Miquel Martí i Pol (1929-2003)

Miquel Martí i Pol.

Miquel Martí i Pol est un poète espagnol d’expression catalane. Il est né le 19 mars 1929 à Roda de Ter (Catalogne, Espagne) et mort le 11 novembre 2003 à Vic (Catalogne, Espagne).
Fils d’ouvriers, il commence à travailler à l’âge de 14 ans dans une usine textile de sa ville. A 19 ans, il est atteint d’une tuberculose pulmonaire, ce qui le maintient alité. Il lit énormément. Sa poésie des années 50 est simple. Elle exprime le sentiment amoureux.
Dans les années 1960, il commence à être connu pour ses poèmes engagés et réalistes. Il milite alors au PSUC clandestin (Partido Socialista Unificado de Cataluña). Atteint de sclérose multiple, il est obligé de cesser de travailler en 1973. Sa poésie devient plus intérieure et intimiste. Elle exprime aussi sa lutte contre la maladie. Il devient un des poètes catalans les plus lus et les plus populaires. Ses poèmes sont chantés par des interprètes tels que Lluís Llach, María del Mar Bonet, Teresa Rebull, Arianna Savall.

Oeuvre poétique
1954 Paraules al vent. Prix Ossa Menor.
1956-57 El poble, publié en 1966.
1957 La fàbrica, publié en 1958-59.
1974 La pell del violí.
Llibre dels sis sentits.
1976 El llarg viatge. Prix Lletra d’or.
1978 Estimada Marta. Plus de 100 000 exemplaires vendus.
1981 L’àmbit de tots els àmbits.
1985 Llibre d’absències.
1987 Els bells camins.
1991 Suite de Parlavà.
1997 Llibre de les solituds.
2002 Després de tot.

Ses œuvres complètes sont publiées en quatre volumes de 1989 à 2004. Il a reçu en 1991 le Prix d’Honneur des Lettres catalanes.

Després de tot (Miquel Martí i Pol)

Després de tot encara queda espai
per repensar la vida i convertir-la
en un àmbit molt més silenciós,
a l’abric dels inhòspits desgavells
i les inevitables maltempsades.
Perquè el secret és que no hi ha secret
i els ritmes i les pauses són la cara
potser oculta del temps que no hem viscut
mentre fèiem projectes i ens jugàvem
el passat i el futur en inefables
futilitats amb posat circumspecte.
I ara què ens queda fora del recel
i les mancances? Què compartirem
amb la gent que estimem i que ens estima?
La fosca complaença dels secrets
o la riquesa absurda del misteri?
Res d’això i tot això, perquè el subtil
mirall discret que ens encén la mirada
és el no-res que sempre descobrim
sense voler, tossuts i agosarats,
després de tot, després de cada cosa.

Edicions Proa, Barcelona, 2002. Col·lecció Els Llibres de l’óssa menor.

Después de todo

Después de todo aún queda espacio
para repensar la vida y convertirla
en un ámbito mucho más silencioso,
al amparo de los inhóspitos desbarajustes
y las inevitables adversidades.
Porque el secreto es que no hay secreto
y los ritmos y las pausas son la cara
quizá oculta del tiempo no vivido
mientras hacíamos proyectos y nos jugábamos
el pasado y el futuro en inefables
minucias con ademán circunspecto.
Y ahora ¿qué nos queda además del recelo
y las carencias? ¿Qué compartiremos
con la gente que amamos y que nos ama?
¿La oscura complacencia de los secretos
o la riqueza absurda del misterio?
Nada de eso y todo ello, porque el sutil
espejo discreto que nos enciende la mirada
es la nada que siempre descubrimos
sin querer, tercos y audaces,
después de todo, después de cada cosa.

Franz Kafka

Franz Kafka, 1910.

Franz Kafka, Le Château.

« – Je manquerai la personne que j’attends, dit K. en hochant la tête…
– Vous la manquerez de toute façon, que vous attendiez ou non, dit le Monsieur…
– Alors j’aime mieux la manquer en l’attendant, dit K.»

Epigraphe: Le Vent noir. Julliard, 1947. Gallimard, 1956. Le Seuil, 1983.

Paul Gadenne (1907-1956)

Une grandeur impossible, Finitude 2004.

Discours de Gap, 11 juillet 1936.

«Il y a, vous le savez, dans la vie de Dostoïevski un épisode atroce dont l’idée nous semble intolérable: ce sont les quatre ans qu’il vécut au bagne en Sibérie, ces quatre ans dont il dit dans une lettre à son frère: «J’ai passé ces quatre ans derrière un mur, ne sortant que pour être mené aux travaux…» Eh bien, c’est de cette période de sa vie où il vécut seul, sans livre, sans un mot des siens, qu’il écrira ailleurs, toujours en s’adressant à son frère: «Ce qu’il est advenu de mon âme et de mes croyances, de mon esprit et de mon coeur durant ces quatre ans, je ne le dirai pas, ce serait, trop long. La constante méditation ne m’aura pas été inutile. J’ai maintenant des désirs, des espérances, qu’auparavant je ne prévoyais même pas.» C’est un renouvellement, une recréation de tout son être. Et la conclusion de cette captivité, de ces années de privations et de travaux forcés, passées dans un des plus durs pays qui soient, alors qu’il sent encore tant de forces avides de mieux s’employer et que sa carrière d’écrivain est encore à faire, la conclusion de tout cela, c’est cette phrase admirable que nous trouvons à plusieurs reprises dans sa correspondance: «Frère, il y a beaucoup d’âmes nobles dans le monde.» Qui ne comprendra tout ce que non seulement l’être mais l’oeuvre de Dostoïevski a pu gagner à ces quatre années de méditation «derrière un mur»?…«J’avais bien des aspirations, dit un de ses personnages dans L’Idiot, mais il me parut qu’on pouvait même dans une prison trouver énormément de vie».

Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski.

Fernando Pessoa (1888 – 1935 )

Retrato de Fernando Pessoa ( José de Almada Negreiros 1893-1970 ) 1954.

A espantosa realidade das coisas
É a minha descoberta de todos os dias.
Cada coisa é o que é,
E é difícil explicar a alguém quanto isso me alegra,
E quanto isso me basta.

Basta existir para se ser completo.
Tenho escrito bastantes poemas.
Hei-de escrever muitos mais, naturalmente.
Cada poema meu diz isto,
E todos os meus poemas são diferentes,
Porque cada coisa que há é uma maneira de dizer isto.

Às vezes ponho-me a olhar para uma pedra.
Não me ponho a pensar se ela sente.
Não me perco a chamar-lhe minha irmã.
Mas gosto dela por ela ser uma pedra,
Gosto dela porque ela não sente nada,
Gosto dela porque ela não tem parentesco nenhum comigo.

Outras vezes oiço passar o vento,
E acho que só para ouvir passar o vento vale a pena ter nascido.

Eu não sei o que é que os outros pensarão lendo isto;
Mas acho que isto deve estar bem porque o penso sem esforço,
Nem ideia de outras pessoas a ouvir-me pensar;
Porque o penso sem pensamentos,
Porque o digo como as minhas palavras o dizem.

Uma vez chamaram-me poeta materialista,
E eu admirei-me, porque não julgava
Que se me pudesse chamar qualquer coisa.
Eu nem sequer sou poeta: vejo.
Se o que escrevo tem valor, não sou eu que o tenho:
O valor está ali, nos meus versos.
Tudo isso é absolutamente independente da minha vontade.

7-11-1915

Alberto CaeiroPoemas Inconjuntos.

———————————————————————————————–L’effarante réalité des choses
est ma découverte de tous les jours.
Chaque chose est ce qu’elle est,
et il est difficile d’expliquer combien cela me réjouit
et combien cela me suffit.

Il suffit d’exister pour être complet.

J’ai écrit bon nombre de poèmes.
J’en écrirai bien plus, naturellement.
Cela, chacun de mes poèmes le dit,
et tous mes poèmes sont différents,
parce que chaque chose au monde est une manière de le proclamer.

Parfois je me mets à regarder une pierre.
Je ne me mets pas à penser si elle sent.
Je ne me perds pas à l’appeler ma soeur
mais je l’aime parce qu’elle est une pierre,
je l’aime parce qu’elle n’éprouve rien,
je l’aime parce qu’elle n’a aucune parenté avec moi.

D’autres fois j’entends passer le vent,
et je trouve que rien que pour entendre passer le vent, il vaut la peine d’être né.

Je ne sais ce que penseront les autres en lisant ceci ;
mais je trouve que ce doit être bien puisque je le pense sans effort,
et sans concevoir qu’il y ait des étrangers pour m’entendre penser :
parce que je le pense hors de toute pensée,
parce que je le dis comme le disent mes paroles.

Une fois on m’a appelé poète matérialiste,
et je m’en émerveillai, parce que je n’imaginais pas
qu’on pût me donner un nom quelconque.
Je ne suis même pas poète : je vois.
Si ce que j’écris a une valeur, ce n’est pas moi qui l’ai:
la valeur se trouve là, dans mes vers.
Tout cela est absolument indépendant de ma volonté.

7-11-1915

Alberto CaeiroPoèmes désassemblés – Le Gardeur de troupeaux (Poésie/Gallimard) – Traduit du portugais par Armand Guibert (1960).———————————————————————————————–

La confondante réalité des choses
Est ma découverte de tous les jours.
Chaque chose est ce qu’elle est
Et il est difficile d’expliquer à quiconque à quel point cela me réjouit,
Et à quel point cela me suffit.

Il suffit d’exister pour être complet.
J’ai écrit pas mal de poèmes.
J’en écrirai plus encore, naturellement.
Chacun de mes poèmes dit ça,
Et tous mes poèmes sont différents,
Puisque chaque chose qui existe est une manière de dire ça.

Quelquefois je me mets à regarder une pierre.
Je ne mets pas à penser si elle sent.
Je ne me fourvoie pas à l’appeler ma sœur.
Mais je l’aime parce qu’elle est une pierre,
Je l’aime parce qu’elle ne ressent rien,
Je l’aime parce qu’elle n’ a aucune parenté avec moi.

D’autres fois j’entends passer le vent,
Et je trouve que rien que pour entendre passer le vent, ça vaut la peine d’être né.

Je ne sais pas ce que les autres penseront en lisant ceci;
Mais je trouve que ça doit être bien puisque je le pense sans anicroche,
Sans la moindre idée de témoins attentifs à m’écouter penser;
Puisque je le pense sans pensée,
Puisque je le dis comme le disent mes mots.

Une fois on m’a appelé poète matérialiste,
Et j’en ai été fort surpris, car j’étais à cent lieues de penser
Qu’on pût m’affubler du moindre nom.
Moi je ne suis même pas poète: je vois.
Si ce que j’écris a quelque valeur, ce n’est pas moi qui l’ai;
La valeur se trouve ici, dans mes vers.
Tout ça est indépendant de ma volonté.

7-11-1915

Alberto Caeiro, Poèmes non assemblés. Traduction de Maria Antónia Câmara Manuel, Michel Chandeigne et Patrick Quillier. Christian Bourgois Editeur 1989. Reprise dans La Pléiade de Fernando Pessoa, Oeuvres poétiques, 2001.

Carlo Cassolla 1917 -1987

J’ai lu la longue nouvelle La Coupe de bois, réeditée il y a peu par les éditions Sillage, suivant les conseils de Léon- Marc Lévy dans le Club de la Cause Littéraire. Elle a été écrite par le romancier italien Carlo Cassola (1917-1987), avec grande difficulté, quelques mois après le brusque décès de sa première femme, Rosa Falchi, en 1949. Elle sera publiée d’abord par la revue Paragone-Litteratura en décembre 1950. J’avais déjà lu en son temps son roman, La Ragazza, réédité par Cambourakis en 2015. Cette lecture ne m’avait pas particulièrement marqué. J’aime pourtant beaucoup la littérature italienne publiée après la Seconde Guerre mondiale: Elio Vittorini, Cesare Pavese, Italo Calvino, Beppe Fenoglio, Natalia Ginzburg, Giorgio Bassani, Pier Paolo Pasolini…D’autre part, tous les livres de Cassola publiés en France ont été traduits par le grand poète suisse, Philippe Jaccottet.

Bûcheron de 37-38 ans, Guglielmo vient de perdre sa jeune épouse, Rose, mère de ses deux petites filles, Irma et Adriana. Après avoir confié ses enfants à sa sœur Caterina, il achète à un bon prix le droit de faire une coupe de bois dans la forêt d’une lointaine vallée de montagne dans les Apennins toscans (les collines de Berignone où Cassola avait été partisan). Lui et son équipe de quatre bûcherons (Fiore le contremaître, Francesco, le conteur, Amedeo, son cousin, et le jeune Germano, passionné par les femmes et la chasse) ont devant eux plusieurs mois de travail. Marqué par le deuil, Guglielmo se réfugie dans la forêt et s’ isole du monde. Les cinq hommes vivent de peu pendant cinq mois dans la cabane qu’ils ont construite. Ils coupent des arbres, subissent la pluie et le froid. Le cœur de Guglielmo est brisé. A la fin, la tâche accomplie, il rentre dans son village, San Dalmazio, s’arrête un instant à la porte du cimetière et pense à sa femme morte.

“Aveva messo il sacco a terra e si era appoggiato al cancello del camposanto. Non gli era mai accaduto di sentirsi così disperato, nemmeno nei giorni della disgrazia. Per qualche momento farneticò addirittura; pensava di stendersi lì in terra e lasciarsi morire.”

« Il avait posé son sac à terre, et s’était appuyé à la grille du cimetière.
Jamais il ne s’était senti à ce point désespéré, même au moment du malheur. Quelques instants il perdit presque le sens, rêvant de se laisser tomber à terre et d’y mourir.»

« Pensava che Rosa avrebbe dovuto aiutarlo. Non era possibile continuare così. Lassù nel cielo doveva dargli la forza di vivere. E guardò in alto. Ma era tutto buio, non c’era una stella.

« Il songeait que Rose devait à tout prix l’aider. Qu’il ne pouvait continuer ainsi. Du haut du ciel, elle devait lui donner la force de vivre.
Il leva les yeux. Le ciel était entièrement noir, sans une étoile.»

Carlo Cassola écrit un texte simple et sombre sur le deuil. Le travail et la nature n’apaisent pas l’homme meurtri. Il décrit avec justesse la vie des bûcherons et les relations entre ces hommes silencieux, en particulier entre le veuf, Guglielmo et le vieux charbonnier triste et solitaire qui aime les étoiles.

Carlo Cassola.

Carlo Cassola est un romancier et essayiste italien, né le 17 mars 1917 à Rome et mort le 29 janvier 1987 à Montecarlo, près de Lucques en Toscane. Il fait des études de droit à partir de 1935 à l’Université de Rome et en sort diplomé en 1939. Il commence à publier en 1937 au moment où il doit faire son service militaire. En 1940, il enseigne à Volterra en Toscane et se marie avec Rosa Falchi. Celle-ci mourra brutalement en 1949 d’une grave crise rénale. Très tôt, il s’oppose à la politique italienne de l’Italie de Mussolini et s’affirme antifasciste et internationaliste. En 1941, il est mobilisé, mais ne sera pas envoyé au combat. En 1943, il prend contact avec des résistants de la région de Volterra. Responsable des explosifs, il combattra jusqu’en août 1944. A la libération, il s’implique dans les activités du parti d’Action, qui s’auto-dissoudra en 1946. Il est professeur d’histoire et de philosophie de 1948 à 1962 au lycée de la ville de Grossetto, chef-lieu du sud de la Toscane. En 1951, il se remarie avec Guiseppina Rabagli. La ragazza lui vaut le prix Strega et le succès. Son roman sera adapté au cinéma par Luigi Comencini en 1963 et interprété par Claudia Cardinale. En 1971 il souffre d’un infarctus. Il est atteint d’une grave maladie cardiaque. Il tombe amoureux de Pola Natali en 1974 et l’épousera en 1986. A la fin de sa vie, il milite pour le désarmement et la cause animale.

Il a publié 38 romans et nouvelles, dont 10 sont traduits en français ainsi que 13 essais.

Oeuvres traduites en français:

1952 Fausto e Anna. Fausto et Anna, traduit par Philippe Jaccottet. Paris, Seuil, 1961
1953 Il taglio del bosco. La Coupe de bois: récits, traduit par Philippe Jaccottet. Paris, Seuil, 1963; réédition, Paris, éditions Sillage, 2018.
1960 La ragazza di Bube. La Ragazza, traduit par Philippe Jaccottet. Paris, Seuil, 1962; réédition, Paris, LGF, «Le Livre de poche » n°2754, 1970; réédition, Paris, Cambourakis, «Letteratura», 2015.
1961 Un cuore arido. Un cœur aride, traduit par Philippe Jaccottet. Paris, Seuil, 1964; réédition, Paris, Gallimard,«Folio» n°645, 1974.
1964 Il cacciatore. Le Chasseur, traduit par Philippe Jaccottet. Paris, Seuil, 1966; réédition, Paris, Seuil,«Points» n°365, 1989.
1967 Storia di Ada; La maestra. Fiorella, suivi de Jours mémorables, traduit par Philippe Jaccottet. Paris, Seuil, 1969.
1969 Una relazione. Une liaison, traduit par Philippe Jaccottet. Paris, Seuil, 1971; réédition, Paris, LGF,«Le Livre de poche»n° 3868, 1974.
1970 Paura e tristezza. Anna de Volterra, traduit par Philippe Jaccottet. Paris, Seuil, 1973.
1973 Monte Mario. Mario, Paris, Seuil, 1975.
1976 L’antagonista. L’Antagoniste, traduit par Philippe Jaccottet. Paris, Seuil, 1978.

Fernando Pessoa (1888 – 1935)

Fernando Pessoa (sculpture de Lagoa Henriques 1923-2009), Café A Brasileira, Chiado, Lisbonne.

Tabacaria (Fernando Pessoa – Álvaro de Campos )

Não sou nada.
Nunca serei nada.
Não posso querer ser nada.
À parte isso, tenho em mim todos os sonhos do mundo…

Bureau de tabac (Fernando Pessoa – Álvaro de Campos)

Je ne suis rien.
Jamais je ne serai rien.
Je ne puis vouloir être rien.
Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde…

15 janvier 1928.

Thomas Bernhard

Thomas Bernhard.

Thomas Bernhard (1931-1989) est un écrivain autrichien qui m’intéresse même si son nihilisme total est souvent déroutant. «Il incarne la figure la plus aboutie du dénigreur et, en même temps, il n’est jamais dupe de ses sarcasmes.» dit de lui Roland Jaccard. Cet écrivain était très à la mode dans les années 80 et 90. Il avait obtenu le Prix Médicis étranger en 1988 pour son roman, Maîtres anciens. On parle un peu moins de lui aujourd’hui.

Je me suis replongé dans son œuvre et j’ai lu justement Maîtres anciens (1985, publié chez Gallimard en 1988. Folio n°2276, 1991) pour rechercher d’abord ce qu’il disait de Gustav Klimt.

Le roman est sous-titré comédie. L’ apparence est compacte. C’est un monologue. Pas de chapitre, pas de retour à la ligne. Tous est rédigé en style indirect. Les phrases sont répétitives, ponctuées de dit-il. L’écriture est obsessionnelle, bourrée de tics de langage.

Trois personnages apparaissent: Atzbacher, un écrivain qui ne publie pas, joue plus ou moins le rôle du narrateur; Reger, un vieux critique musical, qui depuis une trentaine d’années se rend au Musée des Arts Anciens de Vienne (Kunsthistorisches Museum) et s’asseoit face au tableau L’Homme à la barbe blanche du Tintoret et Irrsigler, gardien du musée.

L’Homme à la barbe blanche. v 1545. Vienne, Kunsthistorisches Museum.

Reger a plus de 80 ans. Devenu veuf récemment, il soliloque, parle d’art et de philosophie et déverse sa haine de la société et de l’état autrichiens. Comme Thomas Bernhard, il dénonce l’hypocrisie de la petite bourgeoise catholique et les restes de l’idéologie nazie qu’a embrassée avec enthousiasme la population dans les années 30.

Comme Thomas Bernhard, Reger ne ménage personne. Tous les artistes ont un «défaut rédhibitoire.»

“Les soi-disant maîtres anciens n’ont jamais fait que servir l’Etat ou servir l’Eglise, ce qui revient au même, ne cesse de dire Reger, un empereur ou un pape, un duc ou un archevêque. Tout comme le soi-disant homme libre est une utopie, le soi-disant artiste libre a toujours été une utopie, une folie, c’est ce que dit souvent Reger.”

“Hé oui, a dit Reger, même si nous le maudissons et même si, parfois, il nous paraît complètement superflu et si nous sommes obligés de dire qu’il ne vaut tout de même rien, l’art, lorsque nous regardons ici les tableaux de ces soi-disant maîtres anciens, qui très souvent et naturellement avec les années nous paraissent de plus en plus profondément inutiles et vains, et de plus, rien d’autre que des tentatives impuissantes pour s’établir habilement sur la terre entière, tout de même rien d’autre ne sauve les gens comme nous que justement cet art maudit et satané et souvent répugnant à vomir et fatal, voilà ce qu’a dit Reger.”

Ses propos sur Klimt n’apparaissent qu’ à la fin du roman:

« Avec Mahler, la musique autrichienne a vraiment atteint son point le plus bas, a dit Reger. Le plus pur kitsch provoquant l’hystérie de la masse, tout comme Klimt, a-t-il dit. Schiele est le peintre le plus important. Aujourd’hui même un tableau médiocre de Klimt kitsch coûte plusieurs millions de livres, a dit Reger, c’est dégoûtant.»

Reger vit à dans un grand appartement situé Singerstrasse à Vienne qu’il a hérité de sa femme: «Rempli de meubles de la famille de sa femme, l’appartement régérien de Singerstrasse est le type même de ce qu’on appelle un appartement Jugendstil où il y a effectivement, accrochés aux murs, tout un tas de Klimt et de Schiele et de Gerstl et de Kokoschka, rien que des tableaux que ma femme tenait en haute estime, voilà ce qu’a dit un jour Reger, mais qui m’ont toujours inspiré à moi-même une profonde répulsion.»

«La peinture du tournant du siècle n’est que du kitsch et ce n’es pas mon genre (…) tandis que ma femme a toujours été attirée par elle, sinon positivement fascinée.»

« Vous savez, a dit Reger à cette occasion, je suis toujours dégoûté de ces choses qui justement sont modernes.(…) Et Schiele et Klimt, ces kitschistes, sont tout de même aujourd’hui les plus modernes de tous, c’est pourquoi, au fond, Klimt et Schiele me dégoûtent tellement.»

Ce roman est caractéristique de l’oeuvre de Thomas Bernhard, si contradictoire: celle d’un misanthrope passionné par le genre humain, celle d’un artiste que l’art dégoûte, mais qui ne peut s’en passer.

Miguel Torga

Miguel Torga.

Miguel Torga est un grand écrivain portugais qui n’est pas vraiment reconnu en France à sa juste valeur.   Né le 12 août 1907 dans le Nord-Est du Portugal, dans la région de  Trás-os-Montes, il s’appelait en réalité Adolfo Correia da Rocha. Il partit à 13 ans pour le Brésil et travailla alors dans une plantation de café.  Il revint ensuite dans son pays et devint médecin à Coimbra. Il sera victime de la censure de dictature de Salazar (1932-1968) et préférera donc longtemps publier à compte d’auteur. Il sera même emprisonné  pendant deux mois de décembre 1939 à février 1940. Son pseudonyme, Torga, veut  dire bruyère sauvage. Il est mort à Coimbra le 17 janvier 1995.

En 1994, les éditions José Corti permirent de découvrir l’excellente version française de ses contes, due à Claire Cayron. Elle est reprise aujourd’hui par les éditions Chandeigne.

Miguel Torga, Contes de la Montagne. Édition intégrale traduite du portugais par Claire Cayron. Chandeigne, 379 p., 22 €.

Principaux autres recueils en français:

Lapidaires, Paris, Éditions de l’Équinoxe, 1982 ; réédition, Paris, J. Corti, 1990.

En franchise intérieure : journal 1933-1977, Paris, Aubier Montaigne, 1982.

La Création du monde, Paris, Aubier, 1984 ; réédition, Paris, Garnier-Flammarion no 1042, 1999.

Portugal, Paris, Arléa, 1988 ; réédition, Paris, J. Corti, 1996.

Senhor Ventura, Paris, J. Corti, 1991 ; réédition, Paris, J. Corti, Les Massicotés no 15, 2005.

Contes et nouveaux contes de la Montagne, Paris, J. Corti, 1994 ; réédition, Paris, J. Corti, Les Massicotés no 5, 2004.

En chair vive : journal 1977-1993, Paris, J. Corti, 1997.

Vendange, Paris, J. Corti, 1999.

Conseil de Miguel Torga au Président de la République (de 1976 à 1986), le général Ramalho Eanes: “Seja sério, mas não se leve a sério.” «Soyez sérieux, mais ne vous prenez jamais au sérieux.»

Journal (En Franchise intérieure (1933-1977) et En Chair vive (1977-1993):

«Tant de journaux, tant de radios, tant d’agences de presse, et jamais l’humanité n’a autant marché à tâtons. Chaque heure qui passe est une énigme camouflée sous un millier d’explications. La vérité, de nos jours, est comme l’ombre du mensonge» (26 février 1947).

Lors d’une conférence au Brésil 1954: «L’universel, c’est le local moins les murs. C’est l’authentique qui peut être vu sous tous les angles et qui sous tous les angles est convaincant, comme la vérité.»

«Pas plus que le saint, l’artiste n’est un opposant au pouvoir. Il est l’opposé du pouvoir, même sans atteindre à la sainteté. Plus qu’un révolutionnaire, c’est un révolté; et plus encore qu’un révolté, un rebelle. Un champion de la liberté, tellement libre qu’il vit en lutte permanente avec ses propres démons»

«L’homme ne se découvre qu’en découvrant.»

Aujourd’hui, à Coimbra où le nom de Torga est partout, on peut lire sur un mur ce graffiti : « O único tirano que admitimos é a voz da nossa consciência » (« Le seul tyran que nous acceptons est la voix de notre conscience »).

Coimbra. Río Mondego.

Josep Fontana

Josep Fontana, 2017.

L’historien catalan, Josep Fontana i Lázaro, né le 20 novembre 1931 à Barcelone, est  mort dans sa ville natale le 28 août 2018. Ce grand historien marxiste était  professeur émérite de l’université Pompeu Fabra de Barcelone et spécialiste de l’histoire de l’Espagne contemporaine. Il se présentait comme “rojo y nacionalista, que no son dos cosas incompatibles”. Il fut membre du PSUC de 1957 à 1980. Le franquisme l’expulsa de l’université en 1966 à cause de son engagement politique.

Principales oeuvres: – La quiebra de la monarquía absoluta (1814-1820), 1971.

– Historia. Análisis del pasado y proyecto social, 1982.

La crisis del Antiguo Régimen (1808-1832) , 1992.

Hacienda y Estado 1823-1833, 2001.

Por el bien del imperio. Una historia del mundo desde 1945, 2011.

La formació d’una identitat, 2014

El siglo de la revolución. Una historia del mundo desde 1914, 2017.

Ses maîtres furent Ferran Soldevila, Jaume Vicens Vives et Pierre Vilar.

Il avait fait publier en espagnol chez Ariel, puis Crítica de grands historiens comme Eric Hobsbawm, E. P. Thompson, George Rudé, Michele Vovelle, Marc Bloch, Albert Soboul  Mary Beard, Pierre Vilar ou David S. Landes.

Un seul de ses livres a été publié et préfacé en français par Jacques Le Goff au Seuil en 1995 dans la collection Faire l’Europe: L’Europe en procès. Publié en espagnol en 1994:  Europa ante el espejo.

Ce poème de Bertolt Brecht était affiché dans son bureau: ” “Quien todavía esté vivo que no diga jamás: lo que es seguro no es seguro. Todo no será siempre igual. Cuando hayan hablado los opresores, hablarán los oprimidos. El que haya caído, debe levantarse, el que haya perdido, debe luchar. ¿Quién podrá detener al que conoce la verdad? Porque los vencidos de hoy son los vencedores de mañana, y el jamás se va a convertir en ahora mismo”.

Bertolt Brecht.

ELOGE DE LA DIALECTIQUE
L’injustice aujourd’hui s’avance d’un pas sûr.
Les oppresseurs dressent leurs plans pour 10 000 ans.
La force affirme : les choses resteront ce qu’elles sont.
Pas une voix, hormis la voix de ceux qui règnent,
Et sur tous les marchés l’exploitation proclame : c’est maintenant que je commence.
Mais chez les opprimés, beaucoup disent maintenant:
Ce que nous voulons ne viendra jamais.

Celui qui vit encore ne doit pas dire: jamais.
Ce qui est assuré n’est pas sûr.
Les choses ne restent pas ce qu’elles sont.
Quand ceux qui règnent auront parlé,
Ceux sur qui ils régnaient parleront.
Qui donc osé dire: jamais?
De qui dépend que l’oppression demeure ? De nous.
De qui dépend qu’elle soit brisée ? De nous.
Celui qui s’écroule abattu, qu’il se dresse.
Celui qui est perdu : qu’il lutte!
Celui qui a compris pourquoi il en est là, comment le retenir?
Les vaincus d’aujourd’hui sont les vainqueurs de demain.
Et jamais devient : aujourd’hui.”

(Traduction: Maurice Regnaut)

Terence Davies

Terence Davies

Filmographie de Terence Davies, metteur en scène britannique né à Liverpool le 10 novembre 1945. Je vois ses films depuis 1988 et son film, très personnel,  Distant Voices, Still Lives.

1976: Children (moyen-métrage)
1980: Madonna and Child (moyen-métrage)
1983: Death and Transfiguration (moyen-métrage)
1984: The Terence Davies Trilogy (réunion des trois précédents)
1988: Distant Voices, Still Lives
1991: The Long Day Closes
1996: The Neon Bible (La Bible de néon)
2000: Chez les heureux du monde (The House of Mirth)
2008: Of Time and the City (documentaire)
2011: The Deep Blue Sea
2015: Sunset Song
2016: Emily Dickinson, a Quiet Passion (A Quiet Passion)

Tous ses films sont de beaux portraits de femmes. Sunset Song est une intéressante évocation d’une femme qui gagne son indépendance  à la force du poignet avant et pendant la Première Guerre mondiale en Ecosse. Son dernier film montre bien la rage d’Emily Dickinson qui remet en cause l’autorité des Puritains. Elle s’oppose, au début,  à la directrice du pensionnat. Plus tard, en présence de son père et de sa famille, elle refusera de s’agenouiller pour rendre grâce sur l’injonction d’un nouveau pasteur.