Albert Camus – Pascal Pia

Carte de presse de Pascal Pia, directeur de Combat et d’Albert Camus, rédacteur en chef. Vers 1945.

Je viens de relire la Correspondance entre Albert Camus et Pascal Pia.

Pascal Pia et Albert Camus – Lyon 1940.

Pascal Pia (de son vrai nom Pierre Durand) est né le 15 août 1903 à Paris. Cet écrivain, journaliste, érudit et grand résistant français a laissé peu de place dans la littérature française du XXe siècle. Il connaissait pourtant à merveille la poésie de Baudelaire, Rimbaud et Jules Laforgue entre autres.
Il vient d’une famille modeste. Son père, Arthur-Émile Durand, était caissier, et sa mère Rosine Bertrand, employée aux Chemins de fer du Nord. Pendant la Première Guerre mondiale, le sergent-fourrier Durand est tué le 26 septembre 1915 sur le front de Champagne, aux abords de la ferme Navarin, le même lieu et le même jour où Blaise Cendrars a perdu son bras. En 1917, profondément révolté et individualiste, il quitte le domicile maternel, après le certificat d’études, pour vivre dans le Midi près de son grand-père maternel.
Il choisit le pseudonyme de Pascal Pia à dix-huit ans en souvenir de Félix Pyat, journaliste, créateur de la Société des gens de lettres et communard qui avait fondé en 1870 un journal baptisé… Le Combat !
Il revient à Paris dans les années 20 et fréquente les avant-gardes littéraires tout en restant farouchement indépendant. Il se lie dès 1920 avec André Malraux, autodidacte comme lui, qui lui dédiera Saturne, essai sur Goya (Gallimard, Collection Galerie de La Pléiade, 1950). À partir de 1921, il publie des poèmes en prose dans de nombreuses revues.
Avec son ami René Bonnel, il se lance en 1925 dans l’édition clandestine d’ouvrages érotiques : Les Onze Mille Verges et Les exploits d’un jeune don Juan d’Apollinaire, Le Con d’Irène de Louis Aragon, Mademoiselle de Mustelle et ses amies de Pierre Mac Orlan, revêtu de la couverture de la Bibliothèque rose, Histoire de l’œil de Lord Auch (pseudonyme de Georges Bataille), illustré par André Masson. Il écrit aussi des textes et des poèmes, qu’il attribue faussement à Apollinaire (Cortège priapique en 1925, Le Verger des amours en 1927), Baudelaire (À une courtisane en 1925, Les années de Bruxelles) ou Radiguet.
Il épouse Suzanne Lonneux le 12 novembre 1927. ils auront une fille, Colette.
Il travaille deux ans au quotidien de Lyon Le Progrès, puis à Paris à l’hebdomadaire antifasciste La Lumière, et, comme chef des informations générales, au quotidien Ce soir, dirigé par Louis Aragon et Jean-Richard Bloch.
Il arrive à Alger en août 1938 pour prendre la direction du quotidien du Front populaire Alger républicain qui commence à paraître le 6 octobre 1938. Albert Camus fait alors ses débuts dans le journalisme. Les deux hommes sympathisent. Ils ont une origine modeste et sont orphelins de guerre. Leur sensibilité politique, anarchisante et pacifiste, les rapproche aussi. Ensemble, ils publient de grandes enquêtes et assument en 1939 l’essentiel de la publication d’Alger républicain qui subit une censure répétée et connaît de grandes difficultés matérielles. Le journal défend une ligne antifasciste, mais aussi antimilitariste et ne manifeste pas d’hostilité au Mouvement nationaliste algérien. Sa position n’est donc pas assimilable à celle du Parti communiste algérien. Ils fondent ensuite un nouveau titre quotidien à partir du 17 septembre 1939, Le Soir républicain. Alger républicain est interdit le 28 octobre 1939 et Le Soir républicain le 10 janvier 1940 après seulement 117 numéros.
Pascal Pia revient en métropole le 8 février 1940. Il devient secrétaire de rédaction du journal ParisSoir, propriété de l’industriel Jean Prouvost, replié à Lyon de 1940 à 1942. Pia fait embaucher Camus à Paris-Soir. Ils essaient de lancer une revue, Prométhée, pour s’opposer aux intellectuels de la collaboration et à la NRF dirigée par Drieu la Rochelle. Pascal Pia est témoin à Lyon au mariage d’Albert Camus avec Francine Faure le 3 décembre 1940. Il utilise ses relations pour favoriser la carrière de son ami. Il envoie les manuscrits de L’Étranger et du Mythe de Sisyphe à André Malraux, Francis Ponge et Jean Paulhan. Les deux livres paraissent le 15 juin et le 16 octobre 1942 sous la couverture des éditions Gallimard. Le second est dédié à Pascal Pia. Caligula sortira des presses en 1944.
Pia s’engage très tôt dans la Résistance, Il devient à Lyon chef régional adjoint du mouvement Combat sous le pseudonyme de Pontault, puis secrétaire régional des Mouvements unis de la Résistance (MUR). Rédacteur en chef du journal Combat depuis 1942, il participe à la création de la Fédération de la presse clandestine.
À la Libération, en 1944, il devient directeur gérant de Combat et Albert Camus, rédacteur en chef. C’est un journal détaché de tout parti et organisation politique ou financière. Le pluralisme de l’équipe rédactionnelle qui est un atout au début, devient avec le temps le point faible du journal, l’époque étant devenue terriblement manichéenne. Pascal Pia dit alors : « Nous allons tenter de faire un journal responsable. Et comme le monde est absurde, il va échouer. »
Il abandonne le journal le 31 mars 1947. Son amitié avec Camus prend fin en juin 1947. Pascal Pia n’a pas supporté les accusations selon lesquelles il aurait rejoint le mouvement gaulliste. Sa rancune à l’égard de l’équipe qui n’aurait pas suffisamment démenti cette rumeur – et en particulier à l’égard de Camus – est définitive.
Il rejoint pourtant la presse du RPF gaulliste (Agence Express et Le Rassemblement). Il collabore aussi à L’Aurore, à Paris-Presse, au Journal du Parlement, au Bulletin de Paris.
Le 19 mai 1949, Pascal Pia préface La Chasse spirituelle, censé être un manuscrit inédit très recherché d’Arthur Rimbaud, texte que Verlaine prétendait avoir oublié chez sa femme Mathilde au moment de l’ escapade des deux poètes en Belgique. Le journal Combat publie des extraits du recueil qui est édité quelques jours plus tard au Mercure de France. Mais André Breton dénonce rapidement l’imposture, et les comédiens Akakia-Viala et Nicolas Bataille reconnaissent être les auteurs de ce faux.
Le 11 mai 1953 il est élu Satrape du Collège de Pataphysique aux côtés de Raymond Queneau, Jacques Prévert et Max Ernst.
Dans les années 50 et 60, il écrit des chroniques littéraires dans Carrefour (1138 en tout), La Quinzaine littéraire, Le Magazine littéraire. L’ensemble de ses chroniques a été réuni par l’IMEC et publié aux éditions Fayard en 1999 et 2000 sous le titre Feuilletons littéraires I et II.
Cet homme est aussi une véritable agence de renseignements littéraires dont bien des chercheurs, bibliographes ou universitaires ont profité. En 1978, prolongeant et développant les travaux de Guillaume Apollinaire, Fernand Fleuret et Louis Perceau, il publie en deux volumes une somme, qui fait toujours référence, sur les livres de l’enfer de la Bibliothèque nationale de France où sont rangés les ouvrages réputés ou considérés comme contraires aux bonnes mœurs, compilation de centaines de notices sur des ouvrages licencieux, dont certains sont absents de la Bibliothèque nationale : Les Livres de l’Enfer. Bibliographie critique des ouvrages érotiques dans leurs différentes éditions du XVIe siècle à nos jours. (1978, réédité en 1998).
À la fin de sa vie, il refuse qu’on parle de sa personne et interdit que l’on écrive sur lui après sa mort. Dans une interview accordée en 1978 à Nicole Zand, du Monde, il revendique en outre le droit au néant. Il meurt à Paris le 27 septembre 1979 des suites d’un cancer de la moelle épinière.

Pascal Pia.

Sources
Roger Grenier, Pascal Pia ou le droit au néant. Collection L’un et l’autre, Gallimard, 1989.
Albert Camus – Pascal Pia Correspondance 1939-1947. Paris, Fayard-Gallimard, 2000.
Dictionnaire Albert Camus sous la direction de Jeanyves Guérin. Éditions Robert laffont. Collection Bouquins.

Louis Guilloux

Albert Camus et Louis Guilloux à Sidi-Madani. Mars 1948. Bibliothèques de Saint-Brieuc, Fonds Louis Guilloux.

Entre décembre 1947 et mars 1948, eurent lieu à soixante kilomètres au sud d’Alger, à douze kilomètres de Blida, dans l’Hôtel Transatlantique situé dans le village de Sidi-Madani, dans les gorges de la Chiffa, près du Ruisseau des Singes, des rencontres d’écrivains et d’artistes originaires de France et d’Algérie. Charles Aguesse (1903-1983), inspecteur des Mouvements de jeunesse et d’éducation populaire en Algérie, assisté de Christiane Faure, Inspectrice Départementale de ce même service et sœur aînée de Francine Camus, était à l’origine de ces rencontres.
La perspective était offerte à des intellectuels de trouver à Sidi Madani un espace de paix et de réflexion, propice à leur propre travail de création. Ils découvraient aussi quelques aspects d’un pays inconnu de la plupart d’entre eux. Enfin et surtout, la possibilité leur était offerte de rencontrer et d’échanger avec des écrivains et artistes d’Algérie, riches d’une double culture, ainsi qu’avec des enseignants et des étudiants.
Ces rencontres furent importantes. Elles réunirent des personnalités du monde des arts et des lettres de France et d’Algérie, comme les écrivains Albert Camus, Francis Ponge, Jean Cayrol, Louis Guilloux, Michel Leiris, Mohamed Dib, Mohamed Zerrouki, Nabahni Kouriba, Emmanuel Roblès, Jean Sénac, Henri Calet, Louis Parrot, Jean Tortel, Brice Parain, Pierre Minet, André Mandouze, les artistes Marcel Damboise, Simon Mondzain, Jean de Maisonseul, Louis Bénisti, Sauveur Galliero, Baya, le musicien El Boudali Safir, le docteur Khaldi.
Charles Aguesse n’a pas été autorisé à renouveler cette expérience en 1949.
Louis Guilloux est resté en Algérie du 18 février au 24 mars 1948. Il a séjourné à Sidi-Madani du 18 février au 17 mars.
Albert Camus est arrivé à Sidi-Madani le 2 mars et y est resté jusqu’au 13.

Charles Aguesse, Journal de Sidi Madani. Alger-Lunel, EL Kalima Aspam. collection “Petits inédits maghrébins”, 2022.

Carnets de Louis Guilloux (1944-1974). Tome II. Gallimard, 1982. Pages 72-74.

« Après la visite aux singes, nous sommes retournés à Blida qui se trouve à une quinzaine de kilomètres de Sidi-Madani. Avant le concert, nous avons eu très largement le temps d’errer dans la ville et de retourner au marché indigène, que nous avions déjà vu en passant l’autre jour pour venir ici. Je pourrais en faire toute une description si je croyais au pittoresque, la couleur ne manquerait pas, ni le grouillement autour des étals chargés de toutes sortes de fruits, de gâteaux, de légumes, dans des couffins, sur des planchers, dans des baraques qui seraient un luxe dans la zone parisienne. La pauvreté des Arabes est celle des clochards. Le nombre de gens en haillons est immense. Beaucoup portent d’anciennes capotes militaires plus que hors d’usage. Les souliers sont une rareté et encore ne peut-on guère parler de souliers, mais de savates, de chaussures innommables. Les femmes, les enfants, les gosses vont pieds nus, on me dit que les arabes sont heureux, qu’ils n’ont besoin de rien, qu’il leur suffit d’avoir à manger pour aujourd’hui et qu’ils ne s’inquiètent pas du lendemain, que leur religion le veut ainsi. Je ne sais si cela est vrai mais ce qui est sûr, c’est que nous, Européens, nous pensons différemment, et que nos principes en tout cas voudraient que nous fassions quelque chose pour les tirer de cet état de misère qui est, à proprement parler, une honte. Je n’ai jamais été colonialiste mais après cet expérience, je le suis moins que jamais. Je me sens ici une mauvaise conscience. Dans les rues de Blida, c’est un agent de ville portant exactement le même uniforme que les agents de ville de Saint-Brieuc qui règle la circulation, et le spectacle de cet agent, entouré d’une foule très bariolée d’hommes à turbans et à gandouras, de femmes voilées, de têtes coiffées du fez rouge, est une belle expression de ce qu’il y a la fois d’absurde et d’humoristique au sens humour noir, et de salaud, dans la situation. Je ne suis pas à l’aise. Je me sens parfaitement étranger, occupant. À ce concert, est arrivé le capitaine de gendarmerie. C’était le feld-kommandant. Il paraît, nous a dit Aguesse, que nous aurons des rencontres avec des musulmans « évolués », c’est à dire avec des bourgeois riches. Bon. Ce sont les collaborateurs. Je reviens ce matin d’un village arabe qui s’appelle la Chiffa. On ne peut imaginer l’ennui que c’est. Des maisons très pauvrement européennes de part et d’autre d’une route, de pauvres boutiques, c’est très ennuyeux. Mais attendons de voir plus loin, et de retourner à Alger, où nous n’avons encore passé que quelques heures. Ici, nous sommes en pleine campagne, sur la grand-route du Sud. On voit passer des cars portant : Route du Hoggar. Et, toute la journée, des Arabes, soit à pied, soit montés sur leurs petits bourricots. À quelques cent mètres d’ici, il y a une épicerie et un café maure où nous sommes déjà allés plusieurs fois. On y trouve toujours une bonne dizaine d’Arabes, vieux et jeunes, assis en train de bavarder, ou de tresser des couffins, mais, jusqu’à présent, pas de chanteurs, pas de conteurs. L’épicerie est minable d’apparence, mais l’épicier riche à millions. Il est vêtu à l’européenne. Mais il porte un fez. C’est un homme très obligeant. Chaque fois qu’on va le voir, il vous offre le café, ou le thé à la menthe. Il ne demande qu’à vous rendre service. C’est lui aussi un collaborateur. J’ai attendu bien tard pour quitter l’Europe, et je m’aperçois que bien des choses qui peut-être m’auraient enthousiasmé il y a vingt ou vingt-cinq ans, ne m’intéressent plus que médiocrement. Je me sens surtout étranger. Mais attendons. L’expérience ne fait que commencer. Il y aura demain dimanche tout juste huit jours de mon départ de Genève, et je n’en suis encore qu’à mon quatrième jour d’Algérie. En principe, Camus doit arriver ici dans deux ou trois jours. »

Louis Aragon

Louis Aragon. Vers 1917-19. Matricule : 5725 (Classe : 1917).

La guerre et ce qui s’ensuivit

Les ombres se mêlaient et battaient la semelle
Un convoi se formait en gare à Verberie
Les plates-formes se chargeaient d’artillerie
On hissait les chevaux les sacs et les gamelles

Il y avait un lieutenant roux et frisé
Qui criait sans arrêt dans la nuit des ordures
On s’énerve toujours quand la manoeuvre dure
et qu’au-dessus de vous éclatent les fusées

On part Dieu sait pour où Ça tient du mauvais rêve
On glissera le long de la ligne de feu
Quelque part ça commence à n’être plus du jeu
Les bonshommes là-bas attendent la relève

Le train va s’en aller noir en direction
Du sud en traversant les campagnes désertes
Avec ses wagons de dormeurs la bouche ouverte
Et les songes épais des respirations

Il tournera pour éviter la capitale
Au matin pâle On le mettra sur une voie
De garage Un convoi qui donne de la voix
Passe avec ses toits peints et ses croix d’hôpital

Et nous vers l’est à nouveau qui roulons Voyez
La cargaison de chair que notre marche entraîne
Vers le fade parfum qu’exhalent les gangrènes
Au long pourrissement des entonnoirs noyés

Tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles
Jeune homme dont j’ai vu battre le cœur à nu
Quand j’ai déchiré ta chemise et toi non plus
Tu n’en reviendras pas vieux joueur de manille

Qu’un obus a coupé par le travers en deux
Pour une fois qu’il avait un jeu du tonnerre
Et toi le tatoué l’ancien Légionnaire
Tu survivras longtemps sans visage sans yeux

Roule au loin roule le train des dernières lueurs
Les soldats assoupis que ta danse secoue
Laissent pencher leur front et fléchissent le cou
Cela sent le tabac la laine et la sueur

Comment vous regarder sans voir vos destinées
Fiancés de la terre et promis des douleurs
La veilleuse vous fait de la couleur des pleurs
Vous bougez vaguement vos jambes condamnées

Vous étirez vos bras vous retrouvez le jour
Arrêt brusque et quelqu’un crie Au jus là-dedans
Vous bâillez Vous avez une bouche et des dents
Et le caporal chante Au pont de Minaucourt

Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit
Déjà vous n’êtes plus qu’un nom d’or sur nos places
Déjà le souvenir de vos amours s’efface
Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri

Le roman inachevé, 1956.

Verberie (Oise). La Gare.

***

Dominos d’ossements que les jardiniers trient
Pelouses vertes à l’entour des sépultures
Sous les pierres d’Arras fils d’une autre patrie

Dont les noms sont tracés d’une grosse écriture
Blanc sur blanc les voilà nos hôtes désormais
Où la mort a fixé leur villégiature

La Manche pleure entre eux et ceux qui les aimaient
Mon oncle d’Angleterre est là dans cette foule
Entend-il comme nous le rossignol en mai

Lorette que l’odeur d’Afrique gorge et saoule
Cimetière en plein ciel pâle aux Sénégalais
L’oubli comme un burnous aux Marocains s’enroule

Les sables ont couvert les larmes et les plaies
Les lamentations ont cessé dans la brume
Il n’est pas de palmiers dans le Pas-de-Calais

Ces hauteurs d’un vin noir encore au matin fument
Le vent foule à leur toit les raisins vendangés
Et ses dansants pieds nus de leur sang se parfument

Demeurez dispersés dans nos champs saccagés
Vous gisants que des croix blanches perpétuèrent
Et vous à Douaumont engrangés et rangés

L’ordre est mis à jamais dans les grands ossuaires
Spectres de mon pays reposez reposez
Laissez sur vous tomber la dalle et le suaire

Ne faites plus chez nous ce bruit du cœur brisé
Ne revendiquez plus au foyer votre place
Et ne gémissez plus le soir à la croisée

N’arrêtez plus les enfants qui s’en vont en classe
Les pauvres survivants ont le droit d’être heureux
Ne les réveillez pas de vos bouches de glace

Ne venez pas troubler le pas des amoureux
Laissez l’oiseau chanter laissez l’ombre être douce
Laissez les jeunes gens s’en aller deux par deux

Que la tombe s’apaise et se couvre de mousses
Que la terre mouillée en étouffe les bruits
Voyez l’herbe se lève et le taillis repousse

Les myrtes ont des rieurs les cyprès ont des fruits
Bonheur ô braconnier tends tes pièges de toile
Les cyprès ont des fruits qui démentent la nuit

Les myrtes ont des fleurs qui parlent des étoiles
Et c’est de mes douleurs qu’est fait le jour qui vient
Plus profonde est la mer et plus blanche est la voile

Et plus le mal amer plus merveilleux le bien

Je me souviens

Le Roman inachevé, 1956.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/11/11/la-guerre-et-ce-qui-sensuivit-louis-aragon/

Le Roman inachevé. Première parution 1956. Poésie / Gallimard n°7. 1966.
Monument aux morts de Plozévet (Finistère) (René Quillivic) 1922 (CFA).
Monument aux morts de Plozévet (Finistère) (René Quillivic) 1922 (CFA).
Monument aux morts de Plozévet (Finistère) (René Quillivic) 1922 (CFA).

Selon un décompte effectué par Edgar Morin et André Burgière, 30 % des hommes de la commune ayant entre 18 et 48 ans ont été tués. (Edgar Morin, Commune en France. La métamorphose de Plozévet, Le Livre de poche, Biblio Essais, 1967. Réédition. Fayard, Pluriel, 2013)

Irene Vallejo – Virgile

Virgile écrivant l’Énéide entre Clio et Melpomène. Mosaïque du musée national du Bardo, Tunis. Entre le Ier siècle et le IIIe siècle.

Heraldo de Aragón, 11/09/2025

Ecos gemelos (Irene Vallejo)

Piedra oscura luz pálida. Los cimientos de las dos torres truncadas albergan el Memorial del 11 de septiembre. Se conservan fragmentos del edificio retorcido, extrañas figuras de metal esculpidas por la catástrofe, ecos de destrucción. En un gran frontispicio, una frase del poeta romano Virgilio recuerda al visitante sobrecogido: «Ningún día os borrará de la memoria del tiempo.» Tras esa pared, dice un cartel, hay restos humanos.
Los responsables del Memorial escogieron a Virgilio para dar voz al duelo mundial. Algunos se han preguntado por qué elegir a un autor lejano, nacido a orillas de un mar antiguo y en una civilización extranjera, que escribió en latín y murió hace dos milenios. Quizá porque Virgilio fue el primer escritor en dar protagonismo a esas vidas anónimas amputadas por los conflictos históricos. Desde siempre los poemas épicos tratan sobre la guerra, las hazañas, victorias y derrotas de sus héroes; pero les versos de Virgilio atraviesan el campo de batalla deteniéndose junto a los heridos y escuchando a quienes deliran o sufren. La Eneida se compadece de los seres anónimos del mundo roto que dejan las huestes a su paso. Tal vez por eso hemos acudido de nuevo al viejo clásico en busca de un mensaje de esperanza y memoria: porque la voz del pasado puede hablar en futuro y evocar el soplo de vida que aún susurran los muertos.

Irene Vallejo est une philologue et écrivaine espagnole. Elle est connue surtout pour son essai El infinito en un junco: la invención de los libros en el mundo antiguo (2019). Premio Nacional de Ensayo de España 2020 (Traduction française L’infini dans un roseau : L’invention des livres dans l’Antiquité. Paris, Les Belles Lettres. (2021).

“Nulla dies umquam memori uos eximet aeuo”

” Aucun jour jamais ne vous enlèvera à la mémoire des âges ” (Énéide, Livre IX)

(Gracias a nuestra amiga de Soria, Carmen Heras Uriel)

Le Livre de poche. Documents / Essais.

Charlotte Delbo

Charlotte Delbo. Paris. Boulevard Arago. Résistantes. Femmes dans la Résistance française. (C215 – Christian Guémy)

J’ai écouté en podcast sur France Culture l’émission de Marie Richeux Le Book Club : Dans la bibliothèque de la pianiste Anne Quéffelec. Elle évoque un passage d’Aucun de nous ne reviendra de Charlotte Delbo.

” Il y a beaucoup de textes de Charlotte Delbo que je ne pourrais pas lire tellement ils sont saisissants. Je n’oserais même pas le faire, parce que j’ai le sentiment qu’on ne peut que les lire en silence avec le texte ou les yeux. “

Il faut lire et relire Charlotte Delbo (Vigneux-sur-Seine, 10 août 1913 – Paris, 1 mars 1985).

Auschwitz et après.

I. Aucun de nous ne reviendra (Éditions Gonthier 1965. Éditions de Minuit, 1970)

II. Une connaissance inutile ( Éditions de Minuit, 1970)

III. Mesure de nos jours ( Éditions de Minuit, 1971)

IV. La mémoire et les jours (Berg International, 1985 . Éditions de Minuit, 1970)

Le convoi du 24 janvier (Éditions de Minuit, 1965)

Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants et autres poèmes (Éditions de Minuit, 2024)

Auschwitz et après. Tome I. Aucun de nous ne reviendra. Éditions de Minuit, 1970. Pages 97-99.

La tulipe

Au loin se dessine une maison. Sous les rafales, elle fait penser à un bateau, en hiver. Un bateau à l’ancre dans un port nordique. Un bateau à l’horizon gris.

Nous allions la tête baissée sous les rafales de neige fondu qui cinglaient au visage, piquaient comme grêle. Á chaque rafale, nous redoutions la suivante et courbions davantage la tête. La rafale s’abattait, giflait, lacérait. Une poignée de gros sel lancée à toute violence en pleine figure. Nous avancions, poussant devant nous une falaise de vent et de neige.

Où allions-nous ?

C’était une direction que n’avions jamais prise. Nous avions tourné avant le ruisseau. La route en remblai longeait un lac. Un grand lac gelé.

Vers quoi allions-nous ? Que pouvions-nous faire par là ? La question que nous posait l’aube à chaque aube. Quel travail nous attend ? Marais, wagonnets, briques, sable. Nous ne pouvions penser ces mots-là sans que le coeur nous manquât.

Nous marchions. Nous interrogions le paysage. Un lac gelé couleur d’acier. Un paysage qui ne répond pas.

La route s’écarte du lac. Le mur de vent et de neige se déplace de côté. C’est là qu’apparaît la maison. Nous marchons moins durement. Nous allons vers une maison.

Elle est au bord de la route. En briques rouges. La cheminée fume. Qui peut habiter cette maison perdue ? Elle se rapproche. On voit des rideaux blancs. Des rideaux de mousseline. Nous disons « mousseline » avec du doux dans la bouche. Et, devant les rideaux, dans l’entre-deux des doubles fenêtres, il y a une tulipe.

Les yeux brillent comme à une apparition. « Vous avez vu ? Vous avez vu ? Une tulipe. » Tous les regards se portent sur la fleur. Ici, dans le désert de glace et de neige, une tulipe. Rose entre deux feuilles pâles. Nous la regardons. Nous oublions la grêle qui cingle. La colonne ralentit. « Weiter », crie le SS. Nos têtes sont encore tournées vers la maison que nous l’avons depuis longtemps dépassée.

Tout le jour nous rêvons à la tulipe. La neige fondue tombait, collait au dos notre veste trempée et raidie. La journée était longue, aussi longue que toutes les journées. Au fond du fossé nous creusions, la tulipe fleurissait dans sa corolle délicate.

Au retour, bien avant d’arriver à la maison du lac, nos yeux la guettaient. Elle était là, sur le fond des rideaux blancs. Coupe rose entre les feuilles pâles. Et pendant l’appel, à des camarades qui n’étaient pas avec nous, nous disions : « Nous avons vu une tulipe. »

Nous ne sommes plus retournées à ce fossé. D’autres ont dû l’achever. Le matin, au croisement d’où partait la route du lac, nous avions un moment d’espoir.

Quand nous avons appris que c’était la maison du SS qui commandait la pêcherie, nous avons haï notre souvenir et cette tendresse qu’ils n’avaient pas encore séchée en nous.

Henri et Marguerite Matisse

Matisse et Marguerite. Musée d’art moderne de Paris, 11, avenue du Président-Wilson, Paris XVI. 4 avril – 24 août 2025.

Cette exposition présente plus de 110 œuvres dont près d’une centaine de portraits que le peintre a faits de sa fille, Marguerite Duthuit-Matisse (1894-1982).

Marguerite Matisse est née le 31 août 1894 de la rencontre de Caroline Joblaud (dite Camille 1872-1954) et d’Henri Matisse (1869-1954), alors étudiant aux Beaux-Arts. Camille fut sa compagne de 1893 à 1897. Il reconnaît la paternité de cette enfant, mais se sépare de la mère.

Le peintre épouse le 8 janvier 1898 Amélie Parayre (1872-1958), fille du directeur d’un journal radical. Ils ont deux fils, Jean, en 1899, et Pierre, en 1900. Fin 1899, Amélie propose à Camille Joblaud d’accueillir Marguerite comme sa propre fille, ce que la mère accepte. Les trois enfants vivront en famille jusqu’à la fin de leur adolescence.

Marguerite lisant. 1906. Musée de Grenoble.

En 1901, Marguerite est atteinte d’une angine diphtérique et subit une trachéotomie qui lui laisse une cicatrice à la gorge, qu’elle va dissimuler sous un ruban noir. Elle sera toujours de santé fragile, mais cette épreuve forgera son caractère. A cette époque-là, elle est le modèle de prédilection de Matisse qui peint sa fille souffrante, malade, En 1919, grâce aux progrès de la chirurgie, elle est réopérée. Son larynx est progressivement restauré et sa cicatrice effacée. A partir de 1921, elle peut enfin avoir une vie moins douloureuse et enlever le ruban. Mais, dès lors, Matisse cesse de la peindre.

.Marguerite au ruban de velours noir. Issy-les-Moulineaux, 1916. New York, The Metropolitan Museum of Art

En 1923, elle épouse l’historien d’art et critique Georges Duthuit (1891-1973), dont elle a un fils, Claude, en 1931. À partir de 1921, elle prend en charge toutes les questions techniques, administratives et les relations publiques concernant l’oeuvre d’Henri Matisse. Elle organise les expositions dans les galeries et dans les musées, dont celle du MoMA, à New York, en 1931. Elle défend avec une grande efficacité les intérêts de son père. Elle travaille en direction de l’étranger : Japon, Royaume-Uni, Scandinavie, États-Unis. Elle a conscience que leurs efforts doivent être continus et internationaux.

Marguerite endormie. Étretat, été 1920. Collection particulière.

Pendant l’Occupation, Henri Matisse s’est séparé d’Amélie et vit désormais avec Lydia Délectorskaya (1910-1998). Il est opéré d’un cancer. Marguerite, en dépit du divorce et d’autres désaccords familiaux, vient le voir à Nice. Elle continue à travailler pour lui. Mais elle ne lui dit pas qu’en janvier 1944, elle s’est engagée dans la Résistance auprès des FTP (Francs-tireurs et partisans) du département de la Seine. Son nom de réseau est Monique. Le 13 avril 1944, trahie, elle est arrêtée par la Gestapo à Rennes. Elle subit des coups de nerf de bœuf et le supplice de la baignoire. Elle ne livre aucun secret, aucun nom. Elle est mise dans un train vers les camps le 3 août. Pendant ce temps, pour les mêmes raisons, Amélie, qui tape des rapports pour les FTP, destinés aux services de renseignement britanniques, est incarcérée pendant six mois à Fresnes. Marguerite est relâchée à Belfort, le 26 août 1944, dans le désordre de la défaite allemande. Elle parvient à gagner la Suisse. Le 15 janvier 1945, elle vient voir son père à Vence où il s’est retiré. Elle lui raconte ce qu’elle a enduré et pose pour lui comme autrefois.

On peut remarquer le caractère de Matisse, son égocentrisme d’artiste génial, son indifférence à ce qui n’a pas trait à son œuvre. En janvier 1940, il écrit ainsi à sa fille n’avoir qu’une règle, « le respect de [s]a carrière à laquelle [il] [a] réservé tout [s]on temps et toute [s]on énergie ». Les événements – la guerre – ne l’intéressent que du point de vue de la préservation de ses toiles, qu’il espère protégées par leur « valeur marchande ». En 1943, il conseille à sa fille de se tenir à l’écart, comme il le fait lui-même. Elle lui répond ainsi : « Je suis heureuse pour toi que tu aies pu gagner ce calme dont tu es très fier – mais je m’étonne que tu me conseilles d’y tendre. Pour moi ce serait l’effondrement général. Si nous avons des tempéraments assez voisins, la vie a fait de nous deux êtres différents au point que je ne te reconnais ni ne te comprends plus – tu me dis de ne pas m’alourdir par les erreurs du passé, mais ne sais-tu pas que chaque jour les conséquences de ces erreurs me prennent à la gorge et que les miennes ne sont pas celles qui me serrent le plus fort et rendent le présent lourd, lourd sans que l’avenir s’en trouve éclairé – car pour l’avenir la tête me tourne si j’y pense. J’ai été obligée de me raidir pour rester rester droite – chaque nouvelle épreuve m’a raidie un peu plus – sur quoi s’appuyer aujourd’hui ou par quoi s’aveugler pour gagner une sphère de sérénité, si on ne s’est pas d’abord refermé sur soi-même et n’est pas devenu insensible à tout ce qui étreint l’humanité. On ne peut ni ne doit se désintéresser à ce point de l’époque dans laquelle on vit – de ceux qui souffrent, qui meurent. La tension des esprits n’est pas force négative, ni passive. Moi, je suis de la substance des guerriers, des fanatiques, des ardents. Même si j’y perds des plumes – et si je ne puis plus écrire avec calme tant la plupart des choses me paraissent sans importance. Si je t’écris sur les sujets qui me tiennent au coeur, je le fais avec flamme et tu me réponds que tu n’aspires plus qu’au couvent. Tu vois, comme nous sommes éloignés, car ton couvent à toi est l’endroit où l’on admettrait la haute fantaisie et où il n’y aurait ni confesseur ni pénitence. Je n’ai malheureusement aucun don car je suis persuadée que les valeurs se trouvent augmentées de la palpitation humaine devant le drame. » (23 novembre 1943)

Marguerite. Vence, janvier 1945. Fusain sur papier. Collection particulière.

Sources :

Le Monde, 6 avril 2025. Marguerite Matisse, fille modèle et essentielle à son père (Philippe Dagen).
Les Matisse père et fille, une relation conflictuelle (Philippe Dagen).

Libération, 15 avril 2025. Henri Matisse, de mal en père (Philippe Lançon).

Isabelle Monod-Fontaine et Hélène de Talhouët. Marguerite Matisse, la jeune fille au ruban. Grasset, 2025.

Geneviève Asse 1923 – 2021

Deux expositions mettent Geneviève Asse à l’honneur : Le bleu prend tout ce qui passe, au musée Soulages de Rodez, du 25 janvier au 18 mai 2025 et Geneviève Asse, Carnets à la BNF, du 18 février au 25 mai 2025 (Galerie des donateurs, site François-Mitterrand).

Vingt-cinq carnets de cette artiste ont été donnés par sa veuve, Silvia Baron Supervielle, au département des Estampes et de la photographie de la BnF où est conservée la quasi-totalité de son oeuvre gravé, entrée par don de l’artiste et par dépôt légal de ses éditeurs et imprimeurs.

Sans titre. 2008. Carnet à dessins relié et toilé. Huile et crayon rouge sur papier.

” Ce sont de petits livres de poche peints, sans texte, sur des papiers de toutes sortes. C’est une autre écriture : un langage de couleur et d’espace. J’y peins des verticales et des horizontales. J’écris alors sans inciser. Ce sont des notes, jour après jour, des éventails qui s’ouvrent. J’utilise de l’encre de Chine, sur ces carnets, ou des crayons de couleur, des sanguines. ” (Geneviève Asse)

Après la visite de l’exposition, j’ai acheté à la librairie de la BnF un petit livre de Silvia Baron Supervielle : Un été avec Geneviève Asse. L’Échoppe. 1996. Il s’agit d’un entretien entre les deux femmes au cours de plusieurs rencontres d’été dans la maison bretonne de l’artiste sur l’Île aux Moines.

Celle-ci parle de sa vie et de son action pendant la Seconde Guerre mondiale. Geneviève Asse a été élève de l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs de 1940 à 1942. Elle a côtoyé à Montparnasse le groupe de L’Échelle. En 1944, elle a rejoint son frère jumeau Michel dans la Résistance. Elle s’est engagée dans le 15ème bataillon médical de la 1ère division blindée comme conductrice ambulancière. Elle a participé à tous les combats des campagnes d’Alsace et d’Allemagne. Elle est intervenue en première ligne afin d’évacuer les blessés vers les premiers postes de secours. Au printemps 1945, elle s’est portée volontaire pour l’évacuation du camp de concentration de Theresienstadt (Terezin). Elle a participé au rapatriement des déportés juifs qui ont survécu. En juin 1945, Geneviève Asse a demandé à être démobilisée. Elle a reçu la Croix de guerre à Karlsruhe en 1945. Elle s’est alors consacrée à son art, à la lumière, au silence et à la couleur.

« Étiez-vous au courant des camps de concentration avant de partir ?

J’avais entendu parler des camps par des amis qui faisaient partie de la résistance. Et nous avions des amis juifs. Eux, ils étaient au courant, à l’évidence, et tentaient d’échapper à la délation, aux collaborateurs zélés, à la persécution, à la folie nazie. Ceux qui avaient les moyens gagnaient l’Espagne ou des pays plus éloignés, mais pour les gens démunis, il n’y avait aucune issue possible. J’en ai connu plusieurs, malheureusement. Je n’étais pas la seule à savoir ces abominations qui avaient lieu : il était impossible de ne pas se révolter.

C’est pourquoi vous avez été volontaire pour vous rendre au camp de Terezin…

La guerre arrivait à son terme, lorsqu’on demanda des volontaires pour aller chercher les juifs français qui se trouvaient au camp de Terezin, à quarante kilomètres de Prague. La croix Rouge ne pouvait s’y rendre. Nous nous portâmes volontaires, Suzanne [Lavigne] et moi. Le convoi comportait quatre voitures, chargées, en outre, d’un médecin militaire et de quelques soldats. Nous franchîmes avec difficulté les lignes russes. (…) Ensuite, nous arrivâmes en Tchécoslovaquie où les chemins de terre remplaçaient les autoroutes. Plusieurs camps avaient été libérés par l’armée américaine : celui de Terezin était occupé par les Russes et dirigé par une femme. Il faisait chaud et, traversant de violents orages, nous atteignîmes une ville accueillante, Leitmeritz, où de jeunes officiers tchèques, s’exprimant dans un français impeccable, sont venus à notre rencontre. (…)
Terezin, un peu plus loin, était un ancien ghetto qui faisait partie de la ville. Nous arrivâmes devant de grandes portes au-dessus desquelles se dressait un panneau noir arborant un crâne. On y lisait : Typhus. Lorsque les portes s’ouvrirent, la vision était digne de l’apocalypse. Á moitié nus, les prisonniers étaient d’une maigreur indescriptible. Certains, dépourvus de pantalons, vêtus seulement de vestes ; d’autres en tenues rayées, la tête creusée, les yeux énormes, les jambes comme des bâtons. On ne peut pas le décrire. Ils se jetaient sur nous parce qu’ils avaient faim. Nous avions du lait condensé, mais le médecin nous mit en garde : ils soufraient de dysenterie. On leur donna à boire, le moins possible ; ils étaient désespérés, violents, ce n’était pas facile. Lorsqu’ils montèrent dans la voiture, les femmes se mirent à hurler, en empêchant d’entrer certains d’entre eux qui étaient des Kapos polonais. Cela occasionna encore un combat plein de haine. Nous fîmes plusieurs évacuations, allant jusqu’à Strasbourg et revenant à Leitmeritz. Dans la voiture, les malades nous racontaient ce qu’ils avaient vécu. Ils étaient très affaiblis par la dysenterie.

Ces gens que vous rameniez, vous les remettiez à qui ?

Aux hôpitaux. Á Strasbourg, il y avait un centre pour accueillir les déportés. La guerre était une chose, ce camp en fut une autre. Nous y vîmes les baraquements, le four crématoire, la cendre. Dans le bureau du chef allemand, on remarqua des livres : ils étaient reliés avec de la peau humaine qui portait le numéro des déportés.

Robert Desnos ne se trouvait-il pas interné à Terezin ?

Lorsque nous arrivâmes au camp, sachant que nous étions français, un jeune garçon tchèque, je crois, et qui parlait bien le français, nous dit : « Savez-vous qu’un grand poète de votre pays, Robert Desnos, est mort ici il y a quelques jours ? » Je fus bouleversée. Des amis m’avaient parlé de Desnos et j’avais lu ses poèmes qui m’avaient enchantée ; ils étaient empreints d’un côté populaire, simple, plus lyrique à mon sens que surréaliste. Un jour je l’ai rencontré non loin de chez lui, dans un café qui faisait l’angle de la rue Mazarine et qu’il fréquentait souvent. Je l’ai reconnu, je me souviens parce que j’avais vu chez Jean Bauret un tableau de Labisse, où il figurait parmi des écrivains comme Breton, Éluard et Labisse lui-même. Il fut très accueillant et généreux. Après, je le revis au Flore plusieurs fois, il aimait les peintes, il dessinait. Je savais qu’il avait été arrêté par la Gestapo, mais j’ignorais qu’il fût interné à Terezin. Nous étions arrivés trop tard. Le jeune Tchèque me mena jusqu’au baraquement et me fit entrer dans la baraque de Desnos. Les murs étaient noirâtres et il y avait une paillasse retournée. L’image de cette baraque m’a suivie longtemps et me suivra toujours.

Ceux qui vous accompagnaient le connaissaient-ils aussi ?

Non, j’étais la seule à le connaître. “

Geneviève Asse. Grand-Croix de la Légion d’honneur. 2014.

Joseph Roth – Stefan Zweig

Stefan Zweig et Joseph Roth à Ostende, 1936.

La correspondance entre Stefan Zweig et Joseph Roth 1927-1938 est parue en 2013 aux éditions Rivages. Elle comprend 194 lettres de Roth à Zweig et 45 de Zweig à Roth, sans compter les cartes, les télégrammes et les échanges entre Roth et Friderike Zweig d’une part, Roth et Lotte Altman d’autre part, soit un ensemble de 268 courriers.

Correspondance 1927-1938 Stefan Zweig / Joseph Roth. Traduction : Pierre Deshusses.

Joseph Roth a vu très vite l’évolution qu’allait prendre l’Allemagne sous un gouvernement national-socialiste.

Joseph Roth à Stefan Zweig

Hôtel Jacob [mi-février 1933]
44 rue Jacob
Paris VI

Cher et honoré ami,
je suis ici depuis deux semaines pour héberger un petit Nègre français.
Entre-temps, vous aurez bien vu que nous allons au-devant de grandes catastrophes. Mises à part les catastrophes privées – notre existence littéraire et matérielle est détruite – tout cela mène à une nouvelle guerre. Je ne donne plus cher de notre peau. On a réussi à laisser gouverner la barbarie. Ne vous faites aucune illusion. C’est l’enfer qui gouverne.
Très cordialement, votre vieux

Joseph Roth

« Tout les réunissait et tout les séparait. Nés sous le règne des Habsbourg, Juifs, écrivains reconnus et célébrés de leur vivant, morts loin de leur patrie, ils furent parmi les premiers à dénoncer la montée du nazisme, alors embryonnaire. L’un est issu de la grande bourgeoisie viennoise, auteur de livres à succès, mondain et cosmopolite ; l’autre, son cadet de treize ans, est fils de petits commerçants de Galicie ; journaliste, impécunieux et mythomane, il sombrera lentement dans l’alcool et la dépression. C’était le monde d’hier. Aucun des deux ne verra la chute du IIIe Reich. » (Thierry Clermont, Zweig et Roth, témoins et victimes d’une Europe à l’agonie. Le Figaro 2 octobre 2013)

Andrea Manga Bell (1902-1985)

Joseph Roth a vécu à Paris de 1931 à 1936 avec Andrea Manga Bell (1902-1985) qu’il avait connu à Berlin en août 1929. Elle y travaillait comme rédactrice au magazine du groupe Ullstein Gebrauchsgraphik. Elle était née à Hambourg, fille d’une huguenote hambourgeoise et d’un Cubain de couleur répondant au nom de Jimenez. Elle était mariée avec le prince Alexandre Ndumbé Duala Manga Bell, prince de Douala et Bonanjo, de l’ancienne colonie allemande du Cameroun, fils du roi douala Rudolf Douala Manga Bell exécuté en 1914 par les Allemands. Élevé en Allemagne, il l’avait quittée et était retourné au Cameroun. Il sera député à l’Assemblée nationale française de 1945 à 1957. C’est lui qui obtint l’abolition des travaux forcés au Cameroun et fit campagne pour son indépendance. Elle eut avec lui un fils, José Manuel, et une fille, Andrea (Tüke). Les rapports entre Roth et les enfants d’Andrea Manga Belle dont il payait l’éducation, ont été bons jusqu’à un certain moment. Joseph Roth et Andrea Manga Belle se séparèrent en 1936. La rupture fut difficile pour l’un comme pour l’autre. Ils se brouillèrent définitivement fin 1938.

Plaque Joseph Roth au 18 rue de Tournon. Paris VI.

Vera Broido 1907 – 2004

Portrait de Vera Broido, vers 1927-1933 (Raoul Hausmann). Saint-Étienne, Musée d’art moderne et contemporain?

J’ai lu d’une traite l’autobiographie de Vera Broido, Fille de la révolution, que viennent de publier les Éditions Allia (Paris, février 2015). Elle a été traduite par Anne Foucault et Maria Matalaev d’après la version originale anglaise, Daughter of the Revolution : A Russian Girlhood Remembered. Constable, 1999.

Cette femme, au physique si particulier, avait attiré mon attention dans les photos surprenantes vues dans deux expositions ces dernières années : Raoul Hausmann, Un regard en mouvement au Jeu de Paume (Paris 6 février – 20 mai 2018) et Allemagne Années 1920 Nouvelle Objectivité August Sander au Centre Pompidou (11 mai – 5 septembre 2022).

Vera Broido est née à Saint-Pétersbourg en 1907. C’était la fille de deux juifs russes révolutionnaires. Son père, Mark Broido (1877 – 1937), était un militant actif. Il connut souvent la prison et l’exil. Sa mère, Eva L’vovna Gordon Broido (1876 – 1941), membre du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (fraction menchévique), fut condamnée à trois ans d’exil en Sibérie occidentale à l’époque tsariste (1914-1917) pour avoir pris position contre la guerre. Elle y emmena ses filles. Libérée en 1917, elles retournèrent à Petrograd. Au bout de deux ans, la famille quitta la Russie pour l’Allemagne. Eva revint seule en URSS en novembre 1927 envoyée par la délégation menchevik en exil pour garder le contact avec les militants restés en Russie dans la clandestinité. Elle fut arrêtée en avril 1928, emprisonnée sans jugement et envoyée au Goulag. Elle fut fusillée le 14 septembre 1941. Vera grandit dans un milieu de révolutionnaires exilés. Dans les années 1920, elle rencontra à Berlin le dadaïste Raoul Hausmann (1886 – 1971). Ce dernier fut un des premiers à recourir au photomontage (avec John Heartfield, lui aussi membre de Dada-Berlin) et au poème « optophonétique », où tout est rythme et son. Elle devint sa muse et sa maîtresse. De 1928 à 1934, Vera Broido et Raoul Hausmann formèrent jusqu’à l’été 1934 un ménage à trois avec Hedwig Mankiewicz, femme de l’artiste. Dans ces années-là, ils vivaient à Charlottenburg. De nombreux Juifs, entrepreneurs, artistes, intellectuels, écrivains et mécènes contribuèrent à cette époque au rayonnement international de l’Ouest berlinois.

Hedwig Mankiewitz, Raul Hausmann et Vera Broido (August-Sander), 1929.

Vera Broido partit en 1934 en Angleterre avec son frère Daniel, ingénieur. Leur père les rejoignit vite, mais mourut en 1937. En 1941, elle épousa l’historien britannique Norman Cohn (1915-2007), spécialiste du millénarisme. Ils eurent en 1946 un fils, Nick Cohn, célèbre critique de rock. Elle est l’auteure d’Apostles into Terrorists (1965). Elle a traduit et fait publier en 1967 les mémoires de sa mère (Memoirs of a Revolutionary. Oxford University Press) et ses propres souvenirs en 1999. Le sort des menchéviks sous le bolchevisme est le sujet de son livre Lénine et les mencheviks ( Lenin and the Mensheviks: The Persecution of Socialists Under Bolchevism,  Gower-Maurice Temple Smith, 1987). Elle est décédée à Stevenage, en 2004.

“ Il y a certainement très peu de personnes encore en vie qui ont connu l’exil sibérien sous le tsar ou qui ont vécu la révolution russe en tant que membre d’une famille de révolutionnaires. Ceux qui se souviennent de la vie à Moscou et à Saint-Pétersbourg pendant la guerre civile ne doivent pas être très nombreux non plus. Même le Berlin et le Paris des années 1920 semblent aujourd’hui bien loin. Les expériences décrites ici appartiennent aux confins de la mémoire vivante. ”

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/02/26/dada-3/

Portrait de Vera Broido (Raoul Hausmann), 1929. Crayon rouge sur papier cartonné. Saint-Etienne, Musée d’art moderne et contemporain.

Manuel Vicent

Manuel Vicent (Siro). 2013.

Un bel article encore de Manuel Vicent dans El País. Envie de plus de soleil et de plus de lumière. « Mehr Licht ! (Plus de lumière !) » furent les dernières paroles de Goethe, définitivement ambiguës.

El País, 21 de diciembre de 2024

Divagaciones ante un turrón de coco

Los antiguos romanos también montaban mercadillos en el foro y por allí andarían Horacio, Ovidio y Virgilio comprando regalos

Hoy, sábado 21 de diciembre de 2024, a las tres de la madrugada en el hemisferio norte se ha producido el solsticio de invierno. La luz del sol ha empezado a crecer y así lo hará hasta que llegue el verano. Los antiguos romanos celebraban este acontecimiento con las Saturnales, unas fiestas paganas en honor a Saturno, el dios de la agricultura y la cosecha, y que originalmente transcurrían entre el 17 y el 23 de diciembre. En esencia nada ha cambiado en nuestra cultura desde entonces. Los romanos también montaban mercadillos en el foro y por allí andarían Horacio, Ovidio y Virgilio comprando regalos, velas, figuritas de barro y dulces tradicionales para amigos y parientes. Por una vez los esclavos se sentaban a la mesa y eran servidos por sus amos, como sucede en la película Plácido, de Berlanga. Las fiestas estaban presididas por la alegría de los niños y por la nostalgia de los ancianos. Como pasaba con la luz del solsticio, unos llegaban a la vida y otros la abandonaban.

Los cristianos convirtieron el sol naciente en el Niño Dios que nació en un portal. En Roma había toda clase de religiones. Uno elegía sin problemas la que más le gustaba. En aquel tiempo era muy popular un dios solar importado de Persia, llamado Mitra, que había nacido de una virgen y que moría y resucitaba cada año de la misma forma como lo hacen las semillas que primero se pudren bajo tierra y a continuación germinan, florecen y dan frutos de toda índole. En sus orígenes, el cristianismo fundado por el genio de Pablo de Tarso tomó de este dios persa toda la sustancia de su nueva religión que se expandió en los extramuros de las ciudades, primero entre judíos de la diáspora y después entre los gentiles. La nueva secta de los cristianos comenzó a ser perseguida y echada a los leones del circo no por creer en un dios extraño sino porque trataba de derribar el poder de Roma, en una lucha contra el sistema, cosa que al final logró cuando el emperador Constantino se convirtió al cristianismo y promulgó el edicto de Milán en el 313. En el Derecho Romano las deudas no pagadas podían convertirte en esclavo del acreedor. Durante su persecución, los cristianos rezaban el padrenuestro en las catacumbas, que era una oración revolucionaria y antiesclavista, puesto que pedía que las deudas fueran perdonadas. Por otra parte, el cristianismo fue creado para apaciguar a los pobres de este mundo al asegurarles que serían los primeros en sentarse en el cielo a la diestra de Dios Padre, de modo que debían dejar aquí en la tierra la rebelión para más adelante. Por su parte, el sol no perderá ni por un segundo la costumbre de ir ganando un poco de tiempo al amanecer y en su crepúsculo por la tarde.

Epifanía significa manifestación de la luz. A partir Reyes nos sorprenderá que el sol se ha demorado en el grafiti de la tapia. Ese Dios que unos creen que nació en el portal de Belén y otros que solo se trata de una fecha del almanaque, hará que se despierte la savia en los árboles cuando llegue la candelaria y después obligará a que en las ramas desnudas apunten las gemas que reventarán un poco más tarde. Habrá lluvias y sonarán los canalones; habrá nevadas y el sol de marzo producirá el deshielo y puede que se repita el milagro al que asistí hace años: un colibrí de color verde esmeralda, rojo y azul, se había detenido aleteando en el aire y con el pico cazaba una gota brillante, como de plata, que caía desde una rama del roble cargada de nieve. El sol irá madurando sobre la espalda jeroglífica de los lagartos y abril incidirá en el azúcar que liban los insectos en el corazón de las flores. Puede que en mayo se inicie la rebelión solar con la primera ola de calor sofocante que unos achacarán al cambio climático y otros a las tormentas solares, cosas que han pasado toda la vida, pero en la humanidad se seguirá extendiendo un sentimiento de culpa por lo que estamos haciendo con el planeta, puesto que los cataclismos, incendios, inundaciones, terremotos, huracanes, sucederán cada vez más a menudo y serán más destructivos, pese a los cual en los mercados habrá frutas de todas clases, cerezas y fresas en junio y uno se creerá más feliz por el hecho de haberse dado una crema en la playa, extender el cuerpo en la arena y esperar a que el sol elija entre hacerte un magnífico bronceado o un cáncer de piel. A fin de cuentas, para ser feliz basta con comprarse una camisa con palmeras y unas botas de montaña para escalar unas ruinas sin saber que es la propia la que uno escala. De pronto la luz del sol se irá apagando y cuando llegue la noche de san Juan con el solsticio de verano todos nuestros sueños de luz habrán vuelto a empezar o habrán terminado. Estas son divagaciones ante una bandeja de turrones de Navidad.

Saturnalia (Ernesto Biondi) 1905. Jardín Botánico de Buenos Aires.