Javier Marías II

Javier Marías (Victoria R. Ramos)

Le journal El País a publié la dernière chronique de Javier Marías, El más verdadero amor al arte, le jour de son décès le dimanche 11 septembre 2022. Comme promis, j’en propose une traduction.

El País, 11/09/2021

L’amour de l’art le plus authentique (Javier Marías)

S’il est une activité qui me manque, c’est bien la traduction. Je l’ai abandonnée il y a des décennies, à quelques petites exceptions près (un poème, une nouvelle, les citations d’auteurs anglais et français qui apparaissent dans mes romans), et rien ne m’aurait empêché de revenir à elle sans l’existence de mes propres livres et le fait que cette tâche essentielle est si mal rétribuée. C’est sans doute une des plus importantes au monde, et pas seulement pour la littérature, mais aussi pour les informations qui arrivent jusqu’à nous, les sous-titres approximatifs des films et des séries, l’horrible doublage actuel, les progrès médicaux, la recherche scientifique, les conversations entre dirigeants… Mais celle qui me manque le plus c’est la traduction littéraire, à laquelle j’ai consacré autrefois presque tous mes efforts. J’ai toujours affirmé qu’elle ressemble tant à l’écriture qu’il est épuisant de les concilier. La seule différence c’est la présence d’un texte original auquel on doit être fidèle – mais non esclave -. L’ original offre des inconvénients et des avantages. Parmi les premiers, le fait qu’on n’est jamais très libre – mais néanmoins assez – car on doit reproduire le mieux possible dans sa langue ce que Conrad ou James, Proust ou Flaubert, Bernhard ou Rilke ont écrit dans la leur ; c’est à dire que l’on ne peut pas inventer. Au contraire du roman, où l’on invente de la première à la dernière ligne, à tel point que parfois on ne sait comment continuer, et c’est alors qu’on souhaiterait pouvoir disposer d’un original qui guiderait ou dicterait toujours ce que l’on doit écrire. Le texte original comme la partition musicale est là. Il est inamovible, même si le traducteur et le pianiste ont une grande possibilité de choix. La diction, la préférence pour un vocable ou son rejet, le tempo, le rythme, les pauses sont de leur responsabilité. Et ils peuvent tout autant détruire un chef d’oeuvre.

Je me souviens souvent, avec des sueurs froides et un énorme plaisir en même temps des mois et des années que j’ai passés à traduire les trois textes les plus difficiles de ma vie : Le Miroir de la mer, écrit dans l’anglais fantastique, mais étrange d’un polonais ; Tristram Shandy, cette oeuvre monumentale du XVIII ème siècle, pas moins labyrinthique que l’Ulysse de Joyce, si rebattu ; La Religion d’un médecin et Hydriotaphia ou discours sur Les Urnes funéraires récemment découvertes dans le Norfolk de Sir Thomas Browne à la prose majestueuse, sublime, mais aussi alambiquée qui a suscité l’admiration inconditionnelle de Borges et de Bioy Casares. Face à elle, j’ai baissé les bras : Je ne me sentais pas capable de continuer. Au bout de quelques mois, j’ai pensé que c’était dommage que les lecteurs de langue espagnole ne puissent pas la connaître et avec un entrain renouvelé, j’ai repris et conclu cette tâche. Pour quelle raison la connaissance de ces lecteurs m’importait-elle autant ? En aucun cas ils n’allaient être nombreux. Je n’en sais rien. J’ai estimé simplement que cette merveille méritait d’exister dans ma langue même si ce n’était que pour le plaisir et le profit de quelques esprits curieux.

Certains traducteurs ne vivent pas de la traduction – les autres, les pauvres, se voient dans l’obligation d’enchaîner les travaux de toutes sortes et à les traduire à toute allure -. Les premiers ont un sens du devoir superflu et désintéressé envers leurs compatriotes. Si nous pensons à la première traduction du Don Quichotte du Dublinois Thomas Shelton qui date de 1612, sept ans seulement après sa publication en espagnol, qu’est-ce qui a bien pu pousser cet homme à s’embarquer dans ce roman espagnol, long et pas facile, écrit par un parfait inconnu ? Je l’ignore, mais on peut imaginer que Shelton fut assez généreux pour ne pas vouloir priver les autres irlandais, et même les anglais, du plaisir qu’il avait éprouvé à le lire en castillan. Si jamais l’expression « travailler pour l’amour de l’art » a été appropriée, c’est pour le travail de ces traducteurs. En fin de compte, un écrivain nourrit l’espoir, aussi faible soit-il, de vendre beaucoup et de réussir. Le traducteur, lui, ne s’attend jamais à de tels triomphes, et encore aujourd’hui de nombreuses maisons d’édition se permettent de ne pas faire figurer son nom en couverture, comme si Ali Smith ou Zadie Smith n’avaient eu besoin d’aucune aide. Et pour ce qui est des émoluments, c’est à en pleurer. Comment peut-t-on payer pareillement une version de Dickens et celle du énième gugusse américain actuel ? Et cependant c’est ce qui se passe. Il y a des éditeurs qui ont fait fortune grâce au travail d’un traducteur. Ils l’ont rétribué à la page, à un tarif ridicule, un point c’est tout, pendant que l’oeuvre en question se vendait à des milliers d’exemplaires en espagnol.

Je ne sais pas. Mais pourtant, une fille aussi peut s’occuper de sa mère pour l’amour qu’elle lui porte, et cela n’empêche pas que son intense dévouement soit rémunéré, au moins pour qu’elle ne meure pas de faim alors qu’elle renonce à travailler pour gagner sa vie. De ce point de vue je ne peux pas avoir la nostalgie de mes années de traducteur. J’ai mieux réussi avec mes romans. J’ai eu beaucoup de chance, ce qui n’a rien à voir avec le mérite et le talent. Et même ainsi, même ainsi… Je me souviens de ma satisfaction et de mon émotion lorsque je réécrivais dans ma langue un texte meilleur que ceux que j’aurais pu créer, comme ce fut la cas pour les trois traductions que j’ai mentionnées plus haut. Lire, corriger et relire chaque page et penser ( l’erreur étant toujours possible, car on est mauvais juge de ce que l’on fait ) : Oui, oui, c’est ainsi qu’auraient écrit Conrad, Sterne ou Browne s’ils s’étaient exprimés en espagnol ».

( Je remercie J. de son aide.)

Javier Marías dans la collection Folio de Gallimard.

  • Le roman d’Oxford ( Todas las almas ) 1989. Folio n°4401. 2006.
  • L’homme sentimental ( El hombre sentimental ) 1986. Folio n°4402. 2006.
  • Ce que dit le majordome ( Mientras ellas duermen ) 1975-1990. Folio n°4644. 2007.
  • Un coeur si blanc ( Corazón tan blanco ) 1992. Folio n°4720. 2008.
  • Demain dans la bataille pense à moi ( Mañana en la batalla piensa en mí ) 1994. Folio n°5006. 2010.
  • Dans le dos noir du temps ( Negra espalda del tiempo ) 1998. Folio n°6237. 2016.
  • Comme les amours ( Los enamoramientos) 2011. Folio n°6236. 2016.
  • Si rude soit le début ( Así empieza lo malo ) 2014. Folio n°6684. 2019.
  • Mauvaise nature ( Mala índole ) (30 nouvelles) 2012. Folio n°6684. 2019.
  • Berta Isla. 2019. Folio n°6926. 2021.

Javier Marías I

Javier Marías (1951-2022)

Le romancier, chroniqueur et traducteur espagnol Javier Marías est mort hier dimanche 11 septembre à Madrid des suites d’une pneumonie provoquée par la covid. Il était né le 20 septembre 1951 à Madrid. Il aurait eu 71 ans le 20 septembre. Son père, le philosophe et sociologue Julián Marías (1914-2005), était républicain et disciple du philosophe José Ortega y Gasset (1883-1955) ; sa mère, Dolores Franco Manera (1912-1977), enseignante. Après la Guerre Civile, Julián Marías est dénoncé par son meilleur ami et accusé d’être un agent de Moscou. Il est emprisonné trois mois et libéré en août 1939. Le régime franquiste lui interdit d’enseigner dans les universités espagnoles. Il le fera dans les universités américaines.

Javier Marías écrit son premier roman, Los dominios del lobo, très jeune en 1970. Il est publié en 1971. Le romancier Juan Benet ( 1927-1993 ) est son mentor et ami. Javier Marías a traduit en espagnol de nombreux auteurs anglophones (Roger Louis Stevenson, Thomas Hardy, Joseph Conrad, Laurence Sterne…). Il a enseigné à Oxford et Madrid jusqu’en 1992. il devient un auteur consacré internationalement en 1992 avec Corazón tan blanco (Un cœur si blanc. Collection Folio n° 4720. Gallimard, 2008 ). Le célèbre critique allemand Marcel Reich-Ranicki (1920-2013) contribue à son grand succès en Allemagne. Depuis 2006, il était membre de la Real Academia Española. Il avait accepté pour rendre hommage à son père, mais refusait tous les prix officiels.

Il habitait Plaza de la Villa à Madrid. El Madrid de los Austrias. Je levais les yeux chaque fois que je me promenais dans ce beau quartier. Je n’ai pas lu tous ses romans loin de là, mais je lisais avec intérêt ses articles dans El País Semanal tous les dimanches. Souvent je n’étais pas d’accord avec lui. Le dernier a été publié le 29 juillet. Il y en a eu 939 depuis février 2003 dans une section intitulée La Zona fantasma. On disait de lui qu’il n’était pas toujours commode. Ses relations avec les éditeurs ont parfois été conflictuelles. Certains le traitaient même de “Pitufo Gruñón” ( Schtroumpf grognon ). Qu’importe ? Il avait aussi de nombreux amis écrivains qui l’admiraient. Il suffit de lire aujourd’hui leurs articles dans la presse espagnole. Hier, El País a publié sa dernière chronique, un hommage aux traducteurs. J’essaierai de la traduire dans les jours qui viennent.

El más verdadero amor al arte

Sin duda una de las más importantes labores del mundo es la de la traducción

Si hay una actividad que echo de menos, esa es la traducción. La abandoné hace ya décadas, con pequeñas excepciones (un poema, un cuento, las citas de autores ingleses y franceses que aparecen en mis novelas), y nada me impediría regresar a ella, salvo mis propios libros y lo mal pagada que sigue estando esa labor esencial, sin duda una de las más importantes del mundo, no sólo para la literatura; también para las noticias que llegan, los descuidados subtítulos de películas y series, el bastardo doblaje de hoy, los avances médicos, las investigaciones científicas, las conversaciones entre los gobernantes… Pero la que yo añoro es la literaria, a la que dediqué casi todos mis esfuerzos. Siempre he sostenido que se parece tantísimo a la escritura que es agotador compaginarlas. La “única” diferencia es la presencia de un texto original al que uno ha de ser fiel —pero no esclavo de él—. Ese original ofrece inconvenientes y ventajas. Entre los primeros, que uno nunca es muy libre —pero sí bastante— porque debe reproducir lo mejor posible, en su lengua, lo que en las suyas escribieron Conrad o James, Proust o Flaubert, Bernhard o Rilke; es decir, uno no puede inventar. En una novela sí, de la primera a la última línea, hasta el punto de que a veces uno no sabe cómo continuar, y es entonces cuando desearía disponer de un original que lo guiara y le dictara siempre lo que le toca poner. El texto original, como la partitura musical, está ahí y es inamovible, aunque tanto el traductor como el pianista tengan amplio margen de elección. La dicción, la preferencia por un vocablo o su descarte, el tempo, el ritmo, las pausas, son responsabilidad de ellos. Y pueden destrozar una obra maestra, eso también.

A menudo recuerdo, a la vez con sudores fríos y enorme placer, mis meses o años empleados en traducir los tres textos más difíciles de mi vida: El espejo del mar, escrito en el fantástico pero extraño inglés de un polaco; Tristram Shandy, obra monumental del siglo XVIII no menos laberíntica que el sobadísimo Ulysses de Joyce; La religión de un médico y El enterramiento en urnas, de Sir Thomas Browne, sabio inglés del XVII con una prosa tan majestuosa como sublime como alambicada, que suscitó la admiración incondicional de Borges y Bioy. Ante ella me rendí: no me sentía capaz de proseguir. Al cabo de unos meses, pensé que era una lástima que los lectores de lengua española se quedaran sin conocerla y, con renovado brío, reanudé y concluí la tarea. ¿Por qué me importaba tanto el conocimiento de esos lectores, que en ningún caso iban a ser cuantiosos? Ni yo lo sé. Sencillamente juzgué que esa maravilla merecía existir en mi idioma, aunque fuera para disfrute y provecho de unos pocos curiosos.

Algunos traductores no viven de la traducción —los que sí, pobres, se ven obligados a empalmar trabajos malos, regulares y buenos, y a acabarlos todos a gran velocidad—. Los primeros poseen un superfluo y desinteresado sentido del deber para con sus compatriotas. Si pensamos en la primera traducción del Quijote, del dublinés Thomas Shelton y de 1612, sólo siete años después de su publicación en español, ¿qué tuvo que impulsar a aquel hombre para embarcarse en una novela española, larga y nada fácil, de un completo desconocido? Lo ignoro, pero cabe imaginar que Shelton fue tan generoso como para no querer privar a los demás irlandeses ni a los ingleses del placer que él habría experimentado durante su lectura en castellano. Si alguna vez fue adecuada la expresión “trabajar por amor al arte”, es para la labor de esos traductores. Al fin y al cabo, un escritor alberga la esperanza, por remota que sea, de vender mucho y triunfar. Al traductor nunca lo aguardan tales glorias, y aún hoy bastantes editoriales se permiten no poner su nombre en la cubierta, como si Ali Smith o Zadie Smith no hubieran necesitado de un concurso. Y si hablamos de emolumentos, es para echarse a llorar. ¿Cómo va a pagarse igual una versión de Dickens que una del enésimo chisgarabís americano actual? Y sin embargo así sucede. Hay editores que se han hecho de oro merced al trabajo de un traductor, al que retribuyeron con una rácana tarifa por página y se acabó, mientras el título en cuestión vendía cientos de miles de ejemplares en español.
No sé, sí: también una hija puede cuidar a su madre por el amor que le profesa, pero eso no obsta para que su ímproba dedicación se vea remunerada, sólo sea para que no se muera de hambre mientras renuncia a ganarse el sustento con un empleo. Desde ese punto de vista no puedo sentir nostalgia de mis años de traductor. Me ha ido mucho mejor con mis novelas. He gozado de una inmensa suerte que poco tiene que ver con el mérito ni con el talento. Y aun así, aun así… Recuerdo cómo me satisfacía y emocionaba “reescribir” en mi lengua un texto mejor que ninguno que yo pudiera alumbrar, como fue el caso de mis tres traducciones mencionadas. Leer, corregir y releer cada página y pensar (siempre sujeto a equivocación, uno es mal juez de lo que hace): “Sí, sí, así lo habrían escrito Conrad, Sterne o Browne de haberse expresado en español”.

Cesare Pavese

Photographies signalétiques prises lors de son assignation à résidence pour trois ans à Brancaleone Calabro. 1935.

Je relis Cesare Pavese (1908-1950). Les poèmes de La mort viendra et elle aura tes yeux ont été écrits du 11 mars au 10 avril 1950 pour l’actrice américaine Doris Dowling (To C. from C. = To Constance from Cesare). Deux d’entre eux ont été rédigés directement en anglais ( To C. from C. et Last Blues, to be read some day), les 8 autres en italien même si le titre est anglais. Ils seront retrouvés sur la table de son bureau après le suicide de l’écrivain le 27 août 1950 dans une chambre de l’hôtel Roma de Turin , place Carlo Felice. Sur la table de nuit, on a trouvé un mot écrit sur la première page de Dialogues avec Leucò (1947) : “Je pardonne à tout le monde et je demande pardon à tout le monde. Ça va? Pas trop de commérages.” ( ” Perdono tutti e a tutti chiedo perdono. Va bene? Non fate troppi pettegolezzi.”) Maïakovski avait laissé le message suivant le 14 avril 1930 : “Je meurs. N’accusez personne et, je vous en supplie, pas de commérages. Le défunt les détestait.” Pavese a dû le lire dans Il fiore del verso russo (Einaudi, 1949) qui venait d’être publié.

Le 31 décembre 1949, il avait fait connaissance de Constance Downing (Connie 1920-1969) et de sa soeur Doris (1923-2004) . Les deux actrices voulaient percer en Italie où elles étaient arrivées en 1947.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/06/16/cesare-pavese-1908-1950/

Verrà la morte e avrà i tuoi occhi

Verrá la morte e avrá i tuoi occhi –
questa morte che ci accompagna
dal mattino alla serra, insonne,
sorda, come un vecchio rimorso
o un vizio assurdo. I tuoi occhi
saranno una vana parola,
un grito taciuto, un silenzio.
Cosi il vedi ogni mattina
quando su te sola ti pieghi
nello specchio. O cara speranza,
quel giorno sapremo anche noi
che sei la vita e sei il nulla.

Per tutti la morte ha uno sguardo
verrá la morte e avrá i tuoi occhi.
Sará come smettere un vizio,
come vedere nello specchio
riemergere un viso morto,
come ascoltare un labbro chiuso.
Scenderemo nel gorgo muti.

Verrà la morte e avrà I tuoi occhi. Einaudi, 1951.

Constance Dowling.

La Mort viendra et elle aura tes yeux

La mort viendra et elle aura tes yeux –
cette mort qui est notre compagne
du matin jusqu’au soir, sans sommeil,
sourde, comme un vieux remords
ou un vice absurde. Tes yeux
seront une vaine parole,
un cri réprimé, un silence.
Ainsi les vois-tu le matin
quand sur toi seule tu te penches
au miroir. O chère espérance,
ce jour-là nous saurons nous aussi
que tu es la vie et que tu es le néant.

La mort a pour tous un regard.
La mort viendra et elle aura tes yeux.
Ce sera comme cesser un vice,
comme voir ressurgir
au miroir un visage défunt,
comme écouter des lèvres closes.
Nous descendrons dans le gouffre muets.

22 mars 1950.

Poésies (Travailler fatigue. La mort viendra et elle aura tes yeux) 1969. NRF Poésie/Gallimard n°128. Traduction Gilles de Van. 1979.

Martin Rueff, dans l’édition des Oeuvres en Quarto Gallimard (2008) dit : ” Comme la mort de Pasolini, le suicide de Pavese a joué un rôle important et souvent néfaste pour la réception de l’oeuvre. On a voulu la relire tout entière à partir de la dernière heure. On s’est obsédé du mystère de la mort pour ne pas prendre au sérieux l’énigme d’une vie. ” Dialogues avec Leucò (1947): “Personne ne se tue. La mort est un destin. On ne peut que l’espérer pour soi…” ” Nessuno si uccide. La morte è destino. Non si può che augurarsela… “

Le poème a été récité par Vittorio Gassman. Ce grand acteur est né à Gênes le 1 septembre 1922, il y a 100 ans. Il est mort à Rome le 29 juin 2000.

https://www.youtube.com/watch?v=ny3qXRIC9YQ

Pablo Neruda

Casa de Isla Negra. Tombe de Matilde Urrutia (1912-1985) et de Pablo Neruda (1904-1973).

Je continue de publier des poèmes d’auteurs chiliens. Aujourd’hui c’est le tour de Pablo Neruda, très présent dans mon blog. Los versos del capitán paraît pour la première fois de manière anonyme en Italie en 1952, imprimé par son ami Paolo Ricci. Il n’est publié sous le nom de Neruda au Chili qu’en 1963.

Los versos del capitán. Naples, 8 Juillet 1952.

8 de septiembre

Hoy, este día fue una copa plena,
hoy, este día fue la inmensa ola,
hoy, fue toda la tierra.

Hoy el mar tempestuoso
nos levantó en un beso tan alto que temblamos
a la luz de un relámpago
y, atados, descendimos
a sumergirnos sin desenlazarnos.

Hoy nuestros cuerpos se hicieron extensos,
crecieron hasta el límite del mundo
y rodaron fundiéndose
en una sola gota
de cera o meteoro.

Entre tú y yo se abrió una nueva puerta
y alguien, sin rostro aún,
allí nos esperaba.

Los versos del capitán, 1952.

8 septembre

Aujourd’hui, notre temps a été coupe pleine,
aujourd’hui, notre temps a été vague immense,
aujourd’hui, terre entière.

Aujourd’hui la mer, houle furieuse,
nous a portés si haut dans un baiser
que nous avons tremblé
sous l’éclair fulgurant
et l’un à l’autre liés, nous sommes descendus
au fond des eaux sans desserrer l’étreinte.

Aujourd’hui nos corps ont grandi, grandi,
ils sont arrivés jusqu’au bout du monde
et ils ont roulé, fusionné :
goutte unique
de cire ou météore.

Entre nous – toi et moi – une porte nouvelle
s’est ouverte où quelqu’un, encore sans visage,
nous attendait.

Les Vers du capitaine. Publié en français sous le titre Les Vers du capitaine, suivi de La Centaine d’amour, traduits par Claude Couffon, André Bonhomme et Jean Marcenac, Paris, Gallimard, « Du monde entier», 1984.

Nicanor Parra

Nicanor Parra. Las Cruces (Chili), mars 2009.

Après Gonzalo Rojas, je relis Nicanor Parra qui est né le 5 septembre 1914 et a obtenu le Prix Cervantès 2011. Il est mort le 23 janvier 2018 à La Reina, près de Santiago de Chile, à l’âge tout à fait respectable de 103 ans. Nous étions alors au Chili. Les relations de Nicanor Parra avec Pablo Neruda et Gonzalo Rojas n’ont jamais été simples.

Epitafio

De estatura mediana,
Con una voz ni delgada ni gruesa,
Hijo mayor de un profesor primario
Y de una modista de trastienda;
Flaco de nacimiento
Aunque devoto de la buena mesa;
De mejillas escuálidas
Y de más bien abundantes orejas;
Con un rostro cuadrado
En que los ojos se abren apenas
Y una nariz de boxeador mulato
Baja a la boca de ídolo azteca
-Todo esto bañado
Por una luz entre irónica y pérfida-
Ni muy listo ni tonto de remate
Fui lo que fui: una mezcla
De vinagre y de aceite de comer
¡Un embutido de ángel y de bestia!

Épitaphe

De taille moyenne,
La voix ni mince ni grosse,
Fils aîné d’un instituteur
Et d’une couturière d’arrière-boutique ;
Maigre de naissance
Et pourtant dévot de la bonne table ;
Les joues creuses
Et les oreilles plutôt abondantes ;
Un visage carré
Où les yeux s’ouvrent à peine
Où un nez de boxeur mulâtre
Surmonte une bouche d’idole aztèque
– Tout cela baigné
D’une lumière entre ironique et perfide –
Ni très malin ni complètement idiot
Je fus ce que je fus : un mélange
De vinaigre et d’huile de table,
Une charcutaille d’ange et de bête !

Poèmes et antipoèmes – Anthologie (Le Seuil, 2017) Traduit de l’espagnol (Chili) par Bernard Pautrat et Felipe Tupper.

La montaña rusa

Durante medio siglo
La poesía fue
El paraíso del tonto solemne.
Hasta que vine yo
Y me instalé con mi montaña rusa.

Suban, si les parece.
Claro que yo no respondo si bajan
Echando sangre por boca y narices.

Versos de salón, 1962.

La montagne russe

Pendant un demi-siècle
La poésie fut
Le paradis de l’idiot solennel.
Jusqu’à ce que j’arrive
Et m’installe avec ma montagne russe.

Montez, si ça vous dit.
Évidemment je ne réponds de rien si vous en descendez
En saignant de la bouche et du nez.

Poèmes et antipoèmes – Anthologie (Le Seuil, 2017) Traduit de l’espagnol (Chili) par Bernard Pautrat et Felipe Tupper.

Antipoesía.

Gonzalo Rojas

Gonzalo Rojas. (Gorka Lejarcegi). Mars 2004.

“A une très forte majorité (près de 62 %), les Chiliens ont repoussé, le 4 septembre, un projet très ambitieux de réforme de la Constitution qui promettait de clore définitivement les années sombres de la dictature d’Augusto Pinochet.” (Le Monde, 5 septembre 2022)

J’aime beaucoup ce pays où nous sommes allés deux fois, ses gens, ses paysages. Pays de poètes : entre autres Armando Uribe, Carlos Pezoa Véliz, Enrique Lihn, Gabriela Mistral (Prix Nobel 1945), Gonzalo Rojas (Prix Cervantès 2003), Jorge Teillier, Nicanor Parra (Prix Cervantès 2011) , Oscar Hahn, Pablo de Rokha, Pablo Neruda (Prix Nobel 1971), Raúl Zurita, Roberto Bolaño, Vicente Huidobro…

Je publie à nouveau sur ce blog Contra la muerte, le poème de Gonzalo Rojas (1916-2011), mais j’ajoute la traduction de Fabienne Bradu.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/04/21/contra-la-muerte-gonzalo-rojas/

J’ai acheté ces jours-ci Nous sommes un autre soleil (2013) dans la belle collection bilingue Orphée/ La Différence. Malheureusement, la maison d’édition est en cessation de paiement depuis octobre 2021.

Contra la muerte

Me arranco las visiones y me arranco los ojos cada día que pasa.
No quiero ver ¡no puedo! ver morir a los hombres cada día.
Prefiero ser de piedra, estar oscuro,
a soportar el asco de ablandarme por dentro y sonreír
a diestra y siniestra con tal de prosperar en mi negocio.

No tengo otro negocio que estar aquí diciendo la verdad
en mitad de la calle y hacia todos los vientos:
la verdad de estar vivo, únicamente vivo,
con los pies en la tierra y el esqueleto libre en este mundo.

¿Qué sacamos con eso de saltar hasta el sol con nuestras máquinas
a la velocidad del pensamiento, demonios: qué sacamos
con volar más allá del infinito
si seguimos muriendo sin esperanza alguna de vivir
fuera del tiempo oscuro?

Dios no me sirve. Nadie me sirve para nada.
Pero respiro, y como, y hasta duermo
pensando que me faltan unos diez o veinte años para irme
de bruces, como todos, a dormir en dos metros de cemento allá abajo.

No lloro, no me lloro. Todo ha de ser así como ha de ser,
pero no puedo ver cajones y cajones
pasar, pasar, pasar, pasar cada minuto
llenos de algo, rellenos de algo, no puedo ver
todavía caliente la sangre en los cajones.

Toco esta rosa, beso sus pétalos, adoro
la vida, no me canso de amar a las mujeres: me alimento
de abrir el mundo en ellas. Pero todo es inútil,
porque yo mismo soy una cabeza inútil
lista para cortar, pero no entender qué es eso
de esperar otro mundo de este mundo.

Me hablan del Dios o me hablan de la Historia. Me río
de ir a buscar tan lejos la explicación del hambre
que me devora, el hambre de vivir como el sol
en la gracia del aire, eternamente.

Contra la muerte, 1964.

Contre la mort

Je m’arrache à mes visions et je m’arrache les yeux chaque jour qui passe.
Je ne veux pas voir, je ne peux pas voir les hommes mourir chaque jour.
Je préfère être de pierre, être sombre,
à supporter le dégoût de me ramollir en dedans et sourire
à droite et à gauche afin que prospère ma petite affaire.

Je n’ai d’autre affaire que d’être ici à dire la vérité
au milieu de la rue et à tous les vents :
la vérité d’être vivant, rien que vivant,
avec les pieds sur terre et le squelette libre dans ce monde-ci.

Que diable gagnons-nous à bondir jusqu’au soleil avec nos machines
à la vitesse de la pensée ; que gagnons-nous
à voler au-delà de l’infini
si nous continuons à mourir sans aucun espoir de vivre
hors du temps des ténèbres ?

Dieu ne me sert à rien. Personne ne me sert à rien.
Mais je respire, et je mange, et je dors même
en pensant qu’il me reste dix ou vingt ans avant de m’en aller
les pieds devant, comme tout le monde, dormir dans deux mètres de ciment sous terre.

Je ne pleure pas, je ne me pleure pas sur mon sort. Tout sera comme il se doit,
mais je ne peux pas voir des cercueils et des cercueils
passer, passer, passer, passer à chaque minute
pleins de quelque chose, emplis de quelque chose, je ne peux pas voir
le sang encore chaud dans les cercueils.

Je touche cette rose, j’embrasse ses pétales, j’adore
la vie, je ne me lasse pas d’aimer les femmes : je me nourris
d’ouvrir le monde en elles. Mais tout est inutile,
parce que moi-même je suis une tête inutile,
bonne pour l’échafaud, parce que je ne comprends pas ce que c’est
que d’attendre un autre monde depuis ce monde.

On me parle de Dieu ou on me parle de l’Histoire. Je me moque bien
d’aller chercher si loin l’explication de la faim
qui me dévore, la faim de vivre comme le soleil
dans la grâce du ciel, éternellement.

Nous sommes un autre soleil. Orphée/ La Différence, 2013. Traduction Fabienne Bradu.

Federico García Lorca – Antonio Machado

Georges Soria-Federico García Lorca (Chim – David Seymour). Madrid, Plaza Mayor. Printemps-été 1936.

Le poète fut arrêté dans sa ville de Grenade le 16 août 1936. Il s’était réfugié dans la maison de la famille Rosales Camacho, calle Angulo número 1 . Il s’y croyait à l’abri puisque les fils de cette famille étaient des membres influents de la Phalange, l’organisation fasciste de José Antonio Primo de Rivera. Federico était très ami avec le poète Luis Rosales (1910-1992, Prix Cervantès 1982), le plus jeune des frères. Dans la nuit du 17 au 18 août 1936, probablement vers deux heures du matin, il fut transféré en voiture jusqu’au village de Viznar, à neuf kilomètres de là. Peu de temps après, il fut assassiné près du village voisin d’Alfacar avec trois autres personnes : l’instituteur de Pulianas Dióscoro Galindo González et deux banderilleros célèbres de de Grenade: Francisco Galadí Melgar (“el Colores”) et Joaquín Arcollas Cabezas (“Magarza”), membres du syndicat anarchiste CNT. L’historien anglais Paul Preston estime qu’il y eut 5000 exécutions à Grenade pendant la Guerre civile.

La publication dans un hors-série du « Figaro » (28 juillet 2022) d’un entretien de huit pages de la journaliste Isabelle Schmitz avec l’essayiste d’extrême droite Pío Moa, pour qui les gauches sont entièrement responsables du déclenchement de la guerre civile en Espagne en 1936, a suscité l’indignation de nombreux historiens. Comment peut-on publier en France un livre de ce pseudo-historien engagé dans sa jeunesse dans les GRAPO (Groupes de résistance antifasciste du premier octobre), groupuscule terroriste d’inspiration maoïste et condamné par la justice espagnole en 1983 ? Les Éditions L’Artilleur ont pourtant traduit et édité son livre révisionniste Les Mythes de la guerre civile 1936-1939, sorti en Espagne en 2003.

Antonio Machado écrivit ce poème au mois d’octobre 1936. Il en donna une lecture publique, à Valence, sur la Place Castelar.

El crimen fue en Granada (Antonio Machado)

A Federico García Lorca

I

El crimen

Se le vio, caminando entre fusiles,
por una calle larga,
salir al campo frío,
aún con estrellas, de la madrugada.
Mataron a Federico
cuando la luz asomaba.
El pelotón de verdugos
no osó mirarle la cara.
Todos cerraron los ojos;
rezaron: ¡ni Dios te salva!
Muerto cayó Federico
– sangre en la frente y plomo en las entrañas –
…Que fue en Granada el crimen
sabed – ¡pobre Granada! -, en su Granada.

II

El poeta y la muerte

Se le vio caminar solo con Ella,
sin miedo a su guadaña.
– Ya el sol en torre y torre, los martillos
en yunque – yunque y yunque de las fraguas.
Hablaba Federico,
requebrando a la muerte. Ella escuchaba.
“Porque ayer en mi verso, compañera,
sonaba el golpe de tus secas palmas,
y diste el hielo a mi cantar, y el filo
a mi tragedia de tu hoz de plata,
te cantaré la carne que no tienes,
los ojos que te faltan,
tus cabellos que el viento sacudía,
los rojos labios donde te besaban…
Hoy como ayer, gitana, muerte mía,
qué bien contigo a solas,
por estos aires de Granada, ¡mi Granada!”

III

Se le vio caminar…
Labrad, amigos,
de piedra y sueño, en el Alhambra,
un túmulo al poeta,
sobre una fuente donde llore el agua,
y eternamente diga:
el crimen fue en Granada, ¡en su Granada!

Le crime a eu lieu à Grenade

A Federico García Lorca

I

Le crime

On le vit, avançant au milieu des fusils,
Par une longue rue,
Sortir dans la campagne froide,
Sous les étoiles, au point du jour.
Ils ont tué Federico
Quand la lumière apparaissait.
Le peloton de ses bourreaux
N’osa le regarder en face.
Ils avaient tous fermé les yeux ;
Ils prient : Dieu même n’y peut rien !
Et mort tomba Federico
– Du sang au front, du plomb dans les entrailles –
… Apprenez que le crime a eu lieu à Grenade
– Pauvre Grenade! – , sa Grenade…

II

Le poète et la mort

On le vit s’avancer seul avec Elle,
Sans craindre sa faux.
– Le soleil déjà de tour en tour, les marteaux
Sur l’enclume – sur l’enclume des forges.
Federico parlait ;
Il courtisait la mort. Elle écoutait
« Puisque hier, ma compagne, résonnaient dans mes vers
Les coups de tes mains desséchées,
Qu’à mon chant tu donnas ton froid de glace
Et à ma tragédie le fil de ta faucille d’argent,
Je chanterai la chair que tu n’as pas,
Les yeux qui te manquent,
Les cheveux que le vent agitait,
Les lèvres rouges que l’on baisait…
Aujourd’hui comme hier, ô gitane, ma mort,
Que je suis bien, seul avec toi,
Dans l’air de Grenade, ma Grenade !»

III

On le vit s’avancer…
Élevez, mes amis,
Dans l’Alhambra, de pierre et de songe,
Un tombeau au poète,
Sur une fontaine où l’eau gémira
Et dira éternellement :
Le crime a eu lieu à Grenade, sa Grenade !

Poésie de guerre, 1936-1939. Traduction : Bernard Sesé.

Baeza (Jaén), calle san Pablo. Statue d’ Antonio Machado (Antonio Pérez Almahan) (2009).

Pablo Picasso

Conchita.

María de la Concepción Ruiz Picasso (Concepción ou Conchita), la petite soeur de Pablo Picasso, est née à Málaga en 1887. Elle est morte de diphtérie à La Corogne le 10 janvier 1895. Pablo qui avait 13 ans en fut fortement marquée. Le thème de la fillette malade ou mourante apparaît souvent dans son oeuvre de jeunesse. Il racontera cet épisode, soixante ans après, à Françoise Gilot (sa compagne de l’époque), qui le retranscrit dans son livre Vivre avec Picasso ( en collaboration avec Carlton Lake. McGraw-Hill, Inc. 1964, Calmann-Lévy, 1965 pour l’édition française. 10/18 n° 3873, 2006). Picasso explique qu’il souhaitait arrêter le dessin si sa sœur s’en sortait. Malheureusement pour elle, le vœu ne fut pas exaucé, et le fantôme de cette promesse suivit l’artiste tout au long de sa vie. Il est probable qu’une part de sa répulsion devant la mort et la maladie proviennent de là. Il appellera comme sa soeur, sa fille María de la Concepción (Maya), née le 5 septembre 1935.

Ciencia y caridad. Fin 1896-début 1897. Barcelona, Museo Picasso.

Nous avons vu dimanche dernier au Musée Picasso l’exposition Maya Ruiz-Picasso, fille de Pablo (16 avril-31 décembre 2022). 9 oeuvres de Pablo Picasso (6 peintures, 2 sculptures et un carnet de dessins) ont été cédées par Maya, fille du peintre et de Marie-Thérèse Walter (1909-1977) à la France dans le cadre d’une dation (loi du 31 décembre 1968 qui permet de s’acquitter d’une dette fiscale par la remise d’oeuvres d’art, de livres, d’objets de collection, de documents de haute valeur historique ou artistique).

L’exposition réunit un ensemble de 200 oeuvres, archives et objets personnels. Elle montre la relation particulière qui unissait le peintre et sa première fille. Entre le 16 janvier 1938 et le 7 novembre 1939, Picasso peindra quatorze portraits de sa fille aînée, alors âgée de trois-quatre ans. Maya, à 20 ans, sera assistante sur le film Le Mystère Picasso d’Henri-Georges Clouzot, réalisé aux studios de la Victorine à Nice en 1955. Il obtiendra le prix du jury au festival de Cannes en 1956. La petite-fille du peintre, Diana Widmaier-Ruiz-Picasso a assuré le commissariat de l’exposition avec Emilia Philippot.

Maya au tablier. Paris, 27 février 1938. Collection particulière.

La Grande Rafle (La Gran Redada o Prisión general de gitanos ).

L’Espagne est le pays d’Europe qui accueille la plus grande communauté de Gitans. Ils sont présents dans le pays depuis le début du XVe siècle. Ils seraient arrivés en 1425 comme pèlerins chrétiens et auraient obtenu un laissez-passer du roi d’Aragon, Alfonso V (1396-1458). Au début du XXIe siècle, il y avait environ 800 000 Gitans dans la péninsule.
Le 30 juillet 1749, est un jour marqué d’infamie dans l’histoire de l’Espagne. Un plan fut imaginé par l’évêque d’Oviedo (Asturies), alors gouverneur du Conseil de Castille, Gaspar Vázquez Tablada (1688-1749). Il fut mené à bien par le Marquis de La Ensenada (1706-1781), principal ministre du roi Ferdinand VI (1713-1759, roi d’Espagne et des Indes de 1746 à 1759, troisième de la dynastie des Bourbons, surnommé «el Prudente» ou «el Justo» !) qui autorisa l’opération. Le père jésuite Francisco Rávago, confesseur de Ferdinand VI déclara : « Les moyens proposés par le gouverneur du conseil pour extirper cette mauvaise race odieuse à Dieu et pernicieuse pour l’homme me semblent bons. Le roi ferait un grand cadeau à Dieu, notre Seigneur, s’il parvenait à se débarrasser de ces gens. ». L’opération reçut de plus l’aval du Vatican.

Marquis de La Ensenada v 1750. (Jacopo Amigoni 1682 – 1752).


Au cours de ce « mercredi noir », entre 9 000 et 12 000 gitans ( hommes, femmes et enfants ) furent arrêtés. Les hommes et les enfants de plus de 7 ans furent envoyés aux travaux forcés dans les arsenaux de la marine ; les femmes et les enfants de moins de 7 ans furent incarcérés ou condamnés à des travaux forcés. Pendant leur captivité, de nombreuses femmes gitanes prirent soin de bébés arrachés à des familles qui avaient été dispersées dans les régions les plus inhospitalières de la péninsule et même au nord du Maroc.
Les Gitans vécurent alors une période de terreur. Ils étaient accusés d’être des délinquants, de ne pas accepter les lois de la monarchie absolue, de ne pas respecter certains dogmes de l’Église catholique. Du jour au lendemain, on leur enleva leurs moyens de subsistance et on les éloigna de leurs foyers. Leurs biens furent saisis et vendus aux enchères pour couvrir les frais encourus par cette opération qui fut coordonnée par les autorités sur l’ensemble du territoire national. Il s’agissait d’un véritable plan de réclusion et d’extermination. Ce n’était pas le premier. Des rafles assez similaires avaient eu lieu en 1571 et 1637, mais elles ne furent pas aussi impitoyables. On doit rappeler qu’en 1749 les Gitans étaient déjà installés dans les villes. Dès 1499, ils ne pouvaient exercer que certains métiers et le nomadisme était interdit (“Pragmática” de Medina del Campo.)
Pendant ces années d’enfermement, il y eut des mutineries et des révoltes, menées le plus souvent par les femmes. De grandes évasions eurent lieu aussi, par exemple celle de la Casa de La Misericordia de Saragosse. Certaines furent couronnées de succès.

Cadix, Château de Santa Catalina.


Une amnistie fut promulguée en 1763 sous le règne de Charles III (1716-1788, roi d’Espagne de 1759 à 1788), mais il fallut attendre 1765 pour qu’elle soit effective. Pendant seize ans, des hommes, des femmes et des enfants moururent à cause des conditions de vie déplorables et de la répression militaire.
La culture et l’existence même du peuple gitan étaient niées. La communauté Rom d’Espagne toute entière ne s’est jamais remise complètement de ce sombre épisode du Siècle des Lumières. En effet, la rafle a eu des effets dévastateurs. Les structures internes de la communauté ont été bouleversées à la suite de la déportation, de l’internement, de l’envoi aux travaux forcés, des mauvais traitements et du meurtre de milliers de ses membres. Les spécialistes en veulent pour preuve la disparition, au bout de quelques décennies, du « caló », mélange de romani et de castillan propre aux Roms d’Espagne. La confiance dans les institutions et dans ses dirigeants a été mise à mal et cela dure encore aujourd’hui. Le traitement auquel a été soumis cette communauté n’a fait qu’accentuer le racisme et la marginalisation sociale. Le pouvoir civil, militaire et religieux a légitimé par ses actes l’idée que les Gitans n’étaient pas dignes de respect et de confiance.
Les préjugés envers les Gitans sont encore profondément ancrés dans la population espagnole. Le règlement de la Garde Civile précisait encore en 1978 : “ Se vigilará escrupulosamente a los gitanos, cuidando mucho de reconocer todos los documentos que tengan, confrontar sus señas particulares, observar sus trajes, averiguar su modo de vida […] ”.
Des associations et des instances représentatives ont vu le jour dans les années 1980 et ont lutté pour une meilleure intégration grâce à l’éducation et au travail. L’Espagne est l’un des rares pays à avoir donné a cette communauté le statut de minorité nationale. Le 30 juillet 2020, Pablo Iglesias, alors vice-président du gouvernement de Pedro Sánchez, a demandé pardon au peuple gitan pour le racisme institutionnel.

Les Gitans sont souvent socialement marginalisés mais culturellement appréciés.

La camisa de Camarón (Pablo Julià) 1989.

https://www.youtube.com/watch?v=tTvqC0pJsck

(Merci à Alfon Fernández)

Rapa Nui – Île de Pâques

Ahu Tongariki.

Le 1 août, l’île de Pâques (Rapa Nui -163,6 km²) se prépare à recevoir à nouveau des touristes après 28 mois de fermeture due à la pandémie.
L’île a perdu 2000 de ses 7 700 habitants. En effet, 71 % de la population vivait du tourisme. Il n’ y a plus de vols réguliers depuis le 16 mars 2020. La réouverture se fera graduellement. Les premiers mois, il n’ y aura que deux vols commerciaux par semaine (compagnie Latam), soit 600 passagers. Cela ne représente qu’un tiers des passagers qui visitaient l’île auparavant (16 vols hebdomadaires). 11 des 24 sites touristiques vont rouvrir : la plage d’ Anakena, la carrière Rano Raraku, berceau de la culture de l’île, le site d’ Ahu Akivi et ses sept moais. Le chômage concerne actuellement 58 % de la population active. Avant la pandémie, l’île recevait 156.000 visiteurs par an ce qui générait 120 millions de dollars de recettes (119 millions d’euros). Le programme Pro Empleo a donné du travail à 800 personnes qui sont occupées au nettoyage des côtes, aux plantations et à la promotion d’ activités culturelles. Le Ministère de l’Économie chilien a annoncé la semaine dernière le déblocage d’un fonds de 700.000 dollars (694.000 euros) pour l’aide aux PME. Plus d’une centaine ont fermé Ce qui empêche une réouverture complète, c’est la faiblesse du système sanitaire. L’île fait partie de la région de Valparaíso qui se trouve à 3526 kilomètres. Elle ne possède qu’un hôpital et dix-huit lits. En cas d’urgence, il faut faire appel à un avion-ambulance qui transporte les patients jusqu’au continent en 5 heures et demie, Pedro Edmunds Paoa, maire élu depuis 1994, se plaint du manque d’aides du gouvernement central. Celui-ci veut atteindre un taux de vaccination de la population de 80 %. Il n’est actuellement que de 73 %. Il n’ y a eu aucun décès pour cause de Covid dans l’île.

Informations tirées de l’article d’Antonia Laborde (El País, 18 juillet 2022) : La Isla de Pascua se prepara para mostrar de nuevo su misterioso patrimonio tras dos años de aislamiento .

https://elpais.com/cultura/2022-07-18/la-isla-de-pascua-se-prepara-para-mostrar-de-nuevo-su-misterioso-patrimonio-tras-dos-anos-de-aislamiento.html

Anakena.

Rapa Nui (Pablo Neruda)

Tepito-Te-Henúa, ombligo del mar grande,
taller del mar, extinguida diadema.
De tu lava escorial subió la frente
del hombre más arriba del Océano,
los ojos agrietados de la piedra
midieron el ciclónico universo,
y fue central la mano que elevaba
la pura magnitud de tus estatuas.

Tu roca religiosa fue cortada
hacia todas las líneas del Océano
y los rostros del hombre aparecieron
surgiendo de la entraña de las islas,
naciendo de los cráteres vacíos
con los pies enredados al silencio.

Fueron los centinelas y cerraron
el ciclo de las aguas que llegaban
desde todos los húmedos dominios,
y el mar frente a las máscaras detuvo
sus tempestuosos árboles azules.
Nadie sino los rostros habitaron
el círculo del reino. Era callado
como la entrada de un planeta, el hilo
que envolvía la boca de la isla.

Así, en la luz del ábside marino
la fábula de piedra condecora
la inmensidad con sus medallas muertas,
y los pequeños reyes que levantan
toda esta solitaria monarquía
para la eternidad de las espumas,
vuelven al mar en la noche invisible,
vuelven a sus sarcófagos de sal.

Sólo el pez luna que murió en la arena.

Sólo el tiempo que muerde los moais.

Sólo la eternidad en las arenas
conocen las palabras:
la luz sellada, el laberinto muerto,
las llaves de la copa sumergida.

Canto general, 1950.

Rapa Nui

Tepito-Te-Henua, ombilic de l’immensité,
atelier de la mer, diadème éteint.
De la scorie de tes volcans, le front de l’homme
monta plus haut que l’Océan,
les yeux crevassés de la pierre
prirent les dimensions du monde cyclonal,
et ce fut une main centrale qui dressa
la pure et suprême grandeur de tes statues.

Ta roche religieuse fut taillée
vers toutes les issues de l’Océan
et les visages de l’homme apparurent
des entrailles des îles surgissant,
naissant du vide des cratères,
les pieds entravés au silence.

Ils furent factionnaires. Ils arrêtèrent
le cycle des eaux déferlant
de tous les domaines humides.
La mer retint, devant les masques,
ses arbres bleus et tempétueux.
Nul hormis les visages n’habita
le cercle du royaume. Il était muet
comme l’entrée d’une planète,
le fil qui bâillonna cette bouche insulaire.

Ainsi, dans la clarté de l’abside marine
la fable de pierre décore
l’immensité de ses médailles mortes,
et les petits rois qui érigent
cette monarchie solitaire
pour l’éternité de l’écume,
retournent à la mer dans la nuit invisible,
rentrent dans leurs tombeaux, sarcophages de sel.

Et seul le poisson-lune qui mourut sur le sable,

seul le temps qui mord les moais,

seul l’éternité dans son gîte des grèves
ont le secret des mots :
la lumière arrêtée, le labyrinthe mort,
les clefs de la coupe engloutie.

Chant général. Éditions Gallimard, 1977. Traduction : Claude Couffon. NRF Poésie/Gallimard n°182.

Rano Raraku.