William Butler Yeats 1865 – 1939

Portrait de W. B. Yeats (John Singer Sargent). 1908. Collection privée.

Nous regardons un peu par hasard une mini-série policière anglaise de Sean Cook, Redemption (2022). C’est aussi un drame familial. Colette Cunningham, enquêtrice au sein de la brigade criminelle de Liverpool, est une femme forte. Elle reçoit un appel inattendu de Dublin. Un corps a été retrouvé. Colette est indiquée comme son parent le plus proche. Elle s’envole pour Dublin afin d’identifier sa fille, Kate, disparue depuis vingt ans. Plein de chagrin et de culpabilité, Colette décide de rester en Irlande pour s’occuper des deux enfants de Kate et de travailler pour la Garda, la police irlandaise. Elle essaie de reconstituer la vérité sur la mort de sa fille. Elle veut résoudre le mystère qui entoure sa mort.

Lors de l’enterrement, Colette lit un poème de W.B. Yeats que sa fille aimait particulièrement :

Au bas des jardins de saules

Au bas des jardins de saules je t’ai rencontrée, mon amour.
Tu passais les jardins de saules d’un pied qui est comme neige.
Tu me dis de prendre l’amour simplement, ainsi que poussent les feuilles,
Mais moi j’étais jeune et fou et je n’ai pas voulu te comprendre.

Dans un champ près de la rivière nous nous sommes tenus, mon amour,
Et sur mon épaule penchée tu posas ta main qui est comme neige.
Tu me dis de prendre la vie simplement, comme l’herbe pousse sur la levée,
Mais moi j’étais jeune et fou et depuis lors je te pleure.

Quarante-cinq poèmes suivis de La Résurrection présentés et traduits par Yves Bonnefoy. Hermann, 1989. NRF Poésie/Gallimard n°273, 2004.

Down by the salley gardens

Down by the salley gardens my love and I did meet ;
She passed the salley gardens with little snow-white feet.
She bid me take love easy, as the leaves grow on the tree ;
But I, being young and foolish, with her would not agree.

In a field by the river my love and I did stand,
And on my leaning shoulder she laid her snow-white hand.
She bid me take life easy, as the grass grows on the weirs ;
But I was young and foolish, and now am full of tears.

Emilio Prados – Manuel Altolaguirre – Sur – Litoral

Malaga commémore le centenaire de l’imprimerie Sur, fondée en octobre 1925 par le poète Emilio Prados (1899-1962). Il collabora avec Manuel Altolaguirre (1905-1959) et plus tard brièvement avec José María Hinojosa (1904-1936).

Du 6 mars au 23 mai 2025, une exposition célèbre ce centenaire au centre culturel María Victoria Atencia de Malaga (Calle Ollerías, 34) : Imprenta Sur (1925-2025). Cien años, Cien objetos. Le commissaire de l’exposition est Rafael Inglada.

Jardin vertical. Place Pepe Mena. Malaga.

On peut voir dans deux salles des dessins, des photographies, des machines d’imprimerie d’époque, des objets personnels et bien sûr des éditions de Sur et de Litoral. Cette mythique revue fut remplacée en 1937, après l’occupation de la ville par les troupes franquistes, par Dardo.

Des œuvres d’Emilio Prados (Tiempo), Federico García Lorca (Canciones), Luis Cernuda (Perfil del aire) Rafael Alberti, Juan Gris ou Pablo Picasso furent imprimées là. Dans la revue Litoral, créée une année plus tard, en 1926, publièrent entre autres Juan Ramón Jiménez, Jorge Guillén, José Bergamín, Gerardo Diego, Federico García Lorca, Rafael Alberti, Luis Cernuda, Vicente Aleixandre, Salvador Dalí, Juan Gris, Manuel de Falla. Le peintre María Ángeles Ortiz conçut la première page de cette magnifique revue. Son poisson devint un des symboles de la Génération de 1927.

Premier numéro de la revue Litoral. 1926. Dessin de María Ángeles Ortiz.

L’imprimerie s’ installa d’abord Calle Tomás Heredia, n°24, puis Calle de San Lorenzo, n°12.

Manuel Altolaguirre l’évoqua ainsi : « …Nuestra imprenta tenía forma de barco, con sus barandas, salvavidas, faroles, vigas de azul y blanco, cartas marítimas, cajas de galletas y vino para los naufragios. Era una imprenta llena de aprendices, uno manco, aprendices como grumetes, que llenaban de alegría el pequeño taller, que tenía flores, cuadros de Picasso, música de don Manuel de Falla, libros de Juan Ramón Jiménez en los estantes. Imprenta alegre como un circo […]. Entre otras cosas, teníamos en un rincón una escafandra de buzo y en la vitrina una mano de madera articulada, de las que sirven para agrandar los guantes. Son recuerdos prosaicos. Pero la imprenta era un verdadero rincón de poesía. Con muy pocas máquinas, con muchos sillones, con más conversación que trabajo, casi siempre desinteresado, artístico, porque Emilio era y es el hombre más generoso del mundo. »

Antigua Imprenta Sur. Málaga.

L’imprimerie Sur fonctionne toujours grâce à une famille d’imprimeurs, les Andrade, bien qu’elle ait connu de nombreuses vicissitudes. Elle est gérée depuis 2000 par le Centro Generación del 27 de la Diputación de Málaga. De même, la revue Litoral a pu réapparaître à Torremolinos en 1968 grâce à José María Amado et à la société Revista Litoral, S.A.​ Son directeur actuel est le peintre Lorenzo Saval Prados et sa directrice adjointe María José Amado, son épouse.

Revista Litoral. S.A. Ediciones Litoral.
Urbanización La Roca, Local 8. 29620 Torremolinos Málaga.
litoral@edicioneslitoral.com
[+34] 952 388 257

https://edicioneslitoral.com/?v=11aedd0e4327

Litoral n°1. Mai 1968.

Charles Baudelaire

Les bons chiens

À M. Joseph Stevens

Je n’ai jamais rougi, même devant les jeunes écrivains de mon siècle, de mon admiration pour Buffon ; mais aujourd’hui ce n’est pas l’âme de ce peintre de la nature pompeuse que j’appellerai à mon aide. Non.
Bien plus volontiers je m’adresserais à Sterne, et je lui dirais : « Descends du ciel, ou monte vers moi des champs Élyséens, pour m’inspirer en faveur des bons chiens, des pauvres chiens, un chant digne de toi, sentimental farceur, farceur incomparable ; reviens à califourchon sur ce fameux âne qui t’accompagne toujours dans la mémoire de la postérité ; et surtout que cet âne n’oublie pas de porter, délicatement suspendu entre ses lèvres, son immortel macaron ! »
Arrière la Muse académique ! Je n’ai que faire de cette vieille bégueule. J’invoque la Muse familière, la citadine, la vivante, pour qu’elle m’aide à chanter les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés, ceux-là que chacun écarte, comme pestiférés et pouilleux, excepté le pauvre dont ils sont les associés, et le poète qui les regarde d’un œil fraternel.
Fi du chien bellâtre, de ce fat quadrupède, danois, king-charles, carlin ou gredin, si enchanté de lui-même qu’il s’élance indiscrètement dans les jambes ou sur les genoux du visiteur, comme s’il était sûr de plaire, turbulent comme un enfant, sot comme une lorette, quelquefois hargneux et insolent comme un domestique ! Fi surtout de ces serpents à quatre pattes, frissonnants et désœuvrés, qu’on nomme levrettes, et qui ne logent même pas dans leur museau pointu assez de flair pour suivre la piste d’un ami, ni dans leur tête aplatie assez d’intelligence pour jouer au domino !
À la niche, tous ces fatigants parasites ! Qu’ils retournent à leur niche soyeuse et capitonnée ! Je chante le chien crotté, le chien pauvre, le chien sans domicile, le chien flâneur, le chien saltimbanque, le chien dont l’instinct, comme celui du pauvre, du bohémien et de l’histrion, est merveilleusement aiguillonné par la nécessité, cette si bonne mère, cette vraie patronne des intelligences !
Je chante les chiens calamiteux, soit ceux qui errent, solitaires, dans les ravines sinueuses des immenses villes, soit ceux qui ont dit à l’homme abandonné, avec des yeux clignotants et spirituels : « Prends-moi avec toi, et de nos deux misères nous ferons peut-être une espèce de bonheur ! »
« Où vont les chiens » disait autrefois Nestor Roqueplan dans un immortel feuilleton qu’il a sans doute oublié, et dont moi seul, et Sainte-Beuve peut-être, nous nous souvenons encore aujourd’hui.
Où vont les chiens, dites-vous, hommes peu attentifs ? Ils vont à leurs affaires. Rendez-vous d’affaires, rendez-vous d’amour. À travers la brume, à travers la neige, à travers la crotte, sous la canicule mordante, sous la pluie ruisselante, ils vont, ils viennent, ils trottent, ils passent sous les voitures, excités par les puces, la passion, le besoin ou le devoir. Comme nous, ils se sont levés de bon matin, et ils cherchent leur vie ou courent à leurs plaisirs.
Il y en a qui couchent dans une ruine de la banlieue et qui viennent, chaque jour, à heure fixe, réclamer la sportule à la porte d’une cuisine du Palais-Royal ; d’autres qui accourent, par troupes, de plus de cinq lieues, pour partager le repas que leur a préparé la charité de certaines pucelles sexagénaires, dont le cœur inoccupé s’est donné aux bêtes, parce que les hommes imbéciles n’en veulent plus.
D’autres qui, comme des nègres marrons, affolés d’amour, quittent, à de certains jours, leur département pour venir à la ville, gambader, pendant une heure, autour d’une belle chienne, un peu négligée dans sa toilette, mais fière et reconnaissante.
Et ils sont tous très exacts, sans carnets, sans notes et sans portefeuilles.
Connaissez-vous la paresseuse Belgique, et avez-vous admiré comme moi tous ces chiens vigoureux attelés à la charrette du boucher, de la laitière ou du boulanger, et qui témoignent, par leurs aboiements triomphants, du plaisir orgueilleux qu’ils éprouvent à rivaliser avec les chevaux ?
En voici deux qui appartiennent à un ordre encore plus civilisé ! Permettez-moi de vous introduire dans la chambre du saltimbanque absent. Un lit, en bois peint, sans rideaux, des couvertures traînantes et souillées de punaises, deux chaises de paille, un poêle de fonte, un ou deux instruments de musique détraqués, oh ! le triste mobilier ! Mais regardez, je vous prie, ces deux personnages intelligents, habillés de vêtements à la fois éraillés et somptueux, coiffés comme des troubadours ou des militaires, qui surveillent, avec une attention de sorciers l’œuvre sans nom qui mitonne sur le poêle allumé, et au centre de laquelle une longue cuiller de bois se dresse, plantée comme un de ces mâts aériens qui annoncent que la maçonnerie est achevée.
N’est-il pas juste que de si zélés comédiens ne se mettent pas en route sans avoir lesté leur estomac d’une soupe puissante et solide ? Et ne pardonnerez-vous pas un peu de sensualité à ces pauvres diables qui ont à affronter tout le jour l’indifférence du public et les injustices d’un directeur qui se fait la grosse part et mange à lui seul plus de soupe que quatre comédiens ?
Que de fois j’ai contemplé, souriant et attendri, tous ces philosophes à quatre pattes, esclaves complaisants, soumis ou dévoués, que le dictionnaire républicain pourrait aussi bien qualifier d’officieux, si la république trop occupée du bonheur des hommes, avait le temps de ménager l’honneur des chiens.
Et que de fois j’ai pensé qu’il y avait peut-être quelque part (qui sait, après tout ?), pour récompenser tant de courage, tant de patience et de labeur, un paradis spécial pour les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés et désolés. Swedenborg affirme bien qu’il y en a un pour les Hollandais et un pour les Turcs !
Les Bergers de Virgile et de Théocrite attendaient, pour prix de leur chant alterné, un bon fromage, une flûte du meilleur faiseur, ou une chèvre aux mamelles gonflées. Le poète qui a chanté les pauvres chiens a reçu pour récompense un beau gilet, d’une couleur, à la fois riche et fanée, qui fait penser aux soleils d’automne, à la beauté des femmes mûres et aux étés de la Saint-Martin.
Aucun de ceux qui étaient présents dans la taverne de la rue Villa-Hermosa n’oubliera avec quelle pétulance le peintre s’est dépouillé de son gilet en faveur du poète, tant il a bien compris qu’il était bon et honnête de chanter les pauvres chiens.
Tel un magnifique tyran italien, du bon temps, offrait au divin Arétin soit une dague enrichie de pierreries, soit un manteau de cour, en échange d’un précieux sonnet ou d’un curieux poème satirique.
Et toutes les fois que le poète endosse le gilet du peintre, il est contraint de penser aux bons chiens, aux chiens philosophes, aux étés de la Saint-Martin et à la beauté des femmes très mûres.

Le Spleen de Paris, 1869.

Paris. Cimetière du Montparnasse. Cénotaphe de Baudelaire (José de Charmoy) 1902.

” Les bons chiens est un hommage au peintre animalier Joseph Stevens (1816-1892), frère du marchand d’art Arthur Stevens et du peintre de genre Alfred Stevens. Baudelaire a fréquenté les trois frères durant son séjour en Belgique (avril 1864-juin 1866). Il a vu des peintures de Joseph Stevens et des ” chiens habillés ” dans la collection Crabbe. (…)

L‘Indépendance belge du 21 juin 1865 révèle que Joseph Stevens avait offert son gilet à Baudelaire ” sous la condition qu’il écrirait quelque chose sur les chiens des pauvres “.

(Baudelaire, Oeuvres complètes II. Bibliothèque de la Pléiade. NRF. 2024. Notices, notes et variantes. Page 1586.)

https://www.youtube.com/watch?v=5EKtP4QahR8

Les bons chiens. Extrait lu par Michel Piccoli. Baudelaire : Petits poèmes en prose (Le Spleen de Paris). Frémeaux & Associés. 2009.

Intérieur du saltimbanque (Joseph Stevens). 1850.

Terence Davies (1945 – 2023) – Emily Dickinson

Terence Davies (Henny Garfunkel)

Le cinéaste anglais a toujours fait des films personnels et intéressants malgré les difficultés de production qu’il a rencontrées.

En 1988, j’avais beaucoup aimé Distant voices, Still Lives, qui recrée la vie d’une famille de la classe ouvrière à Liverpool dans les années 1940 et 1950.

Son dernier film, sorti en en 2021, retrace la vie du poète anglais Siegfried Sassoon (1886 – 1967) : Les Carnets de Siegfried.

Il est mort à 77 ans le 7 octobre 2023 à Mistley (Essex – Angleterre).

J’ai repris à la Médiathèque de Noisiel la belle édition livre-DVD Collector (96 pages) Emily Dickinson, A Quiet Passion (2016).

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/08/03/emily-dickinson-a-quiet-passion-terence-davies/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2024/04/14/terence-davies-siegfried-sassoon-wilfred-owen/

Les films de Terence Davies sont toujours beaux et âpres. La dureté des hommes (surtout celle des pères) ne donne aux femmes qu’une alternative : le sacrifice ou la rédemption. C’est le cas du personnage de la mère dans Distant voices, Still Lives, mais aussi dans celui de Chris Guthrie dans Sunset Song (2015).

Dans Emily Dickinson, A Quiet Passion, la femme reste prisionnière. La poétesse est enfermée dans une cage dont elle ne sortira pas. Il y a moins d’échappées musicales que dans les autres films du cinéaste (seulement une sortie à l’opéra et quelques moments dans la maison familiale d’Amherst – Massachusetts).

La récitation des poèmes ponctue tout le film qui commence par une séquence qui montre la violente opposition d’Emily à l’autorité, incarnée par la directrice de Mount Holyoke Seminary, (établissement d’études supérieures pour jeunes filles) où elle ne restera que dix mois. Plus tard, en présence de son père et de sa famille. elle refusera de s’agenouiller pour rendre grâce à la demande d’un nouveau pasteur.

La première partie de l’oeuvre est légère, presque frivole. On remarque des personnages réels (Susan Gilbert, sa belle sœur, jouée Jodhi May), et d’autres inventés (Vryling Buffam, incarnée par Catherine Bailey). Les bons mots, les paradoxes, l’humour pince-sans-rire font sourire le spectateur.

Ensuite, Emily Dickinson reste jusqu’à la fin de sa vie dans la maison de cette famille, austère et aimante. Elle se retire progressivement du monde extérieur, s’habille en blanc et refuse de descendre de sa chambre. Sa vie se termine dans les souffrances de la maladie de Bright, caractérisée par un dysfonctionnement rénal incurable.

Terence Davies dresse le portait d’une femme d’une grande intransigeance morale qui n’hésite pas à exprimer sa rage. Elle remet en cause de l’intérieur l’autorité des Puritains comme le font à la même époque Ralph Waldo Emerson (1803-1882) et les transcendantalistes.

On retrouve dans ce film certains thèmes caractéristiques de l’oeuvre de Terence Davies : la fuite du temps, la hantise de la mort, l’amour de la nature.

Trois poèmes lus dans le film :

1037

The dying need but little, dear,—
A glass of water’s all,
A flower’s unobtrusive face
To punctuate the wall,

A fan, perhaps, a friend’s regret,
And certainly that one
No color in the rainbow
Perceives when you are gone.

1865.

………………………………………………………………………………………

Les Mourants ont besoin de peu, Doux Ami,
Un Verre d’eau, c’est tout,
Le Visage discret d’une fleur
Pour ponctuer le Mur,

Un Éventail, peut-être, le regret d’un Ami
Et la Certitude qu’on ne percevra plus
Les couleurs de l’arc-en-ciel
Quand tu auras disparu –

Traduction Françoise Dolphy.

453

Our journey had advanced –
Our feet were almost come
To that odd Fork in Being’s Road –
Eternity – by Term –

Our pace took sudden awe –
Our feet – reluctant – led –
Before – were Cities – but Between –
The Forest of the Dead—

Retreat – was out of Hope –
Behind – a Sealed Route –
Eternity’s White Flag – Before –
And God – at every Gate –

1862.

……………………………………………………………………………………………..

Notre voyage était bien engagé –
Nos pieds étaient presque arrivés
Á cette étrange bifurcation sur la Route de l’Être –
Qu’on Nomme – l’Éternité –

Notre allure fut soudain entachée d’effroi –
Nos pieds – avançaient – de mauvaise grâce –
La Forêt des Morts –

Pas le moindre Espoir – de rebrousse chemin –
Derrière – une Route sans issue –
Le drapeau Blanc de l’éternité – devant –
Et Dieu – à chaque Portail –

Traduction Françoise Delphy.

519

This is my letter to the World
That never wrote to Me –
The simple News that Nature told –
With tender Majesty

Her Message is committed
To Hands I cannot see –
For love of Her – Sweet – countrymen –
Judge tenderly – of Me

1863.

……………………………………………………………………………….

Ceci est ma lettre au Monde
Qui jamais ne M’a écrit –
Simples Nouvelles racontées par la Nature –
Avec une tendre Majesté

Elle confie son Message
À des Mains que je ne vois pas
Par amour pour Elle – Doux – compatriotes –
Jugez-Moi – avec tendresse

Traduction Françoise Delphy.

César Vallejo

Mario Vargas Llosa. Madrid, février 2003 (Miguel Gener)

Mario Vargas Llosa, l’« homme-plume », Prix Nobel de Littérature en 2010, est mort à Lima dimanche 13 avril 2025. Il avait 89 ans. Nous l’avions croisé un jour dans l’aéroport de Barajas à Madrid. Échange de sourires. Beaucoup d’articles dans la presse…

Je me souviens pourtant aujourd’hui du grand poète péruvien César Vallejo.

Il est né à Santiago de Chuco le 16 mars 1892. Il est mort à Paris le 15 avril 1938.

Il avait écrit dans Pierre noire sur une pierre blanche

Me moriré en París con aguacero,
un día del cual tengo ya el recuerdo.
Me moriré en París -y no me corro-
tal vez un jueves, como es hoy de otoño.

Poemas humanos, 1939.

Pierre noire sur une pierre blanche

Je mourrai à Paris par temps de pluie,
un jour dont j’ai déjà le souvenir.
Je mourrai à Paris – pourquoi rougir –
en automne, un jeudi, comme aujourd’hui.

Poèmes humains, 1939. Traduction Jacques Ancet.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/04/17/cesar-vallejo/

Un autre poème de Vallejo…

El poeta a su amada

Amada, en esta noche tú te has crucificado
sobre los dos maderos curvados de mi beso;
y tu pena me ha dicho que Jesús ha llorado
y que hay un viernesanto más dulce que ese beso.

En esta noche rara que tanto me has mirado
la Muerte ha estado alegre y ha cantado en su hueso
En esta noche de Setiembre se ha oficiado
mi segunda caída y el más humano beso.

Amada, moriremos los dos juntos, muy juntos;
se irá secando a pausas nuestra excelsa amargura;
y habrán tocado a sombra nuestros labios difuntos

Y ya no habrá reproches en tus ojos benditos
ni volveré a ofenderte. Y en una sepultura
los dos dormiremos, como dos hermanitos.

Los heraldos negros, 1918.

Le poète à son aimée

Aimée, cette nuit tu t’es crucifiée
sur les deux madriers cintrés de mon baiser ;
et ta peine m’a dit que Jésus avait pleuré
et qu’il est un Vendredisaint plus doux que ce baiser.

En cette nuit étrange où tant tu m’as regardé ,
la Mort a été joyeuse et a sifflé dans son os.
En cette nuit de Septembre on a célébré
ma seconde chute et le plus humain des baisers.

Aimée, nous mourrons tous deux ensemble, très unis ;
de loin en loin se desséchera notre suprême amertume ;
et nos lèvres défuntes auront sonné un glas d’ombre.

Et il n’y aura plus de reproche dans tes yeux bénits ;
et je ne t’offenserai plus. Et dans une même sépulture
nous dormirons tous deux, comme frère et soeur.

Poésie complète 1919-1937. Flammarion, 2009. Traduction Nicole Réda-Euvremer.

Paco Ibáñez a chanté une partie de ce poème dans son Album “Por una canción” (PDI, 1990).

https://www.youtube.com/watch?v=xCDerd6Ci3I

Charles Baudelaire 1821-1867

Baudelaire est né le 9 avril 1821 à Paris. Il est mort dans la même ville le 31 août 1867.

On peut aimer Baudelaire, mais aussi Rimbaud. Ce n’est pas un problème.

La voix

Mon berceau s’adossait à la bibliothèque,
Babel sombre, où roman, science, fabliau,
Tout, la cendre latine et la poussière grecque,
Se mêlaient. J’étais haut comme un in-folio.

Deux voix me parlaient. L’une, insidieuse et ferme,
Disait : « La Terre est un gâteau plein de douceur ;
Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme !)
Te faire un appétit d’une égale grosseur. »

Et l’autre : « Viens ! Oh ! viens voyager dans les rêves,
Au delà du possible, au delà du connu ! »
Et celle-là chantait comme le vent des grèves,
Fantôme vagissant, on ne sait d’où venu,

Qui caresse l’oreille et cependant l’effraye.
Á cette belle voix je dis : Oui ! C’est d’alors
Que date ce qu’on peut, hélas ! nommer ma plaie
Et ma fatalité. Derrière les décors

De l’existence immense, au plus noir de l’abîme,
Je vois distinctement des mondes singuliers,
Et, de ma clairvoyance extatique victime,
Je traîne des serpents qui mordent mes souliers.

Et c’est depuis ce temps que, pareil aux prophètes,
J’aime si tendrement le désert et la mer ;
Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes,
Et trouve un goût suave au vin le plus amer ;

Que je prends très souvent les faits pour des mensonges,
Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous.
Mais la Voix me console et dit : « Garde tes songes ;
Les sages n’en ont pas d’aussi beaux que les fous ! »

Ce poème est publié d’abord dans la Revue contemporaine le 28 février 1861. Il ne figure pas dans les éditions de 1857 et 1861 des Fleurs du Mal. Il est repris dans L’Artiste le 1 mars 1862 et recueilli en 1866 dans Les Épaves.

Baudelaire a presque 40 ans quand il le compose. Il évoque, dès les premiers vers, son enfance au 13 Rue Hautefeuille (Paris VI) avant la mort de son père Joseph-François Baudelaire (1759-1821). C’ est unique dans sa poésie.

Fronstispice pour Les Epaves de Charles Baudelaire. Eau-forte 1866.

Emily Dickinson – Claire Malroux

Emily Dickinson

656

I started Early – Took my Dog –
And visited the Sea –
The Mermaids in the Basement
Came out to look at me –

And Frigates – in the Upper Floor
Extended Hempen Hands –
Presuming Me to be a Mouse –
Aground – opon the Sands –

But no Man moved Me – till the Tide
Went past my simple Shoe –
And past my Apron – and my Belt
And past my Boddice – too –

And made as He would eat me up –
As wholly as a Dew
Opon a Dandelion’s Sleeve –
And then – I started – too –

And He – He followed – close behind –
I felt His Silver Heel
Opon my Ancle – Then My Shoes
Would overflow with Pearl –

Until We met the Solid Town –
No One He seemed to know –
And bowing – with a Mighty look –
At me – The Sea withdrew –

656

Je partis Tôt – Pris mon Chien –
Rendis visite à la Mer –
Les Sirènes du Sous-sol
Montèrent pour me voir –

Et les Frégates – à l’Étage
Tendirent des Mains de Chanvre –
Me prenant pour une Souris –
Échouée – sur les Sables –

Mais nul Homme ne Me héla – et le Flot
Dépassa ma Chaussure –
Puis mon Tablier – et ma Ceinture
Puis mon Corsage – aussi –

Il menaçait de m’avaler toute –
Comme la Rosée
Sur le Gilet d’un Pissenlit –
Alors – je courus moi aussi –

Et Lui – Il me serrait – de près –
Je sentis sur ma Cheville
Son Talon d’Argent – Mes Souliers allaient
Déborder de Perles –

Enfin ce fut la Cité Ferme –
Nul, semblait-il, qu’Il connût là –
Et m’adressant un Impérieux – salut –
L’Océan se retira –

Car l’adieu, c’est la nuit. Poésie / Gallimard n°435. 2007. Traduction Claire Malroux.

Claire Malroux, Chambre avec vue sur l’éternité Emily Dickinson. (Pages 66-67)

” Aucun poème ne donne une image aussi vivante d’Emily dans sa jeunesse, ni une idée aussi juste de son caractère à la fois intrépide et angoissé que celui qui débute par ces mots : ” Je partis Tôt – Avec mon Chien – “

Emily Dickinson avait un grand chien, appelé Carlo, offert par son père.

Elle écrivait à Thomas W. Higginson (1823-1911) à qui on doit la publication de l’oeuvre de la poétesse américaine, à titre posthume : ” Vous me demandez quels sont mes Compagnons : les Collines – Monsieur – et le Couchant – et un Chien – aussi grand que moi – que mon père m’a acheté. – Ils valent mieux que des Êtres – parce qu’ils savent – mais sont muets. ” (25 avril 1862)

Christian Garcin vient de publier chez Actes Sud un récit biographique La Vie singulière de Thomas Higginson.

” Pasteur, militant abolitionniste, soutien de Lincoln, colonel dans l’armée de l’union, féministe avant l’heure, écrivain proche de Threau, d’Emerson et de Jack London, Thomas W. Higginson (1823-1911) a fréquenté les personnages les plus importants de la construction houleuse et tragique de l’Amérique. Pourtant, personne ne se souvient de lui aujourd’hui. Sauf, peut-être, les plus ardents admirateurs d’Emily Dickinson. ” (Quatrième de couverture)

Claire Malroux (1925-2025) – Emily Dickinson

Claire Malroux.

Claire Malroux, poète, essayiste et traductrice, est morte à Sèvres le 4 février 2025 à 99 ans.

Josette Andrée Malroux est née le 3 septembre 1925 à Albi. Elle change de prénom lorsqu’elle commence à écrire. En 1936, sa famille quitte le sud de la France pour rejoindre Paris. En effet, son père Augustin Malroux (1900-1945), instituteur, est élu député du Front populaire. Le 10 juillet 1940, le socialiste fait partie des 86 parlementaires qui refusent de voter les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain.

Il écrit le jour même à sa femme et à ses enfants : ” Ceci est mon testament politique. Je veux que plus tard vous sachiez qu’en des heures tragiques votre Papa n’a pas eu peur de ses responsabilités et n’a pas voulu — quelles que soient ses craintes — être parjure à tout ce qu’il a appris puis enseigné dans la vie. J’ai été élevé dans l’amour de la République. Aujourd’hui on prétend la crucifier. Je ne m’associe pas à ce geste assassin. Je reste un protestataire. J’espère le rester toute ma vie pour être digne de ceux qui m’ont précédé ” (le Cri des travailleurs, 13 octobre 1945). Entré dans la Résistance, il est arrêté le 2 mars 1942 et déporté le 15 septembre 1943. Il meurt au camp de concentration de Bergen-Belsen le 10 avril 1945.

https://maitron.fr/spip.php?article119778

Après des études à l’Ecole normale supérieure de jeunes filles, dont elle sort en 1946, Claire Malroux se rend au Royaume-Uni, où elle découvre la poésie écrite en langue anglaise. Sa rencontre avec l’œuvre d’Emily Dickinson est un événement décisif dans son parcours.

Claire Malroux a traduit de nombreux ouvrages de la poète – notamment Une âme en incandescence (José Corti, 1998) et Quatrains et autres poèmes brefs (Gallimard, 2000). Elle lui consacre aussi un essai (Chambre avec vue sur l’éternité : Emily Dickinson, Gallimard, 2005).

Prologue (page 11) : « Au moment de m’engager dans une aussi intimidante aventure – parler d’Emily Dickinson – j’en mesure tous les dangers, moi qui ai seulement parlé jusqu’ici pour elle, en traduisant sa poésie et sa correspondance.
Nos langues se sont mêlées, nos écritures. J’ai cherché du mieux que j’ai pu à restituer son langage, sans rester à la surface des mots, en essayant de remonter à la source de ce qui chaque fois déclenchait en elle le désir et le besoin d’écrire le poème ou la lettre.
Cette tâche était ardue, mais somme toute sûre. Mettre ses pas dans les pas de celle qui parle. Être le témoin muet, tout en parlant à sa place. J’aurais pu en rester là. »

Elle a aussi traduit les œuvres de Wallace Stevens (1879-1955), C.K. Williams (1936-2015), Emily Brontë (1818-1848), Ian McEwan (1948-), ainsi que les textes de Derek Walcott (1930-2017), Prix Nobel de littérature en 1992. Ce travail de traduction lui a valu plusieurs distinctions : le prix Maurice-Edgar Coindreau en 1990 pour Poèmes d’Emily Dickinson, le Grand Prix national de la traduction en 1995 pour l’ensemble de son œuvre, le Prix Laure-Bataillon (2002), pour Une autre vie de Derek Walcott.

Traduire et écrire de la poésie, pour Claire Malroux, sont deux activités indissociables l’une de l’autre. Elle affirme en 2022 : « Je peux apparaître tantôt comme un poète traducteur, tantôt comme un traducteur poète. Mais y a-t-il réellement une différence ? ».

Elle a aussi été membre du comité de rédaction de la revue Po&sie, fondée en 1977 par Michel Deguy (1930-2022).

(d’après l’article d’Amaury da Cunha, La mort de la poète et traductrice Claire Malroux. Le Monde 28 mars 2025)

Chambre avec vue sur l’éternité : Emily Dickinson, Gallimard, 2005. Pages 278-279.

” Sa vision prend un surcroît de sens si on la confronte à celle de Rimbaud. Il arrive, plus souvent qu’on ne le pense, que des poètes d’égale stature aient en même temps ou à quelques années d’intervalle un même sujet de préoccupation et emploient des métaphores voisines pour le cerner. Leur dialogue, fût-il chronologiquement inversé, jette une vive lumière sur leurs ressemblances mais aussi leur spécificité.

Arthur Rimbaud (mai 1872)
” Elle est retrouvée. / Quoi ? – L’Eternité. / C’est la mer allée / Avec le soleil. “

Emily (seconde moitié de 1863)
As if the Sea should part / And show a further Sea
” Comme si la Mer s’écartait / Pour révéler une Mer nouvelle – […] et qu’Elles / Ne fussent que prémisses –
De cycles de Mers – / De Rivages ignorées – / Elles-mêmes Orées de Mers futures – / Telle est – l’Eternité – “

Ce duo par métaphore interposée, ces voix entrecroisées, expriment quelque chose de plus que chacune d’elles prise à part, quelque chose d’assez semblable malgré l’apparente différence. “

Volume n° 348 de la collection Poésie / Gallimard. 2002.
Volume n° 435 de la collection Poésie / Gallimard. 2007.

Ángeles Santos (1911 – 2013) – Juan Ramón Jiménez

Autorretrato (Ángeles Santos). 1928. Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía.

Ángeles Santos Torroella est née le 7 novembre 1911 à Portbou (Gérone) en Catalogne.

Cette artiste peintre espagnole d’avant-garde a eu une trajectoire fugace, mais a marqué l’évolution de la peinture en Espagne au XX ème siècle.

Fille aînée d’une famille de huit enfants, elle a résidé dans diverses villes espagnoles selon les mutations de son père qui était fonctionnaire des douanes (Julián Santos Estévez) .

Tertulia (Ángeles Santos). 1929. Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía.

Á Valladolid en 1929, alors qu’elle n’a pas encore 18 ans, elle peint ses deux œuvres majeures : Un mundo (Un monde) et Tertulia (Le Cabaret). Elle y travaille d’avril à septembre 1929 et les présente au Salon d’Automne de Madrid en octobre. Son grand talent est reconnu par des écrivains tels que Ramón Gómez de la Serna, Jorge Guillén, Federico García Lorca, Vicente Huidobro.

Ramón Gómez de la Serna : “En el Salón de Otoño, que es como submarino del Retiro, náufrago de hojas y barro, ha surgido una revelación: la de una niña de diez y siete años. Ángeles Santos, que aparece como Santa Teresa de la pintura, oyendo palomas y estrellas que le dictan el tacto que han de tener sus pinceles”.

Juan Ramón Jiménez : «Alguno se acerca curioso a un lienzo y mira por un ojo y ve a Ángeles Santos corriendo gris y descalza orilla del río. Se pone hojas verdes en los ojos, le tira agua al sol, carbón a la luna. Huye, viene, va. De pronto, sus ojos se ponen en los ojos de las máscaras pegados a los nuestros. Y mira, la miramos. Mira sin saber a quién. La miramos. Mira». (Españoles de tres mundos. Viejo mundo, nuevo mundo, otro mundo. Caricatura lírica (1914-1940)

Son désir de modernité et de nouveauté dans la création (surréalisme, réalisme magique, expressionnisme) s’oppose fortement à l’environnement provincial dans lequel elle vit au jour le jour. Elle peint Niños y plantas en 1930, qui crée un scandale à Valladolid (les deux enfants représentés étaient nus pendant les séances de pose).

Sa famille insiste pour l’interner dans un centre de santé à Madrid pendant un mois et demi pour « crise de personnalité ». Ramón Gómez de la Serna proteste dans La Gaceta Literaria (1 avril 1930) : «La genial pintora Ángeles Santos en un sanatorio».

Elle s’installe ensuite en Catalogne où elle épouse le peintre post-impressionniste Emili Grau i Sala (1911-1975) le 15 janvier 1936. Elle a en 1937 un fils, qui sera lui aussi peintre, Julián Grau Santos. Elle ne peint plus que par intermittence et s’éloigne totalement des thématiques des années 20 et 30 qu’elle trouve lugubres et qui l’ont fait souffrir.

Son frère Rafael Santos Torroella (1914-2002) était un critique d’art célèbre, spécialiste entre autres de l’œuvre de Salvador Dalí.

Longtemps oubliée, elle a retrouvé sa place lorsque le Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía de Madrid a fait entrer en 1937 dans ses collections Un mundo et Tertulia.

Elle est décédée à Madrid le 3 octobre 2013 à 101 ans.

Un mundo est probablement son chef d’oeuvre. C’est un très grand tableau (290 x 310 cm). Ángeles Santos a affirmé qu’un poème de Juan Ramón Jiménez l’a inspirée.

Un mundo (Ángeles Santos). 1929. Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía.

Alba (Juan Ramón Jiménez)

Se paraba
la rueda
de la noche…

Vagos ánjeles malvas
apagaban las verdes estrellas.

Una cinta tranquila
de suaves violetas
abrazaba amorosa
a la pálida tierra.

Suspiraban las flores al salir de su ensueño,
embriagando el rocío de esencias.

Y en la fresca orilla de helechos rosados,
como dos almas perlas,
descansaban dormidas
nuestras dos inocencias
– ¡oh que abrazo tan blanco y tan puro!-
de retorno a las tierras eternas.

Ninfeas, 1900 / Ninfea del Pantano (1896-1902)

L’aube

La roue
de la nuit
s’arrêtait…

De vagues anges mauves
éteignaient les vertes étoiles.

Un ruban tranquille
de douces violettes
embrassait amoureusement
la terre pâle.

Les fleurs soupiraient en sortant de leur rêverie,
enivrant la rosée d’essences.

Et sur le frais rivage de fougères roses,
comme deux âmes nacrées,
reposaient endormies
nos deux innocences
– oh quelle étreinte si blanche et si pure ! –
de retour aux terres éternelles.

Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía. Antiguo Hôpital General y de la Pasión. (Francisco Sabatini – José de Hermosilla y Sandoval), 1755. (CFA)

Francis Ponge – Pablo Neruda

Francis Ponge et Pablo Neruda, deux auteurs bien différents. Un point commun, l’éloge de la pomme de terre.

Jeune fille épluchant des pommes de terre (Albert Anker 1831-1910). 1886. Collection privée.

« Au Paradis, nous nous lasserons peut-être un jour de la musique des anges et pour leur expliquer qu’il y avait là-bas, sur terre, quelque chose qui en valait la peine, j’ai écrit ces textes sur les plus ordinaires des choses : la pomme de terre, le savon, le galet, – pour montrer aux anges ce que je veux dire » Jesper Svenbro. Rencontre avec Francis Ponge (1979).

La pomme de terre (Francis Ponge)

Peler une pomme de terre bouillie de bonne qualité est un plaisir de choix.
Entre le gras du pouce et la pointe du couteau tenu par les autres doigts de la même main, l’on saisit – après l’avoir incisé – par l’une de ses lèvres ce rêche et fin papier que l’on tire à soi pour le détacher de la chair appétissante du tubercule.
L’opération facile laisse, quand on a réussi à la parfaire sans s’y reprendre
à trop de fois, une impression de satisfaction indicible.
Le léger bruit que font des tissus en se décollant est doux à l’oreille, et la
découverte de la pulpe comestible réjouissante.
Il semble, à reconnaître la perfection du fruit nu, sa différence, sa
ressemblance, sa surprise – et la facilité de l’opération – que l’on ait accompli
là quelque chose de juste, dès longtemps prévu et souhaité par la nature, que l’on
a eu toutefois le mérite d’exaucer.
C’est pourquoi je n’en dirai pas plus, au risque de sembler me satisfaire d’un
ouvrage trop simple. Il ne me fallait – en quelques phrases sans effort – que
déshabiller mon sujet, en en contournant strictement la forme : la laissant intacte
mais polie, brillante et toute prête à subir comme à procurer les délices de sa
consommation.

… Cet apprivoisement de la pomme de terre par son traitement à l’eau bouillante durant vingt minutes, c’est assez curieux (mais justement tandis que j’écris des
pommes de terre cuisent – il est une heure du matin – sur le fourneau devant moi).
Il vaut mieux, m’a-t-on dit que l’eau soit salée, sévère : pas obligatoire, mais
c’est mieux.
Une sorte de vacarme se fait entendre, celui des bouillons de l’eau. Elle est en
colère, au moins au comble de l’inquiétude. Elle se déperd furieusement en
vapeurs, bave, grille aussitôt, pfutte, tsitte : enfin, très agitée sur ces charbons
ardents.
Mes pommes de terre, plongées là-dedans, sont secouées de soubresauts,
bousculées, injuriées, imprégnées jusqu’à la moelle.
Sans doute la colère de l’eau n’est-elle pas à leur propos, mais elles en
supportent l’effet – et ne pouvant se déprendre de ce milieu, elles s’en trouvent
profondément modifiées (j’allais écrire s’entr’ouvrent…).
Finalement, elles y sont laissées pour mortes, ou du moins très fatiguées. Si
leur forme en réchappe (ce qui n’est pas toujours), elles sont devenues molles,
dociles. Toute acidité a disparu de leur pulpe : on leur trouve bon goût.
Leur épiderme s’est aussi rapidement différencié : il faut l’ôter (il n’est plus
bon à rien), et le jeter aux ordures…
Reste ce bloc friable et savoureux, – qui prête moins qu’à d’abord vivre,
ensuite à philosopher.

Paru dans Confluences n°18. Mars 1943.

Pièces. 1962. Poésie / Gallimard n°73 1971.

Francis Ponge lit “Le pain” et “La pomme de terre”. France Culture, 9 mars 2018. (Durée : 3’14) Archives INA – Radio France.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/francis-ponge-lit-le-pain-et-la-pomme-de-terre-6977360

https://www.youtube.com/watch?v=p9NhHzxdB4c

Oda a la papa (Pablo Neruda)

Papa
te llamas,
papa
y no patata,
no naciste con barba,
no eres castellana:
eres oscura
como
nuestra piel,
somos americanos,
papa,
somos indios.
Profunda
y suave eres,
pulpa pura, purísima
rosa blanca
enterrada,
floreces
allá adentro
en la tierra,
en tu lluviosa
tierra
originaria,
en las islas mojadas
de Chile tempestuoso,
en Chiloé marino,
en medio de la esmeralda que abre
su luz verde
sobre el austral océano.

Papa,
materia
dulce,
almendra
de la tierra,
la madre
allí
no tuvo
metal muerto,
allí en la oscura
suavidad de las islas
no dispuso
el cobre y sus volcanes
sumergidos,
ni la crueldad azul
del manganeso,
sino que con su mano,
como en un nido
en la humedad más suave,
colocó tus redomas,
y cuando
el trueno
de la guerra
negra,
España
inquisidora,
negra como águila de sepultura,
buscó el oro salvaje
en la matriz
quemante
de la araucanía,
sus uñas
codiciosas
fueron exterminadas,
sus capitanes
muertos,
pero cuando a las piedras de Castilla
regresaron
los pobres capitanes derrotados
levantaron en las manos sangrientas
no una copa de oro,
sino la papa
de Chiloé marino.
Honrada eres
como
una mano
que trabaja en la tierra,
familiar
eres
como
una gallina,
compacta como un queso
que la tierra elabora
en sus ubres
nutricias,
enemiga del hambre,
en todas
las naciones
se enterró su bandera
vencedora
y pronto allí,
en el frío o en la costa
quemada,
apareció
tu flor
anónima
enunciando la espesa
y suave
natalidad de tus raíces.

Universal delicia,
no esperabas
mi canto,
porque eres sorda
y ciega
y enterrada.
Apenas
si hablas en el infierno
del aceite
o cantas
en las freidurías
de los puertos,
cerca de las guitarras,
silenciosa,
harina de la noche
subterránea,
tesoro interminable
de los pueblos.

Nuevas odas elementales. Losada,1963.

Chiloé (Chile). Janvier 2018 (CFA).