Henry J.-M.Levet

Henry J.-M. Levet. Novembre 1902.

Sonnets torrides
Les voyages
(triptyque)

Outwards

                                                       À Francis Jammes

L’Armand-Béhic (des Messageries Maritimes)
File quatorze nœuds sur l’Océan Indien…
Le soleil se couche en des confitures de crimes,
Dans cette mer plate comme avec la main.

– Miss Roseway, qui se rend à Adélaïde,
Vers le Sweet Home au fiancé australien,
Miss Roseway, hélas, n’a cure de mon spleen;
Sa lorgnette sur les Laquedives, au loin…

– Je vais me préparer – sans entrain! – pour la fête
De ce soir: sur le pont, lampions, danses, romances
(Je dois accompagner miss Roseway qui quête

– Fort gentiment – pour les familles des marins
Naufragés!) Oh, qu’en une valse lente, ses reins
À mon bras droit, je l’entraîne sans violence

Dans un naufrage où Dieu reconnaîtrait les siens…

Cartes postales, 1921.

Affiche publicitaire Le Grillon American Bar 20 rue Cujas Paris V (Jacques Villon) 1899

République Argentine – La Plata                                                    

                                                           À Ruben Dario

Ni les attraits des plus aimables Argentines,
Ni les courses à cheval dans la pampa,
N’ont le pouvoir de distraire de son spleen
Le Consul général de France à la Plata !

On raconte tout bas l’histoire du pauvre homme :
Sa vie fut traversée d’un fatal amour,
Et il prit la funeste manie de l’opium ;
Il occupait alors le poste à Singapoore…

– Il aime à galoper par nos plaines amères,
Il jalouse la vie sauvage du gaucho,
Puis il retourne vers son palais consulaire,
Et sa tristesse le drape comme un poncho…

Il ne s’aperçoit pas, je n’en suis que trop sûr,
Que Lolita Valdez le regarde en souriant,
Malgré sa tempe qui grisonne, et sa figure
Ravagée par les fièvres d’Extrême-Orient…

Cartes postales, 1921.

Famille Levet. Fonds Valery Larbaud. Vichy.

Valery Larbaud, Journal de 1911 : «Fargue m’avait donné une photographie manquée, sur laquelle deux vues différentes se mêlaient. Levet debout au bord d’un trottoir, à Paris ; et Levet assis sur le plancher de la chambre de sa mère, la tête appuyée sur l’épaule de sa mère assise, et la regardant (la position dans laquelle il est mort). J’avais noté la ressemblance de la mère et du fils.»

L’Express de Bénarès. A la recherche d’Henry J.-M.Levet (Frédéric Vitoux)

J’ai lu avec un certain plaisir L’Express de Bénarès. A la recherche d’Henry J.M. Levet de Frédéric Vitoux, (Fayard, 2018).

L’auteur est né en 1944. Il est académicien, journaliste au Nouvel Observateur et à Positif, biographe de Céline. Il semble avoir abandonné ces dernières années la forme romanesque pour écrire des livres d’histoire et de recherche littéraire qui ne sont pas sans rapport avec sa propre vie. Le premier roman de Frédéric Vitoux s’appelait Cartes postales comme le recueil de poèmes d’Henry J.-M. Levet.

Il a enquêté à Vichy, Montbrison, Marseille pour trouver des éléments sur la vie de ce poète méconnu que Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud ont sauvé d’un oubli total.

Henri Jean-Marie Étienne Levet,  dit Henry J.-M. Levet est né à Montbrison (Loire) le 13 janvier 1874. Il est mort à Menton (Alpes-Maritimes) le 15 décembre 1906 de tuberculose. Il avait 33 ans et était fils unique.

Son grand-père, Nicolas, fut conseiller général et député de Montbrison en 1848. Son père, Georges Levet, fut, lui, maire et député de la même ville du centre de la France,  sous la III ème République.

Henry J.-M. Levet, qui avait un physique ingrat, vécut une jeunesse bohème et frivole à Montmartre. C’était un dillettante, un dandy aux cheveux teints en vert. Selon Fargue, « Il aimait les déguisements, le flegme et la tendresse.» Il fut chroniqueur au Courrier français (1895-1896) puis à La Plume. Il obtint grâce à son père une mission en Asie sur l’art khmère (1897). Il devint ensuite, par piston aussi, vice-consul de 1902 à 1906 d’abord à Manille (Philippines) , ensuite à Las Palmas (Canaries).

Il aurait écrit un seul roman intitulé L’Express de Bénarès, perdu aujourd’hui. En effet, ses parents ont détruit tous ses manuscrits et lettres, malgré la visite de Léon-Paul Fargue et de Valery  Larbaud en mars 1911.

Levet est essentiellement connu grâce à Cartes postales, un recueil de onze poèmes publié en 1921 à La Maison des amis des livres d’Adrienne Monnier. Ils étaient parus d’abord dans diverses revues entre 1900 et 1902.

Ces poèmes eurent une certaine influence sur Valery Larbaud (A. O. Barnabooth – Poésies, 1913) et sur un courant de poètes du voyage.

Frédéric Vitoux affirme : « Il a fait de sa vie une fiction. Et une partie de son œuvre est une fiction aussi. »

Notre-Dame de Paris (Gérard de Nerval)

 

Notre-Dame est bien vieille : on la verra peut-être
Enterrer cependant Paris qu’elle a vu naître ;
Mais, dans quelque mille ans, le Temps fera broncher
Comme un loup fait un boeuf, cette carcasse lourde,
Tordra ses nerfs de fer, et puis d’une dent sourde
Rongera tristement ses vieux os de rocher !

Bien des hommes, de tous les pays de la terre
Viendront, pour contempler cette ruine austère,
Rêveurs, et relisant le livre de Victor :
– Alors ils croiront voir la vieille basilique,
Toute ainsi qu’elle était, puissante et magnifique,
Se lever devant eux comme l’ombre d’un mort !

Odelettes.

On retrouva Gérard Labrunie, dit Gérard de Nerval, un matin glacé du 26 janvier 1855, rue de la Vieille Lanterne près du Châtelet pendu  aux barreaux d’une grille qui fermait un égout pour « délier son âme dans la rue la plus noire qu’il pût trouver », selon la formule de Baudelaire. Il avait fait -18° dans la nuit.  Cette voie, aujourd’hui disparue, était parallèle au quai de Gesvres et aboutissait place du Châtelet. Le lieu de son suicide se trouverait probablement à l’emplacement du futur trou du souffleur du Théâtre de la Ville.

« Ma bonne et chère tante, dis à ton fils qu’il ne sait pas que tu es la meilleure des mères et des tantes. Quand j’aurai triomphé de tout, tu auras ta place dans mon Olympe, comme j’ai ma place dans ta maison. Ne m’attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche.» a-t-il griffonné sur un papier à l’intention de sa tante, Jeanne Lamaure, qui l’hébergeait 54 rue Rambuteau .

«Arrivé sur la place de la Concorde, ma pensée était de me détruire. A plusieurs reprises, je me dirigeai vers la Seine, mais quelque chose m’empêchait d’accomplir mon dessein. Les étoiles brillaient dans le firmament. Tout à coup il me sembla qu’elles venaient de s’éteindre à la fois comme les bougies que j’avais vues à l’église. Je crus que les temps étaient accomplis, et que nous touchions à la fin du monde annoncée dans l’Acocalypse de saint Jean. Je croyais voir un soleil noir dans le ciel désert et un globe rouge de sang au-dessus des Tuileries. Je me dis: “La nuit éternelle commence, et elle va être terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s’apercevront qu’il n’y a plus de soleil?” » (Aurélia, 1855)

Gerard de Nerval (Félix Nadar)

 

Jean Paulhan (1884-1968)

 

Portrait de Jean Paulhan (Jean Dubuffet) Juillet 1945.

«ET JE SAIS QU’IL Y EN A QUI DISENT : ILS SONT MORTS POUR PEU DE CHOSE. UN SIMPLE RENSEIGNEMENT (PAS TOUJOURS TRÈS PRÉCIS) NE VALAIT PAS ÇA, NI UN TRACT, NI MÊME UN JOURNAL CLANDESTIN (PARFOIS ASSEZ MAL COMPOSÉ). À CEUX-LÀ IL FAUT RÉPONDRE : « C’EST QU’ILS ÉTAIENT DU CÔTÉ DE LA VIE. C’EST QU’ILS AIMAIENT DES CHOSES AUSSI INSIGNIFIANTES QU’UNE CHANSON, UN CLAQUEMENT DES DOIGTS, UN SOURIRE. TU PEUX SERRER DANS TA MAIN UNE ABEILLE JUSQU’À CE QU’ELLE ÉTOUFFE. ELLE N’ÉTOUFFERA PAS SANS T’AVOIR PIQUÉ. C’EST PEU DE CHOSE, DIS-TU. OUI, C’EST PEU DE CHOSE. MAIS SI ELLE NE TE PIQUAIT PAS, IL Y A LONGTEMPS QU’IL N’Y AURAIT PLUS D’ABEILLES.»

Jean Paulhan, L’abeille (Texte signé Juste), paru dans Les cahiers de Libération, février 1944.

Gustave Flaubert

Rouen, Place des Carmes. Statue de Gustave Flaubert (1821-1880).

Gustave Flaubert est mort le 8 mai 1880, à Croisset. Il avait  58 ans.

Le Nouvel Observateur, 07/12/ 2013

Salaud de Flaubert (Philippe Sollers)

Ernest Pinard, procureur impérial sous Napoléon III, est un magistrat français pas assez célèbre. Il a fait condamner «les Fleurs du mal» de Baudelaire et a failli réussir, malgré une plaidoirie habile de l’avocat du prévenu, à pénaliser «Madame Bovary».

Baudelaire était une sorte de pervers drogué sans domicile fixe, amant et exploiteur d’une femme de couleur. Flaubert lui, était membre d’une famille honorable, ce qui a permis, malgré des attendus sévères, son acquittement. Il n’empêche: son roman était et demeure profondément immoral.
La lointaine descendante du procureur, Ernestine Pinard, jeune magistrate socialiste et fervente féministe, a repris ces dossiers sulfureux. Aucun doute, Baudelaire doit être condamné à nouveau, ses poèmes sont une atteinte continuelle à la dignité de la femme, et ses fiévreuses lesbiennes n’ont pas l’intention de se marier. Tout respire ici la dépravation et l’usage de stupéfiants divers.
Le cas de Flaubert, lui, doit être réexaminé. On sait mieux, de nos jours, que ce fils de médecin bourgeois, demeuré obstinément célibataire, était habité par des pulsions malsaines. La preuve : il lit très jeune le marquis de Sade, qu’il appelle «le Vieux».

“Je l’ai sucée avec rage” Contrairement à ce qu’a dit Sartre, il n’est pas du tout «l’idiot de la famille» (expression reprise, de façon inconsidérée, par Pierre Bourdieu à propos du peintre surfait Manet), mais bel et bien son fleuron, son aboutissement logique. Flaubert, Manet sont des bourgeois aux moeurs très douteuses, des favorisés de l’époque, bien loin de mériter le respect universitaire dont ils jouissent aujourd’hui, tandis que leur esprit démocratique laisse à désirer.

Baudelaire, par exemple, aimait lire ce contre-révolutionnaire abject: Joseph de Maistre. Quant à Flaubert, sa haine de la Commune de Paris soulève le coeur. Son «Voyage en Orient» est rempli d’épisodes dégoûtants, notamment ses rapports de colonialiste esthète avec une danseuse prostituée du nom de Kuchuk-Hanem. Permettez-moi de citer une lettre de l’auteur à l’un de ses amis:
“Je l’ai sucée avec rage; son corps était en sueur, elle était fatiguée d’avoir dansé, elle avait froid… En contemplant dormir cette belle créature qui ronflait la tête appuyée sur mon bras, je pensais à mes nuits au bordel à Paris, à un tas de vieux souvenirs… Quant aux coups, ils ont été bons. Le troisième, surtout, a été féroce, et le dernier, sentimental. Nous nous sommes dit là beaucoup de choses tendres, nous nous serrâmes vers la fin d’une façon triste et amoureuse.”

C’est le même homme, mesdames et messieurs, qui a écrit  Madame Bovary», cette pseudo-défense de la femme adultère, je dirais plutôt de l’Homme normal et absurde, les droits de l’Hommais. Mon prédécesseur dans l’accusation a courageusement fait ce qu’il a pu, en soulignant maints passages ridicules aux yeux d’une lectrice libre d’aujourd’hui.

Exemple, avec un certain Rodolphe: «Ils se regardaient, un désir suprême faisait frissonner leurs lèvres sèches, et mollement, sans efforts, leurs doigts se confondirent.» Mieux: «Elle renversa son cou blanc, qui se gonflait d’un soupir; et défaillante, toute en pleurs, avec un long frémissement et se cachant la figure, elle s’abandonna.»

Mieux encore (cette fois, c’est avec un certain Léon): «Elle avait des paroles qui l’enflammaient avec des baisers qui lui emportaient l’âme. Où donc avait-elle appris ces caresses presque immatérielles, à force d’être profondes et dissimulées?»

Encore mieux:
“Elle se déshabillait brutalement, arrachant le lacet mince de son corset qui sifflait autour de ses hanches comme une couleuvre qui glisse. Elle allait sur la pointe de ses pieds nus regarder encore une fois si la porte était fermée, puis elle faisait d’un seul geste tomber ensemble tous ses vêtements ; et pâle, sans parler, sérieuse, elle s’abattait contre sa poitrine, avec un long frisson.”

Voilà donc ce qu’on nous présente, dans les écoles françaises, comme un chef-d’oeuvre littéraire, au lieu de consacrer un temps précieux à l’évocation héroïque des poilus de 1914! Un tel relâchement est odieux. Une pétition, heureusement très minoritaire, réclame l’entrée de Flaubert au Panthéon. Il ne manquerait plus que ça!

M.Flaubert est insinuant, obsédé, toxique On prétend que Flaubert, comme Baudelaire, est aujourd’hui admiré dans le monde entier. J’en doute. Aucune femme civilisée ne se comporte plus comme Mme Bovary, et, Dieu merci, le cinéma nous prouve chaque jour l’épanouissement de la sexualité hétérosexuelle et gay. Il est possible que ce genre de romantisme attardé ait encore lieu au Qatar, en Iran ou en Arabie saoudite, mais en France, c’est impossible. Ce roman, complètement dépassé, devrait donc disparaître du commerce et des bibliothèques. Il ne peut que déstabiliser des adolescentes ou des adolescents attardés.
M. Flaubert est insinuant, obsédé, toxique et, au fond, très sadique, comme le montrent les incessantes scènes de cruauté qui émaillent son long et fastidieux roman «Salammbô». Un grand film hollywoodien en péplum, avec massacres, soit, c’est du cinéma. Mais un écrivain solitaire, en province, qui se complaît, avec des mots, à décrire des épisodes atroces sacrifices d’enfants brûlés vifs en hommage au dieu Moloch, supplice affreux du guerrier Mâtho, ne doit nous inspirer aucune considération. Les images passent, les mots restent, et peuvent produire des contaminations plus graves. D’ailleurs, «La Tentation de saint Antoine », livre halluciné que Flaubert a poursuivi toute sa vie, dévoile une passion sourdement religieuse.

Disons-le calmement: Baudelaire, Flaubert (et d’autres), sont les produits d’une éducation catholique noire et réactionnaire. Sur ce point précis, ils doivent être lourdement sanctionnés. La morale sociale doit l’emporter sur les prestiges faisandés de la littérature, ses fanfaronnades et ses rodomontades.

On continue, ces temps-ci, à nous faire l’apologie d’un écrivain bourgeois et élitiste, même pas vraiment de souche, comme Marcel Proust, lequel admirait, paraît-il, Baudelaire et Flaubert. Toute son oeuvre, quoi qu’on en dise, à cause de son portrait ridicule et sinistre du baron de Charlus, est pourtant foncièrement anti-gay.

Philippe Sollers.

Benjamin Fondane

Benjamin Fondane. 1935.

Préface en prose

C’est à vous que je parle, hommes des antipodes,
je parle d’homme à homme,
avec le peu en moi qui demeure de l’homme,
avec le peu de voix qui me reste au gosier,
mon sang est sur les routes, puisse-t-il, puisse-t-il
ne pas crier vengeance!
L’hallali est donné, les bêtes sont traquées,
laissez-moi vous parler avec ces mêmes mots
que nous eûmes en partage-
il reste peu d’intelligibles!

Un jour viendra, c’est sûr, de la soif apaisée,
nous serons au-delà du souvenir, la mort
aura parachevé les travaux de la haine,
je serai un bouquet d’orties sous vos pieds,
– alors, eh bien, sachez que j’avais un visage
comme vous. Une bouche qui priait, comme vous.

Quand une poussière entrait, ou bien un songe,
dans l’oeil, cet oeil pleurait un peu de sel. Et quand
une épine mauvaise égratignait ma peau,
il y coulait un sang aussi rouge que le vôtre!
Certes, tout comme vous j’étais cruel, j’avais
soif de tendresse, de puissance,
d’or, de plaisir et de douleur.
Tout comme vous j’étais méchant et angoissé
solide dans la paix, ivre dans la victoire,
et titubant, hagard, à l’heure de l’échec!

Oui, j’ai été un homme comme les autres hommes,
nourri de pain, de rêve, de désespoir. Eh oui,
j’ai aimé, j’ai pleuré, j’ai haï, j’ai souffert,
j’ai acheté des fleurs et je n’ai pas toujours
payé mon terme. Le dimanche j’allais à la campagne
pêcher, sous l’oeil de Dieu, des poissons irréels,
je me baignais dans la rivière
qui chantait dans les joncs et je mangeais des frites
le soir. Après, après, je rentrais me coucher
fatigué, le coeur las et plein de solitude,
plein de pitié pour moi,
plein de pitié pour l’homme,
cherchant, cherchant en vain sur un ventre de femme
cette paix impossible que nous avions perdue
naguère, dans un grand verger où fleurissait
au centre, l’arbre de la vie…

J’ai lu comme vous tous les journaux tous les bouquins,
et je n’ai rien compris au monde
et je n’ai rien compris à l’homme,
bien qu’il me soit souvent arrivé d’affirmer
le contraire.
Et quand la mort, la mort est venue, peut-être
ai-je prétendu savoir ce qu’elle était mais vrai,
je puis vous le dire à cette heure,
elle est entrée toute en mes yeux étonnés,
étonnés de si peu comprendre –
avez-vous mieux compris que moi?

Et pourtant, non!
je n’étais pas un homme comme vous.
Vous n’êtes pas nés sur les routes,
personne n’a jeté à l’égout vos petits
comme des chats encor sans yeux,
vous n’avez pas erré de cité en cité
traqués par les polices,
vous n’avez pas connu les désastres à l’aube,
les wagons de bestiaux
et le sanglot amer de l’humiliation,
accusés d’un délit que vous n’avez pas fait,
d’un meurtre dont il manque encore le cadavre,
changeant de nom et de visage,
pour ne pas emporter un nom qu’on a hué
un visage qui avait servi à tout le monde
de crachoir!

Un jour viendra, sans doute, quand le poème lu
se trouvera devant vos yeux. Il ne demande
rien! Oubliez-le, oubliez-le! Ce n’est
qu’un cri, qu’on ne peut pas mettre dans un poème
parfait, avais-je donc le temps de le finir?
Mais quand vous foulerez ce bouquet d’orties
qui avait été moi, dans un autre siècle,
en une histoire qui vous sera périmée,
souvenez-vous seulement que j’étais innocent
et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,
j’avais eu, moi aussi, un visage marqué
par la colère, par la pitié et la joie,

un visage d’homme, tout simplement!

1942

Benjamin Fondane, extrait de L’Exode (Super flumina Babylonis), publié dans l’anthologie Le mal de fantômes, Paris, Éditions Verdier, 2006.

Le Mal des fantômes reprend le titre des poèmes de 1942-1943. La «Préface en Prose» (1942) est une auto-prophétie écrite par quelqu’un qui est déjà mort, avec une allusion forte au Juif traqué et voué au massacre.

Yad Vashem (Jérusalem). Entrée de la Salle des Noms. Fin de la Préface en prose de Benjamin Fondane.
Yad Vashem (Jérusalem). Entrée de la Salle des Noms. Derniers vers de la Préface en prose (Benjamin Fondane);

Benjamin Fondane

Benjamin Fondane (Victor Brauner) 1931 Collection particulière.

Benjamin Fondane (Benjamin Wechsler) est né le 14 novembre 1898 à Iași (Roumanie). Philosophe, poète, réalisateur de cinéma, il est d’origine juive, athée roumain, naturalisé français en 1938. Il s’installe en France en 1923 et écrit en français à partir de 1925. Il rencontre en 1924 son maître, le philosophe russe Léon Chestov et contribue à faire connaître sa pensée en France. Il est mobilisé en 1940. Fait prisonnier, il s’évade. Dénoncé comme juif, il est arrêté le 7 mars 1944 par la police française avec sa sœur Line. Ils sont internés à Drancy. Sa femme, Geneviève Tissier, obtient avec l’aide de Jean Paulhan sa libération. Il la refuse pour ne pas abandonner sa sœur, de nationalité roumaine. Ils sont déportés à Auschwitz le 30 mai dans l’avant dernier convoi, n°75. Il est assassiné le 2 ou le 3 octobre 1944 dans une chambre à gaz du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau.

Benjamin Fontaine a habité 6 rue Rollin à Paris (V ème arrondissement) de1932 à 1944.
La rue est en impasse. Elle est barrée par un haut escalier double de 34 marches qui rejoint la rue Monge. Pascal a vécu au n° 2 de la rue et y est mort. Descartes, âgé, a habité au n°14. L’espace rectangulaire qui précède l’escalier s’appelle depuis 2006 la place Benjamin-Fondane.
On ne peut traverser cette rue sans une certaine émotion.

Paris-V Place Benjamin Fondane Mur végétal .

 

Bernard Frank (1929-2006)

Bernard Frank

“Le juif assimilé, je ne sais pas ce que cela veut dire. C’est un mot laid, inutile, digestif, un mot de boa. J’espère bien que, moi qui suis français et qui aime ce pays pour cent raisons qui ne le regardent pas, je ne suis pas un juif assimilé à la France. Etre français comme tout le monde, ma carte d’identité y suffit ; il n’y a pas de quoi s’en vanter. C’est vrai : je suis né à Neuilly, mon père a fait 14, mes arrières-grands-parents ont quitté l’Alsace en 1870, abandonné leurs bois, leurs futaies, ces arbrisseaux de myrtilles où les enfants aiment se rouler pour barbouiller de rouge leurs chemisettes blanches et leurs shorts, croyez-vous que j’en sois plus français pour autant? Et puis français que qui? Imaginez-vous par hasard que les Français non juifs soient des modèles de Français? Et qui aurait l’idée de leur demander? Ce n’est pas de brouter et de ruminer la même herbe dans le même village, depuis des générations, qui fait que l’on possède ou que l’on représente une patrie. La plupart des Français le sont par servitude. Les seuls Français qui se soient fait une certaine idée de la France ce sont ceux qui ont vécu ou vivent leur patrie comme un exil.”

Bernard Frank, Un siècle débordé. Grasset, 1970.

Georges Bataille

Cartier-Bresson et Georges Bataille habillés en curés dans Une partie de campagne (1936) de Jean Renoir.

Georges Bataille, Le Bleu du Ciel, écrit en 1935. publié en 1957. Avant-propos.

« Un peu plus, un peu moins, tout homme est suspendu aux récits, aux romans, qui lui révèlent la vérité multiple de la vie. Seuls ces récits, lus parfois dans les transes, le situent devant le destin. Nous devons donc chercher passionnément ce que peuvent être des récits – comment orienter l’effort par lequel le roman se renouvelle, ou mieux se perpétue.
Le souci de techniques différentes, qui remédient à la satiété des formes connues, occupe en effet les esprits. Mais je m’explique mal – si nous voulons savoir ce qu’un roman peut être – qu’un fondement ne soit d’abord aperçu et bien marqué. Le récit qui révèle les possibilités de la vie n’appelle pas forcément, mais il appelle un moment de rage, sans lequel son auteur serait aveugle à ces possibilités excessives. Je le crois: seule l’épreuve suffocante, impossible, donne à l’auteur le moyen d’atteindre la vision lointaine attendue par un lecteur las des proches limites imposées par les conventions.
Comment nous attarder à des livres auxquels, sensiblement, l’auteur n’a pas été contraint

René Char-Alberto Giacometti

Autoportrait (Alberto Giacometti) 1920.

                                               Alberto Giacometti

Du linge étendu, linge de corps et linge de maison, retenu par des pinces, pendait à une corde. Son insouciant propriétaire lui laissait volontiers passer la nuit dehors. Une fine rosée blanche s’étalait sur les pierres et sur les herbes. Malgré la promesse de chaleur la campagne n’osait pas encore babiller. La beauté du matin, parmi les cultures désertes, était totale, car les paysans n’avaient pas ouvert leur porte, à large serrure et à grosse clé, pour éveiller seaux et outils. La basse-cour réclamait. Un couple de Giacometti, abandonnant le sentier proche, parut sur l’aire. Nus ou non. Effilés et transparents, comme les vitraux des églises brulées, gracieux, tels des décombres ayant beaucoup souffert en perdant leur poids et leur sang anciens. Cependant hautains de décision, à la manière de ceux qui se sont engagés sans trembler sous la lumière irréductible des sous-bois et des désastres. Ces passionnés de laurier-rose s’arrêtèrent devant l’arbuste du fermier et humèrent longuement son parfum. Le linge sur la corde s’effraya. Un chien stupide s’enfuit sans aboyer. L’homme toucha le ventre de la femme qui remercia d’un regard, tendrement. Mais seule l’eau du puits profond, sous son petit toit de granit, se réjouit de ce geste, parce qu’elle en percevait la lointaine signification. A l’intérieur de la maison, dans la chambre rustique des amis, le grand Giacometti dormait.

1954

Recherche de la base et du sommet, II Alliés substantiels, 1971.

Galerie Gallimard. 30-32 Rue de l’Université. Paris, VII.