Merci à l’enseignante de ma petite-fille S. qui fait apprendre ce poème à ses élèves de CM2.
Demain
Âgé de cent mille ans, j’aurais encor la force De t’attendre, ô demain pressenti par l’espoir. Le temps, vieillard souffrant de multiples entorses, Peut gémir : le matin est neuf, neuf est le soir.
Mais depuis trop de mois nous vivons à la veille, Nous veillons, nous gardons la lumière et le feu, Nous parlons à voix basse et nous tendons l’oreille Á maint bruit vite éteint et perdu comme au jeu.
Or, du fond de la nuit, nous témoignons encore De la splendeur du jour et de tous ses présents. Si nous ne dormons pas c’est pour guetter l’aurore Qui prouvera qu’enfin nous vivons au présent.
État de veille, 1942. in Destinée arbitraire. NRF Poésie/Gallimard n°112. Octobre 1975.
Charlotte Delbo. Paris. Boulevard Arago. Résistantes. Femmes dans la Résistance française. (C215 – Christian Guémy)
J’ai écouté en podcast sur France Culture l’émission de Marie Richeux Le Book Club : Dans la bibliothèque de la pianiste Anne Quéffelec. Elle évoque un passage d’Aucun de nous ne reviendra de Charlotte Delbo.
” Il y a beaucoup de textes de Charlotte Delbo que je ne pourrais pas lire tellement ils sont saisissants. Je n’oserais même pas le faire, parce que j’ai le sentiment qu’on ne peut que les lire en silence avec le texte ou les yeux. “
Il faut lire et relire Charlotte Delbo (Vigneux-sur-Seine, 10 août 1913 – Paris, 1 mars 1985).
Auschwitz et après.
I. Aucun de nous ne reviendra (Éditions Gonthier 1965. Éditions de Minuit, 1970)
II. Une connaissance inutile ( Éditions de Minuit, 1970)
III. Mesure de nos jours ( Éditions de Minuit, 1971)
IV. La mémoire et les jours (Berg International, 1985 . Éditions de Minuit, 1970)
Le convoi du 24 janvier (Éditions de Minuit, 1965)
Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants et autres poèmes (Éditions de Minuit, 2024)
Auschwitz et après. Tome I. Aucun de nous ne reviendra. Éditions de Minuit, 1970. Pages 97-99.
La tulipe
Au loin se dessine une maison. Sous les rafales, elle fait penser à un bateau, en hiver. Un bateau à l’ancre dans un port nordique. Un bateau à l’horizon gris.
Nous allions la tête baissée sous les rafales de neige fondu qui cinglaient au visage, piquaient comme grêle. Á chaque rafale, nous redoutions la suivante et courbions davantage la tête. La rafale s’abattait, giflait, lacérait. Une poignée de gros sel lancée à toute violence en pleine figure. Nous avancions, poussant devant nous une falaise de vent et de neige.
Où allions-nous ?
C’était une direction que n’avions jamais prise. Nous avions tourné avant le ruisseau. La route en remblai longeait un lac. Un grand lac gelé.
Vers quoi allions-nous ? Que pouvions-nous faire par là ? La question que nous posait l’aube à chaque aube. Quel travail nous attend ? Marais, wagonnets, briques, sable. Nous ne pouvions penser ces mots-là sans que le coeur nous manquât.
Nous marchions. Nous interrogions le paysage. Un lac gelé couleur d’acier. Un paysage qui ne répond pas.
La route s’écarte du lac. Le mur de vent et de neige se déplace de côté. C’est là qu’apparaît la maison. Nous marchons moins durement. Nous allons vers une maison.
Elle est au bord de la route. En briques rouges. La cheminée fume. Qui peut habiter cette maison perdue ? Elle se rapproche. On voit des rideaux blancs. Des rideaux de mousseline. Nous disons « mousseline » avec du doux dans la bouche. Et, devant les rideaux, dans l’entre-deux des doubles fenêtres, il y a une tulipe.
Les yeux brillent comme à une apparition. « Vous avez vu ? Vous avez vu ? Une tulipe. » Tous les regards se portent sur la fleur. Ici, dans le désert de glace et de neige, une tulipe. Rose entre deux feuilles pâles. Nous la regardons. Nous oublions la grêle qui cingle. La colonne ralentit. « Weiter », crie le SS. Nos têtes sont encore tournées vers la maison que nous l’avons depuis longtemps dépassée.
Tout le jour nous rêvons à la tulipe. La neige fondue tombait, collait au dos notre veste trempée et raidie. La journée était longue, aussi longue que toutes les journées. Au fond du fossé nous creusions, la tulipe fleurissait dans sa corolle délicate.
Au retour, bien avant d’arriver à la maison du lac, nos yeux la guettaient. Elle était là, sur le fond des rideaux blancs. Coupe rose entre les feuilles pâles. Et pendant l’appel, à des camarades qui n’étaient pas avec nous, nous disions : « Nous avons vu une tulipe. »
Nous ne sommes plus retournées à ce fossé. D’autres ont dû l’achever. Le matin, au croisement d’où partait la route du lac, nous avions un moment d’espoir.
Quand nous avons appris que c’était la maison du SS qui commandait la pêcherie, nous avons haï notre souvenir et cette tendresse qu’ils n’avaient pas encore séchée en nous.
Je n’ai jamais rougi, même devant les jeunes écrivains de mon siècle, de mon admiration pour Buffon ; mais aujourd’hui ce n’est pas l’âme de ce peintre de la nature pompeuse que j’appellerai à mon aide. Non. Bien plus volontiers je m’adresserais à Sterne, et je lui dirais : « Descends du ciel, ou monte vers moi des champs Élyséens, pour m’inspirer en faveur des bons chiens, des pauvres chiens, un chant digne de toi, sentimental farceur, farceur incomparable ; reviens à califourchon sur ce fameux âne qui t’accompagne toujours dans la mémoire de la postérité ; et surtout que cet âne n’oublie pas de porter, délicatement suspendu entre ses lèvres, son immortel macaron ! » Arrière la Muse académique ! Je n’ai que faire de cette vieille bégueule. J’invoque la Muse familière, la citadine, la vivante, pour qu’elle m’aide à chanter les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés, ceux-là que chacun écarte, comme pestiférés et pouilleux, excepté le pauvre dont ils sont les associés, et le poète qui les regarde d’un œil fraternel. Fi du chien bellâtre, de ce fat quadrupède, danois, king-charles, carlin ou gredin, si enchanté de lui-même qu’il s’élance indiscrètement dans les jambes ou sur les genoux du visiteur, comme s’il était sûr de plaire, turbulent comme un enfant, sot comme une lorette, quelquefois hargneux et insolent comme un domestique ! Fi surtout de ces serpents à quatre pattes, frissonnants et désœuvrés, qu’on nomme levrettes, et qui ne logent même pas dans leur museau pointu assez de flair pour suivre la piste d’un ami, ni dans leur tête aplatie assez d’intelligence pour jouer au domino ! À la niche, tous ces fatigants parasites ! Qu’ils retournent à leur niche soyeuse et capitonnée ! Je chante le chien crotté, le chien pauvre, le chien sans domicile, le chien flâneur, le chien saltimbanque, le chien dont l’instinct, comme celui du pauvre, du bohémien et de l’histrion, est merveilleusement aiguillonné par la nécessité, cette si bonne mère, cette vraie patronne des intelligences ! Je chante les chiens calamiteux, soit ceux qui errent, solitaires, dans les ravines sinueuses des immenses villes, soit ceux qui ont dit à l’homme abandonné, avec des yeux clignotants et spirituels : « Prends-moi avec toi, et de nos deux misères nous ferons peut-être une espèce de bonheur ! » « Où vont les chiens » disait autrefois Nestor Roqueplan dans un immortel feuilleton qu’il a sans doute oublié, et dont moi seul, et Sainte-Beuve peut-être, nous nous souvenons encore aujourd’hui. Où vont les chiens, dites-vous, hommes peu attentifs ? Ils vont à leurs affaires. Rendez-vous d’affaires, rendez-vous d’amour. À travers la brume, à travers la neige, à travers la crotte, sous la canicule mordante, sous la pluie ruisselante, ils vont, ils viennent, ils trottent, ils passent sous les voitures, excités par les puces, la passion, le besoin ou le devoir. Comme nous, ils se sont levés de bon matin, et ils cherchent leur vie ou courent à leurs plaisirs. Il y en a qui couchent dans une ruine de la banlieue et qui viennent, chaque jour, à heure fixe, réclamer la sportule à la porte d’une cuisine du Palais-Royal ; d’autres qui accourent, par troupes, de plus de cinq lieues, pour partager le repas que leur a préparé la charité de certaines pucelles sexagénaires, dont le cœur inoccupé s’est donné aux bêtes, parce que les hommes imbéciles n’en veulent plus. D’autres qui, comme des nègres marrons, affolés d’amour, quittent, à de certains jours, leur département pour venir à la ville, gambader, pendant une heure, autour d’une belle chienne, un peu négligée dans sa toilette, mais fière et reconnaissante. Et ils sont tous très exacts, sans carnets, sans notes et sans portefeuilles. Connaissez-vous la paresseuse Belgique, et avez-vous admiré comme moi tous ces chiens vigoureux attelés à la charrette du boucher, de la laitière ou du boulanger, et qui témoignent, par leurs aboiements triomphants, du plaisir orgueilleux qu’ils éprouvent à rivaliser avec les chevaux ? En voici deux qui appartiennent à un ordre encore plus civilisé ! Permettez-moi de vous introduire dans la chambre du saltimbanque absent. Un lit, en bois peint, sans rideaux, des couvertures traînantes et souillées de punaises, deux chaises de paille, un poêle de fonte, un ou deux instruments de musique détraqués, oh ! le triste mobilier ! Mais regardez, je vous prie, ces deux personnages intelligents, habillés de vêtements à la fois éraillés et somptueux, coiffés comme des troubadours ou des militaires, qui surveillent, avec une attention de sorciers l’œuvre sans nom qui mitonne sur le poêle allumé, et au centre de laquelle une longue cuiller de bois se dresse, plantée comme un de ces mâts aériens qui annoncent que la maçonnerie est achevée. N’est-il pas juste que de si zélés comédiens ne se mettent pas en route sans avoir lesté leur estomac d’une soupe puissante et solide ? Et ne pardonnerez-vous pas un peu de sensualité à ces pauvres diables qui ont à affronter tout le jour l’indifférence du public et les injustices d’un directeur qui se fait la grosse part et mange à lui seul plus de soupe que quatre comédiens ? Que de fois j’ai contemplé, souriant et attendri, tous ces philosophes à quatre pattes, esclaves complaisants, soumis ou dévoués, que le dictionnaire républicain pourrait aussi bien qualifier d’officieux, si la république trop occupée du bonheur des hommes, avait le temps de ménager l’honneur des chiens. Et que de fois j’ai pensé qu’il y avait peut-être quelque part (qui sait, après tout ?), pour récompenser tant de courage, tant de patience et de labeur, un paradis spécial pour les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés et désolés. Swedenborg affirme bien qu’il y en a un pour les Hollandais et un pour les Turcs ! Les Bergers de Virgile et de Théocrite attendaient, pour prix de leur chant alterné, un bon fromage, une flûte du meilleur faiseur, ou une chèvre aux mamelles gonflées. Le poète qui a chanté les pauvres chiens a reçu pour récompense un beau gilet, d’une couleur, à la fois riche et fanée, qui fait penser aux soleils d’automne, à la beauté des femmes mûres et aux étés de la Saint-Martin. Aucun de ceux qui étaient présents dans la taverne de la rue Villa-Hermosa n’oubliera avec quelle pétulance le peintre s’est dépouillé de son gilet en faveur du poète, tant il a bien compris qu’il était bon et honnête de chanter les pauvres chiens. Tel un magnifique tyran italien, du bon temps, offrait au divin Arétin soit une dague enrichie de pierreries, soit un manteau de cour, en échange d’un précieux sonnet ou d’un curieux poème satirique. Et toutes les fois que le poète endosse le gilet du peintre, il est contraint de penser aux bons chiens, aux chiens philosophes, aux étés de la Saint-Martin et à la beauté des femmes très mûres.
Le Spleen de Paris, 1869.
Paris. Cimetière du Montparnasse. Cénotaphe de Baudelaire (José de Charmoy) 1902.
” Les bons chiens est un hommage au peintre animalier Joseph Stevens (1816-1892), frère du marchand d’art Arthur Stevens et du peintre de genre Alfred Stevens. Baudelaire a fréquenté les trois frères durant son séjour en Belgique (avril 1864-juin 1866). Il a vu des peintures de Joseph Stevens et des ” chiens habillés ” dans la collection Crabbe. (…)
L‘Indépendance belge du 21 juin 1865 révèle que Joseph Stevens avait offert son gilet à Baudelaire ” sous la condition qu’il écrirait quelque chose sur les chiens des pauvres “.
(Baudelaire, Oeuvres complètes II. Bibliothèque de la Pléiade. NRF. 2024. Notices, notes et variantes. Page 1586.)
Baudelaire est né le 9 avril 1821 à Paris. Il est mort dans la même ville le 31 août 1867.
On peut aimer Baudelaire, mais aussi Rimbaud. Ce n’est pas un problème.
La voix
Mon berceau s’adossait à la bibliothèque, Babel sombre, où roman, science, fabliau, Tout, la cendre latine et la poussière grecque, Se mêlaient. J’étais haut comme un in-folio.
Deux voix me parlaient. L’une, insidieuse et ferme, Disait : « La Terre est un gâteau plein de douceur ; Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme !) Te faire un appétit d’une égale grosseur. »
Et l’autre : « Viens ! Oh ! viens voyager dans les rêves, Au delà du possible, au delà du connu ! » Et celle-là chantait comme le vent des grèves, Fantôme vagissant, on ne sait d’où venu,
Qui caresse l’oreille et cependant l’effraye. Á cette belle voix je dis : Oui ! C’est d’alors Que date ce qu’on peut, hélas ! nommer ma plaie Et ma fatalité. Derrière les décors
De l’existence immense, au plus noir de l’abîme, Je vois distinctement des mondes singuliers, Et, de ma clairvoyance extatique victime, Je traîne des serpents qui mordent mes souliers.
Et c’est depuis ce temps que, pareil aux prophètes, J’aime si tendrement le désert et la mer ; Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes, Et trouve un goût suave au vin le plus amer ;
Que je prends très souvent les faits pour des mensonges, Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous. Mais la Voix me console et dit : « Garde tes songes ; Les sages n’en ont pas d’aussi beaux que les fous ! »
Ce poème est publié d’abord dans la Revue contemporaine le 28 février 1861. Il ne figure pas dans les éditions de 1857 et 1861 des Fleurs du Mal. Il est repris dans L’Artiste le 1 mars 1862 et recueilli en 1866 dans Les Épaves.
Baudelaire a presque 40 ans quand il le compose. Il évoque, dès les premiers vers, son enfance au 13 Rue Hautefeuille (Paris VI) avant la mort de son père Joseph-François Baudelaire (1759-1821). C’ est unique dans sa poésie.
Fronstispice pour Les Epaves de Charles Baudelaire. Eau-forte 1866.
Claire Malroux, poète, essayiste et traductrice, est morte à Sèvres le 4 février 2025 à 99 ans.
Josette Andrée Malroux est née le 3 septembre 1925 à Albi. Elle change de prénom lorsqu’elle commence à écrire. En 1936, sa famille quitte le sud de la France pour rejoindre Paris. En effet, son père Augustin Malroux (1900-1945), instituteur, est élu député du Front populaire. Le 10 juillet 1940, le socialiste fait partie des 86 parlementaires qui refusent de voter les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain.
Il écrit le jour même à sa femme et à ses enfants : ” Ceci est mon testament politique. Je veux que plus tard vous sachiez qu’en des heures tragiques votre Papa n’a pas eu peur de ses responsabilités et n’a pas voulu — quelles que soient ses craintes — être parjure à tout ce qu’il a appris puis enseigné dans la vie. J’ai été élevé dans l’amour de la République. Aujourd’hui on prétend la crucifier. Je ne m’associe pas à ce geste assassin. Je reste un protestataire. J’espère le rester toute ma vie pour être digne de ceux qui m’ont précédé ” (le Cri des travailleurs, 13 octobre 1945). Entré dans la Résistance, il est arrêté le 2 mars 1942 et déporté le 15 septembre 1943. Il meurt au camp de concentration de Bergen-Belsen le 10 avril 1945.
Après des études à l’Ecole normale supérieure de jeunes filles, dont elle sort en 1946, Claire Malroux se rend au Royaume-Uni, où elle découvre la poésie écrite en langue anglaise. Sa rencontre avec l’œuvre d’Emily Dickinson est un événement décisif dans son parcours.
Claire Malroux a traduit de nombreux ouvrages de la poète – notamment Une âme en incandescence (José Corti, 1998) et Quatrains et autres poèmes brefs (Gallimard, 2000). Elle lui consacre aussi un essai (Chambre avec vue sur l’éternité : Emily Dickinson, Gallimard, 2005).
Prologue (page 11) : « Au moment de m’engager dans une aussi intimidante aventure – parler d’Emily Dickinson – j’en mesure tous les dangers, moi qui ai seulement parlé jusqu’ici pour elle, en traduisant sa poésie et sa correspondance. Nos langues se sont mêlées, nos écritures. J’ai cherché du mieux que j’ai pu à restituer son langage, sans rester à la surface des mots, en essayant de remonter à la source de ce qui chaque fois déclenchait en elle le désir et le besoin d’écrire le poème ou la lettre. Cette tâche était ardue, mais somme toute sûre. Mettre ses pas dans les pas de celle qui parle. Être le témoin muet, tout en parlant à sa place. J’aurais pu en rester là. »
Elle a aussi traduit les œuvres de Wallace Stevens (1879-1955), C.K. Williams (1936-2015), Emily Brontë (1818-1848), Ian McEwan (1948-), ainsi que les textes de Derek Walcott (1930-2017), Prix Nobel de littérature en 1992. Ce travail de traduction lui a valu plusieurs distinctions : le prix Maurice-Edgar Coindreau en 1990 pour Poèmes d’Emily Dickinson, le Grand Prix national de la traduction en 1995 pour l’ensemble de son œuvre, le Prix Laure-Bataillon (2002), pour Une autre vie de Derek Walcott.
Traduire et écrire de la poésie, pour Claire Malroux, sont deux activités indissociables l’une de l’autre. Elle affirme en 2022 : « Je peux apparaître tantôt comme un poète traducteur, tantôt comme un traducteur poète. Mais y a-t-il réellement une différence ? ».
Elle a aussi été membre du comité de rédaction de la revue Po&sie, fondée en 1977 par Michel Deguy (1930-2022).
(d’après l’article d’Amaury da Cunha, La mort de la poète et traductrice Claire Malroux. Le Monde 28 mars 2025)
Chambre avec vue sur l’éternité : Emily Dickinson, Gallimard, 2005. Pages 278-279.
” Sa vision prend un surcroît de sens si on la confronte à celle de Rimbaud. Il arrive, plus souvent qu’on ne le pense, que des poètes d’égale stature aient en même temps ou à quelques années d’intervalle un même sujet de préoccupation et emploient des métaphores voisines pour le cerner. Leur dialogue, fût-il chronologiquement inversé, jette une vive lumière sur leurs ressemblances mais aussi leur spécificité.
Arthur Rimbaud (mai 1872) ” Elle est retrouvée. / Quoi ? – L’Eternité. / C’est la mer allée / Avec le soleil. “
Emily (seconde moitié de 1863) As if the Sea should part / And show a further Sea – ” Comme si la Mer s’écartait / Pour révéler une Mer nouvelle – […] et qu’Elles / Ne fussent que prémisses – De cycles de Mers – / De Rivages ignorées – / Elles-mêmes Orées de Mers futures – / Telle est – l’Eternité – “
Ce duo par métaphore interposée, ces voix entrecroisées, expriment quelque chose de plus que chacune d’elles prise à part, quelque chose d’assez semblable malgré l’apparente différence. “
Volume n° 348 de la collection Poésie / Gallimard. 2002.Volume n° 435 de la collection Poésie / Gallimard. 2007.
Francis Ponge et Pablo Neruda, deux auteurs bien différents. Un point commun, l’éloge de la pomme de terre.
Jeune fille épluchant des pommes de terre (Albert Anker 1831-1910). 1886. Collection privée.
« Au Paradis, nous nous lasserons peut-être un jour de la musique des anges et pour leur expliquer qu’il y avait là-bas, sur terre, quelque chose qui en valait la peine, j’ai écrit ces textes sur les plus ordinaires des choses : la pomme de terre, le savon, le galet, – pour montrer aux anges ce que je veux dire » Jesper Svenbro. Rencontre avec Francis Ponge (1979).
La pomme de terre (Francis Ponge)
Peler une pomme de terre bouillie de bonne qualité est un plaisir de choix. Entre le gras du pouce et la pointe du couteau tenu par les autres doigts de la même main, l’on saisit – après l’avoir incisé – par l’une de ses lèvres ce rêche et fin papier que l’on tire à soi pour le détacher de la chair appétissante du tubercule. L’opération facile laisse, quand on a réussi à la parfaire sans s’y reprendre à trop de fois, une impression de satisfaction indicible. Le léger bruit que font des tissus en se décollant est doux à l’oreille, et la découverte de la pulpe comestible réjouissante. Il semble, à reconnaître la perfection du fruit nu, sa différence, sa ressemblance, sa surprise – et la facilité de l’opération – que l’on ait accompli là quelque chose de juste, dès longtemps prévu et souhaité par la nature, que l’on a eu toutefois le mérite d’exaucer. C’est pourquoi je n’en dirai pas plus, au risque de sembler me satisfaire d’un ouvrage trop simple. Il ne me fallait – en quelques phrases sans effort – que déshabiller mon sujet, en en contournant strictement la forme : la laissant intacte mais polie, brillante et toute prête à subir comme à procurer les délices de sa consommation.
… Cet apprivoisement de la pomme de terre par son traitement à l’eau bouillante durant vingt minutes, c’est assez curieux (mais justement tandis que j’écris des pommes de terre cuisent – il est une heure du matin – sur le fourneau devant moi). Il vaut mieux, m’a-t-on dit que l’eau soit salée, sévère : pas obligatoire, mais c’est mieux. Une sorte de vacarme se fait entendre, celui des bouillons de l’eau. Elle est en colère, au moins au comble de l’inquiétude. Elle se déperd furieusement en vapeurs, bave, grille aussitôt, pfutte, tsitte : enfin, très agitée sur ces charbons ardents. Mes pommes de terre, plongées là-dedans, sont secouées de soubresauts, bousculées, injuriées, imprégnées jusqu’à la moelle. Sans doute la colère de l’eau n’est-elle pas à leur propos, mais elles en supportent l’effet – et ne pouvant se déprendre de ce milieu, elles s’en trouvent profondément modifiées (j’allais écrire s’entr’ouvrent…). Finalement, elles y sont laissées pour mortes, ou du moins très fatiguées. Si leur forme en réchappe (ce qui n’est pas toujours), elles sont devenues molles, dociles. Toute acidité a disparu de leur pulpe : on leur trouve bon goût. Leur épiderme s’est aussi rapidement différencié : il faut l’ôter (il n’est plus bon à rien), et le jeter aux ordures… Reste ce bloc friable et savoureux, – qui prête moins qu’à d’abord vivre, ensuite à philosopher.
Paru dans Confluences n°18. Mars 1943.
Pièces. 1962. Poésie / Gallimard n°73 1971.
Francis Ponge lit “Le pain” et “La pomme de terre”. France Culture, 9 mars 2018. (Durée : 3’14) Archives INA – Radio France.
Papa te llamas, papa y no patata, no naciste con barba, no eres castellana: eres oscura como nuestra piel, somos americanos, papa, somos indios. Profunda y suave eres, pulpa pura, purísima rosa blanca enterrada, floreces allá adentro en la tierra, en tu lluviosa tierra originaria, en las islas mojadas de Chile tempestuoso, en Chiloé marino, en medio de la esmeralda que abre su luz verde sobre el austral océano.
Papa, materia dulce, almendra de la tierra, la madre allí no tuvo metal muerto, allí en la oscura suavidad de las islas no dispuso el cobre y sus volcanes sumergidos, ni la crueldad azul del manganeso, sino que con su mano, como en un nido en la humedad más suave, colocó tus redomas, y cuando el trueno de la guerra negra, España inquisidora, negra como águila de sepultura, buscó el oro salvaje en la matriz quemante de la araucanía, sus uñas codiciosas fueron exterminadas, sus capitanes muertos, pero cuando a las piedras de Castilla regresaron los pobres capitanes derrotados levantaron en las manos sangrientas no una copa de oro, sino la papa de Chiloé marino. Honrada eres como una mano que trabaja en la tierra, familiar eres como una gallina, compacta como un queso que la tierra elabora en sus ubres nutricias, enemiga del hambre, en todas las naciones se enterró su bandera vencedora y pronto allí, en el frío o en la costa quemada, apareció tu flor anónima enunciando la espesa y suave natalidad de tus raíces.
Universal delicia, no esperabas mi canto, porque eres sorda y ciega y enterrada. Apenas si hablas en el infierno del aceite o cantas en las freidurías de los puertos, cerca de las guitarras, silenciosa, harina de la noche subterránea, tesoro interminable de los pueblos.
Henri Calet et Francis Ponge. Alger, décembre 1947.
Je viens de lire Henri Calet & Francis Ponge. Une amitié singulière. Correspondance 1944-1956. Presses universitaires de Lyon, 2025. Ce recueil rassemble une correspondance inédite entre deux figures importantes de la vie littéraire française d’après-guerre. Une amitié singulière liait ces deux hommes dont les œuvres et le style nous paraissent si différents. Ils ont échangé des lettres et des cartes postales jusqu’à la mort d’Henri Calet à Vence le 14 juillet 1956, vers 3 heures du matin. Les échanges épistolaires se sont poursuivis ensuite entre Francis Ponge et la dernière compagne de Calet, Christiane Martin du Gard (1907-1973). Francis Ponge a rédigé rapidement une courte oraison funèbre. Elle a été publiée le 19 juillet 1956 dans Le Figaro littéraire. Il nous présente un Calet désespéré, angoissé. Il fait preuve de lucidité et de fidélité amicale.
On peut retrouver ce texte de Francis Ponge dans Lyres, Œuvres complètes. Bibliothèques de la Pléiade, tome I, p.473.
Si, malgré mon amitié pour Calet, j’accepte de parler de lui dès aujourd’hui, c’est-à-dire dans les conditions les pires qui soient (pour moi comme pour lui), c’est seulement afin de couper court, aussitôt que possible, aux éloges impropres qu’il est aisé de lui prévoir. Certes, étranglé de façon inadmissible, comme je suis, mes expressions ne pourront qu’être qu’impropres. Déjà, je les regrette. Du moins feront-elles sans doute en quelque mesure compensation : ou protestation. Pour faire comme tout le monde, Calet sucrait son café (et d’abord pour pouvoir l’avaler). Mais je n’en connais pas de plus noir que celui qu’il se préparait et nous faisait boire avec lui. De plus dangereux pour le coeur. De plus éloigné de la tisane. Nous en connaissons, d’autres que lui, qui nous préparent une boisson pour la nausée. Il en est de fort utiles, de merveilleusement écoeurantes. Lui, ce n’était pas son genre. Rien qu’une tasse de café. Brève. Possible. Mais qui fait battre le coeur et ouvre les yeux, beaucoup trop ; beaucoup trop bien. Il est mort de ce café, d’une qualité incomparable. On vous dira qu’il était mélancolique et tendre. Humain. Sensible. D’une ironie discrète. Je ne sais quoi encore. Non. Par exemple, il était farouchement, sainement égoïste. Par exemple encore, il était très partial, préférait les pauvres aux riches, dieu sait pourquoi. Par exemple encore, il n’avait ce qu’on appelle préjugés, ni principes. Ainsi, beaucoup de ces faiblesses, qui vous obligent, pour continuer à vivre, par correction, à quelque force. Farouche, lugubre, profondément ruiné de l’intérieur, je ne connais pas d’écrivain plus noir que lui ; d’une noirceur à la Lautréamont, à la Lucrèce. Il a parlé de tout autres choses que ceux-là. Et d’un tout autre ton. Mais qu’on ne s’y trompe. Il s’agit de la même anxiété. Il avait la pâleur de Raymond-la-Science. Celle aussi de Buster Keaton. Il savait où il allait. Où nous allons. Sans réaction. Aboulique. Debout néanmoins. Tout cela en bon français. Sans se débattre. Sobre. Correct. Possible.
Henri Calet s’appelait en réalité Raymond-Théodore Barthelmess. Il était né à Paris le 3 mars 1904.
De gauche à droite : Georges Révoil, Henri Lucereau, Maurice Riès, Georges Bidault de Glatigné, Jules Suel, Arthur Rimbaud, Emilie Bidault de Glatigné. Aden, août 1880, sur le perron de l’hôtel de l’Univers.
Rimbaud aux siens
Aden, 25 mai 1881
Chers amis, Chère maman, je reçois ta lettre du 5 mai, je suis heureux de savoir que ta santé s’est remise et que tu peux rester en repos. A ton âge, il serait malheureux d’être obligé de travailler. Hélas ! Moi, je ne tiens pas du tout à la vie ; et si je vis, je suis habitué à vivre de fatigue ; mais si je suis forcé de continuer à me fatiguer comme à présent, et à me nourrir de chagrins aussi véhéments qu’absurdes dans des climats atroces, je crains d’abréger mon existence.
Je suis toujours ici aux mêmes conditions, et dans trois mois , pourrais vous envoyer cinq mille francs d’économies ; mais je crois que je les garderai pour commencer quelque petite affaire à mon compte dans ces parages, car je n’ai pas l’intention de passer toute mon existence dans l’esclavage. Enfin puissions-nous jouir de quelques années de vrai repos dans cette vie, et heureusement que cette vie est la seule et que cela est évident, puisqu’on ne peut s’imaginer une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci ! Tout à vous, Rimbaud
Cette lettre présente de nombreuses difficultés. Elle appartenait à Paul Claudel. Elle se trouve maintenant à la BnF. L’autographe porte Aden alors que Rimbaud semble se trouver à Harar à cette date.
Les éditeurs précisent qu’il est impossible que Rimbaud ait possédé 5 000 francs au mois de mai 1881, ni d’ailleurs 3 000 francs. C’est en juillet, après ses expéditions, qu’il en possédera 3 000.
” … heureusement que cette vie est la seule et que cela est évident, puisqu’on ne peut s’imaginer une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci ! “
Cette phrase est placée en épigraphe de l’essai de Jean Rouaud, La constellation Rimbaud, que je viens de lire (Folio essais n°706, 2024. Première édition, Grasset & Fasquelle, 2021).
Elle est suivie de deux vers d’Anna Akhmatova :
” Mais je vous préviens
Que je vis pour la dernière fois “
” Mais, je vous préviens, Je vis pour la dernière fois. Ni hirondelle ni érable, Ni roseau ni étoile, Ni eau de source, Ni son de cloche, Je ne troublerai plus les hommes, Et je ne visiterai plus leurs rêves Avec ma plainte inapaisée.”
1940, in La guerre. Traduction Christian Mouze, éditions Harpo &, 2010.
Friedrich Nietzsche distinguait deux catégories de philosophes : ceux qui aiment la marche et les incurables sédentaires qu’il appelait les “culs-de-plomb”. « On ne peut penser et écrire qu’assis » (Gustave Flaubert). Je te tiens nihiliste. Être cul de plomb, voilà par excellence le péché contre l’esprit ! Seules les pensées qu’on a en marchant valent quelque chose. » (Crépuscule des idoles ou Comment on philosophe avec un marteau. Maximes et flèches 34. 1888)
Les assis (Arthur Rimbaud)
Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs, Le sinciput plaqué de hargnosités vagues Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;
Ils ont greffé dans des amours épileptiques Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques S’entrelacent pour les matins et pour les soirs !
Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges, Sentant les soleils vifs percaliser leur peau, Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges, Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.
Et les Sièges leur ont des bontés : culottée De brun, la paille cède aux angles de leurs reins ; L’âme des vieux soleils s’allume, emmaillotée Dans ces tresses d’épis où fermentaient les grains.
Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes, Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour, S’écoutent clapoter des barcarolles tristes, Et leurs caboches vont dans des roulis d’amour.
– Oh ! ne les faites pas lever ! C’est le naufrage… Ils surgissent, grondant comme des chats giflés, Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage ! Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés.
Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves, Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors, Et leurs boutons d’habit sont des prunelles fauves Qui vous accrochent l’oeil du fond des corridors !
Puis ils ont une main invisible qui tue : Au retour, leur regard filtre ce venin noir Qui charge l’oeil souffrant de la chienne battue, Et vous suez, pris dans un atroce entonnoir.
Rassis, les poings noyés dans des manchettes sales, Ils songent à ceux-là qui les ont fait lever Et, de l’aurore au soir, des grappes d’amygdales Sous leurs mentons chétifs s’agitent à crever.
Quand l’austère sommeil a baissé leurs visières, Ils rêvent sur leur bras de sièges fécondés, De vrais petits amours de chaises en lisière Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés ;
Des fleurs d’encre crachant des pollens en virgule Les bercent, le long des calices accroupis Tels qu’au fil des glaïeuls le vol des libellules – Et leur membre s’agace à des barbes d’épis.
Poésies.
Enregistré du 25 au 28 mai 1964 aux Studios Barclay, Paris (France). Publié en décembre 1964 par Barclay.
Jean Jacques Lefrère. Arthur Rimbaud. Biographie. Fayard, 2001.
” La fréquentation de la bibliothèque municipale de Charleville a en revanche inspiré à Rimbaud une des pièces majeures de sa production rimée de 1871 : Les Assis. Un passage des Poètes maudits dévoile l’origine de ” ce poème savamment et froidement outré ” qui flétrit la passivité des êtres :
” Les Assis ont une petite histoire qu’il faudrait peut-être rapporter pour qu’on les comprit bien.
M. Arthur Rimbaud, qui faisait alors sa seconde (sic) en qualité d’externe au lycée de ***, se livrait aux écoles buissonnières les plus énormes et quand il se sentait — enfin ! fatigué d’arpenter monts, bois et plaines nuits et jours, car quel marcheur ! il venait à la bibliothèque de ladite ville et y de- mandait des ouvrages malsonnants aux oreilles du bibliothécaire en chef dont le nom, peu fait pour la postérité danse au bout de notre plume, mais qu’importe ce nom d’un bonhomme en ce travail malédictin ? L’excellent bureaucrate, que ses fonctions mêmes obligeaient à délivrer à M. Arthur Rimbaud, sur la requête de ce dernier, force Contes Orientaux et libretti de Favart, le tout entremêlé de vagues bouquins scientifiques très anciens et très rares, maugréait de se lever pour ce gamin et le renvoyait volontiers, de bouche, à ses peu chères études, à Cicéron, à Horace, et à nous ne savons plus quels Grecs aussi. Le gamin, qui, d’ailleurs, connaissait et surtout appréciait infiniment mieux ses classiques que ne le faisait le birbe lui- même, finit par « s’irriter », d’où le chef-d’œuvre en question. “
Le nom peu fait pour la postérité de ce bibliothécaire qui jugeait les requêtes de Rimbaud aussi irritantes que déplacées était Jean Hubert. Cet Ardennais d’adoption, ancien professeur de rhétorique et de logique au collège de Charleville, avait été nommé sous-bibliothécaire en 1840 et bibliothécaire en titre en 1847. Pour lui avoir demandé un jour les Contes de La Fontaine, Louis Pierquin se verra également envoyé au diable par le terrible Hubert. Au demeurant, qui d’autre que le diable aurait pu inspirer à Rimbaud les alexandrins vengeurs de ces Assis où sont figés pour l’éternité, en onze impeccables quatrains, les habitués de la bibliothèque municipale de Charleville en 1871 ? “
(Les Poètes maudits est un ouvrage de Paul Verlaine, publié une première fois en 1884 puis dans une édition augmentée et illustrée en 1888.)
Portrait d’Arthur Rimbaud (Pablo Picasso). 13 décembre 1960.
Arthur Rimbaud, l’adolescent génial et révolté, est très tôt devenu un mythe en France et dans le monde.
Ses identités multiples et contradictoires ont permis tant aux catholiques (Paterne Berrichon, Isabelle Rimbaud, Paul Claudel) qu’aux progressistes de s’approprier sa figure (Paul Éluard, Louis Aragon, Pablo Neruda)
Je crois que son influence a été plus grande dans le monde anglo-saxon (Jack Kerouac, Allen Ginsberg, Bob Dylan, Patti Smith) que dans le monde hispanique.
Pourtant, elle est évidente chez Pablo Neruda, particulièrement dans Residencia en la tierra (1935).
Le poète chilien cite une phrase d’Adieu (Une saison en enfer 1873-75) lors son discours de réception du Prix Nobel de Littérature le 13 décembre 1971.
Discurso pronunciado con ocasión de la entrega del Premio Nobel de Literatura.
« Voici exactement cent ans, un poète pauvre et splendide, le plus atroce des désespérés, écrivait cette prophétie : « À l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes. » « Je crois en cette prophétie de Rimbaud, le voyant. Je viens d’une obscure province, d’un pays séparé des autres par un coup de ciseaux de la géographie. J’ai été le plus abandonné des poètes et ma poésie a été régionale, faite de douleur et de pluie. Mais j’ai toujours eu confiance en l’homme. Je n’ai jamais perdu l’espérance. Voilà pourquoi je suis ici avec ma poésie et mon drapeau. En conclusion, je veux dire aux hommes de bonne volonté, aux travailleurs, aux poètes, que l’avenir tout entier a été exprimé dans cette phrase de Rimbaud ; ce ne sera qu’avec une ardente patience que nous conquerrons la ville splendide qui donnera lumière, justice et dignité à tous les hommes. Et ainsi la poésie n’aura pas chanté en vain. » .
“Hace hoy cien años exactos, un pobre y espléndido poeta, el más atroz de los desesperados, escribió esta profecía: « A l’aurore, armés dune ardente patience, nous entrerons aux splendides villes. » (Al amanecer, armados de una ardiente paciencia entraremos en las espléndidas ciudades.) Yo creo en esa profecía de Rimbaud, el vidente. Yo vengo de una oscura provincia, de un país separado de todos los otros por la tajante geografía. Fui el más abandonado de los poetas y mi poesía fue regional, dolorosa y lluviosa. Pero tuve siempre confianza en el hombre. No perdí jamás la esperanza. Por eso tal vez he llegado hasta aquí con mi poesía, y también con mi bandera. En conclusión, debo decir a los hombres de buena voluntad, a los trabajadores, a los poetas, que el entero porvenir fue expresado en esa frase de Rimbaud: solo con una ardiente paciencia conquistaremos la espléndida ciudad que dará luz, justicia y dignidad a todos los hombres. Así la poesía no habrá cantado en vano.”
Casa de Pablo Neruda de Isla Negra (Chile).
Dans sa maison d’Isla Negra, au bord du Pacifique, on peut remarquer en bonne place les photos de Walt Whitman, de Charles Baudelaire, mais aussi celle d’Arthur Rimbaud.
Pablo Neruda a écrit dans les années 50, pour le centenaire de la naissance du poète de Charleville, une bien curieuse ode à ” l’homme aux semelles de vent. “
Oda a Jean Arthur Rimbaud (Pablo Neruda)
Ahora en este octubre cumplirás cien años, desgarrador amigo. ¿Me permites hablarte? Estoy solo, en mi ventana el Pacífico rompe su eterno trueno oscuro. Es de noche.
La leña que arde arroja sobre el óvalo de tu antiguo retrato un rayo fugitivo. Eres un niño de mechones torcidos, ojos semicerrados, boca amarga. Perdóname que te hable como soy, como creo que serías ahora, te hable de agua marina y de leña que arde, de simples cosas y sencillos seres.
Te torturaron y quemaron tu alma, te encerraron en los muros de Europa y golpeabas frenético las puertas. Y cuando ya pudiste partir ibas herido, herido y mudo, muerto.
Muy bien, otros poetas dejaron un cuervo, un cisne, un sauce, un pétalo en la lira, tú dejaste un fantasma desgarrado que maldice y escupe y andas aún sin rumbo, sin domicilio fijo, sin número, por las calles de Europa, regresando a Marsella, con arena africana en los zapatos, urgente como un escalofrío, sediento, ensangrentado, con los bolsillos rotos, desafiante, perdido, desdichado.
No es verdad que te robaste el fuego, que corrías con la furia celeste y con la pedrería ultravioleta del infierno, no es así, no lo creo, te negaban la sencillez, la casa, la madera, te rechazaban, te cerraban puertas, y volabas entonces, arcángel iracundo, a las moradas de la lejanía, y moneda a moneda, sudando y desangrando tu estatura querías acumular el oro necesario para la sencillez, para la llave, para la quieta esposa, para el hijo, para la silla tuya, el pan y la cerveza.
En tu tiempo sobre las telarañas ancho como un paraguas se cerraba el crepúsculo y el gas parpadeaba soñoliento. Por la Commune pasaste niño rojo, y dio tu poesía llamaradas que aún suben castigando las paredes de los fusilamientos. Con ojos de puñal taladraste la sombra carcomida, la guerra, la errabunda cruz de Europa. Por eso hoy, a cien años de distancia, te invito a la sencilla verdad que no alcanzó tu frente huracanada, a América te invito, a nuestros ríos, al vapor de la luna sobre las cordilleras, a la emancipación de los obreros, a la extendida patria de los pueblos, al Volga electrizado, de los racimos y de las espigas, a cuanto el hombre conquistó sin misterio, con la fuerza y la sangre, con una mano y otra, con millones de manos.
A ti te enloquecieron, Rimbaud, te condenaron y te precipitaron al infierno. Desertaste la causa del germen, descubridor del fuego, sepultaste la llama y en la desierta soledad cumpliste tu condena. Hoy es más simple, somos países, somos pueblos, los que garantizamos el crecimiento de la poesía, el reparto del pan, el patrimonio del olvidado. Ahora no estarías solitario.
Poema escrito en el centenario del nacimiento de Rimbaud, 1954.
Nuevas odas elementales. Buenos Aires, Editorial Losada, 1955.