Arthur Rimbaud

Je lis deux courts textes de Pierre Bergounioux : Peindre aujourd’hui Philippe Cognée et Cousus ensemble, publiés chez Galilée en 2012 et 2016. Le point commun : les dessins de Philippe Cognée dont peut voir en ce moment les oeuvres au musée Bourdelle (La peinture d’après), mais aussi au musée de l’Orangerie (Contrepoint contemporain). Les citations de Bergounioux m’ont fait relire Soir historique de Rimbaud.

Amaryllis I, II et III. 2022. Templon, Paris-Bruxelles-New York.

Soir historique

En quelque soir, par exemple, que se trouve le touriste naïf, retiré de nos horreurs économiques, la main d’un maître anime le clavecin des prés ; on joue aux cartes au fond de l’étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes, on a les saintes, les voiles, et les fils d’harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant.

Il frissonne au passage des chasses et des hordes. La comédie goutte sur les tréteaux de gazon. Et l’embarras des pauvres et des faibles sur ces plans stupides !

À sa vision esclave, — l’Allemagne s’échafaude vers des lunes ; les déserts tartares s’éclairent — les révoltes anciennes grouillent dans le centre du Céleste Empire, par les escaliers et les fauteuils de rocs — un petit monde blême et plat, Afrique et Occidents, va s’édifier. Puis un ballet de mers et de nuits connues, une chimie sans valeur, et des mélodies impossibles.

La même magie bourgeoise à tous les points où la malle nous déposera ! Le plus élémentaire physicien sent qu’il n’est plus possible de se soumettre à cette atmosphère personnelle, brume de remords physiques, dont la constatation est déjà une affliction.

Non ! – Le moment de l’étuve, des mers enlevées, des embrasements souterrains, de la planète emportée, et des exterminations conséquentes, certitudes si peu malignement indiquées dans la Bible et par les Nornes et qu’il sera donné à l’être sérieux de surveiller. – Cependant ce ne sera point un effet de légende !

Les Illuminations, 1873-1875.

Manuscrit de Soir historique.

Charles Baudelaire

Charles Baudelaire. Paris, Jardin du Luxembourg (Pierre-Félix Masseau 1869-1937) 1933.

XLVIII

Anywhere out of the world

N’importe où hors du monde

Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu’il guérirait à côté de la fenêtre.
Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme.
« Dis-moi, mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d’habiter Lisbonne ? Il doit y faire chaud, et tu t’y ragaillardirais comme un lézard. Cette ville est au bord de l’eau ; on dit qu’elle est bâtie en marbre, et que le peuple y a une telle haine du végétal, qu’il arrache tous les arbres. Voilà un paysage selon ton goût ; un paysage fait avec la lumière et le minéral, et le liquide pour les réfléchir ! »
Mon âme ne répond pas.
« Puisque tu aimes tant le repos, avec le spectacle du mouvement, veux-tu venir habiter la Hollande, cette terre béatifiante ? Peut-être te divertiras-tu dans cette contrée dont tu as souvent admiré l’image dans les musées ? Que penserais-tu de Rotterdam, toi qui aimes les forêts de mats et les navires amarrés au pied des maisons? »
Mon âme reste muette.
« Batavia te sourirait peut-être davantage, nous y trouverions l’esprit de l’Europe marié à la beauté tropicale. »
Pas un mot. – Mon âme serait-elle morte ?
« En es-tu donc venue à ce point d’engourdissement que tu ne te plaises que dans ton mal ? S’il en est ainsi, fuyons vers les pays qui sont les analogies de la Mort. – Je tiens notre affaire, pauvre âme ! Nous ferons nos malles pour Tornéo. Allons plus loin encore, à l’extrême bout de la Baltique ; encore plus loin de la vie, si c’est possible ; installons-nous au pôle. Là le soleil ne frise qu’obliquement la terre, et les lentes alternatives de la lumière et de la nuit suppriment la variété et augmentent la monotonie, cette moitié du néant. Là, nous pourrons prendre de longs bains de ténèbres cependant que, pour nous divertir les aurores boréales nous enverrons de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d’un feu d’artifice de l’Enfer ! »
Enfin, mon âme fait explosion et sagement elle me crie : « N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde ! »

Revue nationale et étrangère, 28 septembre 1867.

Petits poèmes en prose. Le Spleen de Paris. 1869.

Baudelaire (Auguste Rodin). Bronze 1898. Collection privée.

1869.https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-philosophie/baudelaire-anywhere-out-of-the-world-4242005

Saint-John Perse – Sandrine Expilly

Exposition du 13 avril au 15 juillet 2023 à la Galerie Gallimard, 30-32 rue de l’Université 75007- Paris.

Insulaire sur les traces de Saint-John Perse. Sandrine Expilly photographies.

Saint-John Perse (Alexis Leger) est né à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe) le 31 mai 1887. Il s’installe au lieu-dit La Polynésie, sur la Presqu’île de Giens (Var), en 1957. « Je viens d’habiter presque un absolu », dit-il dans une lettre à Mina Curtiss, l’amie américaine, la riche mécène qui a acheté pour lui une villa face à la mer, Les Vigneaux. Le poète y retrouve des parfums, un ciel, une terre qui lui rappellent son île natale. Cette presqu’île méditerranéenne sera à l’origine de ses dernières oeuvres. Le poète a reçu le Prix Nobel de Littérature en 1960. Il est mort le 20 septembre 1975 et est enterré sur la presqu’île de Giens.

Pourpre 3 (Sandrine Expilly).

La photographe Sandrine Expilly connaît ce lieu depuis son enfance :
« Je connais presque par coeur ce bout de terre à l’extrême-sud du Var, il ressemble à un navire tourné vers le large et m’emmène chaque fois vers un ailleurs. Lorsque j’ai découvert la poésie de Saint-John Perse, je me suis laissée emmener par ses mots et son souffle poétique. Plusieurs années durant j’ai tourné autour de la maison où il avait vécu, tenté de suivre ses traces, deviné et imaginé ses pas sur la presqu’île. Dans cette série photographique, je questionne la frontière entre terre et mer, entre paysage réel et onirique. Parallèlement je collecte des morceaux de bois trouvés le long du sentier du littoral, fabrique différents fusains et j’interviens sur les paysages documentaires. J’utilise la matière naturelle du lieu afin d’apposer à mon tour ma propre trace ».

Vents, 1946. NRF Poésie/Gallimard n°36, 1968.

On peut lire les Lettres à une dame d’Amérique, Mina Curtiss (1951-1973). Édition de Mireille Sacotte (éd.), Les Cahiers de la NRF, série Saint-John Perse, n°16, Gallimard 2003.

Gérard Guégan – Sonia Mossé 1917 – 1943

J’ai enfin pu acheter à la librairie L’Écume des Pages (174 boulevard Saint-Germain. Paris, VI) le récit de Gérard Guégan, Sonia Mossé, une reine sans couronne. Collection champ libre. Les Editions Le Clos Jouve. 4 rue Perron. 69004 Lyon. le livre était introuvable dans les autres librairies de Paris.

J’ai suivi et lu ses dernière publications

  • Fontenoy ne reviendra plus, Stock, 2011.
  • Appelle-moi Stendhal, Stock, 2013.
  • Qui dira la souffrance d’Aragon ? Stock, 2015.
  • Tout a une fin, Drieu, Gallimard, 2016.
  • Hemingway, Hammett, dernière, Gallimard, 2017.
  • Nikolaï – le bolchevik amoureux, Éditions Vagabonde, 2019.
  • Fraenkel, un éclair dans la nuit, Éditions de l’Olivier, 2021.

Ce dernier livre m’avait beaucoup intéressé puisqu’il mettait magnifiquement en lumière la vie extraordinaire de Théodore Fraenkel, médecin et ami d’André Breton, Jacques Vaché, Louis Aragon, Philippe Soupault, Tristan Tzara, Robert Desnos etc.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/02/23/theodore-fraenkel-1896-1964/

Nusch Éluard et Sonia Mossé (Man Ray), 1935.

Sonia Mossé est, elle, bien moins connue, mais sa brève vie est passionnante et tragique.

Elle est née le 27 août 1917 à Paris (XIV arrondissement). Elle est morte le 30 mars 1943 au Camp de concentration de Sobibór, en Pologne. Elle allait avoir 27 ans.

Sa famille juive est originaire d’Orange (Comtat Venaissin). Les « juifs du pape » vivaient là depuis le XIII ème siècle.

Ses parents sont Emmanuel Mossé (1876-1963), avocat à la cour d’appel de Paris et Natasza Goldfain ( Vilnius, Lituanie 1890-? ). Elle a une demi-sœur, Esther Levine (1906 -1943), et un demi-frère, Jean Joseph Mossé (1908-1995)

Sonia Mossé est actrice, modèle, décoratrice, dessinatrice. Elle a inspiré de nombreux photographes et peintres de son époque.

En avril-mai 1935, elle joue dans Les Cenci, une pièce de théâtre d’Antonin Artaud, adaptée de la tragédie de Shelley. Elle été créée au Théâtre des Folies-Wagram avec des décors et costumes de Balthus . En mars 1937, Jean-Louis Barrault met en scène Numance de Miguel de Cervantès au Théâtre Antoine avec des décors et costumes d’André Masson. Sonia Mossé y tient le rôle de Renommée.

Elle est proche du mouvement surréaliste, d’André Breton et surtout de Paul Éluard, Sa beauté blonde inspire les photographes (Man Ray, Dora Maar, Juliette Lasserre, Otto Wols) et les peintres (Alberto Giacometti, Balthus, André Derain). Son amitié avec Nusch Éluard est immortalisée par le célèbre portrait de Man Ray de 1935.

Pour gagner sa vie, elle dessine des bijoux pour Hermès et travaille pour la haute couture.

En 1938, elle participe à l’Exposition internationale du surréalisme à Paris (17 janvier-24 février. Galerie des Beaux-Arts de Georges Wildenstein, rue du Faubourg-Saint-Honoré). Elle crée un mannequin féminin, exposé avec ceux d’André Breton, André Masson, Yves Tanguy, Jean Arp, Wolfgang Paalen, Marcel Duchamp et Salvador Dalí.

Fin 1938, elle inaugure le cabaret-théâtre Chez Agnès Capri avec la chanteuse et actrice Agnès Capri (Sophia Rose Fridman 1907-1976) et l’actrice Michele Lahaye (1911-1979) qui a eu l’idée du projet. Elles sont soutenues par Francis Picabia, Max Ernst, Alberto Giacometti, Jean Cocteau, Balthus, André Derain, Louis Marcoussis et Moïse Kisling qui fournissent des peintures et des dessins pour les financer. L’intérieur du cabaret est conçu par Sonia Mossé.

Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate et que Paris est occupé par les troupes allemandes, le cabaret ferme ses portes. Sonia Mossé refuse de porter l’étoile jaune et de se faire recenser, mais continue de fréquenter les cafés interdits aux citoyens juifs. Elle est dénoncée et arrêtée avec sa soeur en février 1943 à leur domicile, 104 rue du Bac à Paris par la police du commissaire Charles Permilleux, responsable des Affaires juives, rattaché à la Police Judiciaire. Toutes deux sont internées au camp de Drancy, près de Paris, puis déportées le 25 mars 1943 dans le convoi 53 vers le camp d’extermination polonais de Sobibór. Dans ce convoi, il y avait 1008 personnes, dont 118 enfants. Á la Libération, il n’y aura que 5 rescapés. On peut affirmer qu’elles ont été gazées le jour même de leur arrivée, le 28 mars 1943 ou le lendemain.

Sonia Mossé (Juliette Lasserre 1907-2007), vers 1937.
 

Robert Desnos

Robert Desnos chez lui, 19 rue Mazarine, Paris VI. 1942.

Le grand poète et résistant Robert Desnos est toujours d’actualité. Seghers vient de publier quatre-vingt-six textes inédits sous le titre Poèmes de minuit, inédits 1936-1940 . Il ont été écrits essentiellement en 1936 et 1937. Le poète passe alors sa journée à créer des émissions et des slogans publicitaires pour Radio Luxembourg et le Poste parisien. La nuit, il se fixe une règle : ne pas dormir avant d’avoir rédigé un poème. Il les reprend en 1940, en intègre certains dans Fortunes (Gallimard, 1942) et Etat de veille (Pour mes amis – Robert J. Godet, 1943). Les quatre-vingt-six autres sont restés ignorés jusqu’à la vente aux enchères, à l’Hôtel Drouot, en ­octobre 2020, de la bibliothèque de Geneviève et Jean-Paul Kahn, un couple de collectionneurs. Les quatre cahiers de Robert Desnos ont été achetés pour 13 000 euros par un autre bibliophile, Jacques Letertre.

https://www.hotelslitteraires.fr/2021/08/06/quatre-cahiers-de-123-poemes-autographes-de-robert-desnos-dont-85-inedits-par-jacques-letertre/

Quatre cahiers de poèmes autographes inédits de Desnos, 1940. Société des Hôtels Littéraires.

A l’époque où il recopie ces poèmes, Robert Desnos rejoint le quotidien Aujourd’hui, créé par Henri Jeanson en juin 1940. Le premier numéro paraît le 10 septembre 1940. En novembre 1940, les autorités allemandes somment le directeur d’Aujourd’hui de prendre publiquement position contre les Juifs et en faveur de la politique de collaboration. Henri Jeanson démissionne et le journaliste Georges Suarez lui succède. Il sera fusillé en novembre 1944. Desnos reste à son poste. Il collecte des renseignements jusqu’en 1944 pour le réseau de résistance Agir. Dénoncé, il est arrêté par la Gestapo le 22 février 1944. Il connaît la prison de Fresnes, puis le camp de Compiègne. Il est déporté le 27 avril 1944 à Auschwitz, Buchenwald, Flossenbürg, Flöha, puis Theresienstadt (Tchécoslovaquie). Il survit aux marches de la mort, mais meurt du typhus le 8 juin 1945. Il n’avait pas 45 ans.

Trois poèmes de ce recueil :

19/04/1936

Ange blanc
Le plafond n’intercepte pas le ciel
Il le remplace
Seulement le plafond c’est plus sûr que le ciel qui n’est rien
Et je ne souhaite le ciel à aucun homme
tandis que je souhaite à chacun de mes amis
Je souhaite à tous les hommes
un plafond au-dessus de leur lit.

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29/03/1936

Bois brûlé
Bois brisé
Le printemps sent l’incendie
J’abolis toutes les armes fanées
Je pose mon pied sur aujourd’hui
Tout m’est joie jusqu’au simple fait de respirer
De sentir l’air pénétrer dans mes poumons
Tout m’est joie même de m’indigner
Contre l’injustice la sottise la méchanceté
Tout m’est joie
Et surtout de savoir que j’ai raison
Et d’avoir de l’affection
Pour d’autres hommes.

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08/02/1936

Gaieté si chèrement gagnée
Amitiés trahies
Paysages enfuis
Pavés brisés à coups de talons
Pluies d’orages
Mais je te tiens gaieté à la gorge
Et si tu meurs ce sera de rire
La chanson molle
S’étire au long des avenues.
J’imagine une pelouse d’herbe tendre
isolée au milieu d’une forêt
Couché sur cette pelouse
Sur le dos
Rire aux anges
Aux anges je vous demande un peu
En regardant passer dans le ciel bleu
les jolis nuages blancs


Lettre adressée à Youki, le 15 juillet 1944, depuis le camp de Flöha.

Mon Amour,

Notre souffrance serait intolérable si nous ne pouvions la considérer comme une maladie passagère et sentimentale. Nos retrouvailles embelliront notre vie pour au moins trente ans.
De mon côté, je prends une bonne gorgée de jeunesse, je reviendrai rempli d’amour et de forces ! Pendant le travail un anniversaire, mon anniversaire fut l’occasion d’une longue pensée pour toi. Cette lettre parviendra-t-elle à temps pour ton anniversaire ? J’aurais voulu t’offrir 100 000 cigarettes blondes, douze robes des grands couturiers, l’appartement de la rue de Seine, une automobile, la petite maison de la forêt de Compiègne, celle de Belle-Isle et un petit bouquet à quatre sous. En mon absence achète toujours les fleurs, je te les rembourserai. Le reste, je te le promets pour plus tard.

Mais avant toute chose bois une bouteille de bon vin et pense à moi. J’espère que nos amis ne te laisseront pas seule ce jour. Je les remercie de leur dévouement et de leur courage. J’ai reçu il y a une huitaine de jours un paquet de J.-L. Barrault. Embrasse-le ainsi que Madeleine Renaud, ce paquet me prouve que ma lettre est arrivée. Je n’ai pas reçu de réponse, je l’attends chaque jour. Embrasse toute la famille, Lucienne, Tante Juliette, Georges. Si tu rencontres le frère de Passeur, adresse-lui toutes mes amitiés et demande-lui s’il ne connaît personne qui puisse te venir en aide. Que deviennent mes livres à l’impression ? J’ai beaucoup d’idées de poèmes et de romans. Je regrette de n’avoir ni la liberté ni le temps de les écrire. Tu peux cependant dire à Gallimard que dans les trois mois qui suivront mon retour, il recevra le manuscrit d’un roman d’amour d’un genre tout nouveau.

Je termine cette lettre pour aujourd’hui.

Aujourd’hui 15 juillet, je reçois quatre lettres, de Barrault, de Julia, du Dr Benêt et de Daniel. Remercie-les et excuse-moi de ne pas répondre. Je n’ai droit qu’à une lettre par mois. Toujours rien de ta main, mais ils me donnent des nouvelles de toi ; ce sera pour la prochaine fois. J’espère que cette lettre est notre vie à venir. Mon amour, je t’embrasse aussi tendrement que l’honorabilité l’admet dans une lettre qui passera par la censure. Mille baisers. As-tu reçu le coffret que j’ai envoyé à l’hôtel de Compiègne ?

Robert

Henri Matisse – Charles Baudelaire

Henri Matisse (Man Ray) 1922. Paris, Centre Pompidou.

Le peintre passe l’été 1895 en Bretagne, à Beuzec-Cap-Sizun, sur la côte nord du Cap Sizun, donnant sur la baie de Douarnenez, avec son ami d’atelier, Émile Wéry. Sur un carnet préparatoire à l’un de ses voyages, il retranscrit deux poèmes de Baudelaire, L’idéal et Les phares. il retourne en Bretagne les deux étés suivants.

XVIII. L’Idéal

Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes,
Produits avariés, nés d’un siècle vaurien,
Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes,
Qui sauront satisfaire un coeur comme le mien.

Je laisse à Gavarni, poète des chloroses,
Son troupeau gazouillant de beautés d’hôpital,
Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses
Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.

Ce qu’il faut à ce coeur profond comme un abîme,
C’est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime,
Rêve d’Eschyle éclos au climat des autans ;

Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel-Ange,
Qui tors paisiblement dans une pose étrange
Tes appas façonnés aux bouches des Titans !

VI. Les Phares

Rubens, fleuve d’oubli, jardin de la paresse,
Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer,
Mais où la vie afflue et s’agite sans cesse,
Comme l’air dans le ciel et la mer dans la mer ;

Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,
où des anges charmants, avec un doux souris
Tout chargé de mystère, apparaissent à l’ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ;

Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,
Et d’un grand crucifix décoré seulement,
où la prière en pleurs s’exhale des ordures,
Et d’un rayon d’hiver traversé brusquement ;

Michel-Ange, lieu vague où l’on voit des Hercules
Se mêler à des Christs, et se lever tout droits
Des fantômes puissants qui dans les crépuscules
Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ;

Colères de boxeur, impudences de faune,
Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,
Grand coeur gonflé d’orgueil, homme débile et jaune,
Puget, mélancolique empereur des forçats ;

Watteau, ce carnaval où bien des coeurs illustres,
Comme des papillons, errent en flamboyant,
Décors frais et légers éclairés par des lustres
Qui versent la folie à ce bal tournoyant ;

Goya, cauchemar plein de choses inconnues,
De foetus qu’on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir et d’enfants toutes nues,
Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;

Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
où sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;

Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes;
C’est pour les coeurs mortels un divin opium !

C’est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C’est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !

Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !

Les Fleurs du Mal, 1857.

Ses modèles sont donc alors : Rubens, Léonard de Vinci, Rembrandt, Michel-Ange, Puget, Watteau, Goya, Delacroix… A Paris, il visite en novembre 1895 la première exposition consacrée à Paul Cézanne, à la galerie d’Ambroise Vollard. Le jeune homme au gilet rouge le marque particulièrement. Comme pour Picasso, Cézanne c’est le patron. « Il était notre père à tous », confie le peintre espagnol à son ami Brassaï, évoquant l’influence exercée par Cézanne sur toute la génération ( Gauguin, Braque, Derain, Matisse ) dont il fait partie. Il ajoute même que Cézanne a été son « seul et unique maître ».

Le Garçon au gilet rouge (Paul Cézanne). 1888-90. Zürich, Collection Emil G. Bührle.

Pierre Michon

Pierre Michon. 2017.

Albin Michel a réuni en 2007 trente entretiens avec Pierre Michon : Le roi vient quand il veut. Propos sur la littérature (Le Livre de Poche n° 31892. 2010). L’inspiration vient quand elle veut. La dernière publication consistante de Pierre Michon, Les Onze, date de 2009.

La Grande Beune (Gallimard, Collection Folio n°4345, 2006) est sorti chez Verdier en décembre 1995. Verdier a publié le 23 mars le dyptique Les deux Beune. Une suite donc, plus de 27 ans plus tard. On y retrouve Pierre, le narrateur-instituteur, Mado, sa fiancée, Hélène, l’aubergiste, Yvonne, la buraliste, Jean le Pêcheur, Jeanjean, l’agriculteur… J’ai relu pour l’occasion La Grande Beune cette semaine, La Petite ce sera pour plus tard. Verdier a mis le début du texte sur son site. Cela donne envie…

https://editions-verdier.fr/wp-content/uploads/2023/02/les_deux_beune_extrait.pdf

« Je ne crois guère aux beautés qui peu à peu se révèlent, pour peu qu’on les invente ; seules m’emportent les apparitions. Celle-ci me mit à l’instant d’abominables pensées dans le sang. C’est peu dire que c’était un beau morceau. Elle était grande et blanche, c’était du lait. C’était large et riche comme Là-Haut les houris, vaste mais étranglé, avec une taille serrée ; si les bêtes ont un regard qui ne dément par leur corps, c’était une bête ; si les reines ont une façon à elles de porter sur la colonne d’un cou une tête pleine mais pure, clémente mais fatale, c’était la reine. Ce visage royal était nu comme un ventre : là-dedans les yeux très clairs qu’ont miraculeusement des brunes à peau blanche, cette blondeur secrète sous le poil corbeau, cette énigme que rien, si d’aventure vous possédez ces femmes, ni les robes soulevées, ni les cris, ne dénoue. Elle avait entre trente et quarante ans. Tout en elle était connaissance du plaisir, celui sans doute qu’on entend d’habitude, mais celui aussi qu’elle dispensait à tous, à elle-même, à rien quand elle était seule et ne se voyait plus, seulement en posant là le gras de ses doigts, en tournant un peu la tête et alors les sequins d’or qu’elle avait aux oreilles touchaient sa joue, en vous regardant ou en regardant ailleurs, et ce plaisir était vif comme une plaie ; elle savait cela ; elle portait cela avec vaillance, avec passion. Allons, on ne peut en parler ; non, ça n’est pas né de l’argile : c’est comme le battement furieux de milliers d’ailes en tempête et il n’y a pas pourtant de matière plus comble, plus lourde, plus enferrée dans son poids. Le poids de ce mi-corps somme toute gracile en dépit de l’évasement des seins était considérable. Des paquets de cigarettes bien rangés derrière elle l’auréolaient. Je ne voyais pas sa jupe ; c’était pourtant là derrière le comptoir, démesuré, insoulevable. La pluie brusque dehors fouettait les vitres : je l’entendais crépiter sur cette chair intacte. »

« L’accouplement est un cérémonial – s’il ne l’est pas c’est un travail de chien. »

Victor Hugo

La Durande (Victor Hugo). 1866.

« La rêverie, qui est la pensée à l’état de nébuleuse, confine au sommeil, et s’en préoccupe comme de sa frontière. L’air habité par des transparences vivantes, ce serait le commencement de l’inconnu ; mais au-delà s’offre la vaste ouverture du possible. Là d’autres êtres, là d’autres faits. Aucun surnaturalisme ; mais la continuation occulte de la nature infinie. Gilliat dans ce désœuvrement laborieux, qui était son existence, était un bizarre observateur. Il allait jusqu’à observer le sommeil. Le sommeil est en contact avec le possible, que nous nommons aussi l’invraisemblable. Le monde nocturne est un monde. La nuit, en tant que nuit, est un univers. L’organisme matériel humain sur lequel pèse une colonne atmosphérique de quinze lieues de haut, est fatigué le soir, il tombe de lassitude, il se couche, il se repose ; les yeux de chair se ferment ; alors dans cette tête assoupie, moins inerte qu’on ne croit, d’autres yeux s’ouvrent ; l’inconnu apparaît. Les choses sombres du monde ignoré deviennent voisines de l’homme, soit qu’il y ait communication véritable, soit que les lointains de l’abîme aient un grossissement visionnaire ; il semble que les vivants indistincts de l’espace viennent nous regarder et qu’ils aient une curiosité de nous, les vivants terrestres ; une création fantôme monte ou descend vers nous et nous côtoie dans un crépuscule ; devant notre contemplation spectrale, une vie autre que la nôtre s’agrège et se désagrège, composée de nous-mêmes et d’autre chose ; et le dormeur, pas tout à fait voyant, pas tout à fait inconscient, entrevoit ces animalités étranges, ces végétations extraordinaires, ces lividités terribles ou souriantes, ces larves, ces masques, ces figures, ces hydres, ces confusions, ce clair de lune sans lutte, ces obscures décompositions du prodige, ces croissances et ces décroissances dans une épaisseur trouble, ces flottaisons de forme dans les ténèbres, tout ce mystère que nous appelons le songe et qui n’est autre chose que l’approche d’une réalité invisible. Le rêve est l’aquarium de la nuit. Ainsi songeait Gilliatt. »

Les Travailleurs de la mer, 1866.

Les travailleurs de la mer (Édouard Manet). 1873. Houston, Museum of Fine Arts.

Francesc Tosquelles 1912 – 1994 – Paul Éluard

Francesc Tosquelles soulevant une sculpture d’Auguste Forestier. Saint-Alban, 1947.

Du 28 septembre 2022 au 27 mars 2023 au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía de Madrid (Bâtiment Sabatini, 3 ème étage), on peut voir une exposition passionnante et peu commune : Francesc Tosquelles Como una máquina de coser en un campo de trigo. Elle a été présentée d’abord aux Abattoirs de Toulouse (14 octobre 2021-6 mars 2022), puis au Centre de Culture Contemporaine de Barcelone (8 avril-28 août 2022).

Francesc Tosquelles est un psychiatre espagnol. Il est né à Reus (Catalogne) le 22 août 1912 et décédé à Granges-sur-Lot le 25 septembre 1994. Il a exercé d’abord à l’Institut Pere Mata de Reus. Catalaniste, marxiste, militant du Bloc ouvrier et paysan (BOC), puis du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM), c’est un grand connaisseur de la psychanalyse. Barcelone est dans les années trente la Vienne espagnole. Pendant la Guerre Civile, il exerce comme médecin capitaine dans des hôpitaux de campagne près du front (Sarineña, Guadalajara). Il doit s’exiler en 1939. En France, il est enfermé comme tant d’autres républicains espagnols dans le camp de concentration de Septfonds (Tarn-et-Garonne). Il travaille ensuite à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole (Lozère) de 1940 à 1962. D’abord employé comme infirmier, il doit refaire sa formation, le gouvernement français ne reconnaissant pas ses diplômes espagnols. Après avoir franchi tous les échelons de la hiérarchie hospitalière, il devient psychiatre et est nommé médecin directeur de l’hôpital en 1953. Il occupait en réalité la fonction depuis au moins dix ans. Pendant la guerre, il y a à Saint-Alban environ 900 malades. La population du bourg n’est, elle, que de 2000 à 3000 habitants. Á l’époque de la République espagnole, il a déjà abordé les racines sociales de la maladie mentale et humanisé l’institution psychiatrique. En France, il développe une pratique radicalement novatrice, mêlant l’exercice clinique, la politique et la culture. Il réussit à nourrir ses malades alors que le médecin de Lyon Max Lafont rappelle dans son livre (L’Extermination douce : la mort de 40 000 malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques en France, sous le Régime de Vichy. AREFPPI, Toulouse, 1987) que 40 000 malades mentaux sont morts de faim dans les asiles de l’Hexagone pendant la Guerre. Il est à l’origine avec Lucien Bonnafé (1912-2003) de la psychothérapie institutionnelle. Tous deux ont en 1942 fondé La Société du Gévaudan.

Le titre de l’exposition évoque la célèbre phrase de Lautréamont : « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie. » (Les Chants de Maldoror, 1869), reprise souvent par le mouvement surréaliste. Francesc Tosquelles a fait de l’artisanat, de l’écriture, de l’art, du cinéma, du théâtre des instruments essentiels de la thérapie. Il a voulu relier la terre, le travail collectif, l’imagination et la nature. Des poètes comme Paul Éluard (Souvenirs de la maison des fous, 1946) et Tristan Tzara (Parler seul, 1948-50) se sont refugiés là pendant la guerre ainsi que des résistants et des Juifs. Ces activités ont donné naissance après-guerre à la notion d’art brut. Jean Dubuffet a acheté à Saint-Alban en septembre 1945 les premières œuvres d’art brut (celles d’Auguste Forestier 1887-1958 et Marguerite Sirvins 1890-1957, internés dans ce centre). Jean Oury, Frantz Fanon, Roger Gentis, Félix Guattari sont aussi passés par Saint-Alban. Les malades ont imprimé la thèse de Jacques Lacan De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité (1932) à l’imprimerie du club.

On trouve dans l’exposition des documents, des photographies, des enregistrements dans lesquels Tosquelles expose sa conception de la pratique psychiatrique. On peut voir aussi des œuvres créées par des artistes et des malades mentaux de l’hôpital de Saint-Alban provenant de la Collection de l’Art Brut de Lausanne et d’autres collections particulières.

Maison (Auguste Forestier) 1934. LaM, Villeneuve d’Ascq.

Je conseille le livre récent de Joana Masó : Tosquelles. Curar las instituciones. Arcadia/ Atmarcadia, 2022.

On peut aussi écouter les émissions de France-Culture : Á Barcelone, une exposition consacrée à François Tosquelles, figure majeure de l’histoire de la psychiatrie (6 minutes) du 6 juin 2022.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/affaire-a-suivre/a-barcelone-une-exposition-consacree-a-francois-tosquelles-figure-majeure-de-l-histoire-de-la-psychiatrie-7147706

Saint-Alban, lieu d’hospitalité (1/2) : Un asile à l’abri de la folie du monde (28 minutes) du 4 mai 2020.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/une-histoire-particuliere-un-recit-documentaire-en-deux-parties/saint-alban-lieu-d-hospitalite-1-2-un-asile-a-l-abri-de-la-folie-du-monde-8206154

Saint-Alban, lieu d’hospitalité (2/2) : Une révolution psychiatrique (28 minutes) du 4 mai 2020.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/une-histoire-particuliere-un-recit-documentaire-en-deux-parties/saint-alban-lieu-d-hospitalite-2-2-une-revolution-psychiatrique-4342133

Francesc Tosquelles était hétérodoxe, excentrique, éclectique, mais aussi pragmatique. Il ne manquait pas d’humour.

“Los maestros que tenemos son los enfermos, no tenemos otro maestro, todos los demás maestros elaboran teorías”.

“El miedo a morir vestidos lo tenemos todos”.

“El inconsciente no existe, insiste pero no existe”.

“El genio catalán es surrealista genéticamente, nunca se sabe si hablamos en serio o desbarramos, hay que desbarrar.”.

“Cuando nos paseamos por el mundo, lo que cuenta no es la cabeza, son los pies. Saber dónde pisas”.

“El exilio se inscribe en los pies, porque son los que cruzan las fronteras”.

« Un malade va d’un espace à l’autre, il ne peut pas rester à l’arrêt, l’important, c’est son trajet. L’important est de se libérer de l’oppression : le droit au vagabondage, c’est le premier droit du malade. »

« La Société du Gévaudan produit, produit et produit, et, à ce moment-là, il est impossible de dire qui est le fait de quoi et le fait de qui, tellement la réalité du travail collégial à Saint-Alban a été profonde. Vraiment, le producteur, c’est la Société du Gévaudan. »

« Pour préparer les lendemains qui chantent, on parlait alors psychiatrie, on révisait les concepts de base et les types d’action possibles. On analysait l’hôpital psychiatrique, et on disait, entre blague et sérieux, que l’hôpital, c’était un marquisat, le territoire d’un marquis. La structure du médecin-chef était celle du châtelain, avec les classes sociales étagées, les infirmiers, les malades…»

« Une institution, c’est un lieu d’échanges, c’est un lieu où le commerce, c’est-à-dire les échanges, devient possible. Donc le problème pour moi, à Saint-Alban, était simplement de faire que dans l’hôpital soit possible qu’il existe des institutions : d’où l’accent qu’on a mis sur le club comme un appareil qui permettait de faire éclater l’établissement classique et de faciliter qu’il survienne à sa place un ensemble de lieux institutionnels. »

« Je pense que lorsque tu poses les bases d’une psychothérapie, institutionnelle ou non, on part toujours d’une feuille blanche, d’une page blanche. Tu invites quelqu’un à utiliser une feuille de dessin. »

« L’action du psychothérapeute n’est pas celle de faire le pape, mais de tendre des ponts. Parce que la caractéristique du malade – mais aussi de celui qui est bien – est d’être sur une berge, puis sur une autre, mais d’oublier le pont. »

« Rien ne va jamais de soi. Le travail n’est jamais terminé qui transforme un établissement de soins en institution, une équipe soignante en collectif. C’est l’élaboration constante des moyens matériels et sociaux, des conditions conscientes et inconscientes d’une psychothérapie. Et celle-ci n’est pas le fait des seuls médecins ou spécialistes, mais d’un agencement complexe où les malades eux-mêmes ont un rôle primordial. »

” L’isolement est au cœur du problème de l’origine de la maladie et au cœur de cette démarche thérapeutique. »

Pour conclure, voici un poème de Paul Éluard, écrit à Saint-Alban en 1943.

Le cimetière des fous

Ce cimetière enfanté par la lune
Entre deux vagues de ciel noir
Ce cimetière archipel de mémoire
Vit de vents fous et d’esprits en ruine

Trois cents tombeaux réglés de terre nue
Pour trois cents morts masqués de terre
Des croix sans nom corps du mystère
La terre éteinte et l’homme disparu

Les inconnus sont sortis de prison
Coiffés d’absence et déchaussés
N’ayant plus rien à espérer
Les inconnus sont morts dans la prison

Leur cimetière est un lieu sans raison

Asile de Saint-Alban, 1943.

Le lit la table. Éditions des Trois Collines, Genève, 1944.

Saint-Alban-sur-Limagnole (Lozère). Ancien cimetière de l’Hôpital désaffecté. On y trouve une stèle avec le poème de Paul Eluard.

Pierre Michon – Victor Hugo

Pierre Michon.

Relecture de Corps du roi de Pierre Michon, Verdier, 2002. Le dernier texte s’intitule Le ciel est un très grand homme. Pierre Michon évoque Booz endormi de Victor Hugo qu’il a lu à la naissance de sa fille Louise en 1998. Il récite magnifiquement ce poème dans l’émission de France Culture Á voix nue, Quatrième épisode de la série en 2002 (Productrice : Colette Fellous. Première diffusion : le 28/11/2002). Pierre Michon : ” Booz endormi, c’est moi dans tous les âges. “

https://www.radiofrance.fr/franceculture/pierre-michon-booz-endormi-c-est-moi-dans-tous-les-ages-6252906

Booz endormi (Victor Hugo)
*
Booz s’était couché de fatigue accablé ;
Il avait tout le jour travaillé dans son aire ;
Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ;
Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.

Ce vieillard possédait des champs de blés et d’orge ;
Il était, quoique riche, à la justice enclin ;
Il n’avait pas de fange en l’eau de son moulin ;
Il n’avait pas d’enfer dans le feu de sa forge.

Sa barbe était d’argent comme un ruisseau d’avril.
Sa gerbe n’était point avare ni haineuse ;
Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse :
– Laissez tomber exprès des épis, disait-il.

Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques,
Vêtu de probité candide et de lin blanc ;
Et, toujours du côté des pauvres ruisselant,
Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.

Booz était bon maître et fidèle parent ;
Il était généreux, quoiqu’il fût économe ;
Les femmes regardaient Booz plus qu’un jeune homme,
Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.

Le vieillard, qui revient vers la source première,
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;
Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,
Mais dans l’oeil du vieillard on voit de la lumière.

*

Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens ;
Près des meules, qu’on eût prises pour des décombres,
Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ;
Et ceci se passait dans des temps très anciens.

Les tribus d’Israël avaient pour chef un juge ;
La terre, où l’homme errait sous la tente, inquiet
Des empreintes de pieds de géants qu’il voyait,
Était mouillée encore et molle du déluge.

*

Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,
Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;
Or, la porte du ciel s’étant entre-bâillée
Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.

Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne
Qui, sorti de son ventre, allait jusqu’au ciel bleu ;
Une race y montait comme une longue chaîne ;
Un roi chantait en bas, en haut mourait un dieu.

Et Booz murmurait avec la voix de l’âme :
” Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ?
Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt,
Et je n’ai pas de fils, et je n’ai plus de femme.

” Voilà longtemps que celle avec qui j’ai dormi,
O Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ;
Et nous sommes encor tout mêlés l’un à l’autre,
Elle à demi vivante et moi mort à demi.

” Une race naîtrait de moi ! Comment le croire ?
Comment se pourrait-il que j’eusse des enfants ?
Quand on est jeune, on a des matins triomphants ;
Le jour sort de la nuit comme d’une victoire ;

Mais vieux, on tremble ainsi qu’à l’hiver le bouleau ;
Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe,
Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe,
Comme un boeuf ayant soif penche son front vers l’eau. “

Ainsi parlait Booz dans le rêve et l’extase,
Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ;
Le cèdre ne sent pas une rose à sa base,
Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.

*

Pendant qu’il sommeillait, Ruth, une moabite,
S’était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,
Espérant on ne sait quel rayon inconnu,
Quand viendrait du réveil la lumière subite.

Booz ne savait point qu’une femme était là,
Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle.
Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle ;
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.

L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;
Les anges y volaient sans doute obscurément,
Car on voyait passer dans la nuit, par moment,
Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.

La respiration de Booz qui dormait
Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.
On était dans le mois où la nature est douce,
Les collines ayant des lys sur leur sommet.

Ruth songeait et Booz dormait ; l’herbe était noire ;
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;
Une immense bonté tombait du firmament ;
C’était l’heure tranquille où les lions vont boire.

Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre
Brillait à l’occident, et Ruth se demandait,

Immobile, ouvrant l’oeil à moitié sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été,
Avait, en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.

La Légende des siècles, 1er Mai 1859.

Ruth et Booz, vers 1637-40. Berlin, Cabinet des estampes et dessins.