne doit pas faire oublier qu’au centre des plus beaux poèmes de Charles Cros un revolver est braqué. »

Cinq poèmes de ce génial inventeur (phonographe, télégraphe automatique, photographie des couleurs):

Tsigane

Dans la course effarée et sans but de ma vie
Dédaigneux des chemins déjà frayés, trop longs,
J’ai franchi d’âpres monts, d’insidieux vallons.
Ma trace avant longtemps n’y sera pas suivie.

Sur le haut des sommets que nul prudent n’envie,
Les fins clochers, les lacs, frais miroirs, les champs blonds
Me parlent des pays trop tôt quittés. Allons,
Vite ! Vite ! en avant. L’inconnu m’y convie.

Devant moi, le brouillard recouvre les bois noirs.
La musique entendue en de limpides soirs
Résonne dans ma tête au rythme de l’allure.

Le matin, je m’éveille aux grelots du départ,
En route ! Un vent nouveau baigne ma chevelure,
Et je vais, fier de n’être attendu nulle part.

Le coffret de santal, 1879.

Heures sereines

                      A Victor Meunier

J’ai pénétré bien des mystères
Dont les humains sont ébahis :
Grimoires de tous les pays,
Êtres et lois élémentaires.

Les mots morts, les nombres austères
Laissaient mes espoirs engourdis ;
L’amour m’ouvrit ses paradis
Et l’étreinte de ses panthères.

Le pouvoir magique à mes mains
Se dérobe encore. Aux jasmins
Les chardons ont mêlé leurs haines.

Je n’en pleure pas ; car le Beau
Que je rêve, avant le tombeau,
M’aura fait des heures sereines.

Le coffret de santal, 1879.

Hiéroglyphe

J’ai trois fenêtres à ma chambre :
L’amour, la mer, la mort,
Sang vif, vert calme, violet.

Ô femme, doux et lourd trésor !

Froids vitraux, cloches, odeurs d’ambre.
La mer, la mort, l’amour,
Ne sentir que ce qui me plaît…

Femme, plus claire que le jour !

Par ce soir doré de septembre,
La mort, l’amour, la mer,
Me noyer dans l’oubli complet.

Femme ! Femme ! cercueil de chair !

Le collier de griffes, 1908.

Je suis un homme mort depuis plusieurs années ;
Mes os sont recouverts par les roses fanées.

Le collier de griffes, 1908.

Testament

Si mon âme claire s’éteint
Comme une lampe sans pétrole,
Si mon esprit, en haut, déteint
Comme une guenille folle,

Si je moisis, diamantin,
Entier, sans tache, sans vérole,
Si le bégaiement bête atteint
Ma persuasive parole,

Et si je meurs, soûl, dans un coin
C’est que ma patrie est bien loin
Loin de la France et de la terre.

Ne craignez rien, je ne maudis
Personne. Car un paradis
Matinal, s’ouvre et me fait taire.

Le collier de griffes, 1908.

René Char – Charles Cros 1842-1888 II

Portrait analogique de René Char (Victor Brauner), 1950.

Les Grands astreignants, selon René Char, sont ceux et celles qui vous contraignent à moins de médiocrité, et vous montrent la voie d’une vie plus dense et plus pure. Pour lui, Charles Cros en faisait partie.

Charles Cros (René Char)

C’est une joie de mettre un moment sa main dans celle de ce fin compagnon du crépuscule, de ce dévaleur de pentes chimériques au bas desquelles vous attend sur les lèvres d’un amour non fredonné le poème impromptu de la vaillance mélancolique. L’honnêteté de Cros, le mot qui tend à l’exprimer parfument les abords de la serre noire où se déchiquette Rimbaud. Il arrive qu’une geôle de minuit affleure en larme de sang sur le mordoré de ce regard qu’un souhaiterait longtemps tenir dans le sien pour se découvrir inspiré sans se sentir novice. Cros, c’est la glissière de la tendresse répartie sur le houblon du rempart où notre condition, dans ses meilleurs jours, nous permet d’accéder, seulement là, à mi-corps, une moitié bleue, l’autre partie mortelle.

Recherche de la base et du sommet, Gallimard, 1971. III. Grands astreignants ou la conversation souveraine.

René Char a enregistré le poème de Charles Cros, À ma femme endormie en 1989. Il est disponible sur le CD Poèmes (Gallimard).

https://www.youtube.com/watch?v=AsHkMLwRVeU

À ma femme endormie (Charles Cros)

Tu dors en croyant que mes vers
Vont encombrer tout l’univers
De désastres et d’incendies;
Elles sont si rares pourtant
Mes chansons au soleil couchant
Et mes lointaines mélodies.

Mais si je dérange parfois
La sérénité des cieux froids,
Si des sons d’acier et de cuivre
Ou d’or, vibrent dans mes chansons,
Pardonne ces hautes façons,
C’est que je me hâte de vivre.

Et puis tu m’aimeras toujours.
Éternelles sont les amours
Dont ma mémoire est le repaire ;
Nos enfants seront de fiers gas
Qui répareront les dégâts,
Que dans ta vie a fait leur père. *

Ils dorment sans rêver à rien,
Dans le nuage aérien
Des cheveux sur leurs fines têtes ;
Et toi, près d’eux, tu dors aussi,
Ayant oublié le souci
De tout travail, de toutes dettes.

Moi je veille et je fais ces vers
Qui laisseront tout l’univers
Sans désastre et sans incendie ;
Et demain, au soleil montant
Tu souriras en écoutant
Cette tranquille mélodie.

Ce poème a paru pour la première fois, après la mort du poète, dans Vers et prose, de septembre-novembre 1907.

Le collier de griffes, 1908.

* Charles Cros a eu deux fils, Guy Charles Cros (1879-1956) et René (1880-1898). Son fils aîné, poète lui-même se voua à faire connaître les œuvres de son père.

Ce volume de La Pléiade, publié en 1970, et qui regroupait les Oeuvres complètes de Charles Cros et de Tristan Corbière est aujourd’hui épuisé.

José Manuel Caballero Bonald 1926 – 2021

José María Caballero Bonald. 2014.

Le poète, romancier et essayiste José Manuel Caballero Bonald, Prix Cervantes 2012, est décédé à Madrid. Il avait 94 ans. Il était né le 11 novembre 1926 à Jerez de la Frontera (Cádiz). En 1959, il devint l’ami des poètes que l’on a regroupé ensuite sous le nom de groupe poétique de la Génération de 1950. Pour rendre hommage à la mémoire d’ Antonio Machado, à l’occasion du XX ème anniversaire de sa mort, ils se réunirent à Collioure (Blas de Otero, José Agustín Goytisolo, Ángel González, José Ángel Valente, Jaime Gil de Biedma, Alfredo Costafreda, Carlos Barral etc.). En 1968, il passa un mois à la prison de Carabanchel pour ses activités politiques clandestines. Il réalisa un grand travail pour recueillir et étudier le flamenco (Archivo del cante flamenco, six disques et une étude préliminaire, Vergara, 1968. Medio siglo de cante flamenco, 1987). Son essai Luces y sombras del flamenco date de 1975 (Barcelona, Lumen). Il publia en 1995 Tiempo de guerras perdidas, premier tome de ses mémoires et en 2001 la deuxième partie La costumbre de vivir. La littérature, le flamenco et la mer furent les passions de sa vie.

«El que no tiene dudas, el que está seguro de todo, es lo más parecido que hay a un imbécil.» (2012)

Mientras junto mis años con el tiempo

Cuántas veces, al acabar el día,
perdiendo pie en las aguas agolpadas
de mis años, he visto arder, gemir
el cargamento de mi vida, sólo
pendiente del precario hilo trémulo
de algo que aún mantiene su vigencia
sobre mi corazón, nombre arrancado
a golpes de memoria, para que
nunca pueda decir que no es verdad
que espero todavía, que consisto
en seguir esperando todavía,
mientras junto mis años con el tiempo
y así me recupero de la vida
que voy destituyendo diariamente.

Las horas muertas. Instituto de Estudios hispánicos. Barcelona. 1959.

Tandis que j’ajuste mon âge au temps

Combien de fois, en fin de journée,
perdant pied dans les eaux entassées
de mon âge, j’ai vu brûler, gémir
la charge de ma vie qui tenait
au seul fil précaire et tremblant
d’une chose qui encore s’impose
à mon cœur, nom arraché
à coups de mémoire, pour que jamais
je ne puisse dire ce n’est pas vrai
j’attends encore, je suis destiné
à attendre encore et toujours
tandis que j’ajuste mon âge au temps,
pour ainsi me récupérer de la vie
que je destitue jour après jour.

Traduction Claude de Frayssinet. Poésie espagnole. Anthologie 1945 – 1990, Actes Sud / Editions Unesco, 1995.

Carlos Saura – Antonio Machado

J’ai vu, il y a quelques jours, sur Arte Peppermint frappé, un film espagnol réalisé par Carlos Saura en 1967. Il avait obtenu l’ours d’argent du meilleur réalisateur au festival de Berlin en 1968 et devait être présenté au festival de Cannes en mai 1968. Celui-ci fut interrompu, suite aux événements.

Je me souviens de l’avoir vu à Madrid en 1969. J’avais beaucoup oublié les détails de l’histoire.

Résumé : Julián (José Luis López Vázquez) est radiologue dans une clinique de Cuenca. Il est assisté d’Ana (Geraldine Chaplin), une infirmière brune et timide. Il est invité chez un de ses amis d’enfance, Pablo, un aventurier affairiste qui revient d’Afrique (Alfredo Mayo). Il vient de se marier avec Elena, belle jeune femme blonde (Geraldine Chaplin). Pablo lui sert son cocktail favori, un peppermint frappé. Lorsque Elena apparaît, Julián croit reconnaître en elle une mystérieuse femme qu’il a vue jouer du tambour lors de la Semaine sainte à Calanda. Elle affirme qu’elle ne l’a jamais vu et qu’elle n’est jamais allé à Calanda. Attiré par elle, il fait tout pour la séduire. Frustré, il se reporte sur Ana, son assistante, qui est amoureuse de lui. Il la fait se vêtir, se maquiller, bouger comme Elena. Celle-ci raconte tout à son mari. Lors d’une soirée, ils lui offrent un tambour et récitent un poème d’Antonio Machado pour se moquer de lui. Julián invite le couple dans sa maison de campagne, verse un poison dans le peppermint frappé qu’il leur fait boire. Il place les corps dans leur voiture qu’il pousse dans un précipice. De retour à la maison de campagne, il trouve Ana, vêtue comme la femme de Calanda. Elle a compris ce qui s’est passé.

Le film est dédié à Luis Buñuel. Les tambours de Calanda (Aragon) font référence au metteur en scène aragonais puisqu’il s’agit de sa ville natale. On les entend dès L’Âge d’or (1930). Peppermint frappé a été tourné à Cuenca (Castilla-La Mancha) où a vécu et est mort le frère de Carlos Saura, le grand peintre Antonio Saura (1930-1998). On voit justement son tableau Brigitte Bardot quand les trois personnages visitent le Museo de Arte Abstracto Español de cette ville.

On pense à Belle de jour de Buñuel, à Vertigo d’Alfred Hitchcock, à Blow-up d’Antonioni, à Cul-de-sac de Polanski. Un peu trop de références, peut-être. On entend aussi la magnifique musique du Misteri d’Elx (seconde moitié du XV ème siècle).

José Luis López Vázquez (1922-2009) et Alfredo Mayo (1911-1985) étaient des acteurs de théâtre et de cinéma très célèbres à l’époque franquiste.

Geraldine Chaplin et José Luis López Vázquez. Cuenca, Casas colgadas (maisons suspendues) du XIV ème siècle qui surplombent la paroi rocheuse des gorges du fleuve Huécar.

Elena lit une première fois le poème Yo voy soñando caminos d’Antonio Machado, que Julián sait par coeur. Elle le lit à nouveau avec son mari Pablo. Cela fait partie de l’ humiliation qui poussera Julián à commettre le double crime.

Poème déjà publié sur ce blog le 13 septembre 2019.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/09/13/edgar-morin-antonio-machado/

XI. Yo voy soñando caminos ( Antonio Machado )

Yo voy soñando caminos
de la tarde. ¡ Las colinas
doradas, los verdes pinos,
las polvorientas encinas !…
¿Adónde el camino irá ?

Yo voy cantando, viajero
a lo largo del sendero…
– La tarde cayendo está -.
” En el corazón tenía
la espina de una pasión :
logré arrancármela un día;
ya no siento el corazón. ”

Y todo el campo un momento
se queda, mudo y sombrío,
meditando. Suena el viento
en los álamos del río.

La tarde más se oscurece;
y el camino que serpea
y débilmente blanquea,
se enturbia y desaparece.

Mi cantar vuelve a plañir :
” Aguda espina dorada,
quién te pudiera sentir
En el corazón clavada. ”

Soledades (1899-1907)

Poema publicado por primera vez en 1906 en la revista Ateneo con el nombre de Ensueños.

XI

Je m’en vais rêvant par les chemins
du soir. Les collines
dorées, les pins verts,
les chênes poussiéreux! …
Où peut-il aller, ce chemin ?

Je m’en vais chantant, voyageur
Le long du sentier…
– Le jour s’incline lentement.
« Dedans mon cœur était clouée
l’épine d’une passion ;
Un jour j’ai pu me l’arracher:
Je ne sens plus mon cœur. »

Et toute la campagne un instant
demeure, muette et sombre,
pour méditer. Le vent retentit
dans les peupliers de la rivière.

Mais le soir s’obscurcit encore ;
et le chemin qui tourne, tourne,
et blanchit doucement,
se trouble et disparaît.

Mon chant recommence à pleurer:
«Épine pointue et dorée,
ah ! si je pouvais te sentir
dedans mon cœur clouée.»

Solitudes, Galeries et autres poèmes (1899-1907. Traduction Bernard Sesé. NRF Poésie/ Gallimard n°144. 1981.

Pierre Darmangeat a montré les analogies entre ce poème et une poésie de Juan Ramón Jiménez intitulée Tristeza dulce del campo du recueil Pastorales (1903-1905)

Tristeza dulce del campo (Juan Ramón Jiménez)

Tristeza dulce del campo.
La tarde viene cayendo.
De las praderas segadas
llega un suave olor a heno.

Los pinares se han dormido.
Sobre la colina, el cielo
es tiernamente violeta.
Canta un ruiseñor despierto.

Vengo detrás de una copla
que había por el sendero,
copla de llanto, aromada
con el olor de este tiempo;
copla que iba llorando
no sé qué cariño muerto,
de otras tardes de setiembre
que olieron también a heno.

Pastorales, 1903-05.

Segovia. Casa Museo Antonio Machado . Buste du poète, 1920 (Emiliano Barral 1896 -1936)

Primo Levi

Primo Levi (Marcello Mencarini).

Aux amis

Chers amis, si je vous appelle ainsi
C’est au sens large de ce mot :
Femme, soeur, cousins, camarades,
Compagnes et compagnons de jeunesse,
Et vous, rencontrés une seule fois
Ou pratiqués toute la vie,
Pourvu qu’entre nous, fût-ce un seul moment,
Une corde ait été tendue.

À vous, compagnons d’un chemin
Que n’a pas épargnés la peine,
Mais à vous aussi qui avez perdu
Le coeur et l’envie de vivre.
Personne ou quelques-uns, un seul ou toi
Qui me lis : souviens-toi du temps
Avant que se fige la cire :
Chacun de nous porte l’empreinte
De l’ami rencontré en route.
Dans les bons et les mauvais jours,
Nous les fous ou nous les sages,
Chacun marqué par chacun.

Maintenant que le temps presse,
Que les combats sont finis,
À vous tous le souhait modeste
Que l’automne soit long et doux.

Le fabricant de miroirs, Liana Levi, 1989. Traduction André Maugé.

Agli amici

Cari amici: qui dico amici
nel vasto senso della parola:
moglie, sorella, sodali, parenti,
compagne e compagni di scuola;
persone viste una volta sola
o praticate per tutta la vita
purché a noi, per almeno un momento,
sia, stato teso un segmento,
una corda ben definita.

Dico per voi, compagni d’un cammino
folto, non privo di fatica,
e per voi pure, che avete perduto
l’anima, l’animo, la voglia di vita.
O nessuno, o qualcuno, o forse uno solo, o tu
che mi leggi: ricorda il tempo,
prima che s’indurisse la cera,
quando ognuno era come un sigillo.
Di noi ciascuno reca l’impronta
dell’amico incontrato per via;
in ognuno la traccia di ognuno.
Per il bene od il male
in saggezza o in follia
ognuno stampato da ognuno.

Ora che il tempo urge da presso,
che le imprese sono finite,
a voi tutti l’augurio sommesso
che l’autunno sia lungo e mite.

Racconti e Saggi, 1986.

Moins de six mois après avoir écrit l’ avant-propos du Fabricant de miroirs, le 11 avril 1987, Primo Levi se suicide dans la cage d’escalier de l’immeuble de Turin où il a toujours vécu et où il est né soixante-huit ans plus tôt. Le poème intitulé, Aux amis, placé en tête de ce livre, résonne comme un adieu.

René Char – Charles Cros 1842-1888 I

René Char voulait publier une anthologie de ses poètes préférés. Il pensait l’appeler Poèmes pour les temps obscurs. Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Charles Cros et son poème Liberté qu’il récitait parfois à pleine voix. Il publiera avec Tina Jolas un recueil exclusivement réservé aux poètes étrangers, une anthologie bilingue, subjective et sélective. Le recueil s’intitulera La Planche de vivre. (Gallimard, 1981). On y trouvera le provençal Raimbaut de Vaqueiras, poète du XIIe siècle, mais aussi Pétrarque, Lope de Vega, Shakespeare, William Blake, Shelley, Keats, Emily Brontë, Emily Dickinson, les Russes Théodore Tioutchev, Nicolas Goumilev, Anna Akhmatova, Boris Pasternak, Ossip Mandelstam, Vladimir Maïakovski, Marina Tsvétaeva, et enfin Miguel Hernández.

Liberté (Charles Cros)

Le vent impur des étables
Vient d’Ouest, d’Est, du Sud, du Nord.
On ne s’assied plus aux tables
Des heureux, puisqu’on est mort.

Les princesses aux beaux râbles
Offrent leurs plus doux trésors.
Mais on s’en va dans les sables
Oublié, méprisé, fort.

On peut regarder la lune
Tranquille dans le ciel noir.
Et quelle morale ?… aucune.

Je me console à vous voir,
À vous étreindre ce soir
Amie éclatante et brune.

Le Collier de griffes: derniers vers inédits, 1908.

Charles Cros, vers 1880. (Félix Nadar).

Federico García Lorca – Poète à New York II

Valderrubio (Granada). Maison où est né Federico García Lorca le 5 juin 1898.

J’avais déjà publié le 3 février 2018 New York (Oficina y denuncia).

http://www.lesvraisvoyageurs.com/tag/federico-garcia-lorca/page/3/

J’ajoute aujourd’hui la traduction française de Pierre Darmangeat (1909-2004) qui fut Inspecteur Général d’Espagnol.

NEW YORK Officine et dénonciation

       Á Fernando Vela

Sous les multiplications
il y a une goutte de sang de canard.
Sous les divisions
Il y a une goutte de sang de marin.
Sous les additions, un fleuve de sang tendre ;
un fleuve qui avance en chantant
par les chambres des faubourgs,
qui est argent, ciment ou brise
dans l’aube menteuse de New York.
Les montagnes existent, je le sais.
Et les lunettes pour la science,
je le sais. Mais je ne suis pas venu voir le ciel.
Je suis venu voir le sang trouble,
le sang qui porte les machines aux cataractes
et l’esprit à la langue du cobra.
Tous les jours on tue à New York
quatre millions de canards,
Cinq millions de porcs,
deux mille pigeons pour le plaisir des agonisants,
un million de vaches,
un million d’agneaux
et deux millions de coqs
qui font voler les cieux en éclats.
Mieux vaut sangloter en aiguisant son couteau
ou assassiner les chiens dans les hallucinantes chasses à courre,
que résister dans le petit jour
aux interminables trains de lait,
aux interminables trains de sang
et aux trains de roses aux mains liées
par les marchands de parfums.
Les canards et les pigeons,
les porcs et les agneaux
mettent leurs gouttes de sang
sous les multiplications ;
et les terribles hurlements des vaches étripées
emplissent de douleur la vallée
où l’Hudson s’enivre d’huile.
Je dénonce tous ceux
qui ignorent l’autre moitié,
la moitié non rachetable
qui élève ses montagnes de ciment
où battent les coeurs
des humbles animaux qu’on oublie
et où nous tomberons tous
à la dernière fête des tarières
Je vous crache au visage.
L’autre moitié m’écoute,
dévorant, chantant, volant dans sa pureté
comme les enfants des conciergeries
qui portent de fragiles baguettes
dans les trous où s’oxydent
les antennes des insectes.
Ce n’est pas l’enfer, c’est la rue.
Ce n’est pas la mort, c’est la boutique de fruits.
Il y a un monde de fleuves brisés et de distances insaisissables
dans la petite patte de ce chat, cassée par l’automobile,
et j’entends le chant du lombric
dans le coeur de maintes fillettes.
Oxyde, ferment, terre secouée.
Terre toi-même qui nages dans les nombres de l’officine.
Que vais-je faire : mettre en ordre les paysages ?
Mettre en ordre les amours qui sont ensuite photographies,
qui sont ensuite morceaux de bois et bouffées de sang ?
Non, non ; je dénonce,
je dénonce la conjuration
de ces officines désertes
qui n’annoncent pas à la radio les agonies,
qui effacent les programmes de la forêt,
et je m’offre à être mangé par les vaches étripées
quand leurs cris emplissent la vallée
où l’Hudson s’enivre d’huile.

Poète à New York. Traduction Pierre Darmangeat. Collection NRF Poésie/Gallimard n° 30 , 1968.

Ce poème a été publié pour la première fois en 1931 dans la Revista de Occidente (XXXI, enero, págs.25-28). Cette revue culturelle et scientifique espagnole a été fondée en 1923 par le philosophe José Ortega y Gasset,

Merienda. 1927.

Federico García Lorca – Poète à New York I

Federico García Lorca (Alfonso Sánchez Portela ), 1930.

Fable et ronde des trois amis

Henri,
Émile,
Laurent.
Tous trois étaient glacés.
Henri par le monde des lits,
Émile par le monde des yeux et les blessures des mains,
Laurent par le monde des universités sans toits.

Laurent,
Henri,
Émile.
Tous trois étaient brûlés.
Laurent par le monde des feuilles et les boules de billard,
Émile par le monde du sang et les épingles blanches,
Henri par le monde des morts et les journaux abandonnés.

Laurent,
Henri,
Émile.
Tous trois étaient enterrés.
Laurent dans un sein de Flore,
Émile dans l’inerte genièvre oublié au fond du verre,
Henri dans la fourmi, dans la mer et dans les yeux vides des oiseaux.

Laurent,
Henri,
Émile.
Tous trois furent dans mes mains
trois montagnes chinoises,
trois ombres de cheval,
trois paysages de neige et une cabane de lis
parmi les pigeonniers où la lune devient plate sous le coq.

L’un
puis l’autre,
puis l’autre.
Tous trois étaient momifiés,
avec les mouches de l’hiver,
avec les encriers où urine le chien et que méprise le chardon,
avec la brise qui glace le coeur de toutes les mères,
par les blancs décombres de Jupiter où les ivrognes mangent la mort à leur goûter.

Trois
puis deux
puis un.
Je les ai vus se perdre en pleurant et chantant
dans un œuf de poule,
dans la nuit qui montrait son squelette de tabac,
dans ma douleur pleine de visages et de poignantes esquilles de lune,
dans ma joie de roues dentées et de fouets,
dans ma poitrine troublée par les colombes,
dans ma mort déserte avec un seul promeneur égaré.

J’avais tué la cinquième lune
et à l’eau des fontaines buvaient les éventails et les applaudissements.
Le lait tiède emprisonné des nouvelles accouchées
agitait les roses d’une longue douleur blanche,
Henri,
Émile,
Laurent.
Diane est dure,
mais elle a parfois les seins embrumés.
La pierre blanche peut battre dans le sang du cerf
et le cerf peut rêver par les yeux d’un cheval.

Quand s’écroulèrent les formes pures
sous le cri-cri des marguerites,
je compris que l’on m’avait assassiné.
On courut les cafés, les cimetières, les églises,
on ouvrit les tonneaux et les armoires,
on brisa trois squelettes pour arracher leurs dents en or.
On ne me trouva plus.
On ne me trouva plus ?
Non. On ne me trouva plus.
Mais on sut que la sixième lune s’enfuit vers les sources du torrent,
et que la mer se rappela, soudain !
les noms de tous ses noyés

Poète à New York. Traduction : Pierre Darmangeat. Collection NRF Poésie/Gallimard n° 30, 1968.

Ce poème n’a pas été publié du vivant du poète. Un manuscrit est conservé à la Fondation García Lorca de Grenade. Plusieurs titres ont été barrés : Primera fábula para los muertos, Fábula de los tres amigos, Fábula de la amistad y Pasillo. Le poète exprime dans une danse macabre funèbre sa frustration qui est due à l’amour perdu et à la douleur qu’il ressent. Dans le manuscrit figure l’exclamation «¡Ho Federico!» qu’il a enlevé par la suite de même que les autres références à son nom tout au long du recueil. La dernière strophe est saisissante. Son voyage à New York, du 25 juin 1929 au 4 mars 1930, a été provoqué par sa rupture avec le jeune sculpteur Emilio Aladrén (1906-1944). Déprimé, il se sentait aussi trahi par ses anciens amis de la Residencia de Estudiantes, Salvador Dalí y Luis Buñuel. Le film Un perro andaluz (Un chien andalou) était sorti le 6 juin 1929 au Studio des Ursulines à Paris et fut projeté dans le même cinéma pendant les neuf mois suivants.

Autorretrato para Poeta en Nueva York. 1929-30.

Fábula y rueda de los tres amigos

Enrique,
Emilio,
Lorenzo.
Estaban los tres helados.
Enrique por el mundo de las camas,
Emilio por el mundo de los ojos y las heridas de las manos,
Lorenzo por el mundo de las universidades sin tejados.

Lorenzo,
Emilio,
Enrique.
Estaban los tres quemados.
Lorenzo por el mundo de las hojas y las bolas de billar,
Emilio por el mundo de la sangre y los alfileres blancos,
Enrique por el mundo de los muertos y los periódicos abandonados.

Lorenzo,
Emilio,
Enrique.
Estaban los tres enterrados.
Lorenzo en un seno de Flora,
Emilio en la, yerta ginebra que se olvida en el vaso,
Enrique en la hormiga, en el mar y en los ojos vacíos de los pájaros.

Lorenzo,
Emilio,
Enrique.
Fueron los tres en mis manos
tres montañas chinas,
tres sombras de caballo,
tres paisajes de nieve y una cabaña de azucenas
por los palomares donde la luna se pone plana bajo el gallo.

Uno
y uno
y uno.
Estaban los tres momificados,
con las moscas del invierno,
con los tinteros que orina el perro y desprecia el vilano,
con la brisa que hiela el corazón de todas las madres,
por los blancos derribos de Júpiter donde meriendan muerte los borrachos.

Tres
y dos
y uno.
Los vi perderse llorando y cantando
por un huevo de gallina,
por la noche que enseñaba su esqueleto de tabaco,
por mi dolor lleno de rostros y punzantes esquirlas de luna,
por mi alegría de ruedas dentadas y látigos,
por mi pecho turbado por las palomas,
por mi muerte desierta con un solo paseante equivocado.

Yo había matado la quinta luna
y bebían agua por las fuentes los abanicos y los aplausos.
Tibia leche encerrada de las recién paridas
agitaba las rosas con un largo dolor blanco.
Enrique,
Emilio,
Lorenzo.
Diana es dura,
pero a veces tiene los pechos nublados.
Puede la piedra blanca latir en la sangre del ciervo
y el ciervo puede soñar por los ojos de un caballo.

Cuando se hundieron las formas puras
bajo el cri cri de las margaritas,
comprendí que me habían asesinado.
Recorrieron los cafés y los cementerios y las iglesias.
Abrieron los toneles y los armarios.
Destrozaron tres esqueletos para arrancar sus dientes de oro.
Ya no me encontraron.
¿No me encontraron?
No. No me encontraron.
Pero se supo que la sexta luna huyó torrente arriba,
y que el mar recordó ¡de pronto!
los nombres de todos sus ahogados.

Poeta en Nueva York, 1929-1930. Publié en 1940.

Poète à New York. 1948. Paris, Guy Levis-Mano.