Charles Baudelaire

L’horloge II

Les Chinois voient l’heure dans l’œil des chats.

Un jour un missionnaire, se promenant dans la banlieue de Nankin, s’aperçut qu’il avait oublié sa montre, et demanda à un petit garçon quelle heure il était.

Le gamin du céleste Empire hésita d’abord ; puis, se ravisant, il répondit : « Je vais vous le dire ». Peu d’instants après, il reparut, tenant dans ses bras un fort gros chat, et le regardant, comme on dit, dans le blanc des yeux, il affirma sans hésiter : « Il n’est pas encore tout à fait midi. » Ce qui était vrai.

Pour moi, si je me penche vers la belle Féline, la si bien nommée, qui est à la fois l’honneur de son sexe, l’orgueil de mon cœur et le parfum de mon esprit, que ce soit la nuit, que ce soit le jour, dans la pleine lumière ou dans l’ombre opaque, au fond de ses yeux adorables je vois toujours l’heure distinctement, toujours la même, une heure vaste, solennelle, grande comme l’espace, sans divisions de minutes ni de secondes, — une heure immobile qui n’est pas marquée sur les horloges, et cependant légère comme un soupir, rapide comme un coup d’œil.

Et si quelque importun venait me déranger pendant que mon regard repose sur ce délicieux cadran, si quelque Génie malhonnête et intolérant, quelque Démon du contretemps venait me dire : « Que regardes-tu là avec tant de soin ? Que cherches-tu dans les yeux de cet être ? Y vois-tu l’heure, mortel prodigue et fainéant ? » je répondrais sans hésiter : « Oui, je vois l’heure ; il est l’Éternité ! »

N’est-ce pas, madame, que voici un madrigal vraiment méritoire, et aussi emphatique que vous-même ? En vérité, j’ai eu tant de plaisir à broder cette prétentieuse galanterie, que je ne vous demanderai rien en échange.

Le Spleen de Paris (1869).

Commentaire d’André Blanchard dans ses carnets 1988-1989. De littérature et d’eau fraîche. (septembre 1988) :

” On sait que l’oeil du chat, du fait que les Chinois y voient l’heure, inspira à Baudelaire cette splendeur : ” Oui, je vois l’heure. Il est l’éternité. ” On aimerait interpréter cette sorte d’épitaphe comme le sacre du chat, sphinx par excellence, premier des premiers à être venu sur terre, et dont les yeux furent le parchemin sur lequel sont inscrits non seulement tout le savoir depuis l’origine, mais surtout l’énigme même du monde. “

André Blanchard.

André Blanchard

La bonne nouvelle du printemps : Dominique Gaultier, directeur du Dilettante, publie un gros recueil (1008 pages) qui regroupe les carnets et chroniques d’André Blanchard qui avaient été publiés chez d’autres éditeurs : De littérature et d’eau fraîche (carnets 1988-1989), Erti, 1992 ; Messe basse (carnets 1990-1992), Erti, 1995 ; Impasse de la défense (carnets 1993-1995), Erti, 1998 ; Petites nuits (carnets 2000-2002), Maé-Erti, 2004 ; Impressions, siècle couchant (chroniques), Erti, 1998 ; Impressions, siècle couchant II (chroniques), Erti, 2001. Un grand merci à lui ! Toute l’oeuvre de cet auteur méconnu est maintenant publiée au Dilettante.

On y trouve cette lettre de l’éditeur à son auteur, décédé à Vesoul le 29 septembre 2014.

Cher André,
Voilà près de quarante ans que je frime en rappelant ce qu’est un dilettante sur tous les rabats des livres que je publie : Personne qui s’adonne à une occupation, à un art en amateur, pour son seul plaisir. Personne qui ne se fie qu’à l’impulsion de ses goûts.
Avec vous, pourtant, j’ai dérogé à cette règle : je me suis préoccupé de trésorerie plutôt que de plaisir et vous avez pâti de ma mesquinerie. En 1988, petit éditeur famélique, j’ai reçu votre premier manuscrit par la poste. J’ai été emballé, je l’ai publié. C’était un carnet de pensées, de lectures, de réflexions, de libertés, autant dire le carnet d’un dilettante. D’ailleurs c’était son titre : En dilettante. Nous le rebaptisâmes Entre chien et loup.
J’étais emballé, mais j’étais fauché, et lucide aussi, il faut bien l’avouer – des carnets, les carnets d’un inconnu… à qui diable allais-je pouvoir les fourguer ? – aussi vous ai-je demandé, à l’avenir, de songer plutôt à un roman. Vous demander un roman ! Qu’est-ce qui m’a pris ?
Vous avez essayé, je vous ai refusé et je vous ai perdu. Vous avez écrit d’autres carnets que d’autres ont publiés et que personne ou presque n’a lus. Quel dommage ! J’aurais dû vous faire confiance. Je n’aurais sans doute pas réussi beaucoup mieux sur le plan commercial, mais, du moins, vous aurais-je épargné cet humiliant refus, et à moi, le ridicule.
Aujourd’hui que je suis moins fauché grâce à des romans que je n’ai jamais eu à réclamer, je peux enfin réparer cette bévue : ce précieux volume contient tout ce que j’aurais dû éditer.
Vous n’êtes plus là pour le voir, hélas, mais je vais me battre pour vous trouver les lecteurs que vous méritez.

Pardonnez-moi, cher André, tout ce temps perdu.

Dominique Gaultier

Nota bene : lors de la réédition en 2007 de Entre chien et loup, André Blanchard évoqua, dans sa préface, ses débuts d’écrivain.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/03/14/andre-blanchard/

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/03/22/un-debut-loin-de-la-vie-carnets-1978-1986-notes-dun-dilettante-andre-blanchard/

André Blanchard, De littérature et d’eau fraîche. Carnets 1988-1989.

« Désormais, fini de jouer l’ingénu : je garde sous le boisseau mes voeux de Premier de l’an. Que la nouvelle année n’attende rien de moi. Faisons comme si nous ne connaissions pas – ce qui ne va pas être dur. Et si d’aventure nous avons à traiter affaire ensemble, il sera assez tôt pour les présentations : – 1988 ? Ah ! Enchanté ! Moi, c’est Blanchard, avec un D comme déchéance , etc. »

” Des soucis en broussaille. “

” Des lendemains qui chantent faux. “

” Le bonheur ? Chacun sait ce que cela ne veut pas dire. “

” Retomber en enfance.
– Dessine-moi une illusion.”

Un début loin de la vie. Carnets 1978-1986. Notes d’un dilettante. (André Blanchard)

Dilmanche 6 août 1978

   “Je recopie quelques généralités que m’avaient inspirées il y a trois mois les dix ans de Mai 68. Tout se récupère, il suffit d’attendre que le grand frisson ne soit plus qu’un mauvais souvenir pour les uns et que nostalgie pour les autres. Les marchands peuvent faire leur monnaie, concocter de juteux coups éditoriaux, et ça aide que ces marchands soient ceux qui tenaient les barricades. Ils doivent aussi se dire qu’il faut renseigner un nouveau public: les lycéens d’aujourd’hui tétaient encore leur pouce en 68. Je fais le bilan comme je le vois. La Gauche prolétarienne s’est rangée: c’est aussi bien, vu le ramassis de fils à papa qu’il y avait aux commandes. Les situs se sont sabordés: normal, ils s’affirmaient eux-mêmes sûrs et ravis d’êtres dépassés. Les autonomes ont pris le relais mais refusent toute filiation historique, ne revendiquant que leur propre ” spontanéité hors de toute dialectique”: sauf celle du baratin! Certains anciens combattants commencent à se placer dans la hiérarchie sociale…normal là aussi: quand les bourgeois fabriquent de la révolution, ça a toujours été à leur profit en utilisant le peuple. il reste les vrais marginaux à qui va mon respect, ce sont les cocus de l’Histoire, par exemple ceux décrits  dans le film Comme les anges déchus de la planète Saint-Michel.”

Aujourd’hui 22 mars, je relis les lignes qu’ André Blanchard a écrites, il y a environ 40 ans. Je ne peux pas vraiment contredire ces réflexions pessimistes. Curieusement, je pense à Flaubert et à son Education sentimentale.

Gustave Flaubert. Place des Carmes. Rouen.

André Blanchard

André Blanchard est né le 2 février 1951 à Besançon. Il est mort le 29 septembre 2014 à Vesoul.

Il a  publié essentiellement des carnets, des réflexions sur la littérature et sur l’actualité. La littérature était pour lui une nécessité absolue. Il gagnait sa vie comme gardien des salles d’expositions municipales de la ville de Vesoul.

J’ai lu tous ses livres publiés au Dilettante. Les autres, je ne les ai jamais trouvés. J’ai été très heureux d’apprendre qu’un autre ouvrage de cet auteur allait être publié ces jours-ci: Un début loin de la vie.

Entre chien et loup (carnets 1987), Le Dilettante, 1989 (2 éd., 2007).
De littérature et d’eau fraîche (carnets 1988-1989), Erti, 1992.
Messe basse (carnets 1990-1992), Erti, 1995.
Impasse de la Défense (carnets 1993-1995), Erti, 1998.
Impressions, siècle couchant (chronique), Erti, 1998.
Impressions, siècle couchant II (chronique), Erti, 2001.
Petites nuits (carnets 2000-2002), Maé-Erti, 2004.
Contrebande (carnets 2003-2005), Le Dilettante, 2007.
Pèlerinages, (chronique) Le Dilettante, 2009.
Autres directions, (carnets 2006-2008) Le Dilettante, 2011.
À la demande générale , (carnets 2009-2011), Le Dilettante,2013.
Le reste sans changement, (carnets 2012-2014), Le Dilettante, 2015.

Jorge Luis Borges : “Elogio de la sombra

“Que otros se jacten de los libros que les ha sido dado escribir, yo me jacto de aquéllos que me fue dado leer… No sé si soy un buen escritor; creo ser un excelente lector o, en todo caso, un sensible y agradecido lector”.